Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 29-33).
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IV

Sur ma demande, on me désigna pour le recensement un quartier de l’arrondissement de Khamovnikï, près du marché de Smolensk, dans la ruelle Prototchnï, entre le passage Bérégovoï et la ruelle Nikolski.

Dans ce quartier se trouvent des maisons portant le nom général de maisons Rjanov ou forteresse Rjanov. Ces maisons appartenaient autrefois au marchand Rjanov, et maintenant aux Zimine. Depuis longtemps, j’avais entendu parler de cet endroit comme du repaire le plus terrible de la pauvreté et de la débauche, c’est pourquoi j’avais demandé aux chefs du recensement de me nommer dans ce quartier. Mon désir était réalisé.

Quand j’eus reçu l’ordre de la municipalité, quelques jours avant le recensement, je fus seul faire le tour de mon quartier. Selon le plan qu’on m’avait donné, je trouvai de suite la forteresse Rjanov.

J’y accédai du côté de la ruelle Nikolski. La ruelle se termine du côté gauche, par une maison sombre, sans porte cochère, donnant de ce côté. À l’aspect de cette maison, je devinai que c’était la forteresse Rjanov.

En descendant la pente de la rue Nikolskaïa, je rejoignis des gamins de dix ou quatorze ans, vêtus de camisoles et de pardessus, qui glissaient soit sur leurs pieds, soit sur un patin, en suivant près de cette maison la pente glacée du trottoir. Les gamins étaient déguenillés et, comme tous les gamins de la ville, hardis et braves. Je m’arrêtai pour les regarder. Une vieille femme dépenaillée, les joues jaunes, pendantes, sortit du coin. Elle allait dans la direction du marché de Smolensk, et comme un cheval poussif, elle râlait lamentablement à chaque pas. Quand elle m’eut rattrapé, elle s’arrêta, exhala son souffle rauque. Dans tout autre endroit, cette femme m’eût demandé de l’argent, mais ici elle se mit seulement à me parler. « En voilà ! dit-elle en désignant les garçons qui patinaient, ils ne font que s’amuser ! Ils seront les mêmes habitants de Rjanov que leurs pères ! » Un gamin vêtu d’un pardessus, avec une casquette sans visière, entendit ces paroles et s’arrêta : « Qu’as-tu à injurier ? T’es toi-même une vermine de Rjanov ! » cria-t-il à la vieille.

— Habitez-vous là ? demandai-je au gamin.

— Oui, et elle aussi ; elle a volé une tige de botte ! cria le gamin ; et, soulevant la jambe, il glissa en avant.

La vieille éclata en invectives interrompues par la toux. À ce moment, un vieillard, blanc comme la neige, tout en guenilles, montait la rue en agitant les bras (il tenait d’une main un petit pain et de l’autre quelques couronnes). Ce vieillard avait l’air d’un homme qui vient de prendre un petit verre. Évidemment il avait entendu les injures de la vieille et prenait son parti : : « Hou ! petits garnements, je vous… ! » cria-t-il aux garçons en menaçant de se diriger vers eux. Il me dépassa et monta sur le trottoir. Sur l’Arbate, ce vieux vous eût étonné par sa vieillesse, sa décrépitude, sa misère ; ici, il avait l’air d’un brave gars qui rentre après son travail quotidien.

Je suivais le vieux. Il tourna au coin gauche de la ruelle Prototchni et, dépassant la maison et la porte cochère, il entra dans un débit.

Dans la ruelle Prototchni il n’y avait que deux portes cochères et quelques portes de restaurants, de débits, de boutiques de victuailles et d’autres. C’est précisément la forteresse Rjanov. Tout ici est gris, sale et puant : les maisons, les logis, les cours, les gens. La plupart des hommes que j’ai rencontrés là étaient déguenillés, demi-nus. Les uns passaient, les autres couraient de porte en porte. Deux hommes marchandaient des hardes. Je fis le tour du bâtiment du côté de la ruelle Prototchni et du passage Beregovoï, et en retournant, je m’arrêtai près de la porte d’une des maisons. Je voulais entrer, voir ce qui se passait à l’intérieur, mais j’étais gêné en pensant à ce que je répondrais si l’on me demandait ce que je voulais ; après quelque hésitation, j’entrai. Aussitôt dans la cour, je sentis une odeur écœurante. La cour était horriblement sale ; je contournai l’angle et, au même moment, j’entendis à ma gauche, en haut, sur un balcon de bois, le piétinement de gens qui couraient d’abord sur les planches du balcon et ensuite sur les marches de l’escalier. Une femme maigre, les manches retroussées, en robe rose fanée, les pieds nus dans ses souliers, parut la première ; derrière elle courait un homme bouffi en chemise rouge et pantalon très large, comme une jupe, et en galoches. L’homme rattrapa la femme au bas de l’escalier. « Tu ne m’échapperas pas ! » cria-t-il en riant. « En voilà un diable louche ! » dit la femme évidemment flattée par cette poursuite. Mais elle m’aperçut et cria avec colère : « Que voulez-vous ? » Comme je n’avais besoin de personne, je me sentis gêné et m’éloignai. Il n’y avait en cela rien d’étonnant, mais ce cas, après ce que j’avais vu de l’autre côté de la cour : la vieille femme proférant des injures, le vieillard gai et les gamins qui patinaient, me faisait voir tout à coup, sous un tout autre jour, ce que je voulais faire. Moi, je pensais secourir ces hommes avec l’aide des gens riches de Moscou. Je compris ici, pour la première fois, que chez tous ces malheureux que je voulais secourir, outre le temps, qu’en souffrant de faim et de froid, ils passent à attendre l’heure d’entrer à la maison, il leur reste encore du temps à employer à quelque chose : chaque jour a vingt-quatre heures, il y a encore une vie entière, à laquelle, auparavant, je n’avais pas pensé. Je compris ici, pour la première fois, que tous ces gens, outre le désir de se préserver du froid et de se rassasier, devaient encore utiliser d’une façon quelconque ces vingt-quatre heures par jour qu’il leur fallait vivre comme tous les autres. Je compris que ces gens devaient se fâcher, s’ennuyer, se distraire et se réjouir. Si étrange que cela paraisse, pour la première fois je compris clairement que l’œuvre que j’avais entreprise ne pouvait consister exclusivement à nourrir et à vêtir mille personnes, comme on nourrit et abrite mille moutons, mais à faire le bien des hommes. Quand j’eus compris que chacun de ces milliers d’hommes était un être tout à fait comme moi, avec le même passé, les mêmes passions, les mêmes convoitises, les mêmes erreurs, les mêmes idées, les mêmes inquiétudes, alors l’œuvre que j’avais commencée me parut tout à coup si difficile que j’eus conscience de mon impuissance.

Mais elle était commencée, je la continuai.