Quatre années de l’histoire des États-Unis/01

Quatre années de l’histoire des États-Unis
Revue des Deux Mondes3e période, tome 43 (p. 810-845).
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QUATRE ANNEES
DE
L'HISTOIRE DES ETATS-UNIS

I.
L’ADMINISTRATION DE M. HAYES.

L’élection de novembre 1876, qui porta M. Hayes à la présidence, amena la crise la plus redoutable que les États-Unis ; aient eu à traverser depuis la première élection du président Lincoln, et, pendant quelques mois, on put appréhender le renouvellement de la guerre civile. Durant plus de dix années, les états du Sud avaient perdu cette autonomie dont ils s’étaient toujours montrés plus jaloux que les autres membres de la confédération : leurs principaux citoyens, longtemps exclus de toute fonction publique, même élective, venaient à peine de recouvrer la plénitude de leurs droits politiques ; des aventuriers, accourus du Nord, avaient envahi tous les emplois et s’y maintenaient grâce aux suffrages dociles des nouveaux affranchis, dont ils avaient capté la confiance. Les revenus publics, indignement dilapidés, ne suffisaient pas à payer les traitemens que ces fonctionnaires faméliques se faisaient attribuer par des assemblées complaisantes, uniquement composées de leurs créatures ; les taxes locales étaient continuellement accrues pour faire face à de nouveaux emprunts. Les propriétaires du sol, désarmés et surveillés, étaient tenus, éloignés du scrutin, par la fraude ou par la violence, et la présence des troupes fédérales, mises à la disposition des gouverneurs locaux par les autorités de Washington, rendait toute résistance impossible. Cette protection faisait toute la force des administrations parasites qui avaient usurpé l’autorité dans les anciens états à esclaves ; c’était seulement d’un changement dans le pouvoir centrale que ces états pouvaient attendre le terme de leur oppression et la restitution de leurs droits.

Les hommes du Sud avaient fait des efforts désespérés pour assurer le succès d’un candidat qui fût disposé à leur rendre justice. Ils s’étaient prêtés à toutes les concessions : ils avaient accepté de porter à la présidence un homme du Nord, M. Tilden, ancien gouverneur de New-York, bien qu’il professât en matière de finances des opinions diamétralement contraires à celles qui dominaient dans le Sud ; ils avaient pris pour candidat à la vice-présidence un homme de l’Ouest, M. Hendricks, de l’Indiana ; attestant par ce double choix qu’ils abdiquaient toute pensée de revanche, toute intention de revenir sur le passé. Rien ne pouvait être plus explicite que les déclarations par lesquelles les hommes les plus influens du Sud, ceux même qui avaient joué le rôle le plus actif pendant la guerre civile, affirmaient qu’ils acceptaient les faits accomplis, qu’ils ne demandaient qu’à reprendre leur place au sein de la patrie commune et ne revendiquaient pour leurs concitoyens que le droit d’être administrés par des mandataires librement élus. Ces déclarations n’avaient pas été sans produire quelque effet sur les populations du Nord, au sein desquelles les idées de conciliation et de rapprochement faisaient tous les jours des progrès sensibles ; le témoignage d’hommes sincères, qui avaient imposé silence à leurs intérêts de parti pour rendre hommage à la vérité, avait établi la réalité des griefs du Sud. Enfin, l’opinion avait été profondément émue par les scandales administratifs qui avaient éclaté coup sur coup à Washington, par les procès du ministre de la guerre et du premier aide de camp du président, accusés tous les deux de concussions, par les imputations dirigées contre le ministre de la marine et qui devaient aboutir à un blâme législatif. Tout disposait les esprits à croire qu’il était temps d’arracher le pouvoir à la coterie qui le détenait depuis dix ans.


I

Le parti démocratique avait donc cru au succès de son candidat et, de fait, M. Tilden approcha du but aussi près que possible. Les états où il obtint sans contestation l’avantage disposaient de 184 voix au sein du collège présidentiel, où la majorité absolue est de 185. Le candidat républicain, M. Hayes, ne pouvait compter que sur 166 voix ; trois états, disposant ensemble de 19 voix, la Caroline du Sud, la Louisiane et la Floride, étaient revendiqués par les deux partis. En attribuant ces trois états à M. Hayes, — et comme ils appartiennent tous les trois à l’extrême Sud, il était assez invraisemblable qu’ils lui eussent donné l’avantage, — le candidat républicain se trouvait élu à une seule voix de majorité. Ce fait était déjà de nature à affaiblir l’autorité morale de l’élu ; il empruntait un surcroît de gravité au reproche qu’on adressait légitimement au sénat, où les partisans de M. Hayes étaient en majorité, d’avoir élevé le Nouveau-Mexique au rang d’état, à la veille même de l’élection, sans tenir compte des conditions habituellement requises et uniquement afin d’assurer trois voix de plus au candidat républicain.

Une autre considération frappait tous les esprits. Les électeurs présidentiels sont nommés dans chaque état au scrutin de liste. En additionnant les voix obtenues par les électeurs favorables à M. Tilden, on arrivait à constater que celui-ci avait obtenu une majorité de plus de 600,000 voix sur l’ensemble de la confédération. Il avait donc eu incontestablement pour lui le plus grand nombre des suffrages populaires. C’était la première fois qu’un fait semblable se produisait, bien qu’il fut déjà arrivé que la majorité absolue au sein du collège présidentiel ne correspondît pas à la majorité absolue des suffrages populaires. M. Lincoln, lors de sa première élection, n’avait eu que 42 pour 100 des suffrages populaires ; ses trois compétiteurs en avaient réuni ensemble 58 pour 100 ; mais il avait eu beaucoup plus de suffrages qu’aucun d’eux. Néanmoins, une des raisons mises en avant par les états du Sud pour contester la validité de son élection et pour refuser de reconnaître son autorité, avait été qu’il n’était l’élu que d’une minorité. Avec quelle force les suffrages obtenus par M. Tilden ne permettaient-ils pas d’opposer le même argument à l’élection de M. Hayes, surtout si cette élection était entachée de fraude ?

Or il ne paraissait pas contestable que des irrégularités graves et des fraudes eussent été commises. Dans la Caroline du Sud, où deux gouverneurs et deux administrations rivales étaient en présence et où l’on s’attendait de jour en jour à une collision violente, la force matérielle et des voies de fait avaient, dans plusieurs paroisses, écarté du scrutin les électeurs du parti démocratique. Dans la Louisiane, la commission de recensement était accusée et, sur le témoignage de son propre secrétaire, M. Littlefield, elle fut convaincue d’avoir altéré les résultats du scrutin pour neuf paroisses, dont deux très importantes, celles de Vernon et de Feliciana. Sur la proposition du gouverneur républicain, M. Madison Wells, et avec son assistance, la commission avait retranché pour chacune de ces paroisses plusieurs centaines de voix à la liste démocratique, elle avait fait disparaître les relevés authentiques et leur avait substitué des pièces fausses, fabriquées dans ses bureaux. La même commission avait, sous de vains prétextes, annulé les votes de paroisses entières : ainsi un nègre ayant succombé à une attaque d’apoplexie, dans sa propre maison, pendant les opérations électorales, cette mort accidentelle avait été transformée en un meurtre politique et avait servi de motif pour annuler le vote de la paroisse comme résultat de l’intimidation. Enfin on avait saisi plusieurs documens de la main d’un nommé Maddox, ami particulier du gouverneur Wells et, entre autres, une lettre dans laquelle ce Maddox se disait chargé d’offrir au comité de M. Tilden, de faire attribuer la majorité à la liste démocratique, moyennant un million de dollars à répartir entre les membres de la commission de recensement. Il exposait comment on s’y prendrait et spécifiait les termes de paiement. Dans la Floride, le gouverneur avait simplement délivré aux trois électeurs républicains des certificats déclarant qu’ils avaient obtenu la majorité des suffrages. Or cette déclaration était le résultat d’une erreur commise, volontairement ou non, dans le recensement des votes. Il n’était contesté par personne que la majorité s’était prononcée en faveur des démocrates : il suffisait, pour reconnaître l’erreur, d’additionner les relevés des paroisses, tels qu’ils avaient été publiés par le gouverneur lui-même. Sur une requête qui lui avait été présentée, la cour suprême de l’état, bien que composée de trois juges républicains, avait à l’unanimité reconnu qu’il y avait eu erreur d’addition. Le juge fédéral du district avait fait la même déclaration. Il avait été, par suite, procédé à un nouveau recensement, dont le résultat était attesté par la signature des deux tiers des membres de chacune des deux chambres. Le doute n’était donc pas possible.

Ces faits n’étaient encore qu’imparfaitement connus lorsque le congrès se réunit au commencement de décembre 1876 ; mais ce qui en avait transpiré avait suffi par exciter une grande fermentation dans le Sud et pour répandre l’inquiétude dans le Nord et dans l’Ouest. Le premier acte de la chambre des représentans, où les démocrates étaient en majorité, fut de décider l’envoi dans le Sud d’une commission avec mandat de faire une enquête sur la façon dont les opérations électorales avaient été conduites. Les républicains firent aussitôt voter par le sénat, où ils dominaient, l’envoi d’une commission ! semblable afin qu’elle servit de contrepoids et de contrôle à la commission de La chambre. Les deux enquêtes furent donc conduites simultanément et dans un esprit opposé ; néanmoins elles révélèrent assez de fraudes pour couvrir de confusion les honnêtes gens du parti républicain et pour faire reconnaître par les esprits les plus prévenus que les résultats électoraux, dans les trois états contestés, étaient entachés de suspicion, légitime. Les républicains avaient d’autant plus sujet d’être inquiets que, parmi les électeurs qui avaient dû voter pour M. Hayes, on en signalait deux, l’un dans la Floride, l’autre dans l’Orégon, comme étant encore investis d’emplois fédéraux au moment de leur désignation et comme ayant été inéligibles aux termes de la constitution. Il suffisait qu’une de ces deux voix fût retranchée à M. Hayes pour que celui-ci n’eût plus la majorité absolue : dans ce cas, il y avait ballottage, et c’était à la chambre des représentans. qu’il appartenait de choisir le président. Il n’était pas douteux que le choix de la chambre ne se portât sur M. Tilden.

A mesure qu’on se rapprochait du second mardi de février, date fixée par la constitution pour que le sénat procédât au recensement officiel des votes du collège électoral présidentiel, l’agitation prenait des proportions plus redoutables. Les intransigeans du parti républicain, à la tête desquels étaient MM. Blaine, Cameron et Conkling, n’hésitaient pas à soutenir qu’il ne fallait tenir aucun compte des révélations des enquêtes ni des réclamations du Sud, que les fraudes et les actes de violence avaient été à l’usage des deux partis et se compensaient ; le sénat devait s’en tenir aux faits publics et acquis et proclamer M. Hayes comme le futur président ; le général Grant et l’armée étaient là pour avoir raison de toutes les protestations. À ce langage comminatoire les démocrates répondaient par d’égales menaces. Ils avaient pour, eux le bon droit, ils ne se laisseraient pas enlever par la fraude ou la violence le fruit de leur victoire. Au cas où le sénat proclamerait M. Hayes l’élu du pays, la chambre des représentans opposerait à cette déclaration mensongère une protestation solennelle en faveur de M. Tilden ; elle rejetterait le budget, elle refuserait tout subside au gouvernement, et le 4 mars, M. Tilden serait reconnu président dans tous les états où il avait obtenu la majorité. Si, des deux côtés, on ne voulait écouter que les conseils de la passion, le gouvernement fédéral allait être désorganisé ; la confédération était exposée à se couper en deux, comme après l’élection de Lincoln, et la guerre civile était la seule issue qu’on pût entrevoir.

Comment prévenir un conflit aussi funeste à l’honneur, au repos, à tous les intérêts du pays ? Où trouver une autorité dont la décision pût être acceptée par tous sans que la soumission ressemblât en rien à l’abdication d’un droit ? Le général Grant avait été l’interprète de tous les honnêtes gens du parti républicain lorsqu’il avait dit à l’occasion de cette crise : « Aucun homme digne de la présidence ne saurait consentir à l’occuper, s’il y était élevé par la fraude. Chacun des deux partis peut supporter d’être déçu dans ses espérances, mais aucun des deux ne peut consentir à l’emporter à l’aide de résultats sur lesquels pèserait le soupçon de relevés illégaux ou frauduleux. » C’était là le langage de la droiture et de l’honnêteté ; mais où était l’autorité qui prononcerait sur les questions en litige entre les deux partis ? La constitution fédérale n’a rien prévu pour la vérification des opérations électorales : le sénat n’est investi d’aucun droit de contrôle sur les votes qui lui sont transmis, sous la forme de bulletins cachetés, par les gouverneurs des états. L’opinion la plus accréditée parmi les jurisconsultes ne lui attribue qu’un simple pouvoir déclaratif ; c’est-à-dire que sa fonction se borne à ouvrir les bulletins de vote en séance publique et à constater officiellement le nombre des suffrages obtenus par les candidats, sans qu’il puisse se faire juge de la validité des suffrages exprimés. Néanmoins, pendant la guerre civile et par un simple ordre du jour, le sénat avait établi comme règle que, lorsque le vote d’un était donnait lieu à contestation, il ne pouvait être rendu valable que par une décision conforme des deux chambres. Il suffisait donc, pour que le vote d’un état ne fût pas compté, que la majorité d’une des deux chambres se prononçât pour son annulation. A l’abri de cette jurisprudence, lors de la seconde élection du général Grant, le sénat avait tenu pour non avenus les votes de l’Arkansas parce que les bulletins de vote lui avaient été transmis sous un pli scellé du cachet personnel du gouverneur et non du sceau de l’état. Or il avait été établi, après l’élection, que l’état d’Arkansas n’avait ni armoiries ni sceau officiel et que, de tout temps, on y avait procédé de la façon que le sénat avait déclarée irrégulière. La majorité obtenue en 1872 par le général Grant était tellement considérable que l’admission ou le rejet des votes de l’Arkansas ne pouvait avoir aucune influence sur le résultat définitif. Néanmoins, dès cette époque, les jurisconsultes se préoccupèrent des conséquences éventuelles d’une jurisprudence dans laquelle ils ne pouvaient s’empêcher de voir une véritable usurpation.

En présence du silence absolu de la constitution, quelle pouvait être la valeur légale d’une simple décision du sénat ? Le pays se soumettrait-il à une jurisprudence créée dans une époque de lutte et de trouble pour satisfaire les passions d’un parti disposant alors d’une force irrésistible ? Où conduirait d’ailleurs l’application de cette jurisprudence, les deux chambres étant animées de sentimens absolument contraires ? Si l’une frappait d’opposition les votes en faveur de M. Tilden, l’autre ne manquerait pas de contester la validité de tous les suffrages accordés à M. Hayes : les élections seraient ainsi annulées en fait, et la confédération se trouverait sans président et sans gouvernement. Cette perspective était loin de déplaire à tout le monde : les républicains intransigeans soutenaient que, dans ce cas, le général Grant conserverait le pouvoir jusqu’à ce qu’il fût procédé à une nouvelle élection, et en s’attachant rigoureusement à la lettre de la constitution, on aurait pu prétendre que cette élection ne pouvait valablement avoir lieu avant l’automne de 1880. Il faut reconnaître, à l’honneur du général Grant, qu’il repoussa de toutes ses forces une combinaison qui l’aurait laissé en possession du pouvoir. Nul n’appuya plus énergiquement les appels à la conciliation qui se faisaient entendre de toutes parts.

Un compromis fut donc proposé qui consistait à remettre à une commission arbitrale l’examen et la décision de toutes les questions litigieuses. Cette commission, qui serait investie des mêmes pouvoirs que le congrès, devait se composer de cinq sénateurs, de cinq représentans et de cinq des juges de la cour suprême. Cette intervention du pouvoir judiciaire n’avait rien que de conforme aux idées et à la pratique des Américains, la cour suprême étant l’interprète légal de la constitution et exerçant un véritable droit d’annulation sur les lois particulières des états et même sur les lois votées par le congrès, lorsqu’elle les juge contraires au pacte fédéral. Si le commerce et l’industrie, si tous les intérêts alarmés par la perspective d’une nouvelle guerre civile étaient unanimes à souhaiter qu’une transaction mît un terme à l’agitation fiévreuse à laquelle le pays était en proie, les hommes qui font une profession de la politique et qui en vivent n’écoutaient que l’esprit de parti et refusaient de désarmer. Le compromis rencontra donc une opposition ardente au sein du sénat, où les républicains avaient la majorité. MM. Blaine et Hamlin, du Maine ; les deux Cameron, de la Pensylvanie, et M. Sherman, de l’Ohio, se signalèrent par leur acharnement ; mais M. Conkling, de New-York, confident habituel du général Grant, et M. Frelinghuysen, du New-Jersey, qui devait à son titre d’ancien vice-président des États-Unis une grande autorité morale, rallièrent au compromis un certain nombre de voix républicaines et réussirent à le faire voter. L’opposition fut beaucoup moins vive à la chambre ; toutefois signalons qu’au nombre de ceux qui combattirent le compromis avec le plus de vivacité se trouva M. Garfield, de l’Ohio, celui-là même qui vient d’être élu président. Dès que la loi eut été votée, elle fut transmise au président, qui s’empressa de la sanctionner et de la faire promulguer.

Un seul des sénateurs du parti démocratique, M. Eaton, avait parlé et voté contre le compromis, parce que la rédaction de la loi, à son avis, ne donnait pas les garanties que son parti avait le droit d’exiger. M. Eaton avait vu juste, et la plus cruelle déception attendait les démocrates. Les deux chambres procédèrent immédiatement à la désignation des membres de la commission arbitrale. Conformément aux usages américains, qui sont les mêmes que ceux du parlement anglais et qui veulent qu’on fasse dans toute commission la part de la minorité, la chambre élut trois démocrates et deux républicains ; le sénat, à son tour, fit choix de trois républicains et de deux démocrates. Les forces se trouvaient donc balancées, et l’influence décisive allait demeurer à l’élément judiciaire. Les convenances contraignaient la cour suprême à désigner les plus anciens de ses membres. Les deux doyens se trouvèrent être deux démocrates ; venaient ensuite deux juges appartenant au parti républicain ; le cinquième, M. Davis, était un démocrate, mais à ce moment même la législature de l’Illinois l’élut pour représenter cet état au sénat, et le juge qui venait après lui par rang d’ancienneté était un républicain ardent, à qui appartint ainsi la voix prépondérante, et qui était bien décidé à ne consulter que les intérêts de son parti.

Abusés par le titre de la commission arbitrale, les démocrates avaient cru, en votant la loi, qu’ils auraient affaire à un véritable tribunal qui se ferait juge de la validité des opérations électorales, devant lequel ils pourraient produire les preuves qu’ils avaient réunies et faire entendre les témoins qui avaient déjà comparu devant les commissions d’enquête. Cela n’eût pas fait le compte des républicains, qui ne se dissimulaient pas l’impossibilité de contester les fraudes commises dans la Louisiane et dans la Floride. Il fallait donc supprimer toute discussion sur la moralité et la validité des suffrages exprimés. La commission arbitrale à la majorité de huit voix contre sept, commença par poser comme première règle de ses délibérations que son examen ne porterait que sur les documens qui lui seraient transmis par le président du sénat avec les certificats joints aux bulletins de vote. Cette première décision enlevait aux démocrates la possibilité de faire usage des preuves écrites et des documens recueillis dans la double enquête qui venait d’avoir lieu, et de faire entendre des témoins à l’appui de leurs protestations. Abordant ensuite le fond du litige, la commission décida, à la même majorité de huit voix contre sept, qu’aux termes du bill de compromis, elle avait les mêmes pouvoirs que les deux chambres du congrès, réunies en convention, mais que ses pouvoirs n’allaient pas au-delà de ceux de la convention, et qu’elle ne pouvait les étendre : par conséquent, il ne lui appartenait pas d’apprécier la validité et la régularité des opérations électorales, mission confiée dans chaque étal à la commission de recensement. Elle réduisait donc son rôle à celui du congrès lui-même, c’est-à-dire à constater si les déclarations des résultats du scrutin populaire émanaient de l’autorité qui avait mandat légal de faire ces déclarations, c’est-à-dire des commissions de recensement ; si les votes des électeurs présidentiels avaient été transmis en bonne et due forme sous pli cacheté, et s’ils avaient été accompagnés de certificats contresignés par l’autorité compétente, c’est-à-dire par les gouverneurs. Grâce à cette interprétation inattendue du compromis, la commission arbitrale supprima donc complètement La discussion des points défait et ruina l’espérance légitime que les démocrates avaient conçue de faire annuler les votes de quelqu’un des trois états objets du litige. Toutes les questions, y compris celles de l’éligibilité d’un électeur de la Floride et d’un électeur de l’Orégon, furent résolues contre les démocrates, et la commission arbitrale, opérant exactement comme l’aurait fait le sénat lui-même, et tenant pour indiscutables les bulletins de vote qui lui étaient remis, déclara que M. Hayes ayant réuni 185 voix, c’est-à-dire la majorité absolue du collège présidentiel, était élu président. Toutes les décisions furent rendues à la même majorité, les huit membres républicains votant invariablement dans un sens, et les sept démocrates dans l’autre, sans que personne, dans ce litige où aucun intérêt privé n’était en jeu, se fît le moindre scrupule de n’écouter que l’esprit de parti.

Plus les espérances des démocrates avaient été grandes, plus le désappointement fut amer. Les résolutions les plus violentes se firent jour aussitôt : les décisions de la commission arbitrale furent qualifiées d’ignoble escamotage, et il fut plus que jamais question d’en appeler aux armes. La situation était d’autant plus grave que l’on était arrivé aux derniers jours de février : le président allait être désarmé par l’expiration légale de ses pouvoirs ; le congrès était paralysé par l’antagonisme qui existait entre les deux chambres ; et les deux partis, enfiévrés par six mois de luttes électorales et trois mois d’incertitude et d’anxiété, s’exaspéraient l’un l’autre par un continuel échange de menaces et de défis. Une telle situation autorisait toutes les craintes ; mais les États-Unis firent voir, à l’occasion de cette crise, quelles épreuves redoutables peuvent être impunément traversées par une démocratie au sein de laquelle les principes religieux et les sentimens conservateurs ont gardé leur puissance et entretiennent dans la population le respect du droit et l’obéissance à la loi. Une crise vient-elle à se produire dans une telle démocratie, le véritable patriotisme, le sentiment des devoirs qu’imposent à tous la préservation de l’ordre matériel et le souci du bien public, font taire l’esprit de parti, dominent les passions politiques et font accepter les sacrifices d’opinions les plus douloureux.

On vit donc les hommes les plus considérables parmi les démocrates, ceux-là précisément que le triomphe de M. Tilden aurait amenés au pouvoir, se mettre en avant pour fermer la bouche aux intransigeans de leur parti, reconnaître que les républicains avaient pour eux la lettre de la loi, que le compromis qui avait abouti à la création de la commission arbitrale devait être observé, quelque déception qu’il eût amenée, et que, l’élection de M. Hayes en découlant nécessairement, il fallait préférer la défaite au déchirement de la pairie. C’était déjà un résultat considérable que d’avoir coupé en deux fractions égales le collège électoral et la nation ; l’évidence de l’injustice commise à l’égard du parti ne pourrait qu’accroître et fortifier les sympathies qu’il avait reconquises au sein des populations du Nord : la résignation, volontaire du Sud imposerait à ses adversaires le respect, la justice et la modération. A la tête de ceux qui tenaient ce sage et patriotique langage étaient MM. Lamar, député de la Louisiane, et Wade Hampton, gouverneur élu de la Caroline du Sud, dont le dévoûment aux intérêts du Sud ne pouvait être suspecté, car tous deux avaient fait leurs preuves, et leurs paroles empruntaient à leur passé une irrésistible autorité.

Une réunion générale des représentans du parti démocratique fut convoquée pour délibérer sur la conduite à tenir. A la suite d’un débat orageux, il fut décidé, à la majorité de 60 voix contre 41, qu’aucune opposition ne serait faite à la proclamation et à l’installation de M. Hayes, qu’on se bornerait à une simple protestation. Les partisans de la conciliation firent remarquer que toute autre conduite menait à la guerre civile et au renouvellement des désastres dont le Sud se relevait si péniblement. Un appel à la résistance aliénerait sans retour les populations du Nord, dont les yeux commençaient à s’ouvrir sur les excès de toute sorte dont le Sud avait souffert. Il fallait, au contraire, se faire un argument de l’injustice dont M. Tilden était victime et profiter du retour d’opinion qui se produisait dans le Nord pour obtenir enfin la restitution de l’autonomie administrative des états du Sud et la fin du régime militaire. Les mêmes orateurs firent valoir encore que, dans le congrès nouveau dont les pouvoirs allaient commencer en même temps que ceux du président, le 4 mars 1877, la majorité assurée aux démocrates au sein de la chambre des représentans serait plus forte encore que dans le congrès qui allait se séparer ; que la majorité républicaine du sénat serait fort affaiblie et qu’on avait l’espérance d’arriver bientôt à l’égalité des forces. Le parti démocratique aurait donc en main, par le budget, la disposition de la fortune publique, et par les conditions qu’il pourrait mettre au vote des crédits, il imposerait au gouvernement l’équité et l’impartialité qu’il n’avait pu obtenir du général Grant que dans la dernière année de sa présidence. Ces exhortations prévalurent sur les conseils de la colère et de la passion.

Pendant que des efforts énergiques étaient faits pour calmer l’irritation des députés du Sud, les idées de conciliation et d’apaisement faisaient également leur chemin au sein du parti républicain. Le revirement incontestable qui s’était produit dans les sentimens des populations du Nord se dessinait avec plus de force depuis que les enquêtes avaient révélé l’état d’oppression dans lequel les états du Sud avaient vécu pendant dix années, le gaspillage et la dilapidation de leurs finances, et l’ilotisme politique dans lequel la population blanche était maintenue avec l’assistance des baïonnettes fédérales. Plusieurs députés républicains du Massachusetts exprimèrent publiquement, avec autant de force que de franchise, les sentimens que ces révélations éveillaient chez eux. Il n’était point de républicain modéré qui ne reconnût la nécessité de mettre fin à la politique de compression à outrance. Une entente n’était donc pas impossible : des ouvertures furent faites confidentiellement aux amis de M. Hayes par les hommes les plus influens du Sud. Ceux-ci se déclarèrent prêts à accepter et à laisser proclamer M. Hayes, si le nouveau président s’engageait à reconnaître comme légitimement élus M. Wade Hampton et M. Nicholls, nommés gouverneurs, le premier dans la Caroline du Sud et le second dans la Louisiane, à abandonner à leurs propres forces les soi-disant gouverneurs républicains qui ne pouvaient espérer d’être installés et maintenus que par l’emploi des troupes fédérales et l’effusion du sang ; enfin à retirer du Sud les garnisons fédérales dès qu’une expérience de quelques mois aurait démontré que leur présence n’était pas nécessaire au maintien de la tranquillité publique. Les hommes du Sud, on le voit, ne visaient qu’à reprendre en main l’administration de leurs propres affaires : il était bien plus important à leurs yeux d’être maîtres chez eux et de ne plus se voir imposer par la force des représentans et des gouverneurs qui les accablaient d’impôts et d’exactions que de faire asseoir un homme de leur parti sur le fauteuil présidentiel. Ils n’avaient lutté pour la présidence qu’en vue de reconquérir leur autonomie administrative : si on la leur assurait, ils obtenaient le résultat qu’ils avaient souhaité par-dessus tout ; ils faisaient bon marché des honneurs et des profits attachés aux fonctions fédérales.

Les ouvertures confidentielles des chefs des démocrates furent accueillies favorablement par les amis de M. Hayes ; et le lendemain du jour où la réunion des démocrates avait décidé d’accepter les décisions de la commission arbitrale, un ami intime de M. Hayes, le représentant du district électoral de l’Ohio, dans lequel M. Hayes réside et qu’il a représenté au congrès, prit la parole au sein de la chambre et, se portant fort pour le futur président, déclara que celui-ci regarderait comme un de voir de traiter tous les états avec une égale impartialité, et d’assurer aux citoyens du Sud, quels que fussent leurs antécédens et leurs opinions, la jouissance de leurs droits civils et politiques dans toute leur plénitude. Cette déclaration, faite avec une grande solennité, fut prise et acceptée comme un engagement formel de la part du futur président.


II

Avant de se séparer, la chambre des représentans, dont les pouvoirs expiraient, vota une protestation dans laquelle elle exprimait la conviction que M. Tilden avait obtenu une majorité d’au moins 18 voix et qu’il avait été le véritable élu de la nation. Bien que cette affirmation ne pût être contredite avec sincérité par personne, la protestation de la chambre n’en était pas moins une affaire de pure forme, et nul ne songeait plus à mettre obstacle à la proclamation et à l’installation du candidat républicain. Lorsque M. Hayes se rendit de la Maison-Blanche au Capitole pour prêter serment de fidélité à la constitution, des groupes nombreux firent retentir sur le passage du cortège des cris de : « Vive Tilden ! » mais tout se borna à cette inoffensive manifestation, et dès que le président parut sur l’estrade élevée en face du Capitole, le silence s’établit de lui-même pour permettre à tous d’entendre le discours qui devait formuler le programme de la nouvelle administration.

La plus grande partie de ce discours était consacrée à la situation des anciens états à esclaves. M. Hayes renouvelait, mais avec plus de précision et de force, les engagemens qu’il avait pris dans la lettre par laquelle il avait accepté la candidature à la présidence[1]. Il annonçait l’intention de poursuivre la pacification définitive du pays par le respect et la protection des droits constitutionnels de tous les citoyens, sans acception ni de parti ni de couleur. En proclamant que le rétablissement de l’autonomie administrative de tous les états était une nécessité impérieuse et que la question se posait dans le Sud entre le gouvernement par la majorité ou l’absence de tout gouvernement, entre le rétablissement de l’ordre social, du travail et de la prospérité ou l’anarchie et le retour à la barbarie, M. Hayes désavouait implicitement la politique violente et passionnée de son prédécesseur, qui, pendant le cours de son administration, avait maintenu des minorités en possession du pouvoir par l’assistance des forces fédérales. Les premiers actes du président furent conformes à son langage. M. Hayes accepta sans hésiter la démission de tous les ministres du général Grant, même de M. Morrill, malgré les preuves de capacité que celui-ci avait données dans la conduite des finances et malgré le succès de l’emprunt de 400 millions de dollars qu’il avait émis pour commencer la conversion de la dette fédérale. Il tint à donner une première satisfaction aux hommes du Sud en éloignant de ses conseils, malgré les instances qui étaient faites auprès de lui, le ministre de la guerre, M. Cameron, qui, au début de la lutte électorale, avait adressé aux commandans des forces fédérales une circulaire considérée comme une tentative d’intimidation à l’égard des électeurs démocrates.

Pour composer son ministère, M. Hayes fit appel à des hommes nouveaux, et il les choisit de préférence dans la fraction la plus modérée du parti républicain. M. Evarts fut nommé secrétaire d’état, c’est-à-dire ministre des affaires étrangères. ne à Boston en 1818, mais devenu citoyen de l’état de New-York, M. Evarts a la réputation d’être le premier jurisconsulte et l’avocat le plus éloquent des États-Unis. La considération dont il jouit est égale à sa réputation, et il a été plusieurs fois question de lai offrir la candidature au poste de gouverneur de l’état de New-York, qui est, après la présidence, la fonction élective la plus considérable des États-Unis. M. Evarts a occupé le poste d’avocat-général, c’est-à-dire de ministre de la justice dans le cabinet du président Lincoln ; il a été le conseil judiciaire et le principal défenseur du président Johnson, lorsque celui-ci fut mis en accusation devant le sénat par une chambre où dominait la fraction extrême du parti républicain. Il a été un des trois jurisconsultes que le gouvernement fédéral chargea de soutenir la cause des États-Unis devant le tribunal arbitral de Genève, dans le litige relatif aux déprédations de l’Alabama, et il a dû à sa réputation d’éloquence d’être chargé de prononcer le discours d’ouverture de l’exposition organisée pour célébrer le centenaire de l’indépendance américaine. La popularité de M. Evarts tenait moins encore à ses talens qu’à la modération notoire de ses opinions. En 1874, il avait flétri avec énergie, comme un acte d’injuste oppression, l’envoi dans la Louisiane d’un corps de troupes fédérales, destiné à réinstaller par la force une administration qui ne devait ses pouvoirs qu’à la fraude et qui avait été chassée par la population. Dès le début de la lutte électorale, il s’était déclaré en faveur des réformes, administratives et de la punition des concussionnaires, et bien qu’il eût soutenu devant la commission arbitrale la thèse favorable à la candidature de M. Hayes, il avait, à cette occasion, prononcé sur les droits des états et les devoirs de l’autorité centrale un discours qu’aucun démocrate n’aurait désavoué. Sa présence dans le cabinet était donc une garantie pour le Sud.

M. Karl Schurz, appelé au ministère de l’intérieur, est un Allemand qui s’est réfugié aux États-Unis après les événemens de 1848. Il s’y est fait naturaliser, et il est citoyen du Missouri. Pendant la guerre de la rébellion, il a servi avec distinction dans l’armée fédérale, à la tête d’une brigade exclusivement formée d’émigrans allemands ; mais il a été un des premiers à recommander, après la victoire, la modération et la justice vis-à-vis des vaincus. Sénateur pour le Missouri, de 1869 à 1875, il avait fait une opposition très vive à la politique du général Grant, et il était devenu l’un des chefs du groupe des républicains libéraux qui avaient combattu la réélection du général. Il avait appuyé de sa parole et de son influence la candidature de M. Hayes, mais en se déclarant le partisan très résolu de la réforme administrative. Le ministre de la guerre, M. Mac Crary, de l’Iowa, avait chaleureusement appuyé le bill de compromis au sein de la chambre des représentans. Le choix le plus significatif était celui du directeur-général des postes, M. David Kay, du Tennessee, Celui-ci était un démocrate de vieille roche et un ancien rebelle : il avait pris parti pour le Sud avec la plupart de ses compatriotes, et il avait fait toutes les campagnes de la guerre de la rébellion comme colonel du 13e régiment du Tennessee. A la mort de l’ex-président Johnson, il l’avait remplacé au congrès fédéral comme sénateur pour le Tennessee ; mais il n’avait pas tardé à résigner son mandat, afin de se consacrer exclusivement au barreau. Il jouissait d’une grande considération dans le Sud. En l’appelant à faire partie du cabinet, M. Hayes donnait le premier exemple d’un président faisant entrer au conseil des ministres un représentant du parti vaincu. Il va sans dire qu’avant M. Kay aucun rebelle amnistié n’avait rempli des fonctions fédérales de quelque importance.

Parmi les autres membres du cabinet, le ministre de la marine, M. Richard Thompson, de l’Indiana, et l’attorney-général, M. Devens, du Massachusetts, n’avaient encore joué aucun rôle marquant et n’avaient point d’antécédens qui les empêchassent de se rallier à la politique de modération du président. Un seul ministre, celui des finances, M. Shermam, de l’Ohio, frère du général en chef de l’armée fédérale, s’était montré hostile au compromis ; mais il était le compatriote et l’ami personnel de M. Hayes : il passait pour fort entendu dans les matières de finances, et cette réputation, qu’il devait justifier, avait déterminé sa nomination.

L’opinion publique applaudit sans réserve à l’esprit qui avait inspiré les choix de M. Hayes : ils n’en excitèrent pas moins un assez vif mécontentement parmi les chefs du parti républicain. Ceux-ci faisaient remarquer avec amertume que quatre des états qui avaient voté pour M. Tilden, New-York, l’Indiana, le Missouri et le Tennessee, avaient fourni des membres au cabinet, où les états qui avaient donné la majorité au parti républicain ne comptaient que trois représentans. Était-ce ainsi que M. Hayes récompensait les efforts et les sacrifices faits pour assurer le succès de sa candidature ? N’était-ce pas assez d’abandonner les administrations républicaines du Sud et de livrer ainsi un certain nombre d’états aux anciens rebelles, fallait-il encore faire à ceux-ci une place dans le gouvernement ? La chambre des représentans avait dû se séparer par suite de l’expiration de ses pouvoirs ; mais le sénat était demeuré réuni en session administrative, parce que son approbation était nécessaire pour rendre définitifs les choix que le président avait faits. On appréhenda pendant quelques jours que le sénat ne refusât de confirmer la nomination de quelques-uns des nouveaux ministres ; mais une scission s’opéra au sein de la majorité républicaine ; un certain nombre de sénateurs du Nord annoncèrent l’intention de se coaliser avec les démocrates, et la crainte d’un échec fit reculer les mécontens. Tous les ministres furent confirmés dans leurs fonctions.

M. Hayes tint fidèlement tous les engagemens qui avaient été pris en son nom. Il voulut voir et fit venir à Washington la plupart des hommes importans du Sud, et entre autres les gouverneurs Wade Hampton et Nicholls, pour les interroger sur la situation des états auxquels ils appartenaient. Aucun d’eux n’hésita à se porter garant du maintien de l’ordre après le départ des troupes fédérales ; et sur la foi de ces promesses, le président retira les troupes cantonnées dans le Sud, en ne laissant que les forces nécessaires pour garder le cours du Rio-Grande et mettre le Texas à l’abri des incursions des maraudeurs mexicains. Le départ des troupes fédérales, en enlevant aux meneurs du parti républicain dans le Sud le prestige qui faisait leur unique force, eut pour conséquence la dispersion ou l’abdication des législatures et des administrations qui avaient usurpé la direction des affaires locales. L’agitation entretenue par des luttes aussi irritantes que stériles disparut aussitôt : l’apaisement se fit dans les esprits, et le Sud ne tarda pas à jouir d’un calme profond. Cette tranquillité ne fut même pas troublée par les événemens graves dont les autres parties de la confédération furent le théâtre pendant les mois de juillet et d’août 1877. On se souvient que, la stagnation des affaires et la diminution du trafic ayant contraint les compagnies de chemins de fer à réduire les salaires de leur personnel, une grève ou plutôt une véritable conspiration s’organisa pour suspendre, dans le nord et dans l’ouest de l’Union, le service des chemins de fer, de la poste et du télégraphe. Cette grève ne prit fin qu’après des désordres et des collisions sanglantes qui ont été racontées ici même[2]. M. Hayes n’hésita pas à prêter partout main forte aux administrations locales, désarmées ou impuissantes : il suppléa au petit nombre des troupes fédérales en recourant aux équipages de la flotte : la décision et l’énergie dont il fit preuve ne contribuèrent pas médiocrement à hâter le rétablissement de l’ordre.

Aussitôt la clôture de la session, M. Hayes avait conçu le projet de visiter les états du Nord, afin d’avoir occasion d’exposer et de justifier sa politique aux yeux du gros de son parti. Il fut reçu à merveille dans le Massachusetts, où les idées de modération dominaient ; mais on lui donna le conseil de ne pas pousser sa tournée au-delà de Boston. Dans les autres états de la Nouvelle-Angleterre, il aurait trouvé ses adversaires maîtres du terrain, et ceux-ci auraient pu profiter des réceptions publiques pour discuter et censurer en sa présence la ligne de conduite qu’il avait adoptée. M. Hayes déféra à ces conseils et retourna incontinent à Washington en traversant les états du Centre, New-York, New-Jersey et la Pensylvanie, où l’accueil qui lui fut fait ne laissa rien à désirer. La chambre des représentans, dont les pouvoirs avaient expiré le 4 mars, absorbée par la discussion du compromis et des décisions de la commission arbitrale, n’avait pu terminer l’examen de plusieurs mesures importantes, et elle n’avait pas voté le budget de la guerre. Le président avait donc songé à convoquer une session extraordinaire pour le mois de juin, afin de remédier à cette omission. Il abandonna ce dessein afin de ne pas fournir à ses ennemis l’occasion d’une campagne parlementaire contre ses ministres et afin de laisser aux mécontentemens le temps de se calmer. Des banquiers consentirent à avancer, sur la signature du ministre des finances, les sommes nécessaires au paiement de la solde ; les traitemens des employés furent suspendus, et la session extraordinaire fut ajournée à la seconde moitié d’octobre. Avant la réunion du congrès, le président résolut de parcourir les états du Sud afin de se rendre compte par lui-même de l’état des choses depuis le départ des troupes fédérales, dont les derniers détachemens avaient dû être rappelés pour coopérer à la répression des désordres dans les états du Centre. A son arrivée à Louisville, dans le Kentucky, M. Hayes fut reçu par la plupart des gouverneurs et des représentans des états du Sud, accourus pour l’ai faire honneur. Chargé de porter la parole pour tous, M. Wade Hampton prononça à cette occasion un discours qui eut un immense retentissement. En rendant hommage à la politique conciliante du président, en faisant l’éloge de sa droiture et de sa modération, M. Wade Hampton rompit ouvertement avec les intransigeans du Sud, non moins aveugles et non moins exaltés que ceux du Nord, qui annonçaient déjà l’intention de profiter de la réunion du congrès pour mettre en question la validité des pouvoirs de M. Hayes et rouvrir ainsi un débat irritant. L’orateur ne s’en tenait pas la : en faisant ressortir l’esprit de justice qui animait les nouvelles administrations du Sud, en annonçant l’observation fidèle de toutes les lois rendues par le congrès pour consacrer les droits civils et politiques des affranchis, en protestant solennellement de respect des hommes du Sud pour les faits accomplis et pour la législation qui a sanctionné ces faits, M. Wade Hampton donnait aux républicains modérés, au nom de ses compatriotes, toutes les assurances et tous les gages qu’on pouvait exiger de gens d’honneur. C’est ainsi que ce discours fut interprété ; il fut considéré comme un appel à la concorde et à l’oubli définitif des lattes du passé. Tandis que le voyage de M. Hayes dans la vallée du Mississipi et son retour par les états riverains de l’Atlantique n’étaient qu’une suite d’ovations, les conventions ou réunions préparatoires, convoquées par le parti républicain dans l’Ohio, le Minnesota, la Pensylvanie, le New-Jersey, le Massachusetts, pour faire choix des candidats que le parti devait soutenir aux élections d’automne, votaient des résolutions approbatives de la politique du président.

L’harmonie était loin de se rétablir au sein du parti républicain I le résultat des élections d’automne ne fit qu’ajouter aux griefs des mécontens. Non-seulement les démocrates reconquirent leur ancienne prépondérance dans tous les états du Sud, mais plusieurs états du Centre où Ils avaient échoué l’automne précédent, et notamment les grands états de Pensylvanie et d’Ohio, leur donnèrent l’avantage. Ce dernier coup était le plus sensible : la révolution administrative qui s’opérait dans les états du Sud retirait à une foule d’aventuriers venus du Nord les places dont ils s’étaient emparés ; mais elle était prévue et ne dissipait aucune illusion : la volte-face des grands états da Centre menaçait l’existence même du parti républicain. Au lieu de voir dans ce changement une réaction contre la politique à outrance du général Grant, les meneurs républicains persistaient à ne l’attribuer qu’à l’aveuglement et à la faiblesse de M. Hayes, qui décourageait et désorganisait le parti par la condescendance qu’il montrait pour ses adversaires. Le président faisait si bien les affaires des démocrates que, dans son propre état d’Ohio, il n’avait pu préserver ses amis personnels d’une défaite. N’était-il pas temps de l’arrêter dans cette voie ? ne devait-on pas mettre à profit le contrôle que le sénat exerce sur les nominations et sur la haute administration, et s’en servir pour tenir le président en échec ? Telles furent les questions que les sénateurs de la Nouvelle-Angleterre examinèrent entre eux sur l’initiative et soins la présidence de M. Blaine, lorsque le congrès se fut assemblé. Ce premier conciliabule fut suivi d’une réunion de tous, les sénateurs républicains, convoqués tout exprès pour arrêter la ligne de conduite à suivre vis-à-vis du président. M. Blaine, qui était l’âme de ce mouvement, se trouva, par suite d’une indisposition, hors d’état d’assister à cette réunion ; mais son collègue, M. Hamlin, se chargea de faire connaître sa manière de voir. La discussion fut orageuse : M. Conkling attaqua le président avec une extrême vivacité ; il fut appuyé par MM. Edmunds, Ogelsby, Howe, Mitchell et Wedleigh ; mais, à leur grande surprise, M. Hayes trouva dans MM. Christiancy, Hoar, Dawes et Matthews des défenseurs énergiques. Il fut bientôt manifeste que, sur trente-cinq sénateurs présens, dix au moins refuseraient de s’associer à la campagne projetée contre le président. M. Conkling n’avait parlé de rien de moins que de rejeter toutes les nominations faites par le président, à moins qu’elles n’eussent pour motif le remplacement de sujets frappés d’indignité. Moins absolu, M. Edmunds se bornait à demander qu’on ne confirmât point la nomination de M. Harlan, récemment appelé à la cour suprême, et quelques nominations qui avaient eu lieu pour les états du Sud. La minorité déclara résolument qu’elle ne permettrait pas à M. Conkling et à ses amis d’abuser de la majorité que les républicains possédaient encore dans le sénat pour créer un conflit permanent entre cette assemblée et le président : rien ne justifiait une pareille conduite, qui serait jugée sévèrement par l’opinion publique ; elle ne pouvait, d’ailleurs, avoir d’autre résultat que de contraindre M. Hayes, comme autrefois M. Tyler, à se jeter dans les bras de ses anciens adversaires et de mettre au service des démocrates l’autorité et l’influence de la première magistrature. En présence de cette attitude de la minorité, les meneurs abandonnèrent successivement toutes leurs propositions, et l’on s’arrêta de commun accord à une démarche à, faire auprès du président pour lui demander qu’à l’avenir, quand il s’agirait de pourvoir, dans le Sud, à des fonctions judiciaires ou ai des postes permettant d’influer sur les élections, il ne fit tomber ses choix sur des démocrates qu’à défaut de candidats républicains d’un caractère irréprochable. Les nominations faites par le président en dehors des influences politiques, tel était, on le voit, le principal, pour ne pas dire l’unique grief des mécontens du sénat. Rien ne montre mieux quelle distance sépare la théorie de la pratique et avec quelle facilité merveilleuse les partis oublient et les promesses qu’ils ont faites et les reproches qu’ils ont adressés à leurs adversaires. En 1876, pendant la lutte pour la présidence, aucune question ne semblait tenir plus de place dans les préoccupations de l’opinion publique que la réforme des services publics. La nécessité de cette réforme formait le plus beau morceau du programme de M. Tilden ; mais M. Hayes n’avait pas été moins éloquent sur ce chapitre. De l’aveu des deux concurrens, la politique avait envahi et corrompu toutes les administrations : les fonctionnaires n’étaient plus nommés pour leur mérite, mais pour leurs opinions et leurs relations ; ce n’était plus par le travail et la bonne conduite, c’était par les services électoraux que l’avancement s’obtenait. Les deux concurrens avaient promis à l’envi de couper le mal à la racine en n’ayant plus égard pour les nominations aux recommandations politiques et en tenant la main à ce que les fonctionnaires demeurassent désormais en dehors des luttes électorales. C’étaient les efforts honorables tentés par M. Hayes pour tenir cette promesse qui soulevaient contre lui le mécontentement de son parti.

Nommés pour deux années seulement à l’élection directe, soumis à toutes les variations du suffrage universel et confinés par la constitution dans des attributions bien définies, les représentans ne pèsent pas d’un grand poids dans la balance politique, et leur hostilité ne pouvait avoir de graves conséquences pour le président ; il n’en était pas de même des sénateurs, sous le contrôle desquels tombent tous les détails de l’administration. Élus pour six années par les législatures locales et à raison de deux seulement par état, les sénateurs sont de tout autres personnages que les représentans. Il leur faut, pour arriver au congrès, des relations étendues, une influence sérieuse et une grande notoriété. Aussi les sénateurs sont-ils, dans chaque état, les chefs naturels du parti qui les a nommés ; ce sont eux qui donnent l’impulsion, qui provoquent les candidatures, qui préparent et dirigent les élections de tous les degrés. Le sénateur qui avait contribué de son influence, de sa parole et souvent de sa bourse à l’élection d’un président, se croyait un droit imprescriptible à réclamer pour ses protégés tous les emplois fédéraux qui venaient à vaquer dans son état. Il remplissait ainsi les services publics de ses créatures : les fonctionnaires qui lui devaient leur nomination et qui attendaient de lui leur avancement devenaient entre ses mains des agens électoraux dévoués, se mettaient en avant pour faire partie des comités et des assemblées préparatoires, n’épargnaient aucun effort pour faire adopter par ces assemblées les candidatures qui leur étaient désignées et qu’ils appuyaient ensuite auprès des électeurs de toute l’influence que leur donnaient leurs fonctions. C’est ainsi que sénateurs et représentans se chargeaient de pourvoir aux fonctions publiques et qu’à leur tour les fonctionnaires se chargeaient de faire réélire sénateurs et représentans. Est-ce seulement aux États-Unis qu’on a vu ce cercle vicieux s’établir au détriment du service public ?

Malgré la solennité des promesses faites au nom de leur propre parti pendant la période électorale, les meneurs républicains n’avaient jamais imaginé qu’il pût venir à l’esprit du président et de ses ministres de ne pas faire d’exception en faveur de leurs amis politiques. La réforme administrative devait consister à ne tenir aucun compte des recommandations des sénateurs démocrates ; mais pouvait-on songer à ruiner l’influence des sénateurs républicains et à détruire le travail de plusieurs années en rompant les mailles du filet dans lequel on avait enveloppé les électeurs ? M. Hayes, qui s’était interdit de viser à une réélection, se tenait pour lié par les engagemens qu’il avait pris en acceptant la candidature et qu’il avait renouvelés dans son discours d’inauguration. « J’appelle l’attention du pays, avait-il dit le 4 mars, sur l’importante nécessité de la réforme dans les services civils, réforme qui ne doit pas porter seulement sur certains abus, sur certaines pratiques du patronage, dit officiel, sanctionné par l’habitude dans plusieurs départemens de notre administration, mais qui doit effectuer un changement dans le système même des nominations, réforme enfin qui doit être rationnelle et complète et être un retour aux maximes des fondateurs de notre gouvernement. Ceux-ci n’avaient jamais attendu ni désiré de la part des fonctionnaires publics aucun service de parti. Ils entendaient que les fonctionnaires publics devaient tous leurs services au gouvernement et au peuple. Ils voulaient que l’emploi fût permanent tant que la réputation personnelle de l’occupant demeurerait intacte et que la manière dont il remplirait ses devoirs serait satisfaisante. Ils entendaient que les nominations aux emplois ne seraient ni faites ni espérées en récompense de services de parti, ni simplement sur les recommandations des membres du congrès, comme si ceux-ci avaient un titre quelconque à exercer une influence décisive sur ces nominations. »

Il est impossible d’imaginer rien de plus net et de plus précis qu’un pareil langage. M. Hayes était donc conséquent avec lui-même en tirant de leur léthargie les commissions d’examen qui ne fonctionnaient plus que pour la forme et en restituant un caractère sérieux à l’obligation du certificat de capacité pour entrer dans un service public. A l’approche des élections d’automne, une circulaire adressée à tous les fonctionnaires fédéraux avait invité ceux qui faisaient partie de comités ou d’organisations électorales permanentes à s’en retirer immédiatement et avait interdit à tout agent fédéral, sous peine de destitution, de faire désormais partie d’aucun comité, d’aucune assemblée préparatoire, d’aucune convention. Cette circulaire fut commentée publiquement par M. Sherman, pendant une tournée qu’il fit dans l’Ohio. Le ministre des finances expliqua que toute liberté était laissée aux fonctionnaires fédéraux de donner cours à leurs préférences personnelles et même de les faire connaître par la parole ou par l’impression, mais qu’il leur était interdit de jouer, un rôle actif dans une organisation électorale quelconque. Cela était à merveille, mais le gouvernement aurait-il la force de faire observer une règle aussi contraire à des habitudes invétérées !

M. Conkling, qui était l’homme le plus considérable du parti républicain dans le New-York, attachait une grande importance aux élections de cet état, en prévision du jour où il aurait à solliciter le renouvellement de son mandat de sénateur ; il s’était habitué à y exercer, grâce à la faveur du général Grant, une influence sans rivale et à y disposer de tous les emplois. C’était sur le prestige qu’il avait acquis ainsi que reposaient ses espérances d’être élevé un jour à la présidence. A son instigation, trois des principaux fonctionnaires fédéraux de New-York acceptèrent de faire partie de la convention préparatoire chargée de désigner les candidats républicains dans les élections d’automne ; M. Cornel, qui occupait les fonctions de directeur des douanes, le poste le plus important et le mieux rétribué de tout le service financier, brigua ouvertement et obtint la présidence de la convention. Il était impossible de jeter un défi plus direct au premier magistrat de la république, et si M. Hayes fermait les yeux sur une insubordination aussi flagrante, c’en était fait de ses promesses et de toute tentative de réforme. Le président n’hésita pas et frappa immédiatement les trois fonctionnaires désobéissans. La nomination de leurs successeurs devait être confirmée par le sénat, et c’était là que M. Conkling attendait le président. Aux termes d’un amendement introduit dans la constitution, pendant la guerre civile, pour désarmer le président Johnson de sa plus importante prérogative, le président n’a plus le droit complet de révocation ; il ne peut plus que suspendre les fonctionnaires, et si le nouveau titulaire qu’il présente pour un poste n’est pas agréé par le sénat, le fonctionnaire suspendu reprend ses fonctions. M. Conkling combattit de toutes ses forces la confirmation du successeur donné à M. Cornel, et comme celui-ci était un vétéran du parti républicain et comptait beaucoup d’amis au sein du sénat, sa cause trouva des défenseurs zélés. Les démocrates assistaient avec une satisfaction maligne à cette querelle de ménage, et comme la plupart d’entre eux s’abstinrent à dessein de voter, M. Conkling l’emporta, et le successeur de M. Cornel ne fut pas confirmé.

Les deux autres fonctionnaires, qui n’avaient pas rendu des services aussi signalés à leur parti ou qui ne comptaient pas des amis aussi nombreux dans le sénat, furent moins heureux. L’opinion publique se prononçait pour le président ; beaucoup de gens étaient d’avis que le sénat avait fait abus du droit de confirmation que la constitution lui attribue. Ce droit lui a été donné en vue de prévenir le favoritisme et la nomination de sujets incapables ou indignes ; en s’arrogeant la faculté de rejeter même des sujets irréprochables, le sénat empiétait sur les prérogatives du pouvoir exécutif, et il pouvait, par une série d’exclusions systématiques, arriver à imposer indirectement les candidats d’une coterie politique. Sous l’empire de cette impression de l’opinion et pour constater qu’ils étaient maîtres du terrain, les sénateurs démocrates donnèrent l’appoint de leurs voix à la minorité républicaine et firent confirmer les autres candidats du président.

Le vote en faveur de M. Cornel avait eu lieu le jour même où le congrès se séparait pour les vacances de Noël. Les chambres ne reprirent leurs travaux qu’au milieu de janvier : cet intervalle avait suffi pour calmer les passions qui étaient en jeu. On avait réfléchi des deux parts, et d’activés démarches furent entreprises pour amener un rapprochement entre le président et les mécontens. Le succès de ces démarches fut rendu plus facile par les fautes du parti démocratique, qui ne tarda point à adopter, dans les questions financières et économiques, une ligne de conduite tout à fait contraire aux vues du président. Disons tout de suite que la réforme administrative fit les frais de la réconciliation. Le président se borna à maintenir en place les fonctionnaires qui se conduisaient bien et à refuser les révocations ou les déplacemens qui lui étaient demandés sans motif sérieux ; comme il s’était entouré d’honnêtes gens, que le contrôle incessant d’une chambre hostile tenait les chefs de service sur leurs gardes, on ne vit se renouveler aucun des scandales qui avaient marqué l’administration précédente et soulevé une si violente animadversion. Il ne fut plus question d’introduire de nouvelles règles pour réprimer des abus qui avaient cessé d’exister, et, grâce à l’empire des mœurs et de l’habitude, personne ne songea plus 4 s’étonner que les ministres du président, poursuivis d’attaques continuelles, préférassent pour les emplois vacans les candidats de leurs amis à ceux de leurs adversaires. La réforme administrative avait vécu.


III

La prospérité des États-Unis était loin de se relever des atteintes que lui avait portées la crise de 1873 ; les résultats de l’année 1877 ne furent pas plus favorables que ceux de l’année précédente. Dès les premiers jours de l’hiver, les faillites commencèrent à se multiplier, et le nombre s’en accrut encore considérablement dans les deux premiers mois de 1873. Quelques personnes prétendaient bien que les maisons qui succombaient ainsi l’une après l’autre étaient celles dont l’existence avait été indûment prolongée par des expédiens et par l’abus du papier de circulation, et que leur disparition, en débarrassant le marché américain d’élémens sans force et sans moralité, rendrait aux affaires une assiette plus solide ; mais l’esprit public n’en était pas moins frappé de cette multiplication de sinistres financiers. La propriété foncière ressentait elle-même le contre-coup de cette émotion ; elle était atteinte d’une dépréciation considérable, et nombre de prêteurs sur hypothèque renonçaient à exécuter leur gage pour ne pas avoir à subir une perte plus forte encore que l’abandon des intérêts qui leur étaient dus. Les possesseurs des plus grands domaines ne trouvaient plus à emprunter sur leurs propriétés, et il ne se faisait plus d’affaires commerciales qu’au comptant. La disparition presque complète du papier de commerce enlevait aux banques des états riverains de l’Océan l’aliment principal de leurs opérations, et comme ces établissemens avaient à payer au percepteur fédéral et au percepteur de leur état des taxes fort lourdes qui s’élevaient ensemble à 5 pour 100 de leur capital social, ils avaient presque tous cherché dans une réduction de ce capital un allégement aux charges accablantes qui pesaient sur eux. Leur revenu le plus net provenait des fonds publics, dont ils se rendaient acquéreurs pour ne pas laisser sans emploi les billets qu’ils étaient autorisés à émettre et que le commerce recherchait pour les paiemens à opérer à l’intérieur.

Les états de la vallée du Mississipi, habitués à trouver dans les banques des états atlantiques les capitaux dont ils avaient besoin, souffraient plus que tous les autres du resserrement général du crédit. Au moment de la fièvre des chemins de fer, les états, les comtés et les villes avaient emprunté à l’envi, et sans discuter le taux de l’intérêt, des sommes considérables pour aider à la construction des voies ferrées et pour exécuter des travaux d’utilité publique. La dette des divers états s’élevait à un milliard, et on ne pouvait évaluer à moins d’un milliard et demi les dettes des comtés et des villes ; les intérêts de cet énorme capital avaient cessé d’être payés ; les sommes immenses englouties dans la construction des chemins de fer étaient également improductives par suite de l’insuffisance du trafic. L’Ouest succombait donc sous le poids de ses dettes, il vendait mal ses produits, et il n’avait ni argent ni crédit. Un état de souffrance général avait donc succédé à une période de prospérité plus apparente que réelle ; et comme cette prospérité avait coïncidé avec la diffusion du papier-monnaie, la plupart des hommes de l’Ouest étaient imbus de cette idée fausse que la multiplication des signes monétaires, n’eussent-ils par eux-mêmes aucune valeur intrinsèque, doit avoir pour conséquence nécessaire l’abondance et le bon marché des capitaux. Tout le mal provenait donc, à leur avis, des efforts qui avaient été faits pour retirer de la circulation les greenbacks, c’est-à-dire les assignats émis par le gouvernement fédéral pendant la guerre. Ces tentatives étaient le résultat d’un calcul égoïste des capitalistes et des rentiers de l’Est, qui visaient à raréfier les capitaux pour faire hausser le prix de l’argent et augmenter leurs profits. Il suffisait, pour déjouer ces calculs, d’arrêter le retrait des assignats, et d’élargir la circulation en rendant cours à l’argent, qu’on avait démonétisé.

Telles étaient les idées qui avaient cours dans l’Ouest ; elles furent épousées avec ardeur par les démocrates du Sud. Les états du Sud étaient moins endettés que ceux de l’Ouest, parce qu’ayant cessé de payer aucun intérêt à leurs créanciers dès les premiers jours de la guerre civile, ils n’avaient plus trouvé de prêteurs au rétablissement de la paix ; mais ils souffraient également de la pénurie de l’argent, et ils croyaient avoir tout intérêt à faire cause commune avec l’Ouest dans les questions économiques pour reconquérir, avec l’aide de cet allié puissant, leur ancienne prépondérance politique. On concert s’établit donc aisément pour battre en brèche la mesure législative qui avait imposé au gouvernement fédéral l’obligation de reprendre, à partir du 1er janvier 1879, les paiemens en espèces et, par conséquent, fixé implicitement à la même date la cessation du cours forcé des assignats. On n’osa point demander tout d’abord le rappel d’un bill qui était dû à l’initiative du général Grant et dont la défense avait fait partie du programme républicain, — on se serait heurté à la majorité républicaine du sénat, — mais on tendit au même but par des voies détournées. Le ministre des finances, pendant l’année 1877, avait consacré les excédens budgétaires à retirer de la circulation les petites coupures des assignats qui se détérioraient rapidement et dont le remplacement constituait une véritable charge pour le trésor fédéral. La chambre lui interdit de poursuivre cette opération et d’appliquer aucune partie des ressources publiques au retrait des assignats en circulation. De plus, dès les premiers jours de la session extraordinaire qui s’était ouverte, le 15 octobre 1877, un démocrate, M. Bland, avait présenté un bill qui imposait au ministère des finances de reprendre la frappe des dollars d’argent au titre de 412 grains 1/2, et qui rendait les nouveaux dollars valables pour tous les paiemens soit du trésor, soit des particuliers. Sans même attendre le vote de ce bill, quelques états de l’Ouest, notamment l’Illinois, par une véritable usurpation sur les droits du congrès, attribuèrent aux monnaies d’argent le cours légal et une valeur libératoire illimitée dans toute l’étendue de leur territoire.

Comme l’argent, au cours auquel il était alors, perdait de 8 à 10 pour 100 sur l’or, la conséquence forcée du bill de M. Bland était une banqueroute partielle. Les partisans du bill ne contestaient pas cette conséquence, mais ils prétendaient qu’elle n’était qu’une représaille légitime. Le montant des emprunts contractés par l’Ouest, soit par les états, soit par les particuliers, avait été versé en un papier plus ou moins déprécié : en rendant obligatoire le paiement en or à partir d’une date fixe, le congrès avait imposé aux emprunteurs de rembourser plus qu’ils n’avaient réellement reçu : en leur permettant de s’acquitter soit en argent soit en assignats, la nouvelle législation ne ferait que rétablir l’équilibre. Le débiteur s’attribuait donc le droit de mettre son créancier à la portion congrue ; il était impossible de faire meilleur marché des contrats. Le gouvernement américain ne pouvait point ne pas se préoccuper des conséquences que de semblables-prétentions devaient avoir nécessairement pour le crédit de l’Union. A l’ouverture de la session ordinaire, le premier lundi de décembre, le président Hayes ; dans son message, et le ministre des finances, dans son rapport au congrès, combattirent de toutes leurs forces le bill de M. Bland et les étranges théories sur lesquelles il était fondé. Le président, tout en admettant qu’il pouvait y avoir lieu de frapper des espèces d’argent et de revenir à une circulation bimétallique, protestait énergiquement contre toute atteinte aux engagement pris vis-à-vis des créanciers de l’État. « Je recommande, disait-il, que toute mesure établissant le monnayage de l’argent exempte la dette publique émise jusqu’ici du paiement, soit du capital, soit des intérêts en espèces d’une valeur moindre que la monnaie d’or actuelle du pays. » M. Sherman demandait, de son côté, « qu’une imposition expresse prescrivit l’emploi de l’or seul pour le paiement du principal et des intérêts des rentes émises depuis février 1873 pour une valeur de 592,990,700 dollars et même pour les rentes émises avant la démonétisation de l’argent. » A l’appui de ses recommandations, le ministre faisait valoir le préjudice que la seule présentation du bill avait suffi pour porter au crédit public. Le congrès avait autorisé dans la session précédente l’émission jusqu’à concurrence de 400 millions de dollars d’un emprunt en 4 pour 100 destiné à rembourser les obligations 5 et 6 pour 100 qui arrivaient à échéance en 1878 et 1879. Sur ces 400 millions, 75 devaient, à titre d’essai, être mis à la disposition du public par voie de souscription directe aux caisses du Trésor ; le surplus devait être placé, autant que possible, en Europe par l’entremise de banquiers. Le Trésor avait écoulé sans peine la première partie de l’emprunt, mais pour le reste, les ventes s’étaient arrêtées, le ministre appréhendait de voir retirer les propositions qu’il avait reçues, et il avait sujet de craindre que les détenteurs des fonds américains en Europe ne les fissent vendre aux États-Unis pour se mettre à l’abri d’une législation préjudiciable à leurs intérêts.

Les états riverains de l’Atlantique qui servent d’intermédiaires commerciaux entre la vallée du Mississipi et l’Europe n’étaient pas Atteints moins directement dans leurs intérêts que les créanciers de la confédération. Ils allaient être contraints d’accepter en argent le remboursement de marchandises livrées ou de crédits ouverts en vue d’un remboursement en or ; et vis-à-vis de leurs créanciers étrangers, à qui ils ne pourraient imposer la même obligation, ils seraient tenus de s’acquitter en or ou de subir sur le prix des marchandises une augmentation correspondante à la dépréciation de l’argent. Les intérêts menacés se défendirent énergiquement. Les banques de New-York furent les premières à se concerter et à prendre l’engagement réciproque de ne plus faire de prêts, de ne plus ouvrir de crédits, de ne plus livrer de marchandises aux gens de l’Ouest, sans insérer dans le contrat à intervenir l’obligation expresse de payer tout en or. La ville de Chicago dans l’Illinois, la ville de Cleveland dans l’Ohio, d’autres villes de l’Ouest, qui avaient besoin d’argent, essayeront vainement de négocier des emprunts sur la place de New-York : elles ne purent réussir à trouver prêteurs, même en offrant un intérêt de 7 et 8 pour 100. Une réunion générale de tous les établissemens de crédit, de toutes les compagnies d’assurance, de toutes les caisses d’épargne, en un mot de tous les établissemens qui avaient des capitaux à placer, fut convoquée à New-York pour nommer un comité chargé de rédiger un mémoire qui serait présenté au président et au congrès. Ce mémoire reçut l’adhésion même des banques de la Louisiane, dont l’intervention démontra à quel point le monde commercial était unanime sur cette question ; et une députation de banquiers s’établit en permanence à Washington pour combattre le projet de M. Bland.

Rien n’y fit : l’opinion se prononçait dans tout l’Ouest avec une force irrésistible : en outre, les propriétaires des mines d’argent qui avaient quelque peine à écouler le produit de leur extraction, et qui comptaient trouver dans le trésor fédéral un acquéreur régulier et d’une solvabilité incontestable, ne ménageaient point les sacrifices pour recruter des adhérens à la remonétisation de l’argent. L’opposition alla en s’affaiblissant : les républicains du sénat, abandonnés par leurs collègues de l’Ouest, s’estimèrent trop heureux de maintenir intact le bill relatif à la reprise des paiemens. en espèces, et bornèrent leurs efforts à introduire dans le bill Bland des amendemens qui en restreignaient la portée. Après trois mois de discussions passionnées, toutes les ressources de la stratégie parlementaire se trouvant épuisées, le bill fut voté à une majorité qui, dans chacune des deux chambres, excédait les deux tiers et qui en assurait ainsi l’adoption définitive. Néanmoins, le président, convaincu qu’il avait un de voir à remplir, n’hésita pas à user de son veto. Le message qu’il adressa, aux deux chambres motivait ce veto sur ce que la loi sanctionnait la violation des engagemens publics et privés, et sur ce qu’elle portait une grave atteinte au crédit public : les fonds fédéraux ayant été vendus contre de l’or à la condition qu’ils seraient remboursés en or, l’intention de les rembourser en argent ne pouvait manquer d’être considérée comme un manque de foi. Le défaut capital du bill était de ne contenir aucune disposition pour protéger éventuellement les créances préexistantes dans le cas où la nouvelle monnaie d’argent viendrait à avoir moins de valeur que la monnaie qui seule avait cours légal au moment où les dettes avaient été contractées. Le président déclarait donc ne pouvoir sanctionner un bill, qui autorisait la violation des obligations les plus sacrées, et il terminait en exprimant la conviction profonde que, si le pays devait retirer quelque, avantage du monnayage de l’argent, ce ne pouvait être qu’en frappant des dollars d’une valeur correspondante aux obligations à remplir vis-à-vis des créanciers.

Quelque justes et quelque sensées que fussent ces observations, le congrès ne s’arrêta point à les discuter : les deux chambres votèrent à nouveau le bill sans aucun débat ; deux heures et demie après la réception du message, le bill était renvoyé au président, voté à des majorités plus fortes qu’avant le veto, 196 voix contre 73 dans la chambre des représentai, et 46 voix contre 19 dans le sénat. Le bill, tel qu’il devenait loi, était fort court. Il imposait au ministre des finances d’acheter mensuellement, au prix courant du marché, de deux à quatre millions de dollars de métal argent et de faire frapper immédiatement des dollars d’argent de 412 grammes 1/2, qui seraient monnaie légale à leur valeur nominale pour l’acquittement de toutes dettes publiques ou privées. Tout détenteur d’espèces d’argent pourrait les déposer au trésor contre des certificats d’égale valeur qui ne devraient pas être inférieurs à 10 dollars. Ces certificats auraient valeur libératoire pour le paiement des droits de douane et des impôts publics et pourraient être remis en circulation par l’état après leur réception. Le président devait inviter les états membres de l’Union latine et tous autres états à se réunir en conférence avec les États-Unis afin de déterminer le rapport entre l’or et l’argent, d’introduire entre les nations l’usage de la monnaie bimétallique, et d’assurer la fixité de la valeur relative des deux métaux. Les adversaires de la mesure y avaient introduit, par voie d’amendemens, deux correctifs importans : la réception des dollars d’argent ne devait pas être obligatoire quand le paiement en une autre monnaie aurait été expressément stipulé, et le ministre des finances ne devait pas consacrer à la fois plus de cinq millions de dollars à l’achat de métal argent.

Ainsi amendé, le bill était loin de satisfaire les inflationistes, comme on nommait les partisans de l’élargissement de la circulation. Ceux-ci auraient voulu donner une tout autre extension à la fabrication de la monnaie d’argent ; ils auraient voulu surtout interdire l’introduction dans aucun contrat de toute clause excluant les paiemens en argent ou en assignats. Des bills complémentaires furent donc présentés à la chambre des représentans pour rapporter purement et simplement le Resumption Act de 1875, pour conférer aux particuliers le droit de faire monnayer l’argent en leur possession, pour rendre obligatoire pour l’état la délivrance, contre dépôt d’argent en barres, de certificats qui auraient cours légal. Ces deux derniers projets de loi auraient eu pour conséquence immédiate la conversion en espèces ou en un nouveau papier-monnaie de tout le métal que les mines des Montagnes Rocheuses auraient pu produire. Les partisans du papier-monnaie allaient encore plus loin : ils auraient voulu doubler d’un seul coup l’émission des assignats. La circulation fiduciaire des États-Unis était, à ce moment, de 700 millions de dollars, représentés pour la moitié par les assignats en cours, et pour l’autre moitié par les billets que les banques nationales étaient autorisées à émettre en proportion des dépôts qu’elles avaient effectués en assignats ou en fonds publics dans les caisses du trésor. On voulait rendre obligatoire le retrait de fous les billets de banque et leur remplacement par une valeur égale d’assignats : on aurait ainsi substitué à un papier convertible et qui devait à cette convertibilité la confiance et les préférences du commerce un papier-monnaie inconvertible, qui se serait déprécié en proportion de sa multiplication. Cependant la convention démocratique de l’Indiana, présidée par M. Hendricks, qui avait été, en 1876, le candidat des démocrates pour la vice-présidence des États-Unis, ne se borna pas seulement à inscrire cette mesure en tête du programme qu’elle publia : elle y ajouta la demande qu’il ne fût apporté aucune limite ni à la fabrication de la monnaie d’argent ni à l’émission des assignats, qui devaient être multipliés jusqu’à concurrence des besoins du pays ; que l’argent et les assignats eussent cours légal et valeur libératoire pour tout paiement quelconque de dettes publiques ou privées, à moins de stipulation contraire, que le Resumption Act fût rapporté sans restriction ni réserve, et que l’on reconnût aux États le droit d’imposer les rentes et les obligations émises par le trésor fédéral aussi bien que toute autre propriété.

Ce n’était pas seulement dans l’Indiana que des idées aussi subversives du crédit public avaient cours. Le 22 février 1878 eut lieu à Toledo, dans l’Ohio, une réunion de quatre cents délégués, envoyés par vingt-quatre des trente-quatre états de la confédération. Cette réunion avait pour objet de fondre en un seul parti, qui s’intitulerait le parti national, les adeptes de toutes les théories financières, économiques et communistes qui s’étaient fait jour depuis quelques années et de recruter des adhérens au sein des affiliations ouvrières qui se rattachaient à l’Union des travailleurs. Les organisateurs du nouveau parti proclamèrent leur résolution d’agir en dehors du parti républicain et du parti démocratique et d’appuyer des candidats spéciaux pour toutes les fonctions locales ou fédérales. Le programme rédigé par la convention de Toledo n’était qu’un amalgame des doctrines inflationistes et des griefs des associations ouvrières ; il comprenait tout à la fois l’émission illimitée dû papier-monnaie avec cours forcé, la réduction des heures de travail, la réglementation des salaires et la reprise par l’état des mines, des chemins de fer et des établissemens industriels. Ce nouveau parti, dont les défenseurs du papier-monnaie formaient le principal élément et qui dut à cette circonstance le nom de parti des greenbackers, acquit un moment assez de consistance pour jouer un rôle important dans les élections des états de la vallée du Mississipi ; il y tenait la balance entre les anciens partis : par l’affinité des doctrines financières, les démocrates furent entraînés à une alliance étroite avec lui ; et, par un contre-coup inévitable, le monde des affaires fut conduit à envelopper dans la même réprobation les démocrates et les théoriciens insensés dont ceux-ci acceptaient le concours politique.

L’accueil favorable que la majorité de la chambre des représentans s’empressait de faire aux propositions les plus déraisonnables des inflationistes ne pouvait manquer d’exercer une fâcheuse influence au dehors. Le syndicat qui avait traité avec le ministre des finances pour la plus grande partie du nouvel emprunt en 4 pour 100 exigea la résiliation de son contrat. M. Sherman fut contraint de demander au congrès l’autorisation de recourir à une souscription directe et de subdiviser le nouveau fonds en petites coupures afin de les mettre à la portée de toutes les bourses et de faire concurrence aux caisses d’épargne. Les détenteurs de fonds américains en Europe appréhendèrent de voir payer les arrérages en argent d’abord et bientôt après en papier et d’avoir à subir un agio considérable ; nombre de porteurs anglais se hâtèrent de se défaire des rentes américaines qu’ils avaient acquises à bas prix, et dans l’espace de quelques mois, il en revint aux États-Unis pour près d’un demi-milliard. Ce fut une nouvelle cause de resserrement des affaires.

Les démocrates attachaient une grande importance à conserver les sympathies de l’état de New-York, dont ils avaient eu les voix dans l’élection de 1876, et comme le commerce de New-York, qui subsiste surtout de son rôle d’intermédiaire, a toujours incliné vers le libre échange, ils crurent se concilier sa faveur en appuyant de toutes leurs forces la proposition faite par M. Fernando Wood, ancien maire de New-York, d’une révision générale du tarif des douanes. M. Wood faisait valoir que les charges imposées par la guerre au pays étaient complètement acquittées, que le service de la dette publique était largement assuré, et que l’amortissement même suivait son cours régulier : il estimait que, dans ces conditions, et pour faciliter le développement des transactions commerciales, on pouvait renoncer à une partie du revenu produit par les douanes : il avait donc élaboré un nouveau tarif, qui dégrevait un grand nombre d’articles. Ce projet menaçait directement les intérêts des états de l’Est et du Centre, qui sont adonnés à l’industrie, et qui regardent le maintien du système protecteur comme indispensable à leur prospérité. Leurs représentans combattirent donc avec acharnement le nouveau tarif et, après une lutte longue et ardente, ils réussirent à le faire échouer. Cette tentative n’eut donc d’autre résultat que d’enlever aux démocrates les sympathies des industriels.

IV

Une faute plus grave encore fut de vouloir rouvrir au bout de quinze mois la controverse à laquelle avait donné lieu l’élection présidentielle de 1876. Un ami de M. Tilden, M. Montgomery Blair, avait fait émettre par la législature du Maryland le vœu que les fraudes électorales qui avaient empêché le véritable élu de la nation d’être élevé à la présidence fussent mises en lumière et punies. Ce fut le signal d’une campagne qui devait tourner au détriment de ses promoteurs. Les autorités de la Louisiane traduisirent en justice les membres de l’ancienne commission de recensement comme coupables d’avoir falsifié les résultats électoraux et firent condamner l’un d’eux, nommé Anderson, à deux ans d’emprisonnement. Les papiers saisis chez Anderson et les débats de son procès firent connaître un certain nombre de faits scandaleux, et donnèrent la preuve que plusieurs personnages considérables du parti républicain, les sénateurs Matthews et Chandler et le ministre des finances Sherman avaient été en relations secrètes avec les meneurs de l’élection présidentielle dans le Sud et n’avaient pas ignoré si même ils n’avaient encouragé les fraudes commises. S’appuyant sur ces révélations, un député démocrate, M. Potter, proposa une enquête législative sur les fraudes qui avaient pu vicier l’élection présidentielle dans certains états. Cette proposition avait pour effet de remettre en question la légitimité des pouvoirs de M. Hayes et de faire peser sur le parti républicain l’imputation de manœuvres illégales. Aussi les débats furent-ils empreints d’une acrimonie extrême. La minorité républicaine de la chambre ne put empêcher le vote de l’enquête, mais elle fit accepter, à titre d’amendement que l’enquête serait étendue à tous les états et qu’elle porterait sur les agissemens de tous les partis.

L’enquête fut immédiatement ouverte à Washington même, et elle fut conduite avec toute l’ardeur de la passion. Elle faillit amener un conflit entre les deux chambres : le sénateur Matthews, cité devant la commission de la chambre, refusa de comparaître en se retranchant derrière ses prérogatives de sénateur, et il fut question de le faire appréhender au corps. Les investigations de la commission firent découvrir une foule de faits qui jetaient le jour le plus déplorable sur les mœurs politiques aux États-Unis ; il fut établi qu’en Louisiane le pli cacheté renfermant les relevés électoraux avait été ouvert frauduleusement, que des relevés fictifs avaient été substitués aux relevés authentiques, qu’on avait contrefait plusieurs des signatures qui devaient garantir l’authenticité de ces documens : quant aux faits de corruption, ils étaient innombrables. Les républicains réussirent à démontrer que les partisans de M. Tilden n’avaient pas été beaucoup plus scrupuleux que ses adversaires, et que M. Tilden lui-même avait fermé les yeux sur le trafic des votes quand il s’opérait en sa faveur. Mais la balance était loin d’être égale, et les faits établis à la charge du parti au pouvoir étaient à la fois les plus nombreux et les plus répréhensibles. Néanmoins, l’enquête, tout en faisant naître chez les honnêtes gens des sentimens de tristesse et de dégoût, et en ajoutant à l’espèce de déconsidération dont souffrent aux États-Unis les hommes qui se mêlent activement aux luttes des partis, ne produisit point le résultat que les démocrates en attendaient. Elle ne pouvait avoir aucune conséquence pratique, à moins de faire descendre M. Hayes du fauteuil présidentiel, c’est-à-dire d’opérer la révolution devant laquelle on avait reculé en février 1877. Aussi les hommes les plus considérables du Sud n’épargnèrent-ils aucun effort d’abord pour prévenir et ensuite pour arrêter cette enquête irritante et inutile. Le directeur général des postes, M. Kay, fit appel aux sentimens de conciliation de ses compatriotes. M. Alexandre Stephens, de la Géorgie, qui avait été vice-président de la confédération du Sud, alors presque mourant, adressa une longue lettre dans le même sens à ses anciens coreligionnaires politiques. Plusieurs législatures d’état protestèrent énergiquement contre toute tentative de revenir sur le compromis de 1877. Ce mouvement d’opinion acquit tant de force qu’il intimida les plus exaltés des démocrates, et la chambre des représentans jugea prudent de rassurer les esprits en déclarant, par une résolution spéciale, que les résultats de l’enquête ne pourraient, en aucun cas, avoir pour conséquence de porter atteinte aux pouvoirs du président Hayes, dont l’autorité avait reçu de l’adhésion du congrès une sanction définitive.

Ces luttes stériles, inspirées par la seule passion politique, eurent du moins pour résultat, en absorbant le temps du congrès, de faire perdre de vue et de rendre impossible le vote du bill destiné à rapporter le Resumption Act. On avait atteint les derniers jours du printemps sans avoir voté aucune partie du budget. Préoccupée de se faire bien venir des électeurs, la majorité de la chambre s’empressa de prodiguer les crédits pour les entreprises d’utilité publique : chemins de fer, canaux, lignes télégraphiques, endiguement des rivières, approfondissement des ports, tout fut si libéralement doté que les crédits demandés par le gouvernement se trouvèrent accrus de 16 millions de dollars, au grand effroi du ministre des finances qui avait, au contraire, invité le congrès à réduire les dépenses publiques de 11 millions de dollars, afin de pouvoir trouver dans l’excédent des recettes sur les dépenses le montant de la dotation annuelle de l’amortissement. Il est vrai que la chambre rétablissait l’équilibre par un procédé non moins expéditif, en réduisant outre mesure la dotation de certains services civils, notamment du personnel diplomatique et consulaire, en prétendant ramener l’effectif de l’armée à dix-huit mille hommes, lorsque le gouvernement demandait de le porter à vingt-cinq mille. Heureusement, le sénat intervint pour restreindre les prodigalités des représentans et pour rétablir les crédits qu’ils avaient supprimés. Une lutte très vive s’engagea entre les deux chambres, mais à la suite de nombreuses conférences, et la lassitude aidant, les représentans finirent par céder sur presque tous les points. L’effectif de l’armée fut fixé, par transaction, à vingt-deux mille cinq cents hommes, et la session prit fin le 20 juin 1878.

Le parti démocratique ne s’était préoccupé, pendant toute la session, que de s’assurer l’avantage dans les élections de l’automne ; ces élections devaient, en effet, pourvoir au renouvellement de la chambre des représentans dont les pouvoirs expiraient le 4 mars 1879, et à l’élection des législatures qui devraient remplacer un tiers des sénateurs. L’événement prouva combien il s’était trompé dans ses calculs ; les intérêts qu’il avait alarmés se tournèrent contre lui, et les résultats des élections furent loin de lui être aussi favorables qu’en 1876. La majorité lui demeura acquise dans la chambre, mais une majorité trop faible pour permettre une action décisive, et au lieu d’acquérir la majorité dans le sénat, il arriva seulement à balancer dans cette assemblée les forces du parti républicain. Les faits commençaient d’ailleurs à mettre en lumière les erreurs de sa politique financière. Les dollars d’argent que le ministre des finances était contraint de faire frapper ne parvenaient pas à pénétrer dans la circulation, le public et le commerce continuaient à leur préférer l’or ou les billets. A peine sortis des caisses fédérales, ils y rentraient parce que les importateurs les recherchaient pour les donner en paiement des droits de douane et profiter ainsi de l’écart entre la valeur de l’argent et la valeur de l’or ; mais le renouvellement de cette opération avait pour effet de diminuer l’écart entre les deux métaux. Une autre cause, plus heureuse et plus efficace, contribua à faire baisser la prime sur l’or. Les États-Unis eurent en 1878, en coton, une récolte exceptionnelle pour la quantité et la qualité et une récolte en céréales abondante. La plupart des pays d’Europe eurent au contraire une récolte des plus médiocres. Dès les derniers jours de l’été, l’Europe commença à expédier aux États-Unis des sommes considérables pour payer les cotons et les blés dont elle avait besoin, et ces envois continuèrent pendant tout l’automne. En même temps, le ministre des finances réussissait à placer le reliquat de l’emprunt 4 pour 100 grâce à sa subdivision en petites coupures. Il se procurait ainsi les moyens de poursuivre ses opérations de conversion, et de continuer à payer en or les arrérages de la dette publique sans toucher à la réserve métallique qu’il avait formée et qu’il accroissait autant que possible en vue de la reprise des paiemens en espèces. Lors de la réunion du congrès, en décembre, le président put déclarer dans son message que toutes les mesures étaient prises pour assurer au 1er janvier 1879 la mise à exécution du Resumption Act. Le ministre des finances avait, en effet, dans les caisses publiques, en espèces ou en lingots d’or, une valeur de près de 150 millions de dollars, égale par conséquent à la moitié des assignats encore en circulation. Aussi, dès l’approche de Noël, la prime sur l’or avait complètement disparu : l’or, les assignats et les billets de banque se maintenaient au pair. Dans ces conditions, la suppression du cours forcé ne pouvait créer aucun embarras, et ce grand fait financier s’accomplit sans que le public en mesurât l’importance et presque sans qu’il s’en aperçût. Des capitalistes qui avaient fait venir d’Europe une certaine quantité d’or dans la pensée que les banques de New-York éprouveraient le besoin de fortifier leur encaisse ne purent en obtenir même une prime de 1/2 pour 100 et durent renoncer à tirer profit de leur opération. Le commerce continua à rechercher, pour ses paiemens à l’intérieur, les grosses coupures en assignats, et les bureaux des douanes reçurent pour l’acquittement des droits autant d’espèces métalliques que de papier.

Il semblait que le succès de cette mesure délicate dût être le dernier coup pour les inflationistes, qui avaient si souvent prédit que la reprise des paiemens en espèces déterminerait une crise et jetterait une perturbation générale dans les affaires. Ils n’en tentèrent pas moins un effort désespéré au sein de la chambre des représentans, et proposèrent l’abrogation pure et simple du Ressumption Act. Le vote eut lieu à la fin de février, presque deux mois après la mise à exécution du bill de 1875 : il se trouva encore 106 démocrates pour appuyer la proposition ; mais 27 démocrates du Nord, en la repoussant, déplacèrent la majorité. Cette tentative malheureuse des inflationistes eut pour conséquence l’avortement successif de toutes les propositions tendant à accroître la masse du papier-monnaie. La session fut d’ailleurs d’une stérilité extrême : les deux chambres ne purent se mettre d’accord sur aucune mesure, sauf le vote d’un bill qui interdisait à tout capitaine de navire de prendre à son bord et de débarquer sur le territoire américain plus de quinze Chinois. Ce bill était une concession aux ouvriers de la Californie, jaloux de la concurrence que les émigrans chinois leur faisaient dans certaines industries. M. Hayes frappa ce bill de son veto, parce qu’il était en contradiction avec les stipulations du traité qui assure aux sujets du gouvernement chinois les mêmes droits et les mêmes avantages qu’aux sujets de toute autre nation. M. Hayes fut soutenu, en cette occasion, par l’opinion des états du Nord, et l’opposition n’essaya pas de faire revivre le bill. La chambre, arrivée au terme de son mandat, se sépara sans avoir voté le budget de la guerre, parce que le parti démocratique s’obstina à introduire dans ce budget une disposition qui interdisait l’emploi des troupes fédérales pour faire la police des élections. Le sénat, de son côté, persista à repousser cet article additionnel, comme portant atteinte aux droits du président, qui a la disposition de la force armée, et pouvant le mettre dans l’impuissance de maintenir ou de rétablir la paix publique. Le président convoqua la chambre nouvelle pour une session extraordinaire de quelques jours, et obtint d’elle le vote des crédits nécessaires à l’entretien des troupes.

Cette opposition taquine, ces tentatives pour désorganiser les services publics, le renouvellement continuel de débats acrimonieux et sans résultat possible produisit à la longue sur l’opinion publique une impression fâcheuse pour le parti démocratique. La facilité avec laquelle ce parti acceptait l’alliance des greenbackers et appuyait leurs candidats quand il n’espérait point faire élire les siens, lui aliénèrent de plus en plus les sympathies du Nord. La faveur publique revenait au parti républicain, qui puisait une force incontestable dans le succès des mesures financières de M. Sherman et dans le réveil de l’industrie et des affaires. L’Angleterre n’avait pas eu, depuis un demi-siècle, une récolte aussi faible que celle de 1879 : en Irlande, ni les blés ni les pommes de terre n’arrivèrent à maturité ; sans être aussi mal traité, le continent européen n’avait pas récolté de quoi satisfaire à ses besoins. Loin de se ralentir, les exportations à destination de l’Europe s’étaient donc accrues et provoquaient de continuels arrivages d’or qui alimentaient l’encaisse des banques et du trésor fédéral. La convertibilité du papier-monnaie était donc assurée, et par surcroît les demandes de la Chine et du Japon, en absorbant la production des mines d’argent américaines, prévenaient la baisse de l’argent et mettaient le trésor à l’abri de la perte qu’aurait pu lui causer la dépréciation des dollars qu’il était obligé de fabriquer mensuellement. Le ministre des finances, qui avait encore 250 millions à payer pour achever la conversion des bons à l’échéance de 1879, pouvait donc donner aux électeurs de l’Ohio l’assurance que cette opération serait terminée pour la fin d’octobre. Il exprimait l’espérance d’un notable accroissement dans le produit des douanes par suite de l’activité qu’avait recouvrée l’industrie métallurgique et de la hausse des salaires. Des quantités considérables de fonte et de fer étaient importées tous les jours, et le retour de l’aisance générale allait ranimer les demandes sur les produits fabriqués, sur les vins et sur les articles de luxe de l’Europe. Les conversions successivement opérées avaient réduit de près d’un tiers la charge annuelle de la dette publique : une couple d’années heureuses ferait gagner aux États-Unis un capital équivalant à leur dette.

Cet ensemble de faits ne pouvait manquer d’agir sur les élections. Les démocrates, en se coalisant avec les greenbackers, réussirent à faire passer une liste de fusion dans le Maine, réputé jusque-là une des forteresses du parti républicain, mais en revanche ils furent battus à des majorités considérables dans l’Ohio et dans la Pensylvanie : en outre, dans les états les plus importans de l’Ouest, le Wisconsin, le Minnesota, l’Iowa, l’Indiana même, ils perdirent un grand nombre de voix comparativement aux résultats des élections précédentes. Enfin, dans l’état de New-York, dont ils se croyaient sûrs, ils virent élire un républicain aux fonctions de gouverneur, par suite de l’antagonisme qui avait éclaté entre les partisans de M. Tilden et l’association politique de Tammany-Hall, qui se disputaient la disposition des emplois municipaux. C’étaient là des fâcheux pronostics pour l’élection présidentielle de 1880.


CUCHEVAL-CLARIGNY.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre 1876.
  2. Voyez la Revue du 1er et 15 octobre 1877.