Quatre-vingt-un Chapitres sur l’esprit et les passions/Livre VII/Chapitre 2

CHAPITRE II

DE LA POLITESSE


On s’étonne quelquefois que les barbares soient attachés aux formes de la politesse cérémonieuse ; mais cela ne prouve point qu’ils n’aient pas d’impulsions brutales, au contraire. La paix armée n’est jamais maintenue que si cette dangereuse puissance d’exprimer est réglée jusqu’au détail ; car même ce qui n’a point de sens est déjà une menace, et vaut l’insulte ; de là cette politesse du diplomate semblable à celle du barbare. Trouvant ici la politesse à sa source, j’observe qu’elle consiste moins à cacher une pensée ou une intention qu’à régler les gestes et les mouvements de physionomie qui signifient sans qu’on le veuille, et sans qu’on sache même quoi. Il faut remarquer aussi que la défiance à l’égard de soi et la lutte contre ces réactions naturelles des muscles donneraient une très mauvaise politesse, car cette lutte se traduit aussi par des signes, comme raideur et rougeur, où chacun sait deviner la dissimulation, ce qui n’éveille pas moins les passions que ne ferait une insulte en forme. La politesse est donc comme une gymnastique de l’expression, qui conduit à ne faire jamais comprendre que ce que l’on veut. La politesse varie d’une société à l’autre comme le langage ; mais le calme et la mesure sont politesse en tous pays.

Il est à remarquer que politesse n’est pas bienveillance. On peut être désagréable ou méchant sans être impoli ; il est même impossible que l’on soit impoli volontairement. L’impolitesse consiste à être méchant, en effet, sans l’avoir voulu, comme aussi à exprimer plus d’amitié qu’on ne veut, quoique cela soit plus rare. On appelle énergiquement savoir-vivre l’ensemble de ce qu’il faut savoir, outre cette possession de soi, pour ne blesser ni embarrasser personne sans le vouloir. Seulement, comme il est rare que l’on sache tout ce qu’il faudrait, on arrive à ne plus rien dire de neuf. Le langage y gagne en clarté et pureté, mais aussi chacun récite les mêmes choses et l’ennui vient. Les ambitions puissantes et les passions de l’amour, qui font supporter cet ennui-là, redoublent l’attention aux signes, et créent une manière de dire ou de faire entendre qui donne du prix à l’intonation mesurée et même à l’ordre des mots. La musique offre ce même caractère, de plaire en même temps par des modulations réglées et d’usage, qui donnent d’abord la sécurité, et par des surprises aussi, mais qui ne rompent point la règle. La poésie sous ce rapport ressemble à la musique ; mais l’une et l’autre ont leur origine dans les cérémonies, dont l’objet est plus étendu que de régler les plaisirs de la société. On peut en dire autant du théâtre, qui n’est, à bien regarder, que la cérémonie même, mais qui se plie toujours plus ou moins aux règles de la conversation élégante. Le mouvement des passions est alors deviné par les changements mesurés que permet le rythme, comme le corps par les plis du vêtement. Et comme les passions se nourrissent à deviner, on voit que les plaisirs de la société polie vont à transformer les émotions en passions. Mais le remède est pire que le mal. La timidité, qui est le mal des salons, surtout dans la jeunesse, ne porte que trop à estimer au delà du permis la puissance des autres sur soi.

La coutume du duel tient le milieu entre les politesses et les cérémonies. Elle est peut-être le plus parfait exemple de cette sagesse d’usage qui pense, non sans raison, avoir fait beaucoup contre les passions lorsqu’elle en a réglé les effets. La colère virile, qui est la plus redoutable des passions, est nécessairement refroidie par l’isolement, par le délai, par les règles du combat enfin, qui retiennent l’attention ; sans compter qu’il est très sage de remettre une querelle aux soins d’avocats de bonne foi, qui ne s’échauffent point dans l’affaire. Même la publicité que l’on donne soit à l’arrangement, soit au combat, est bonne tout au moins à arrêter les mauvais bruits et les récits déformés. Les guerres, qui n’ont jamais de causes plus solides que les duels, seraient moins à redouter si le rôle du témoin ou négociateur était mieux compris. Mais ici les témoins veulent faire les braves aussi. Le mal vient de ce que l’on croit que les nations n’en viendront plus à se battre parce qu’elles sont trop familières et rapprochées. Voilà une belle raison, quand on voit que la plus intime familiarité entre deux êtres ne peut guère conserver la paix sans quelque contrainte de politesse. Il le faut pourtant, car à dire tout ce qu’on pense on dit plus qu’on ne pense.