Quatre-vingt-un Chapitres sur l’esprit et les passions/Livre III/Chapitre 1

CHAPITRE PREMIER

DU LANGAGE


Avant d’examiner comment la connaissance peut s’étendre et s’assurer par le discours seulement, il faut traiter du langage. Dans tout ce qui nous reste à décrire, d’inventions abstraites, de fantaisies, de passions, d’institutions, le langage est roi. Il s’agit, dans une exposition resserrée, d’étaler dans toute son étendue ce beau domaine qui s’étend des profondeurs de la musique aux sommets de l’algèbre. Mais admirez d’abord comment les jeux du langage prennent l’esprit dans leurs pièges. Il faut, disent les auteurs, s’entendre pour créer une langue, et donc savoir parler avant d’apprendre à parler. Ce puéril argument est un exemple parfait des artifices dialectiques, qui sont pris pour philosophie par ceux qui n’ont pas appris à penser d’abord sans parler.

L’action humaine, j’entends le mouvement pour frapper, donner, prendre, fuir, est ce qui nous intéresse le plus au monde, et la seule chose au monde qui intéresse l’enfant, car c’est de là que lui viennent tous biens et tous maux dans les premières années. Ces actions sont les premiers signes, et les comprendre ce n’est autre chose, d’abord, que d’en éprouver les effets. Puisque l’homme apprend à deviner les choses qui approchent d’après des signes, il ne faut pas s’étonner qu’il apprenne aussi bien vite à deviner ce qu’un homme va faire, d’après ses moindres mouvements. Il ne s’agit que de décrire l’immense domaine des signes humains. À cette fin, on peut distinguer d’abord l’esquisse de l’action ou son commencement, qui font assez prévoir la suite ; et telle est l’origine de presque tous les gestes, comme montrer le poing, tendre la main, croiser les bras, hausser les épaules. On passe naturellement de là à la préparation des actions, qui est l’attitude. On devine qu’un homme à genoux et face contre terre ne va pas combattre, qu’un homme qui tourne le dos ne craint point, qu’un homme qui se ramasse va bondir, et ainsi du reste. Enfin, il faut noter aussi les effets accessoires de cette préparation des actions, lesquels résultent de la fabrique du corps humain telle que chacun la connaît d’après la physiologie la plus sommaire. Telles sont la rougeur et la pâleur, les larmes, le tremblement, les mouvements du nez et des joues, le cri enfin, qui est l’effet naturel de toute contraction des muscles ; et il faut faire grande attention à ce dernier signe, destiné à supplanter les autres et à engendrer jusqu’à l’algèbre, par un détour qu’il faut ici décrire. Mais auparavant il faut faire remarquer aussi que la pensée, qui n’est au naturel qu’action retenue, offre aussi des signes bien clairs, qui sont l’arrêt même, l’attention marquée par le jeu des yeux et les mouvements calculés, enfin les mouvements des mains par lesquels, d’avance, nous palpons ou mesurons la chose vue, ou simplement nous favorisons la vue et l’ouïe. Toutes ces choses sont assez connues, il suffit de les rappeler, et de dire aussi que nous savons interpréter les signes des animaux, surtout domestiques, aussi bien que des hommes. Le cavalier devine ce que le cheval va faire, d’après l’allure et les oreilles.

Il faut maintenant considérer que le langage est fils de société. Au reste l’homme isolé d’abord, et s’alliant ensuite à l’homme, n’est qu’une fiction ridicule. Je ne veux pas me priver de citer ici, après d’autres, une forte parole d’Agassiz : « Comme la bruyère a toujours été lande, l’homme a toujours été société. » Et l’homme vit en société déjà avant sa naissance. Ainsi le langage est né en même temps que l’homme ; et c’est par le langage toujours que nous éprouvons la puissance des hommes en société ; l’homme fuit quand les honmies fuient ; c’est là parler et comprendre, sans contrainte à proprement parler. Comprenons donc comment l’imitation, qui n’est que l’éducation, simplifie et unifie naturellement les signes, qui deviennent par là l’expression de la société même. Les cérémonies consistent ainsi toujours en des signes rituels, d’où sont sorties la mimique et la danse, toujours liées au culte. D’où un langage déjà conventionnel de gestes et de cris.

Il reste à comprendre pourquoi la voix a dominé, car c’est tout le secret de la transformation du langage. L’homme a parlé son geste ; pourquoi ? Darwin en donne une forte raison, qui est que le cri est compris aussi la nuit. Il y a d’autres raisons encore ; le cri provoque l’attention, au lieu que le geste la suppose déjà ; le cri enfin accompagne l’action, le geste l’interrompt. Pensons à une vie d’actions et de surprises, nous verrons naître les cris modulés, accompagnant d’abord le geste, naturellement plus clair, pour le remplacer ensuite. Ainsi naît un langage vocal conventionnel. Mais comme l’écriture, qui n’est que le geste fixé, est utile aussi, l’homme apprend à écrire sa parole, c’est-à-dire à représenter, par les dessins les plus simples du geste écrit, les sons et les articulations. Cette écriture dut être chantée d’abord, comme la musique ; et puis les yeux surent lire, et s’attachèrent à la figure des lettres ou orthographe, même quand les sons, toujours simplifiés et fondus comme on sait, n’y correspondent plus exactement. Ainsi, par l’écriture, les mots sont des objets fixes que les yeux savent dénombrer, que les mains savent grouper et transposer. Mais quoique ces caractères échappent ainsi au mouvement des passions, il s’est toujours exercé un effort bien naturel, pour retrouver dans ces signes la puissance magique des gestes et des cris qu’ils remplacent. Mais n’insistons pas maintenant sur cette magie du langage. Il s’agit, dans ce qui va suivre, d’un langage défini, ou du moins qui veut l’être, et d’un jeu qui consiste à penser avec les mots seulement. On peut appeler discursive cette connaissance autant qu’elle est légitime ; et l’abus en peut être appelé Dialectique.