Quatorze mois de captivité chez les Turcomans/02


II

LA GUERRE.


Départ de l’expédition. — De Méched à Coutchakoum. — Recrutement militaire en Perse. — Singulier remède contre les rhumatismes. — Premières rencontres avec l’ennemi.

À mon arrivée à Méched, j’allai présenter mon firman au prince gouverneur Hamzè Mirza, général en chef de l’armée expéditionnaire. Il me reçut fort bien et me fit donner un logement dans la citadelle. Le départ de l’expédition étant proche, je le priai de me fournir les mulets nécessaires à mon voyage, ainsi qu’il avait été réglé dans mon contrat.

Soit mauvais vouloir, soit ambiguïté des termes du firman, il ne voulut me fournir ces mulets qu’à la condition qu’ils seraient à ma charge..

Mes provisions de blé, d’orge, de riz, de fruits secs, etc., pour trois mois, m’ayant été livrées, il me fallut neuf mulets de charge à un kran et deux chahis le mulet et par jour. J’étais peu satisfait, mais je ne pouvais me dégager pour un motif en apparence futile ; j’employai donc les quelques jours que j’avais encore à ma disposition à mes préparatifs, et particulièrement à mettre en état mes appareils photographiques.

Le 19 mai 1860, les troupes se dirigèrent vers Kalyaghouti, lieu arrosé, et où l’on devait trouver de l’herbe en abondance. Kalyaghouti est situé à trois lieues de Méched, sur la route conduisant à la vallée d’Arderbend.

Commandée par Hamzè Mirza, homme brave et loyal, mais incapable de diriger une expédition, l’armée fut partagée en deux corps.

Le vizir Gowam Dowlet avait été adjoint au général en chef, à titre d’intendant et d’administrateur habile : trop habile, car de tout le contingent de cavalerie que devait fournir le Khorassan, on ne vit arriver que cinq cents cavaliers, dont la plupart ne se trouvaient au rendez-vous que parce qu’ils n’avaient pu donner à Gowam Dowlet l’argent qui leur aurait permis de rester dans leurs foyers. Je ne compte pas les Hézarets et les Témouris de race turcomane, établis depuis peu dans le Khorassan, et qui fournirent leur contingent.

Quelques mots sur l’organisation de l’armée ne seront peut-être pas inutiles.

Un général ou un colonel (les grades s’achètent comme les gouvernements), recrute les soldats de la manière suivante.

Dans toute localité on s’adresse d’abord aux hommes riches, qui, peu soucieux de partir comme soldats, font des cadeaux ou donnent de l’argent, et s’exemptent ainsi du service. Les recruteurs appellent ensuite une classe moins aisée, qui elle aussi fait les sacrifices nécessaires pour s’exonérer, ou fournit des remplaçants de quelque âge que ce soit.

Enfin on arrive à la classe pauvre, dans laquelle, de gré ou de force, on prend ce que l’on peut. Aussi l’armée persane comprend-elle, marchant au même rang, des enfants de douze à quinze ans mêlés à des vieillards de cinquante et soixante ans.

Ajoutons que le gouvernement confie la solde des régiments aux chefs de corps, de sorte que ceux-ci accordent des congés en assez grande quantité, afin de garder la solde des congédiés. Ce genre d’opération s’appelle monda khel (bénéfice ou gain), et comme il se pratique de temps immémorial dans toutes les branches de l’administration persane, le contrôle n’y fait pas la moindre attention.

On ne s’étonnera donc pas si cette armée, dont l’effectif devait monter à trente mille hommes, n’en comptait réellement que douze à quinze mille à son entrée en campagne. Encore faut-il défalquer de ce chiffre le nombreux personnel attaché à chaque chef en qualité de domestiques, chameliers, etc., tous pris dans les divers régiments.

Un régiment qui devait être de mille hommes n’en avait au plus sous les armes que quatre ou cinq cents.

La première colonne avec laquelle je partis, commandée par le prince Djausous Mirza, quitta le campement général de Kalyaghouti pour se mettre en marche dans la direction de la vallée d’Arderbend, habitée autrefois par la tribu des Temouris, race turcomane dont une partie occupait aussi le territoire de Sarraks. Ils sont aujourd’hui sujets de la Perse, leur alliance avec cet État les ayant obligés de se retirer dans le centre du Khorassan.

Le Pol schaï, ou rivière de Thous, prend sa source dans les montagnes aux environs de Méched, et passe par les ruines de l’ancienne ville dont elle porte encore le nom. Après avoir perdu une grande partie de ses eaux dans les irrigations, elle se dirige vers la vallée d’Arderbend, où elle se grossit de plusieurs sources d’eau saumâtre qui donnent à la sienne un goût détestable, puis elle vient se jeter suivant la direction de l’est dans le Tedjen ou rivière de Hérat.

Nous vîmes sur son cours, étroitement encaissé, le village de Karabaghra entouré de fortes murailles qui le protégent contre les attaques des Turcomans, et, un peu plus loin, un village du même genre, mais ruiné, dont les habitants avaient été enlevés, quelques mois auparavant, par une maraude turcomane.

Nous rencontrâmes tour à tour : — Tchargombez (quatre dômes), ruine près du cours d’eau ; — Mouzderan, fort placé sur la crête de la montagne, et visible des bords de la rivière ; il garde le passage de la montagne contre les Turcomans : (cette route conduit aussi à Sarraks, et elle est plus courte que celle qui passe par Norouz-Abad ; — Arderbend (porte) qui garde en même temps la route ou défilé de la montagne, et le passage de la rivière, encaissée par des rochers à pic.

À notre passage, ce dernier fort était gardé par un poste de quarante ou cinquante hommes et deux canons. Lors de mon retour, en décembre 1861, il était


Saraks (côté sud). — Dessin de A. ce Bar d’après un croquis de M. de Blocqueville.


abandonné et ruiné ; mais plus bas et dans une position analogue, on avait construit le fort de Surdjé, double poste fort de deux cents hommes à peu près.

Les bords du cours d’eau étaient envahis par les roseaux au point que nos soldats durent y mettre le feu afin de pouvoir approcher des rives : les flammes s’étendaient quelquefois à un kilomètre. Les sangliers, les gazelles et d’autres animaux habitant les hautes herbes, sortaient effrayés par le bruit pétillant de l’incendie et venaient passer dans le camp ou on les recevait à coups de fusil et de sabre.

La première fois que j’assistai à une chasse de ce genre je laissai un sanglier à la place où il avait été tué, me confiant dans l’aversion des musulmans pour cet animal aussi impur, selon eux, que le porc. J’allai à ma tente prendre les ustensiles nécessaires pour découper la bête et en emporter ce qui me conviendrait. À mon retour, je vis un cercle assez nombreux autour de la bête : armé, comme je l’étais, d’un énorme couteau et d’une hache, je pénétrai à travers les curieux ; mon étonnement fut extrême quand j’aperçus un buste humain, vivant mais tout souillé de sang, qui sortait du sanglier. Je demandai pourquoi cet individu, bon musulman sans doute, avait choisi ce singulier gîte. On me répondit que les médecins persans ordonnaient souvent ce genre de remède contre les douleurs rhumatismales, et l’on ajouta : « Cela ne fait rien, monsieur ; si vous voulez manger un morceau de l’animal, ne vous gênez pas. » Je remerciai beaucoup, et m’en allai, remettant à une autre occasion le plaisir de faire un repas de sanglier. Cette occasion ne se fit pas attendre. Mon goût pour la viande impure étant connu, on m’en apporta plus que je n’aurais voulu, et au point qu’à Sarraks j’avais à ma disposition, outre deux gazelles, six marcassins. Nulle part, je n’ai vu de sangliers aussi gras que dans ces contrées.

À Surdjè, nous prîmes la route des montagnes, qui est très-accidentée, pour gagner Norouzabad, fort contenant deux cents hommes environ, et placé, à l’entrée de la plaine de Sarraks, sur la rive gauche de Tedjen.

Cette rivière s’appelle aussi rivière de Hérat, parce qu’elle prend sa source aux environs de cette ville. Son nom de Tedjen lui vient d’une tribu qui habite sur ses bords.

Norouzabad doit être regardé comme la limite du Khorassan proprement dit ; car la forteresse de Sarraks, quoique appartenant aux Persans, ne leur donne pas la possession du territoire qu’ils ne peuvent cultiver et sur lequel la garnison ne met le pied que pour faire provision de bois et de vert pour ses chevaux.

Le 1er juin, la colonne de l’armée d’expédition arriva à Serbend (tête de digue), où elle établit son camp. La marche avait été seulement de près de trente farsahks, à partir de Meched.

Anciennement, une partie du Tedjen prenait la direction du nord, et, au moyen de canaux dont les traces existent encore, après avoir arrosé Saraks ancien et ses environs, elle portait ses eaux jusqu’à Coutchacoum.

Le peu de jours que la première colonne passa dans ce lieu, furent employés à la construction d’un barrage, à l’aide d’énormes rouleaux de branches sur lesquelles on posait des couches de pierres et de terre.

Saraks moderne bâtie par les Persans, il y a environ dix ou douze ans, est entourée d’un fossé et de fortes murailles, dont quelques tours sont armées de dix canons.

Le 7 juin, la deuxième colonne arriva et établit son camp près du nôtre. À partir de ce jour nous marchâmes ensemble.

Le 12 seulement, la digue fut terminée. On envoya deux Turcomans-Salors vérifier si l’eau prenait bien la direction qu’on lui avait donnée : les Turcomans ennemis, déjà en observation, tuèrent un de ces hommes, et le second revint blessé.

Le 14, dans la matinée, l’armée passa un gué du Tedjen. On aurait peine à se figurer ce que l’armée traînait


Ruines d’une petite mosquée près de Saraks. — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. de Blocgueville.


après elle de bagages, de bêtes de charge, de mulets, de chameaux portant trois mois de vivres, et de troupeaux de chèvres et de moutons. Les soldats avaient aussi un grand nombre d’ânes pour porter leur bagage. Tout cela s’avançait dans le plus grand désordre.

Après plusieurs marches peu longues, mais très-pénibles, sur des terrains sablonneux et couverts d’une croûte de sel dans laquelle on enfonçait jusqu’à la cheville, nous atteignîmes Courktepè (butte du loup) le 28 juin.

Pendant la nuit, il y eut alerte ; environ mille Turcomans s’approchèrent de notre camp et ouvrirent un feu qui dura quelques minutes ; ils se retirèrent après nous avoir tué trois hommes et blessé plusieurs autres.

Le jour suivant, ils revinrent à la charge, et nous enlevèrent quelques fourrageurs repris bientôt par les cavaliers persans qui tuèrent trois Turcomans, dont les têtes furent immédiatement plantées sur des lances au milieu du camp. L’une de ces têtes, comme type et comme expression, était extraordinaire. Une balle entrée derrière était sortie vers le haut du front. Le fer de la lance passait tout entier par ce trou. La tête était rasée ; une barbe assez longue flottait sur le bois de la lance, et la figure, quoique mutilée, conservait une expression intelligente où l’on croyait voir survivre une nuance d’ironie.

La colonne, après avoir fait sa provision d’eau, leva le camp le 2 juillet, à une heure de l’après-midi, et, à cinq heures du soir, se mit en marche dans la direction de Coutchakoum.

H. de Blocqueville.

(La suite à La prochaine Livraison.)