Quand on voyage/Une promenade au hasard

Michel Lévy frères (p. 337-352).



UNE PROMENADE AU HASARD




Aujourd’hui, si vous le voulez bien, nous vous mènerons faire un tour avec nous aux Champs-Élysées, en pleines réjouissances publiques. Si les divertissements du peuple le plus spirituel de la terre ne vous paraissent ni fort ingénieux, ni de bien bon goût, ne nous en sachez pas mauvais gré.

En traversant la place de la Concorde, ne négligez pas de jeter un coup d’œil sur la fontaine.

Vous y verrez, entre autres figures plus ou moins allégoriques et mythologiques, le Triton et la Tritonne d’Antonin Moine.

C’est bien le vrai Triton d’opéra comme l’entendait Boucher ou Vanloo ; on ne peut rien imaginer de plus recourbé, de plus marin, de plus glauque et de plus squameux.

La Néréide est coiffée de pétoncles, de coraux et d’algues avec un goût infini ; ses bracelets et ses colliers de coquillages lui donnent une grande richesse ornementale qui convient tout à fait à une figure de décoration. Les autres personnages, assis en rond sous la vasque de la fontaine, comme des revendeuses de la halle sous leur parapluie de toile rouge, n’ont rien de bien élégant, et contrastent, par leur roideur et leur gaucherie, avec la désinvolture et la vivacité des statues d’Antonin Moine.

L’eau jaillit de la gueule de thons, de dauphins, et autres pièces de marée convenablement percées de trous à cette intention.

Quand on ne voit plus les figures du piédouche qu’à travers la frange de cristal et la pluie de perles qui tombe du bassin supérieur, l’aspect général ne manque pas d’un certain effet touffu et riche.

Nous avons attendu l’eau avec impatience, car ce qui caractérise surtout les monuments de ce genre, c’est l’absence complète de ce que nos pères appelaient l’élément humide ; dans une fontaine, il j’y a du bronze, du fer, du plomb, du ciment, de la pierre de taille : il y a de tout, excepté de l’eau.

À Paris, c’est une vraie sinécure que l’emploi de fontaine ; cependant celle-ci est si près de la rivière, qu’il eût fallu une mauvaise volonté réelle pour rester à sec : elle aura fort à faire, même avec l’aide de ses sœurs, pour rafraîchir la désolante aridité de ce Sahara de poussière et de bitume fondu où les promeneurs s’engluent et se prennent par les pieds comme les mouches sur du raisiné.

Nous avions déjà fait la rencontre de métiers étranges, — tels que retourneurs d’invalides, promeneurs de chiens convalescents, répétiteurs de perroquets pour les langues mortes, culotteurs de pipes, employés aux trognons ; mais nous ne connaissions pas le marchand d’habits sur place.

Le premier individu de ce genre nous est apparu, vers deux heures après-midi, à l’entrée des Champs-Élysées, du côté du quai de Billy, dans la latitude du restaurant Doyen.

Ce marchand était un gros homme avec une grande figure sculptée en masque de polichinelle, des favoris roux et des yeux de faïence à fleur de tête ; un vrai prototype de Dulcamara et de Fontanarose.

Il avait les mouvements prestes et faciles, comme un arracheur de dents ou un avaleur de sabres.

Son magasin était contenu dans une petite voiture qui lui servait en même temps de tribune.

De ce magasin, il tirait des vêtements de toute sorte : pantalons, gilets, habits, casquettes, cravates, — enfin, tout ce qui sert à décorer le Français et à le mettre dans son beau jour.

— Regardez cet habit noir, criait-il à pleins poumons : il est fort propre, presque tout neuf ; il a été porté deux ou trois ans, tout au plus. — Un habit acheté au Palais-Royal n’aurait pas meilleure tournure. Voyez comme il va bien ! (l’orateur passe l’habit, où il entre en se rapetissant comme un pantin à coulisse, car il est beaucoup trop étroit pour lui.) Comme il dessine la taille ! Quel chic ça vous donne ! Un jeune homme qui se promènerait sur le boulevard une heure par jour avec cet habit-là sur le dos, épouserait une riche héritière, ou serait enlevé par une Anglaise.

» Allons, à quarante sous l’habit !… Trente sous !

» Vous ne me croirez pas si vous voulez ; eh bien, ce frac a coûté, tout neuf, quatre francs dix sous ! — Non ! pour un tigre à cinq griffes (cinq francs), je ne voudrais pas en établir un pareil ; et, cependant, je le laisse à trente sous, parce que c’est jour de fête.

» Passez, messieurs, passez le Jacques savonné (la pièce de trente sous), et remettez l’article à mossieu. Tous les hommes sont frères, et les amis ne sont pas des Turcs ; il faut s’entraider. — Adjugé l’habit !

» Voici un gilet fond blanc à petits bouquets : faites attention à ces fleurs, c’est pis que la nature, tant c’est frais et gentil. — Combien pensez-vous que je le vende ? Trois francs ? Non, messieurs. — Deux francs ? Encore moins ; me prenez-vous pour un fripon, pour un tailleur ? J’ai servi sous l’autre, tel que vous me voyez, et j’ai des principes.

» Ce gilet vaut un franc, et je le vends quinze sous, parce que je gagne sur la quantité. Vive Napoléon, et zut pour les Prussiens ! Adjugé le gilet !

» Dites donc, jeune homme, là-bas ! — Ohé ! jeune homme ! vous êtes indignement culotté, mon cher ! Quel est le cuistre, quel est le sauvage, quel est le feigniant (passez-moi l’expression) qui vous a emmitouflé comme ça les 77 (jambes) ? Avec un physique comme le vôtre, je rougirais de garder un pantalon pareil une minute de plus.

» Tenez, j’ai là précisément votre affaire ; un cuir de laine plein la main, eau du Nil plombée ; — couleur à la mode ; ça n’a été retourné que deux fois ; il vous ira comme un gant, et vous fera une jambe d’officier, Donnez-moi le vôtre, et vous payerez un canon de retour ; pas plus malin que ça ! — Je suis rond en affaires, moi ; tous les grands négociants sont ronds.

L’orateur rit beaucoup, et frappe sur son ventre.

L’échange a lieu sur la place, derrière un officieux paravent de tourlourous et d’Auvergnats.

L’orateur continue

— Des cravates à cinq sous. En veux-tu ? en voilà ! C’est extrêmement bien porté en ce moment ici : l’on n’en met pas d’autres pour aller en soirée chez les ambassadeurs et les ministres. Jeune homme, maintenant que votre toilette est faite et que vous avez l’air d’un fasionabe, en deux temps, deux sauts, deux mouvements, comme c’est convenu, allons tordre le cou au polichinelle !


En avant ! marchons
Contre leurs canons !


car le gosier me sèche. — Elle est un peu propre, la calembour, je m’en flatte !

Après le marchand d’habits, nous avons été visiter :


LA GÉANTE ANVERSOISE
accompagnée de serpents instruits.


Instruits nous a paru délicat. Les ânes et les chiens ont discrédité l’épithète de savant : instruit est beaucoup plus noble et moins usé.

La géante anversoise a six pieds et demi au-dessus du niveau de la mer, et pèse trois cents, comme toutes les géantes possibles ; les tambours-majors lui vont à la cheville ; elle chante des romances comme mademoiselle Flore ; mais elle n’a pas de rallonges en bois ou en liége. — La géante anversoise soumet sa jambe, jusqu’à une certaine hauteur, à l’inspection des incrédules.

Ce privilége appartient naturellement aux curieux qui occupent les places les plus chères, et se trouvent le plus près de l’estrade. — Les titis du dernier rang supportent très-impatiemment cette préférence, et crient à tue-tête :

— Ceux des premières i z’y tâtent ; quelle injustice ! rendez-nous notre argent !

Cette géante est d’une force colossale et lève un homme à bras tendu.

— Que le plus gros de la société s’avance, et je l’enlève par la boucle de son pantalon avec aisance et facilité, dit-elle d’un air terrible en s’assurant sur les hanches.

Comme nous étions le plus gros de la société, nous nous sommes esquivé au plus vite, de peur d’être enlevé.

Quant au serpent instruit, car il n’y en avait qu’un, malgré l’engageant pluriel de l’affiche, il ne savait rien faire ; seulement, il était assez doux, et se laissait enrouler de plusieurs manières.

Nous ne parlerons pas des jeux de bague, des vaisseaux suspendus, des roues de fortune, des balançoires, des tirs à l’arbalète, des jeux de quilles, de palets, et autres qui servent à prouver la maladresse du peuple français, car jamais personne n’atteint le but ; — ni des veaux à deux têtes, ni du hareng voyageur, ni des hannetons duellistes, ni des insectes industrieux, ni des cabinets de cire, où l’on voit la chaste Suzanne au bain, le sacré fils d’Abraham, Androclès et son lion ; ni des marchandes de friture, ni des marchands de glaces à un sou ; tout cela est fade et commun ; mais nous ne résisterons pas au plaisir de vous parler d’une danse exécutée par des saltimbanques, et qui a éveillé en nous des souvenirs pittoresques et littéraires.

Penser à Gœthe et à Ary Scheffer, un jour de fête publique, aux Champs-Élysées, est rare et remarquable.

Une petite fille de douze ou treize ans, d’une figure charmante, exécutait cette danse des œufs, dont Mignon donne le spectacle à Wilhem Meister, dans le roman de Gœthe. Elle était mince, svelte, un peu maigre, comme toutes les petites filles de cet âge, et dans la plus heureuse transition de l’enfance à l’adolescence ; ses petits pieds aux chevilles sèches et fines nageaient dans de mauvais souliers de rencontre tout éculés, et maintenus par un système de ficelles assez compliqué.

Sa robe de mousseline jaunie, tout éraillée de clinquant, avait des manches trop courtes qui laissaient voir, entre le poignet et l’avant-bras, une raie de chair pure et blanche, contrastant avec la couleur plus foncée des mains gantées de hâle.

Pour s’assurer de la sincérité de son tour de force, on lui avait bandé les yeux et coiffé la tête d’une guenille noire que son souffle, rendu plus vif par l’agitation de ses pirouettes, faisait remuer et palpiter.

Elle sautillait tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, évitant les œufs avec beaucoup d’adresse, et tourbillonnant avec rapidité autour de cette probabilité d’omelette.

Assurément, elle ne se doutait guère des pensées qu’elle soulevait, elle, pauvre bohémienne errante, misérable danseuse de carrefours, gambadant en pleine poussière, sans coulisse, sans rampe, sans fard, sans claqueurs, sans rien de ce qui fait le talent et la beauté des autres ; n’ayant peut-être d’autre souper en perspective que les œufs qui lui servaient à faire son expérience, et ne devant pas manger si elle les cassait ; elle ne s’imaginait pas qu’elle réalisait là le rêve de trois grands poëtes : qu’elle était à la fois l’Esmeralda de Victor Hugo, la Mignon de Gœthe, et la Fenella de Walter Scott.

Quand elle eut fini, on lui ôta son capuchon ; ses beaux yeux, éblouis de la vive lumière, palpitèrent quelques instants, et, gonflant sa narine, elle aspira avec délices une large gorgée d’air ; une moiteur rosée couvrait ses joues, et un vague sourire éclairait sa bouche entr’ouverte par la précipitation de son haleine.

Puis elle alla s’asseoir sur la chaise de l’équilibriste, ramenant ses pieds sous sa jupe, et resta là immobile, pendant qu’une vieille mégère faisait la quête avec un rond de bouteille en métal moiré.

Une poésie aussi naïvement sauvage au milieu de cet affreux bacchanal de clarinettes, de grosse caisse, de fifres et de vociférations de toute espèce, dans cette atmosphère de friture, de vin bleu et de grosse joie, nous surprit le plus agréablement du monde ; car, assurément, nous ne nous attendions guère à trouver, derrière la baraque du lapin intrépide le modèle du tableau de Scheffer et la réalisation d’un rêve de Gœthe.

Voilà ce que nous avons vu de plus remarquable dans toute cette journée de fête.

Le soir, nous l’avouons à notre honte, imitant les portiers dont on a plaisanté si agréablement, nous avons monté sur le toit de notre maison pour voir un feu d’artifice.

Il est vrai que le toit de notre maison est une très-belle terrasse à l’italienne, avec un belvédère vitré de carreaux de couleur bleus et rouges, qui vous font passer du clair de lune au coucher du soleil, selon que vous regardez à droite ou à gauche.

Mais, le toit n’eût-il été praticable que pour les chats en amour, nous y aurions grimpe avec le même stoïcisme ; car il n’y a rien de plus beau au monde que Paris illuminé et vu de haut.

À nos pieds s’ouvrait le gouffre énorme comme une gueule de monstre apocalyptique.

De larges traînées d’ombre estompaient les premiers plans, et noyaient ce qu’ils auraient eu de misérable et de mesquin ; une espèce de pénombre rougeâtre indiquait le cours de la rivière et la grande allée des Champs-Élysées.

À gauche, le Panthéon flamboyait sur sa montagne comme la tiare de feu d’un pape invisible ; un double cordon de points lumineux, scintillant à une grande hauteur, trahissait la vieille Notre-Dame, dont la sombre chape de granit se confondait avec la robe noire de la nuit sans étoiles.

En face, le glorieux stylite de bronze se détachait fermement sur la fauve auréole de ses lampions, et plus loin, à droite, l’attique de l’arc de l’Étoile, dessinée avec des lignes de feu, se faisait remarquer à la blancheur intermittente de son éclairage au gaz tourmenté par le vent.

L’étoile de la Légion d’honneur, cet astre allumé par Napoléon, rayonnait vivement au-dessus de son palais, et de toutes parts papillotaient des points brillants piqués comme des paillettes sur le velours de l’obscurité.

Martinn seul pourrait rêver quelque chose de plus gigantesque et de plus babylonien.

La nuit complaisante prête à Paris la beauté qu’il n’a pas : ce sont des perspectives infinies, des entassements énormes ; c’est grand comme la mer, et la sourde rumeur du vent ajoute encore à l’illusion.

Ce feu d’artifice, un des plus longs que l’on ait vus, était très-beau et très-brillant. — Il n’y a rien de plus joli que ces boules bleues, blanches et rouges, qui montent et descendent comme des boules de jongleur ou des globes de savon.

Après plusieurs faux bouquets, le véritable bouquet a ouvert dans le ciel son immense queue de paon étoilée d’argent et d’or, et tout s’est éteint dans un nuage couleur d’agate.

Pour continuer notre vagabondage, sauvons-nous au plus vite à Versailles par le chemin de fer, dussions-nous être envoyé dans la lune à cheval sur un morceau de chaudière éclatée, dût le convoi, qui nous emporte devenir un convoi funèbre ; au reste, comme l’expérience en a été faite déjà par beaucoup d’autres, nous pouvons nous y risquer.

Aussi bien le cheval de fer est attelé, la roue a mordu l’inflexible rainure ; Paris est déjà loin ; ce ne sont que tranchées à ciel ouvert, viaducs et tunnels, remblais, ponts suspendus, des ouvrages fabuleux. — Vous coupez tous les chemins, et vous passez sur les charrettes ; le dessus ou le dessous des ponts, tout vous est égal. Le chemin de fer n’entend pas raison ; il ne pense qu’à une chose : arriver. S’il rencontre une montagne, il la coupe en deux ou la perce à jour ; il enjambe les rivières et va toujours son train. — Il y a une ballade de Burger qui a pour refrain :

Les morts vont vite, vont vite par le frais !

Les vivants vont aujourd’hui plus vite que les morts de la ballade allemande.

La traversée du parc de Saint-Cloud est une promenade des plus pittoresques.

Avant d’y arriver, un panorama délicieux passe devant vous, — comme une décoration d’opéra ; — ce sont des collines bleuâtres, des vallées où miroite la gaze d’argent du fleuve, des plaines zébrées et plaquées de cultures, des bouquets d’arbres, des maisonnettes aux couleurs vives et tranchantes, qui ressemblent à ces villages de bois que l’on donne pour étrennes aux enfants.

Quel plaisir de parcourir ainsi l’espace avec la rapidité fluide de l’oiseau !

Regardez bien vite à votre droite avant que le tourbillon vous ait emporté, ce petit pavillon rose à contrevents verts, avec sa tente rayée de rouge et son corps de logis gris de souris effrayée : c’est de là que sont partis tous ces beaux livres qui vous amusèrent tant, tous ces feuilletons que vous dévoriez.

Honoré de Balzac a demeuré là ; vous êtes aux Jardies.

Sans le chemin de fer, eussiez-vous jamais connu les Jardies autrement que de nom ?

Remerciez donc le chemin de fer ; peut-être, grâce à lui, avez-vous vu, un jour, l’introuvable cénobite accoudé à la fenêtre et rêvant dans son froc de moine.

Mais nous voici arrivés ; car le wagon va plus vite que notre plume.

Quelle admirable salle que la galerie du débarcadère avec ses jours pris d’en haut, comme dans l’Alhambra, ses colonnes renaissance et ses boiseries de chêne et ses portes à coulisse !

Il n’y a rien là d’inutile, et cependant l’aspect est riche, élégant ; de belles proportions valent tous les ornements possibles.

Le chemin de fer est le trait d’union de Paris à Versailles, et réciproquement.




FIN