Michel Lévy frères (p. 124-142).
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STUTTGART


Lorsqu’on sort de Wiesbaden pour quelque promenade ou quelque excursion, l’œil est invinciblement attiré par l’aspect féerique d’un monument qui se détache du fond boisé des hautes collines. À le voir de loin, on ne distingue qu’une tache blanche où scintillent des paillettes d’or. Quand on se rapproche, on croit avoir devant soi un rêve des Mille et une Nuits, un kiosque de kalife, une mosquée de Bagdad, un tocador de sultane ; cinq coupoles d’or s’arrondissent gracieusement sur un toit à l’orientale. Mais bientôt vous vous apercevez que ce n’est pas la demi-lune de l’islam qui brille à la pointe de ces dômes, mais bien la croix à deux croisillons, la croix de Saint-André, symbole de l’Église grecque ; des chaînes dorées les relient aux clochetons. L’édifice, à l’extérieur, est tout en marbre blanc ; les fenêtres, les portes affectent la forme du plein cintre et sont bordées d’ornements byzantins ; aux feuillages des chapiteaux s’entrelacent des fantaisies merveilleusement sculptées. Vous reconnaissez le style russe, qui conserve encore le goût grec du Bas-Empire. Le palais de fée était un tombeau.

N’imaginez rien de lugubre et de funéraire. C’est la tombe d’une jeune et belle femme — la duchesse Élisabetha Michaëlovina, fille de l’empereur Nicolas, et première femme du duc de Nassau. Ici, la douleur s’est faite gracieuse, le deuil élégant, presque coquet, comme si rien de triste ne devait s’attacher à cette charmante mémoire.

Vous entrez ; — des babouches de feutre vous attendent à la porte, car vos talons pourraient rayer le pavement de mosaïques précieuses ; — des marbres de couleur revêtent les parois intérieures ; des colonnettes de jaspe soutiennent les arcatures. Les églises grecques diffèrent des églises catholiques, en ce que le chœur est masqué par un grand retable percé de portes par où sortent et rentrent les papes pendant l’office divin, dont les cérémonies ne sont pas toutes visibles pour les fidèles comme celles de la messe.

Ce retable est toujours d’une grande richesse. Celui de la chapelle d’Élisabetha Michaëlovina ne peut guère être dépassé en somptuosité. Figurez-vous la façade d’un palais d’or sculptée, fouillée, découpée ; le bijou élevé aux proportions de l’édifice ; dans les compartiments que dessinent les divisions de l’architecture et les baies des portes, se découpent, sur des fonds d’or, la Vierge, les anges, les apôtres, peints d’un pinceau trop délicat peut-être ; nous aurions préféré les effigies archaïques comme les enluminent encore les moines du mont Athos sur les vieux patrons byzantins. Mais cette imagerie farouche et barbare contrarierait sans doute l’effet clair, suave et tendre du monument, et l’on a bien fait, après tout, d’adoucir un peu le caractère de ces icones.

Le tombeau proprement dit se trouve dans une chapelle latérale, ou plutôt une espèce de sanctuaire, où l’on a évité avec un soin que nous approuvons tout emblème mortuaire, tout symbole répugnant.

Une statue de femme en marbre blanc est couchée sur une tombe taillée en forme de lit : elle semble dormir ou plutôt se reposer les yeux mi-fermés, comme pour suivre plus en paix quelque agréable rêverie. L’attitude n’a rien de la roideur cadavérique, et le souvenir, en venant pleurer près de cette couche funèbre, n’éprouvera ni déception ni dégoût ; — la duchesse est aussi belle que pendant sa vie ; elle n’a de la mort que sa pâleur marmoréenne. Sa draperie, mollement fripée, n’affecte pas des plis de linceul et joue avec souplesse autour de ses formes juvéniles ; une couronne de roses ceint la tête légèrement inclinée vers une épaule. Cette statue fait honneur au talent d’Hopfgarten, que nous ne trouvons pas sans analogie avec celui de Pradier, et que nous louerons pour cette pudeur athénienne qui lui a fait éviter, dans un monument funèbre, les idées laides et tristes dont on accompagne ordinairement la mort.

À côté de l’édifice se cache à demi dans le feuillage une sorte de presbytère grec pour les popes qui desservent la chapelle ; ses arcades, portant sur des piliers trapus et formant cloître, s’harmonisent bien avec le caractère du monument.

Si vous continuez à gravir la colline par un chemin assez âpre, mais pourtant carrossable, vous arrivez à la Platte, un château de chasse bâti en 1824 par le duc Guillaume. Ce château est fort simple à l’extérieur. Deux grands cerfs de bronze, modelés par Rauch, sont placés de chaque côté du perron. Pour visiter le château, il faut encore chausser les babouches de feutre, car les parquets sont faits en marqueterie de bois des îles d’une exécution très-soignée. La curiosité du lieu consiste dans la bizarrerie de l’ameublement, composé de bois de cerf ingénieusement mis en œuvre. Toutefois, nous avouons que ces fauteuils hérissés d’andouillers et de cors invitent peu à s’asseoir. Saint Hubert seul peut s’y trouver à l’aise. Des lustres faits de bois de cerf pendent des plafonds. Des massacres déploient leurs ramures à toutes les corniches et témoignent combien les forêts d’alentour sont giboyeuses, ou combien les chasseurs sont adroits. Dans les panneaux, l’on voit des peintures assez naïves représentant la vie du cerf avec ses divers épisodes, mais qui nous paraissent bien faibles à nous, accoutumé à la couleur titianesque et à l’énergique brosse du grand veneur Godefroy Jadin.

Un télescope, braqué d’une des fenêtres sur l’horizon immense et magnifique, permet d’apercevoir, à travers la gaze bleue du lointain, Mayence et ses églises rouges, le Rhin traversé par le pont de bateaux et fouetté par les palettes d’une ligne de moulins ; l’on peut même distinguer, quand le soleil déchire la brume légère, les voitures, les cavaliers, les promeneurs, plus petits que des fourmis sur un fétu de paille.

On nous mena ensuite à une clairière de la forêt, pour voir le déjeuner des sangliers ; mais ces messieurs n’avaient pas faim apparemment et ne daignèrent pas sortir de leur bauge pour nous. Pourtant des fumées, des pistes et des abatis rencontrés à chaque pas, ne nous laissaient pas le moindre doute sur leur existence.

Notre séjour à Wiesbaden coïncidait avec l’entrevue des empereurs à Stuttgart ; et, malgré notre vif désir de voir les fêtes auxquelles cette rencontre devait donner lieu, nous n’osions risquer l’excursion, de peur de coucher à la belle étoile ; la lettre d’un ami, nous prévenant qu’une chambre nous était réservée à l’hôtel Marquardt, nous décida, et, le lendemain, nous étions à Stuttgart, que nous avons jadis trouvé si paisible en le traversant pour aller à Munich. Nous ne sommes pas un chroniqueur politique ; ainsi ne redoutez de notre part aucune conjecture saugrenue ou paradoxale sur les motifs de l’entrevue : nous ne soupçonnons pas ce que l’aigle à une tête et l’aigle à deux têtes ont pu se dire, et nous n’avons fait aucun effort pour le deviner. Nous nous sommes contenté de nous promener par les rues, à travers une énorme affluence d’étrangers, dans un pêle-mêle d’équipages se hâtant vers quelque cérémonie ou quelque gala.

Nous vîmes là ce qui n’existe plus depuis longtemps en France, un coureur ! — le dernier peut-être de l’espèce. C’était un homme maigre, svelte, basané sous des cheveux blonds, vêtu d’une veste de velours flottante richement galonnée, d’un pantalon rayé de bandes roses et blanches, sanglé d’une ceinture, coiffé d’une sorte de petit bonnet à la hongroise. Il tenait en main un cor dont il sonnait de temps à autre, sans ralentir son pas gymnastique. On le rencontrait partout courant comme un dératé et s’acquittant de divers messages. Eût-il pu suivre comme un zagal une chaise lancée au galop de dix mules d’Espagne, et cela d’un relai à l’autre ? C’est ce que nous ne saurions dire, ne l’ayant pas vu lutter contre des chevaux. Toujours est-il qu’il semblait fort ingambe et nullement fatigué de son métier.

Une représentation solennelle devait avoir lieu le soir au théâtre, et les moindres places se disputaient avec un acharnement dans lequel, vous le pensez bien, la pièce annoncée n’était pour rien. Nous dûmes à la même protection amicale qui nous avait déjà assuré le gite une excellente stalle d’orchestre. La salle était illuminée ou plutôt incendiée à giorno, et, quand leurs majestés impériales et royales parurent dans leur loge, une longue acclamation salua leur entrée. La toile levée, bien des têtes encore ne regardaient pas la scène : c’est en effet un spectacle rare dans l’histoire qu’une loge renfermant deux empereurs, un roi, une impératrice, une reine et une grande-duchesse ! et peut-être, les augustes spectateurs exceptés, personne n’écouta-t-il la musique brodée par Balfe sur le canevas de la Gypsy transformé en opéra.

Le lendemain, nous assistâmes à une grande fête agricole célébrée à Cannstadt ; en face de la tribune préparée pour les hôtes illustres du roi de Wurtemberg s’élevait un monument d’architecture rustique formé d’arcades en branches de sapin et surmonté d’un grand candélabre fait avec des pommes de couleurs contrastées, des épis de maïs et autres productions de la terre. — C’était charmant.

Les bœufs primés, ornés de guirlandes comme des victimes antiques, défilaient devant la tribune et recevaient leurs prix ; aux bœufs succédèrent les moutons, également enjolivés ; puis vinrent les porcs, aussi couronnés de feuillages ; la simplicité allemande pouvait seule risquer cette hardiesse naïve : des cochons fleuris !

Des courses de chevaux eurent lieu ensuite. Les chevaux avaient de la race et du feu, mais les jockeys nous semblaient d’une tournure peu anglaise, singulièrement accoutrés et assez novices sur le turf. Notre étonnement cessa lorsque nous apprîmes que ces jockeys étaient tout simplement les éleveurs eux-mêmes, — bons cavaliers, du reste, et qui fournirent gaillardement leur course.

En regagnant notre calèche, nous vîmes passer les équipages de la cour, attelés de beaux chevaux blancs d’une race particulière au Wurtemberg, et dont la robe s’allie très-bien avec la grande livrée rouge et or du roi.

Depuis que nous étions à Stuttgart, une ambition presque irréalisable nous agitait, celle de pénétrer dans la Wilhelma, une résidence mystérieuse et charmante fermée à tous les regards profanes, un Eldorado inconnu dont on raconte vaguement les merveilles, — aucun voyageur n’y est entré, — unus vel nemo.

Nous concevons très-bien ce caprice royal de clore hermétiquement son rêve, de ne pas le laisser déflorer par la curiosité vulgaire, et d’y vivre absolument cloîtré. L’on est bien jaloux de la beauté d’un palais. Quel charme dans une vie publique comme celle d’un roi, d’avoir un coin réservé, inconnu !

Pour se faire ouvrir la porte de cette retraite si obstinément murée aux touristes, il faut posséder le Sésame ouvre-toi des contes arabes, et ce mot, on ne le communique pas volontiers. Nous rencontrâmes le bon génie dans un instant favorable, et tout obstacle fut levé.

La Wilhelma n’a rien de remarquable à l’extérieur vous passeriez vingt fois devant sans y jeter les yeux si vous n’étiez pas prévenu que c’est là. Un long mur que dépassent des arbres, — c’est tout. Impossible de soupçonner du dehors un palais ou un château, ou même un simple pavillon derrière ces verdures confusément massées ; on dirait un parc un peu abandonné ou dont le maître est depuis longtemps en voyage. Jamais la maxime de la sagesse « Cache ton bonheur, » ne fut mieux suivie.

Les premiers pas qu’on fait dans l’enceinte mystérieuse ne vous apprennent rien encore ; on marche presque au hasard le long d’allées et de massifs, rideau de végétation qui masque le merveilleux décor, le magnifique palais d’Aladin. Au bout d’un petit sentier, nous débouchons dans un vaste espace ouvert, et nous ne pouvons retenir un cri de surprise.

Par un coup de baguette, nous étions subitement transportés de Stuttgart à Grenade, du XIXe siècle au XIVe, du règne de Guillaume, roi de Wurtemberg, au règne d’Yusef Abul-Hagiag, calife d’Espagne.

Un palais moresque d’une incontestable authenticité, achevé d’hier pourtant, — ou du moins ses fraîches couleurs le font croire, — aussi grand que l’Alhambra et qui n’est pas l’Alhambra ; un palais inventé, non copié, comme si les architectes d’Abu-Nazar et d’Abi-Abdallah existaient encore, se développait devant nos yeux éblouis avec les magies du rêve et les précisions de la réalité.

Au-dessus des ligues d’architecture bleuissaient, au lointain, des montagnes sur lesquelles nous fûmes étonné de ne pas voir briller les paillons d’argent de la sierra Nevada, tant nous avions de peine à nous persuader que nous n’étions pas à Grenade !

La Wilhelma est le caprice le plus poétique qu’un roi se soit passé. — Il y a dix-sept ans, nous écrivions dans l’Alhambra même, avec le soupir de l’impossibilité : « Si nous étions un peu millionnaire, une de nos fantaisies serait de faire un duplicata de la cour des Lions au milieu d’un de nos parcs. »

Cette phrase échappée au désir d’un pauvre poëte habitué à voir s’envoler ses chimères, le roi de Wurtemberg se l’est dite, et le rêve s’est accompli.

Ce n’est pas une chose rare qu’un roi se fasse bâtir un château énorme, magnifique, splendide ; mais qu’il réalise aussi absolument une fantaisie ingénieuse, délicate et charmante ; qu’il la mène à bout avec une telle perfection de détails et un soin si curieux et si persévérant, c’est ce qui ne se voit ni tous les jours, ni tous les siècles, et surtout lorsque nulle idée d’éblouir ne s’y mêle.

Pendant que nous écrivons ces lignes, une triste nouvelle nous parvient par la Presse :

« Tous les correspondants de Stuttgart ont raconté des merveilles de la villa du roi de Wurtemberg, la Wilhelma, près de Cannstadt, quoiqu’un seul d’entre eux peut-être ait été admis à la faveur de visiter ce magique palais. M. le docteur Zanth, architecte du roi, qui avait construit cette royale résidence, vient d’expirer le 6 de ce mois, au moment où l’empereur de Russie détachait vers lui le prince Gortschakov pour lui remettre la croix de l’ordre de Stanislas. »

On nous avait dit, en effet, que M. Zanth était malade quand nous visitâmes la Wilhelma, mais nous ne pensions pas apprendre si vite sa mort.

M. Zanth, nous assure-t-on, n’a vu ni Grenade, ni Cordoue, ni Séville, ni le Caire, ni Alep, ni Damas, où se trouvent les plus beaux monuments de l’architecture arabe ; il n’a pas dépassé Palerme, qui conserve, comme on sait, dans quelques édifices, des traces du goût sarrasin. C’est donc par un admirable effort d’intuition qu’il est parvenu à reproduire de toutes pièces un style dont la tradition est perdue, même à son lieu de naissance, et qu’il a pu réaliser en plein Wurtemberg le rêve fantastique du roi. La Wilhelma est, en architecture, un résultat analogue à celui du Divan occidental-oriental de Gœthe : la poésie de l’Orient transportée dans le Nord sous une forme concrète et cristallisée.

Représentez-vous, pour la disposition générale, la cour des Lions grandie huit ou dix fois. Sur trois faces règne une galerie, soutenue par de légères colonnettes, recouverte d’un toit de tuiles cannelées ; autour des colonnettes s’enroulent des plantes grimpantes mêlant leurs feuillages naturels aux feuillages sculptés, et formant un long cloître de verdure et de fleurs d’une élégance extrême. L’autre face est occupée par une terrasse sur laquelle se développe le palais. Le pavillon central est coiffé d’une espèce de dôme surbaissé et flanqué de deux minarets ornés, comme la pointe du milieu, des attributs de l’islam. Trois grandes portes et trois fenêtres à triples meneaux se découpent dans la façade. De chaque côté s’étendent sur une ligne moins haute, en manière d’ailes, deux corps de logis à toits plats percés de fenêtres arabes. Deux galeries vont à droite et à gauche relier, aux bouts du terre-plein, deux pavillons également arrondis en coupole, et d’où partent des rampes. Du milieu de la terrasse, un large escalier à trois repos descend vers le jardin, planté de myrtes, de grenadiers, de thuyas et de cyprès, comme le jardin de Lindaraja et le parterre du Généralife.

En face du grand pavillon que nous venons de décrire sommairement s’élève, pour lui faire symétrie, une sorte de kiosque interrompant la galerie, à peu près comme la salle des Abencerrages et des Deux-Sœurs Interrompent à l’Alhambra la ligne basse du portique. Ses assises de pierre alternativement rose et grise rappellent le pittoresque bariolage de Sainte-Sophie à Constantinople et d’autres édifices du Caire, où ce mode de décoration est souvent employé.

Une haute ogive échancrée en cœur forme le vestibule, où l’on n’a pas oublié les petites niches de marbre destinées à déposer les babouches, car l’Orient témoigne son respect en se déchaussant, comme l’Occident en se décoiffant ; — pourtant la couleur locale n’est pas poussée à la Wilhelma jusqu’à ce point d’exactitude de vous faire ôter vos souliers ou vos brodequins vernis.

Haroun-al-Raschid, le splendide calife, ne se trouverait pas dépaysé en entrant dans cette salle : sans faire une critique, il irait s’asseoir sur le divan de brocart d’or en passant sa main pâle sur sa noire barbe soyeuse, et dirait à son fidèle vizir Giaffar de donner six mille bourses, cent esclaves et trois cents chameaux à architecte, en signe de satisfaction.

La cause de l’architecture polychrome, si bien plaidée par M. Hittorf, a été gagnée à la Wilhelma par M. Zanth. Quiconque aura vu cette merveilleuse salle ne comprendra pas qu’on ait pu si longtemps laisser aux monuments cette pâleur blafarde et nue. Au reste, les Égyptiens, les Assyriens, les Grecs, les Arabes, les gothiques ont toujours peint les édifices. Ce n’est que beaucoup plus tard, aux époques de décadence architecturale, qu’on s’est avisé d’être si sobre et si sévère.

On ne saurait rien imaginer de plus gracieux, de plus riche, de plus charmant. L’on admire sans pouvoir se lasser ces colonnettes aux chapiteaux dorés et peints, ces ravalements de carreaux coloriés, ces rinceaux, ces losanges, ces entrelacs, ces étoiles, ces rayons, ces nervures, rechampis d’or sur des fonds d’azur, de sinople, de pourpre, qui en détachent le dessin ingénieusement compliqué ; ces niches et ces pénétrations taillées en stalactites ou en gâteaux d’abeilles, ces immenses guipures frappées comme à l’emporte-pièce, ces infinis détails où l’œil s’amuse et se perd à travers toutes les décompositions des formes mathématiques. L’art iconoclaste de l’Orient n’admettait dans son ornementation ni l’homme ni l’animal, à peine quelque fleurs chimériques : M. Zanth a été sur ce point aussi scrupuleux que s’il eût professé l’islam et répété cinq fois par jour, en dessinant ses plans : « La illah il Allah » ou : « Mohamed raçoul Allah ! » Nous approuvons beaucoup cette réserve, qui ajoute singulièrement au caractère de l’édifice.

Par un amour-propre qui honore son invention, M. Zanth n’a rien copié dans les ouvrages où sont reproduits les détails de l’Alhambra, de l’Alcazar de Séville, du Mirah de Cordoue ; il n’a pas décalqué Giraut de Prangey en stuc ou en pierre ; il a imaginé dans le caractère sarrasin, arabe ou moresque, comme on voudra l’appeler, des ornements nouveaux, comme s’il eût été un architecte du temps des califes, surveillé par la jalousie de ses confrères, prêts à crier au plagiat.

L’ameublement de cette belle salle consiste en divans, en piles de carreaux recouverts des plus riches étoffes, en portières de brocart tramé d’or et ramage de larges fleurs. Du plafond descendent des lustres délicatement ouvrés dans le goût arabe et du plus charmant effet. Sur les vitres des fenêtres, à trèfles et à colonnettes percées assez haut, sont peints des volubilis, des branches de verdure, des guirlandes de fleurs dont la transparence fait illusion et qu’on prendrait pour la végétation extérieure poussée contre le verre par la brise.

Le grand pavillon dont la terrasse renferme les appartements du roi, est décoré dans le même style avec une variété dont on peut difficilement donner l’idée par des mots. La salle de bain, d’une élégance exquise, fait penser aux bains de la sultane à l’Alhambra, une des plus charmantes créations du génie arabe. Les portières rappellent les plus belles étoffes de l’Orient, et les pieds y effleurent partout ces tapis de Smyrne qui ressemblent à des bouquets foulés par la danse des péris.

Ce qui frappe surtout dans cette retraite délicieuse, c’est le goût parfait, l’élégance exquise, l’invention délicate et perpétuelle. Ce n’est point un gros luxe lourd, aveuglant, criard, fait à coups de millions. Un particulier pourrait à la rigueur s’en bâtir une pareille. Beaucoup de châteaux qui n’ont ni ce caractère, ni cette étrangeté, ni cette poésie, ont coûté à coup sûr davantage. Ce rêve est fixé avec des matériaux légers, de peu de prix ; l’art y surpasse partout la matière ; mais l’Alhambra, que toutes les descriptions font de marbre, n’est-il pas tout simplement en plâtre ?