Flammarion Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 265-277).

LE DOMPTEUR D’ABEILLES

Sa carte venait de me l’apprendre : il se nommait non seulement « Maunier » mais encore, s’il vous plaît, — « de Flore », — « M. Maunier de Flore », — ce prédestiné agreste…

Et je vis entrer un pur, solide Provençal, de taille un peu au-dessus de la moyenne, large d’épaules, vaillamment cambré sur son râble, le clair regard bien net dans votre regard, la mine ouverte et de belle humeur ; — je ne passe pas non plus pour engendrer la mélancolie : on pourra s’entendre.

Immédiatement, écourtant les formules, et sur le rythme chantant et sonore qui me charme à jamais, — qu’il vienne des pays d’Oc, d’Oil, (— c’est toujours d’ail, —) il me dit en coup droit :

— Monsieur, connaissez-vous les abeilles ?

— Monsieur, oui ; mais je les connais — sans les connaître.

— Pas suffisant, pas suffisant, monsieur ! II faut que vous les connaissiez tout à fait, et ça me regarde. On leur a fait une réputation de mauvaises toucheuses qu’elles ne méritent aucunement : des moutons, monsieur, de véritables moutons ! — Oui, je sais : il y en a qui prennent des gants pour leur parler, des gants et des masques ; ça fait pitié ! Jamais de masque, moi, monsieur, jamais de gants, — et je ne vis qu’avec elles ! — Et je me charge, moi qui vous parle, je me charge, entendez-moi bien, monsieur Nadar, de vous camper au plein d’un essaim déchaîné — avec moi à côté de vous, monsieur, avec moi ! — Et tous deux ensemble, nous ouvrirons, nous tournerons, retournerons, tripoterons, — sur nos genoux, si vous voulez bien — une ruche en plein travail, sans que vous ayez à souffrir d’une seule piqûre ! — Et photographions ça, raide ! — Si la chose vous va, je suis votre homme : — vous va-t-elle ?

Ça vous a toujours et encore quelque chose d’affriolant, ces expéditions-là : il semble que la bagarre vous siffle… — et puis encore une fois, comme disait mon Banville, c’est si amusant, se mêler de ce qui ne vous regarde pas : — et par-dessus le marché ; enfin, mon tentateur apparaissait là tellement sûr de son affaire, de notre affaire.

Mais cette fois, ne nous emballons pas trop vite ! D’ici je les entends déjà gronder — (elles s’inquiètent de rien !) — et me crier que ce n’est plus de mon âge, les aventures — (comme si j’avais besoin d’elles pour me le rappeler, hélas !) — Et tout à point encore je me remémore les légendes de tant de gens mis à mal, au plus mal, en vérité, par ces bestioles-là : pas plus tard qu’avant-hier, dans le journal, l’histoire de ce voiturier assailli, qui ne s’en releva pas…

Et sans aller plus loin, comment ne me reviendrait-il pas à l’esprit celui que nous avions appelé le Monstre, — vous savez, mon voisin de campagne, cet animal de propriétaire si antipathique, tellement ladre qu’il poussait, à écouter Karr, l’avarice jusqu’à la prodigalité, — celui-là qui avait fait installer dans son jardin une ruche « pour utiliser » ses fleurs. Aussi les abeilles, ces braves petites vengeresses, l’eussent plutôt dévoré tout cru que lui permettre de se présenter dans ses propres allées autrement qu’enveloppé de gaze verte de la tête aux pieds, comme les baromètres des mairies de campagne. — Ce même « Monstre » que je vois, que j’entends encore, me criant un matin par-dessus notre treillage, en levant ses bras voilés de gaze vers le Ciel, dont les Monstres ne revendiquent pas moins leur part : — Voisin ! MES mouches M’ont mangé MON miel !!! »

Bon ! Mais à moi, à moi, en vérité, m’avaient-elles jamais porté ombre de préjudice, les justicières de ce Pharisien ? Et Dieu sait pourtant si ces communistes nées se souciaient de notre treillage individualiste et se génaient pour fourrager et foisonner chez moi tout comme chez elles !

Cependant notre bon M. Maunier — et même de Flore — attendait ma réponse, un point d’interrogation dans chacun de ses deux yeux braqués, — et toujours semblant tellement, mais tellement sûr de lui, de nous !…

Il ne faudrait cependant pas tant se presser de toujours critiquer les autres : voyons, qu’est-ce que vous auriez fait à ma place, vous-même qui me lisez ? Et ne dirait-on pas vraiment qu’il s’agit là de lions et de rhinocéros ! Avant tout, s’il n’était hors de tous risques, ce brave homme m’engagerait-il et s’engagerait-il lui-même à côté de moi dans une telle partie ? — Oui, oui, qu’on y va ! Mais soyons malin : nous ne soufflerons mot, pour ne pas troubler la famille, puisque ces bonnes gens-la ont toujours peur de tout, — et nous filerons à l’anglaise…

— Eh bien ! monsieur Nadar ?

— Eh bien ! monsieur de Flore, quand vous voudrez.

— Avez-vous le temps aujourd’hui ?

— Non, mais je vais le prendre.

— Présentement ?

— Présentement.

Done je m’esquive, — et nous sautons dans la voiture qui attend. Le cocher, sur un signe, file.

— Allons-nous loin ?

— Tout près, au Prado.

Il faut vous dire — je l’avais négligé — que nous sommes à Marseille, en ce bouillonnant, étourdissant, éblouissant et tant aimable Marseille qui me grise et que je ne me consolerai jamais d’avoir découvert si tard…

En chemin mon compagnon m’expose au mieux que, par sa position géographique, son ciel pur, son soleil, la Provence est par excellence le pays des fleurs et que, qui le croirait ! c’est précisément là qu’on trouve le moins d’apiculteurs.

— Mais c’est intolérable ! et vous avez cent fois raison. Vite, vite, faisons des ruches !

Ils ne m’ont pas attendu : le Midi, à la fin et devant telles évidences, ne pouvait manquer de bouger, comme on dit. Le voilà qui bouge, et pas à demi, car il vient d’un premier et seul coup de créer : — d’abord la Fédération apicole de Provence, des Alpes et de la vallée du Rhône ; — puis un journal mensuel (voici le premier numéro) des travaux de la Fédération ; — et enfin la première Exposition de la Fédération apicole du Midi, avec Concours, Concours pour tout : — Concours pour abeilles vivantes (?), Italiennes, Chypriotes, Carnoliennes ; — Concours des miels en rayons, en cadres, en sections, en pots ; — Concours de cires, gaufrées, en briques, — des hydromels, liqueurs au miel, bières, vinaigres, conserves au miel, — gaufres, chocolats, opiats, savons, etc. — tout ça au miel ! — puis les Concours industriels, puis les Concours agricoles, avec prix et récompenses, à partir de la meilleure ruche fixe ou mobile — pour finir (numéro 46) au meilleur remède — « pour la guérison (aye !) des piqûres d’abeilles… »

— Hé, hé ! nous y voilà ! — Elles piquent donc ?…

— Les maladroits, oui, monsieur, — et elles ont raison !

Le bon de Flore est subitement devenu un peu sec : n’appuyons pas… — Au surplus, nous voici arrivés.

De drapeaux, ce qu’il en faut, — le modeste apparat d’un festival champêtre dont la simplicité tout d’abord nous gagne. L’endroit est au mieux choisi, et le gai soleil a toute aise pour s’ébaudir dans son ciel clair sur cette vaste place qu’encadrent, avec sa grille de facade, trois corps de grandes galeries.

Saluons : — nous sommes dans la premiére Exposition de la Fédération apicole du Midi !!!

Tout y est méthodiquement disposé et aménagé dans le meilleur ordre, chaque exposant à l’affût devant sa chacuniére, vous visant de l’œil, prospectus en main, le robinet d’éloquence en joue, prêt à jaillir sur un geste, sur un regard, sur rien (— faites un pas pour voir !…) — et le visiteur est stupéfié devant tout ce qu’il n’aurait jamais pu supposer de tout ce qui touche à ce monde des abeilles — et de tout ce qui nous en vient.

Rapidement, mon guide, qui me semble l’ame de cette Exposition, m’y fait les honneurs de toutes choses, me fourrant par force de-ci de-là, en poche, flacon, pot ou savon, mais visiblement hâtant notre revue… — Enfin :

— A nous, maintenant ! dit-il, — et il passe ses mains sous le robinet d’une fontaine, puis les essuie avec un linge bien blanc :

— Monsieur Nadar, trois points essentiels — n’avoir aucune odeur sur soi, même la plus faible — jamais, jamais un mouverment brusque, qui puisse effrayer ou inquiéter ; — et enfin, avant tout, avoir confiance, ne craindre ! — Vous ne craignez ?

— Je ne crains.

Il passe devant moi, et, revenus à la grande cour, nous pénétrons dans une enceinte réservée, close d’une barrière à la hauteur d’appui, obstruction indispensable devant le gros du public.

En effet, c’est là que M. Maunier de Flore doit n’être en rien troublé dans ses démonstrations qui se succèdent tout le jour.

Voici sa ruche, une ruche de son invention, qui ne ressemble en rien aux ruches que nous connaissons, et me paraît, tout à l’heure les laisser de bien loin en arrière.

Imaginez une manière de parallélogramme, en bois blanc, d’à peu près mètre sur mètre, angulairement dressé sur un chevalet bas. — A terre, auprès, une assiette contenant un liquide incolore.

Sous l’aplomb du soleil Phocéen, la ruche est en pleine action, au centre de la nuée bourdonnante, du tutti des violoncelles de ces laborieuses qui, sans fin ni tréve, entrent et sortent, chacune toute a son affaire…

Pareillement tout à la sienne, notre apicole, passant devant moi sans plus me regarder que si je n’existais pas, a allumé et ingéré quelque chose qui fume dans un petit soufflet dont il joue légèrement, mais non sans quelque majesté, de droite, de gauche, autour de lui : — tel un magicien impeccable décrit dans l’air les cycles cabalistiques de l’incantation…

Je lui ai emboîté le pas et me suis installé avec modestie contre la ruche, au-dessous et au-dessus de laquelle il souffle encore deux ou trois petits coups de sa petite affaire : puis — voilà le moment ! — doucement, il découvre, en levant la paroi qui fait couvercle…

Du coup, si délicatement aménagé qu’il fût, violent émoi et remous profond dans les foisonnements du personnel ailé ainsi mis à jour, avec rinforzando formidable de la musique.

Toute la garnison est sortie, mais elle sort toujours et ne finit plus de sortir : et des vingt mille miliciens qu’à peu près contient toute ruche, cette fois, quand il n’y en a plus, il y en a encore.

Nous nous trouvons enveloppés, obscurcis, aveuglés, perdus au milieu de ces myriades de porte-glaives, titillés de tout nous, faces, cous, mains, par ces effervescences mouvantes, — une immersion dans un universel frôlement, — comme lorsqu’en ballon on entre au plus épais du nuage et qu’on vient à rencontrer contre ses joues la caresse atone de la buée ou le bris frissonnant des tant fines, invisibles aiguilles de la glace…

Mais les aiguilles présentes n’auraient rien d’aussi rafraichissant et le fait est — si on vient à y songer un instant — que si une seule de toutes ces petites « histoires naturelles », tout à coup prise du vertigo, venait à s’aviser de se fâcher et de donner le la aux autres… brrr !!!…

Et, rêvant à ce que peut en cet instant présenter à l’objectif déjà braqué notre duo nébulosé, effondré par ces prolifications pullulantes, — obstinément me revient un souvenir du vieux Tintamarre de Commerson, ce cliché à tel point criblé de points noirs qu’on n’en distinguait plus qu’en très vague le sujet lamentable : — « Famille espagnole grêlée par les punaises »…

Mais voici que du milieu de notre nue vivante, toujours impassible, tel, un dieu Olympien, M. Maunier se tourne vers nous, brandissant d’une main son couvercle, comme pour la démonstration :

— Tiens, tiens, tiens : vous aviez pris une chaise, vous, monsieur Nadar ? — Pas bête !

— Ma foi oui, monsieur Maunier ; mes vieilles jambes n’aiment pas rester debout sur place…

— Et que vous avez bien fait. — Eh bien ! vous voyez si j’avais raison et qu’il n’y a pas de danger avec moi. — Maintenant, veuillez remarquer tous les avantages de ma ruche, la disposition si commode, si propice à tout et pour tout, de mes rayons en feuillets, de ces feuillets qu’en effet je feuillette comme les pages d’un livre, — et comme il m’est facile à toute heure de les consulter recto et verso, tout chargés qu’ils sont de miel, de cire, de couvain et de travailleuses si bien à leur besogne que toutes mes manœuvres ne peuvent leur faire lever le nez de sur l’ouvrage. — Et voyez encore avec quelle facilité je détache à volonté et remets à sa place chacun de mes petits volets, comme avec vos nouvelles reliures mobiles… Suis-je dans la vérité ? Vous en avais-je trop dit ? — Rendez-moi témoignage !

Je n’avais en effet qu’à reconnaitre et proclamer que jamais chose annoncée ne fut plus exactement accomplie, cas rare aujourd’hui que tout programme est devenu aussi menteur qu’une profession de foi. Et je félicitai et je remerciai le digne apicole pour m’avoir initié, — d’autant plus admirant que ce dompteur d’hyménoptéres ne fût lui-même, en somme, comme vous et moi, qu’un simple et modeste aptère…

En nous séparant, il sembla me donner à entendre que, sans parler de la réserve prudente de ses mouvements, inspirée par sa pratique suivie des abeilles, il devrait leur inocuité surtout à la petite assiette où il mettait une pincée de sel dans quelques gouttes d’eau… Finalement il m’annonça que son Exposition de Marseille touchant à sa fin, il se disposait à porter à celle de Bruxelles le curieux enseignement dont il m’avait précieusement gratifié…

Alors maintenant, — puisque le voilà parti, — trahissons !

De vous à moi, — si je l’ai bien compris, — je ne croirais pas trop que l’eau ni le sel de la petite assiette comptent pour grand’chose dans l’affaire, par cette raison que je ne vis pas cette première fois une seule mouche faire visite à la dite assiette. Et que la seconde fois, — car je demandai et obtins de renouveler l’expérience ; — l’assiette même était absente, — ce qui n’empêcha en rien les aimables mouches de se comporter en toute parfaite discrétion à notre endroit — et même a notre envers…

Je croirais beaucoup plutôt que c’est le je ne sais quoi qui brûle dans son petit soufflet qui stupéfie les abeilles, — insuffisamment pour interrompre leurs occupations, — assez pour les rendre indifférentes à toute idée de combativité.

— Mais alors, s’il en est ainsi, pourquoi l’excellent homme ne le dit-il pas ?

— Ça, pour le moment, paraîtrait que ça ne regarde que lui…