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LES PRIMITIFS DE LA PHOTOGRAPHIE

Les Daguerréotypeurs Chevalier et Lerebours. — Richebourg. — Vaillat. — Legros. — Thierry de Lyon. — Claudet de Londres. — Le caricaturiste Randon. — Les photographes Bayard. — Poitevin. — Paul Férier, — Bertsh et C. d’Arnaud. — Gustave Le Gray. — Moitessier. — Taupenot. — Fortier. — Olympe et Onésyme Aguado. — Edouard et Benjamin Delessert. — Edmond Becquerel. — Bareswill et Cie. — Van Monckhoven. — Léon Vidal. — Adam Salomon. — Numa Blanc. — Hampsteingl, de Munich. — Mayer et Pierson, — Le peintre Ballue. — Les frères Bisson et leur opérateur Marmand. — Marville. — Adrien Tournachon. — Alophe (Menut). — Berne-Bellécourt. — Louis de Lucy, Lafon de Cararsac, Mathieu Deroche. — Carjat. — Bertall. — La photosculpture. — L’imprimeur Lemercier. — Disdéri. — Warnod. — Lazerges et Dallemagne. — Braun ; de Dornach. — Lewitzki, Lejeune, Joliot. — Luckhardt, de Vienne. — Alessandri, Daziaro, Abdullah. — Séverin, de La Haye. — Les frères Sarony. — Ghemar, de Bruxelles. — Silvy. — Walery. — Nadar.

Nous sommes à une époque de curiosité exaspérée qui fouille tout, hommes et choses ; à défaut de la grande histoire que nous ne savons plus faire, nous ramassons les miettes de la petite avec un tel zèle que notre considération en est venue à ouvrir ses grands yeux devant un collectionneur de timbres-poste.

A quelque meilleure raison, peut-être y aura-t-il done un intérêt pour les chercheurs spéciaux du passé à leur laisser certaines indications même sommaires sur ceux de nos pratiquants primordiaux, ouvriers de la première heure, que nous avons connus ou seulement rencontrés. — A celui qui, par le bénéfice médiocrement enviable des ans écoulés, se trouve rester aujourd’hui le doyen de la photographie opérative, ce soin revenait et il s’en acquitte pendant qu’il en est tout juste temps encore.

Done le Daguerréotype cédait la place à la Photographie. Ce n’était pas sans avoir eu son moment de gloire entre les mains des ingénieurs Chevalier et Lerebours et encore de Richebourg l’opticien, lequel ne manquait jamais d’ajouter à sa signature les .*. maçonniques : il paraît que c’était un titre en ces temps-là. D’autres praticiens n’avaient pas tiré moins bon parti de la plaque argentée : l’excellent Vaillat et l’ineffable Legros, l’homme chamarré, aux robes de chambre en brocart, galvanisaient les derniers beaux jours du Palais-Royal dont la province ne pouvait se résoudre à se désenamourer et qui achevait de s’éteindre avec eux. Cependant le Rhône et la Saône s’extasiaient encore aux plaques du brave Lyonnais Thierry et Randon le caricaturiste y avait même en passant touché. — Mais c’en était fait du daguerréotype devant la photographie et, comme on disait alors, « Ceci tuait Cela ».

Dans le mouvement de cette première période photographique et à l’avant-garde du petit bataillon sacré encore contemporain de Niepce et Daguerre, j’entrevois par la brume de l’horizon Bayard, frère du fécond collaborateur de Scribe et oncle de l’artiste regretté Emile Bayard. — A côté de ce père noble de la photographie, — où il nous arrivait, dit la légende, par la pomoculture, — m’apparaît, non moins correct en tout point mais plus long, un autre amateur et chercheur précieux, Paul Perier, neveu de Casimir. Puis, petit et tout sec pour indiquer qu’il est quelque peu cassant, Bertsh qui le premier appliqua la photographie à la micrographie et à la mégalographie, aussi précis et minutieux sous la planète que sur l’insecte microscopique, dans sa toute petite mansarde de la rue Saint-Georges : — on faisait comme on pouvait ! Et si étroite que fût cette guérite encombrée de cuvettes et flacons étagés, encore y avait-il place contre les coudes de Bertsh pour son inséparable et non moins ingénieux collaborateur, Camille d’Arnaud, qui, invinciblement attiré vers les nouveaux phénomènes, avait pour eux délaissé la direction du journal d’Houssaye, l’Artiste, — le bon d’Arnaud qui voulut bien être et fut mon maître.

Nous en trouverons ainsi plus d’un autre en cette élite, abandonnant tout pour marcher vers la nouvelle étoile : — Tripier, le fils des Codes, que nous appelions » le Baron », l’alter ego de Leclanché, surnommé « Farouchot », traducteur de Cellini ; — Gustave Le Gray, désertant la peinture pour propager la méthode sur papier que Poitevin, notre bienfaiteur à tous, venait d’inventer ; — puis d’autres zélateurs encore, Moitessier, Taupenot, Fortier (un teinturier), — et les deux frères Olympe et Onésyme Aguado, non moins passionnés et infatigables qu’Edouard et Benjamin Delessert et mon très cher condisciple Edm. Becquerel, qui n’était pas encore assis à l’Institut dans le fauteuil paternel qu’il transmettra à son fils ; — tous chercheurs obstinés, déblayant notre route et nous dépistant chaque jour des procédés nouveaux, des perfectionnements que Bareswill et Davanne, modestement et précieusement enregistraient marquant les points de la partie que jouaient les autres.

La poussée était universelle. Sans parler de l’émerveillement qui ne se rassasiait pas de produire l’image sans avoir jamais passé devant l’école du Dessin, l’apprentissage le plus sommaire se trouvait toujours suffisant pour faire mal : les délicats n’avaient qu’à chercher au delà. Comme dépense, l’entrée de jeu était insignifiante et la recette d’autant plus grosse qu’elle restait facultative, uniquement limitée par la discrétion du fabricant. Pas de frais en dehors du laboratoire, Adam Salomon ne nous ayant pas encore rapporté de Munich la coûteuse retouche d’Hampsteingl, nécessaire autant que nuisible, détestable autant qu’indispensable.

Aussi tout un chacun déclassé ou à classer s’installait photographe, — clerc d’étude qui avait un peu négligé de rentrer à l’heure un jour de recette, ténor de café-concert ayant perdu sa note, concierge atteint de la nostalgie artistique, — ils s’intitulaient tous : artistique ! — peintres ratés, sculpteurs manqués affluèrent, et on y vit même reluire un cuisinier : n’a-t-on pas dit que la cuisine est elle-même une chimie ?

Mais il ne s’agit pas seulement de tout ce petit monde et c’est seulement du troupeau choisi — egregium pecus — que nous avons affaire. Évoquons ces quelques gloires d’un jour sur lesquelles chaque heure qui passe achève d’épaissir la poussière d’oubli…

Gustave Le Gray était peintre, élève de cet atelier alors célèbre où « le père Picot » poursuivait, le dernier, les traditions de l’École des David, Gérard et Girodet. « Le père Picot » comptait pour l’une des constellations dans le ciel gris de M. Paul Delaroche et de l’autre « père », le père Ingres, — « ce Chinois, disait Préault, égaré dans les rues d’Athènes ». — C’était l’heure de ce qu’on appelait, grands dieux ! « le Paysage Historique », et pendant qu’on huait Géricault et qu’on se cabrait devant Delacroix, le père Picot tenait tout aussi convenablement qu’un autre sa place en cette pléiade fuligineuse où les étoiles s’appelaient Alaux, Steuben, Vernet et autres gloires du musée de Versailles. — Les impressionnistes nous ont balayé tout cela, et qui pourrait leur en vouloir, malgré quelques torts ? S’il reste un médaillé de cette Sainte-Hélène, encore récalcitrant à l’école du plein air, s’il en est un dernier que notre brave Manet, d’abord si conspué, effarouche encore, que celui-là se console à recontempler le Serment des Horaces, l’Enlèvement des Sabines et Atala sur la tombe de Chactas.

Mais l’École s’opiniâtrait, tenant bon, et Le Gray s’y trouvait mal aise. L’aliment lui était insuffisant et l’estomac robuste de ce petit homme à l’esprit inquiet voulait autre chose que le sempiternel navet bouilli dans la guimauve. Tout jeune père de famille, se débattant sans relâche entre l’obsédant besoin de produire, les embarras de la vie matérielle et des chagrins intimes, cet agité s’énervait à se consumer stérilement sur place dans son atelier du chemin de ronde de la barrière Clichy.

Il avait toujours eu attraction vers la chimie et la peinture ne lui avait pas fait abandonner le laboratoire où, à côté de son atelier, il poursuivait le secret de la confection des couleurs définitives, immutables, fabrication trop abandonnée, selon lui, à la cupide indifférence des marchands. C’est sur cette étape du chemin de Damas qu’il fut subitement illuminé du premier rayon allumé par Poitevin. S’il s’en trouvait un parmi nous que la merveilleuse trouvaille de Niepce devait saisir, c’était lui. La photographie le sifflait. Le Gray accourut, et presque aussitôt il publiait, le premier, je crois, une Méthode des procédés sur papier et sur verre. — Le sort en était jeté : il ne restait plus du peintre que le goût exercé par l’étude, une accoutumance, une science de la forme, la pratique des effets et dispositions de la lumière, sans parler de notre vieille connaissance des agents et des réactions chimiques, le tout au profit du photographe.

Et il n’était que temps que l’Art vint s’en mêler un peu, car la photographie naissante à peine menaçait déja de tourner mal.

Paris et nos départements ne connaissaient alors qu’une maison : Mayer et Pierson ; de tous points on affluait là. Mais les deux hommes qui avaient créé cette maison, intelligents d’ailleurs, se trouvaient, d’origine et de par leurs métiers antérieurs, par trop étrangers à toute esthétique.

Leur fabrique de portraits installée en plein boulevard s’en tenait très profitablement à une seule manière et même à un format à peu près unique, singulièrement pratique pour les petits espaces de nos logements bourgeois. Sans s’occuper autrement de la disposition des lignes selon le point de vue le plus favorable au modèle, ni de l’expression de son visage non plus que de la façon dont la lumière se trouvait éclairer tout cela, on installait le client à une place invariable et on obtenait de lui un unique cliché, terne et gris, à la va-comme-je-te-pousse. L’épreuve à peine lavée passait aussitôt sur l’établi du peintre assermenté de la boutique, lequel avait pris ses notes, notes sommaires comme celles d’un passeport : teint ordinaire, yeux bleus ou bruns, cheveux châtains ou noirs, — et la chose, — payée d’avance, — vous était livrée tout encadrée et ficelée, sous enveloppe. À peine avait-on le droit d’ouvrir le paquet avant d’avoir regagné la porte. Les réclamations n’étaient pas admises, sauf, par faveur tout exceptionnelle, quand une cliente avait reçu comme son portrait celui d’un client d’elle inconnu ; mais il n’eût pas fallu y revenir. Dans ce renouvellement débordant des besognes quotidiennes, on n’avait pas le temps de s’arrêter à ces vétilles.

Le peintre spécialiste qui gagnait très largement sa vie à fabriquer ces enluminures était un tout petit brave homme, très doux sous son allure forfante et même formidable. Il s’appelait Balue et n’était pas sans quelque valeur. Pour se délasser de ses journées et se venger de ses aquarelles en grisailles Mayer et Pierson, il se retrouvait chez lui coloriste forcené et inondait le passage Jouffroy (qui venait tout exprès de s’ouvrir) de petits pastels féroces, des Diaz enragés avec des femmes en carmin pur dans des paysages fantastiques aux terrains pistache, sous des arbres bleus par des ciels nacarat.

Mais à tout cela, si la photographie proprement dite n’avait rien à voir, elle courait risque d’avoir tout à perdre. Les peintres qui l’avaient accueillie avec défiance revenaient de leur appréhension première et ne se faisaient pas faute de la traiter avec un suprême dédain.

Il fallait sans autre délai que la Photographie se dégageât des Infidèles, des travestissements infligés, et qu’elle se montrât telle qu’elle avait à se laisser voir, sans voiles comme la vérité.

Juste à point Le Gray était apparu et simultanément avec lui les frères Bisson, Adrien Tournachon et un quatrième dont il nous faudra bien aussi un peu parler, — puis bientôt le sculpteur Adam Salomon, Numa Blanc, Les peintres Alophe, Berne-Bellecourt, L. de Lucy ; les caricaturistes Bertall, Carjat, etc., etc

Facilement à cette première heure d’enthousiasme Le Gray avait trouvé un riche commanditaire, le comte de Briges, qui pour l’installer loua au prix fort un cubage déterminé d’air ambiant au-dessus de notre zone parisienne.

Je ne plaisante pas. — Cette contenance intangible, du coup convertie en matière des plus palpables et bien sonnantes, s’était rencontrée en place de combles au-dessus d’une grande bâtisse en cage à poules, seule défaillante parmi toutes les maisons du riche Paris, somptueusement construites en pierres de taille.

Mais cette maison, qui n’est pas une maison et rapporte autrement mieux qu’une maison, cette baraque fatidique mérite sa petite page d’histoire.

Elle était inexorablement vouée à la Photographie.

Tel, pour la tragédie, ce temple grec de l’Odéon, qu’il suffit de retourner comme une peau de lapin pour obtenir incontinent à l’intérieur le classique décor cher aux trois unités.

L’architecture en question, qui n’eut pas à épuiser l’imagination de l’architecte, se dresse en un périmètre fort intéressant à l’angle du boulevard des Capucines et de la rue Saint-Augustin, — juste à la place qu’occupait en 1848 le Ministère des Affaires Étrangères devant lequel partit, au soir du 23 février, le coup de feu qui suffit pour faire écrouler le trône de Louis-Philippe, si solide, semblait-il. Tant il est vrai que se fier à l’apparence ne vaut.

À cette époque, — et ceci paraîtra surprenant aujourd’hui, à moins de soixante ans de distance, — le quartier de la Madeleine était assez peu fréquenté et ses quelques boutiques y étaient aussi modestes que rares les promeneurs. Le vaste terrain fut donc acheté pour un morceau de pain, comme on dit, et non moins économiquement l’acquéreur, une vieille baronne fort entendue en affaires, s’en tint à y aligner de la façon la plus sommaire une suite de boutiques, identiquement surmontée d’un simple étage en compartiments cubiques.

Advint juste à point le mouvement indiqué de Paris sur l’Ouest. En ces choses et en toutes, l’ascension comme la chute s’accélère à mesure de la vitesse acquise. De bonne, la place devenait excellente. Il y avait là, sur une portée qui se chiffrait par nombre de dizaines de mètres et au premier au-dessus de l’entresol, une terrasse en plein nord que la Photographie ne pouvait manquer de guigner tout d’abord.

Presque simultanément deux grands ateliers, dont celui de Le Gray, s’y élevèrent, laissant entre eux deux la place à la photosculpture qui vint s’y installer avec M. de Marnhyac, pendant qu’au rez-de-chaussée les frères Bisson, commandités par les Dolfus de Mulhouse, ouvraient une somptueuse boutique où s’étalaient devant le public émerveillé leurs belles épreuves de la bibliothèque du Louvre et des vues de la Suisse, en dimensions jusque-là inconnues. Marville seul (— encore un peintre ! —) put alors les égaler dans les collections si remarquables laissées par lui aux archives de la Ville.

C’était la première période du procédé humide : celui qui a passé par les amertumes du collodion reste encore ébahi devant l’impeccable exécution de ces immenses clichés. Les frères Bisson avaient su dénicher et former au laboratoire un simple garde municipal qui, à bras tendu, couvrait d’un jet, — sans un retour, sans une coulure, sans un bouillon, sans un grain de poussière, — une glace d’un mètre sur quatre-vingts, à bras tendu. Ce brave homme, qui eut son heure de célébrité relative, mérite peut-être d’avoir son nom gardé dans cette légende : il s’appelait Marmand.

La boutique des Bisson fit fureur. Ce n’était pas seulement le luxe extraordinaire et le bon goût de l’installation ni la nouveauté et la perfection des produits qui arrêtaient le passant : il trouvait intérêt non moins vif à contempler à travers le cristal des devantures les illustres visiteurs qui se succédaient sur le velours oreille d’ours du grand divan circulaire, se passant de main en main les épreuves du jour. C’était en vérité comme un rendez-vous de l’élite du Paris intellectuel : Gautier, Cormenin Louis, Saint-Victor, Janin, Gozlan, Méry, Preault, Delacroix, Chasseriau, Nanteuil, Baudelaire, Penguilly, les Leleux, — tous ! J’y vis, par deux fois, un autre amateur assez essentiel en son genre, M. Rothschild, — le baron James, comme on l’appelait, — fort affable d’ailleurs et qui achevait déjà de ne plus se faire jeune. — Et tout ce haut personnel d’état-major, au sortir de chez les Bisson, complétait sa tournée en montant chez le portraitiste Le Gray.

Mais n’est pas or tout ce qui reluit. Ce public si brillant, de premier cartel, paye d’ordinaire en une autre monnaie que la monnaie courante et, Rothschild à part, n’est pas précisément celui qui met le charbon sous la marmite.

Or, pendant qu’en haut l’excellent Le Gray, généreux comme tous les pauvres gens, épuisait ses produits et ses cartonnages à combler gratis d’épreuves chacun de ses visiteurs, en bas, les braves Bisson faisaient de même, — c’est si bon de donner ! — si bien qu’à la boutique comme sur le toit, les deux commanditaires manifestaient une certaine agitation et quelque commencement de fatigue inquiète à toujours verser sans jamais recevoir. Les dépenses d’installation s’étaient déja trouvées dépasser les prévisions ordinaires, car l’immeubie où nous nous rencontrons justifiait plus que n’importe quel autre son nom d’immeuble. En effet, aux boutiques comme à l’unique étage, rien que les plâtres des quatre murs derriére les vitres au plus économiquement choisies. Libre était aux locataires de revêtir ces murailles nues de riches papiers, voire de tentures, de remplacer le verre par Saint-Gobain, de s’offrir des cheminées s’ils étaient frileux et même, dit-on, de se creuser des caves s’ils avaient besoin de sous-sol. Une gestion plus que stricte, véritable École des Propriétaires, s’en tenait à leur louer la place : rien de plus. C’était un « principe », — et tout esprit ferme en ses desseins sait ce que c’est qu’un principe. — Au surplus, nul n’eût eu droit à se plaindre : on n’avait en vérité forcé personne. Chaque preneur avait été à même d’apprécier si la main dans laquelle il allait mettre la sienne était par trop crochue, — chacun avait eu le droit d’opter, parfaitement libre, après avoir flairé la chose, d’entrer ou de fuir.

Le Gray, lui, avait été moins favorisé encore que nos Bisson. Il n’avait même pas eu à essuyer les plâtres, puisque pour lui il n’y en avait pas ; il avait dû les fournir. On ne lui louait sur ce toit vierge que la place pour les mettre, — un carré d’atmosphère, de ciel ouvert, dont il avait à se faire sa maison, — en bons et valables matériaux, s’il vous plaît, bien et dûment soupesés par l’architecte de la propriété, un rude œil !

De tels impedimenta du début, même de ces formidables frais d’installation — qui vous suivront et poursuivront jusqu’au bout, implacables comme tout péché originel, — peut-être eût-il encore été possible de se tirer, mais à la condition première d’avoir à haut degré ce je ne sais quoi, ce don terre à terre et divin qu’on appelle l’esprit commercial. Or c’est précisément cet esprit-là qui faisait défaut à ce bon Le Gray et aux non moins excellents Bisson, — comme encore à quelques autres que je sais… Et ici à tel point ce manque, que pendant que Le Gray s’épuisait à tasser gratuitement ses épreuves sur la saignée de ses visiteurs — (tel plus tard le munificent Le Pic chargeait de ses toiles les biceps de tout sortant), — les deux Bisson, tout à fait grisés de la subite ivresse d’une situation nouvelle, avaient immédiatement imaginé de se faire construire à Saint-Germain, sur le bord de la Seine, deux charmants cottages jumeaux, d’où ils arrivaient le matin pour y retourner le soir, en calèche à deux chevaux. — Je les vis ainsi un matin, par le bois de Boulogne : Bisson l’aîné garnissait très convenablement le fiacre avec ces dames : Bisson le jeune, sur un alezan, couvrait la portière.

C’était beau, j’admirai ; mais j’eus peur. — La Photographie à cheval ! Il faut joliment bien savoir se tenir……

Et ce pendant, de tous les points, chaque jour surgissaient d’autres photographes pleins d’ardeur et non moins aptes à prouver par l’œuvre qu’ils savaient, eux aussi, voir la nature et la rendre.

Puis, coup décisif, l’apparition de Disderi et de la carte de visite qui donnait pour quelque vingt francs douze portraits quand on avait payé jusque-là cinquante ou cent francs pour un seul.

Ce fut la déroute. Il fallait se soumettre, c’est-à-dire suivre le mouvement, ou se démettre. La préoccupation d’art surtout avait poussé Le Gray vers la photographie ; il ne put se résigner à changer son atelier en usine : il renonça.

Son établissement fort bien aménagé ne courait risque de rester un instant vide en cette maison vouée. Le nom de Le Gray y fut immédiatement remplacé par celui d’un autre artiste, Alophe (Menut), connu pour d’innombrables titres de romances en lithographie.

Il serait injuste ici d’oublier dans ce memento de l’œuvre lithographique d’Alophe une lithographie qui eut un succès populaire égal à celui du célèbre Convoi du pauvre, de Vigneron : — par un ciel gris, un chien suivant tout seul un corbillard de dernière classe. — D’aprés la même « inspiration », Alophe avait dessiné, dans une misérable mansarde, — ébauches et palette au mur, pinceaux épars, — un chien léchant la main de son jeune maître mourant ou mort sur le grabat, — amaigri comme il est indiqué en cas pareil, mais peigné et lissé avec l’impeccable correction d’Alophe lui-même. — Titre : Le dernier ami.

Et pendant que, finalement désarçonnés de leur côté, les Bisson abandonnaient les hauteurs qu’ils ne devaient plus jamais retrouver, Le Gray s’embarquait pour l’Égypte, encore plus las de son dernier effort stérile, abreuvé de chagrins de toute nature, prêt à désespérer……

Il luttait pourtant encore. Sans dire l’adieu définitif à la photographie, il se remit à la peinture et fut nommé par le gouvernement Égyptien professeur de Dessin à l’école du Caire. Le très curieux journal l’Intermédiaire où tout se retrouve nous racontait précisément hier que Le Gray avait été choisi pour donner des lecons aux princes Tewfik (plus tard Khedive), Hussein, Ibrahim, etc., que nous vîmes longtemps a Paris.

Mais la malechance semblait s’acharner sur Le Gray. Il eut une jambe brisée par un accident de cheval et finalement il mourut vers 1882 dans une détresse assurément imméritée.

C’était un chercheur laborieux et remarquablement intelligent, une âme généreuse, avant tout un honnête homme. Ceux-là n’ont pas tous des maisons à eux et ne savent pas s’enrichir de l’exploitation d’autrui ni seulement se pêcher des rentes dans un contrat de mariage.

Je viens de nommer Disderi. Mais en traçant ce nom qui pourtant a fait pendant un quart de siècle plus de tintamarre que celui d’un général d’armées et surtout d’un bienfaiteur de peuples, je me sens arrêté par un doute : je me demande si ces notes rétrospectives sur des individualités disparues, spéciales ici mais parfois bien secondaires, peuvent avoir quelque intérét pour d’autres que pour nos professionnels — et encore ?

Par contre, je pense à tant d’autres personnages, grands ou gros, marchands de paroles, vendeurs de vent, débitants d’orviétans et de viandes creuses, maquignons politiques et autres traitants, dont on nous rebat les oreilles à la journée, partant fort illustres, mais dont toute la besogne en toute leur vie n’aura pas équivalu celle d’un raboteur de planches ou d’un servant de laboratoire, — et je passe outre : mon lecteur pourra à son gré en faire autant.

Disderi a laissé, même en dehors du monde photographique, le souvenir de la fortune la plus considérable qui ait été faite à une époque qu’on pourrait appeler l’âge d’or de la photographie. Il réalisait en une seule de ses années ce qui suffirait même à l’heure présente à assurer l’avenir d’une famille, et cette prospérité semblait ne pouvoir jamais s’épuiser ni se ralentir.

Finalement, cet homme qui avait gagné nombre de millions, s’éteignit il y à quelques années dans une détresse profonde du côté de Nice où, malade, impotent, il était finalement venu s’échouer, ne vivant plus que grâce aux secours de quelques confrères avertis[1]. — Devenu presque complètement aveugle et sourd, il est mort sur le seuil de l’asile où l’Assistance publique allait le recueillir.

Un certain génie intuitif avait poussé ce Disderi l’un des premiers vers la porte que la photographie venait d’ouvrir si large à tous les non classés.

D’origine évidemment plus que modeste, privé de l’instruction élémentaire et même de la premiére éducation, ignorant jusqu’aux formes banales dont la convention indique et impose l’usage, d’autant plus important et tranchant dans son allure, personnellement en somme très peu attractif, répulsif même, — mais d’une intelligence pratique réelle, servi par des dons naturels spéciaux, actif et rapide comme personne, imperturbable en une foi qui ne doutait de rien ni surtout de lui, il eût tout aussi bien, avec le même aplomb, la même certitude, la même verbosité spécifique et très probablement le même succès, fabriqué et surtout débité tout autre genre d’ « article » et joué de tous autres publics.

Un des hasards de la vie parisienne l’avait fait se rencontrer avec le dessinateur Chandelier, l’inséparable familier de Gavarni. Chandelier se trouya juste à ce moment hériter d’un sien oncle, vieux curé de campagne, mais ami de l’épargne, qui lui laissait un denier de huit cent mille francs. Bien que justement renommé pour sa défiance, Chandelier se laissa prendre à l’irrésistible boniment. On s’associa et Disderi incontinent se mit à l’œuvre. Mais cette première tentative n’aboutit qu’à une méchante fin ; le juge dut même s’en mêler… Passons.

Mais Disderi n’était pas de ceux qu’une disgrâce peut abattre. Nous avons ignoré ou oublié s’il n’avait pas encore ailleurs et avec quelque autre tenté la chance jusqu’au jour de son installation au boulevard des Italiens où sa fortune l’attendait.

Le succès alors réellement extraordinaire de Disderi fut légitimement dû à son ingénieuse idée de la carte de visite. Son flair d’industriel avait senti juste et au moment précis. Disderi venait de créer une véritable mode qui allait engouer d’un coup le monde entier. Plus encore, en renversant la proportion économique jusque-là établie, c’est-à-dire en donnant infiniment plus pour infiniment moins, il popularisait définitivement la photographie. — Enfin. il faut reconnaître que nombre de ces petites images. improvisées avec une rapidité prestigieuse devant le défilé sans fin de la clientèle ne manquaient ni d’un certain goût ni de charme.

Une circonstance singulièrement inattendue, exceptionnelle (— Disderi dut prononcer : « exclusive !!! » —), vint un jour donner la suprême poussée à cette vogue déjà inouïe : — Napoléon III, passant en toute pompe le long des boulevards à la tête du corps d’armée qui partait pour l’Italie, s’arrêta court devant l’établissement de Disderi pour s’y faire photographier (— ce seul trait n’était-il pas déjà plus ressemblant au modèle que sa photographie elle-même ?) — et derrière lui l’armée entière, les rangs massés sur place, l’arme au bras, attendit que le photographe eût fait le cliché de l’empereur. — Sur ce coup, l’enthousiasme pour Disderi devint du délire. L’univers entier connut son nom et le chemin de sa maison.

Il serait difficile d’évaluer la somme des millions qui passèrent par sa caisse dans ces années de surabondance, et ce fut assurément Disderi qui l’ignora le plus. On ne parla plus alors que du luxe, des maisons de campagne, des écuries de Disderi (— ah ! la pauvre petite cavalerie de mes pauvres Bisson !…). Les passants, stupéfiés, s’arrêtaient aux sonneries de ses attelages à la russe qu’il conduisait lui-même, car il avait naturellement le goût du fracas, des apparats excessifs, — et il ne dut pas alors un instant douter que ce triomphe d’éclosion spontanée, sans précédents comme sans limites, ne dût éternellement durer.

Mais ce n’est pas ainsi, enseignaient nos pères, que se font les bonnes maisons. Il n’est trésor qui ne s’épuise et profusion arrive toujours à faire le vide. Si prompte et d’une telle altitude avait été la période ascendante de Disderi que l’éblouissement du vertige l’avait saisi. Encore par ces fascinations, Disderi avait-il depuis longtemps dédaigné de suivre les progrès de cette photographie à laquelle il avait tant dû, quand chaque jour nous apportait d’elle quelque chose à apprendre.

Dès lors l’homme était perdu, comme sa maison. La chute fut aussi rapide qu’avait été la montée. Déjà sa clientèle s’était portée disséminée vers d’autres établissements créés ou nouveaux, plus soucieux de la dignité de leur travail, mieux ordonnés. — Disderi dut abandonner sa maison de Paris et vendre jusqu’à son nom.

Courageusement, mais vainement, il tenta de se remettre au travail un peu partout et c’est ainsi que nombre de ses anciens clients revirent avec étonnement sur des boutiques ou même sur des échoppes à Cauterets, Biarritz, Monaco, etc., ce nom si brillant hier. — Mais partout il échoua : le talisman était brisé. La fortune est femme et ne pardonne pas à qui manqua l’occasion.

On peut dire, en la langue moderne, qu’une chose est « lancée » quand la caricature s’en avise et y touche. Parmi tous ses autres rôles, — très essentiels, — la caricature tient aujourd’hui celui du personnage antique qui persiflait et huait derrière le char de triomphe. Elle est la suprême consécration de toute gloire.

L’heure avait sonné où la Photographie ne pouvait plus lui échapper. Pas un coin de journal à images où l’impertinent crayon ne s’occupât des nôtres. Inutile de dire que tous ces jeux ne pouvaient être et n’étaient que bienveillants. Rien contre, tout sur.

C’est ainsi que dans le foisonnement sans paix ni trêve de son œuvre quotidienne, le plus grand de nos athlèles, génie démesuré, éclatant comme le Benvenuto jusque dans la menuaille là plus frivole, Daumier sculptait couramment sur les pierres lithographiques du Charivari les scènes variées de nos ateliers.

Rien ne manquait plus à l’apothéose de la Photographie, — rien qu’une première Exposition générale pour laquelle elle était, à peine d’hier née, toute mûre.

Cette première Exposition de Photographie eut lieu en 1855 au Palais de l’Industrie. Son succès fut grand.

Assurément le luxe des installations, auquel l’habitude nous a rendus aujourd’hui indifférents, n’était pour rien dans ce succès justifié mieux encore que par la nouveauté de la surprenante invention. Le public se pressait avec une curiosité comme haletante devant les innombrables portraits de personnages connus qu’il ne connaissait pas encore, de beautés de théâtre qu’il n’avait pu contempler que de loin et qui se révélaient à lui dans ces images où la pensée elle-même semblait vivre.

Pendant que les initiés, les spécialistes examinaient les épreuves indélébiles de Poitevin, de Moitessier, de Topenaud, de Charles Nègre, de Baudrand et la Blanchère, les transports lithographiques de Lemercier, — entrevoyant par la percée de ces premières avenues l’immensité sans limites du domaine assuré désormais à la Photographie, la multitude des autres curieux se tassait comme abeilles au trou de ruche sur l’entrée d’un mystérieux petit cabinet noir où on ne pouvait pénétrer qu’un à un et où, fuyant la lumiére diurne pour un demi-jour factice, comme hiératique, le fameux perroquet de notre cher Becquerel prophétisait déja que la photographie aborderait victorieusement un jour la reproduction des couleurs. On se foulait devant les montres des exposants et en réalité on n’avait encore rien vu d’égal, — je n’hésiterai même pas à affirmer qu’on n’a depuis rien vu de supérieur aux grandes têtes d’expression du mime Debureau fils par Adrien Tournachon (encore un échappé de la peinture), — à un merveilleux portrait direct 30 X 40 de Frédérick Lemaitre, par Carjat, ample comme un Van Dyck, fouillé comme un Holbein, — à nombre d’autres encore parmi lesquels on ne saurait omettre les impeccables positifs sur verre de Warnod. — Mais quoi : Warnod était un esthéte éminent, écrivain de réelle valeur ; Carjat, de dessinateur industriel, s’était fait dessinateur portraitiste : l’œil qui a passé par ces éducations-là sait voir. On n’a pas oublié les qualités d’observation et de facture des nombreuses caricatures magistralement crayonnées par ce bon Carjat, — orateur en plus et même poète à ses heures par-dessus marché.

Il est important de remarquer ici que la perfection de ces épreuves exposées était et qu’elle est restée d’autant plus intéressante qu’elle ne devait rien à la retouche des clichés. Les épreuves mêmes n’étaient pas reprises par le pinceau ni le crayon, — tout au plus rebouchées à un ou deux points où l’échappée d’un grain de poussiére avait pu piquer la nappe de nitrate.

Pourtant, la retouche des clichés, tout ensemble excellente et détestable, comme la Langue dans la fable d’Esope, mais assurément indispensable en cas nombreux, venait d’être imaginée par un Allemand de Munich, nommé Hampsteingl, qui avait suspendu en transparence au bout d’une des galeries de l’Exposition un cliché retouché avec épreuves avant et aprés la retouche.

Ce cliché ouvrait une ère nouvelle à la photographie et on peut croire que les curieux n’y faisaient pas défaut. L’approbation était générale, surtout des plus intéressés, les « professionnels ». On avait tout de suite envisagé de quelle assistance allait être pour nous la bienheureuse trouvaille de cet Hampsteingl, ressource que tous appellaient sans la connaître comme tous l’avaient soupconnée sans la deviner.

À deux pas de là, au surplus, la démonstration complète en était faite par la montre du sculpteur Adam Salomon, bondée des portraits des diverses notabilités de la politique, de la finance, du monde élégant, et dont tous les clichés, sans parler des épreuves, avaient été retouchés selon le mode nouveau que, mieux avisé et plus diligent que nous en son sang israélite, Adam Salomon avait pris la peine d’aller apprendre chez le Bavarois.

La retouche de ces clichés, contenue par une sage réserve, faisait là merveille et si on se foulait devant les autres expositions, on s’écrasait, on s’étouffait devant celle-ci.

Non moins pratiquement Adam Salomon avait adopté un format unique, de petites dimensions, dont jamais à quelques conditions que ce fût il ne consentit à se départir. Dans cette donnée restreinte, en même temps que sa prudence évitait de se heurter aux déformations, dédaignant la creuse gloire d’en triompher, l’exiguïté des têtes lui laissait le champ libre pour le développement des corps où la critique a le moins à voir et l’arrangement des costumes et draperies, cher à tout sculpteur. Enfin l’unité suivie du format devait finalement donner à l’ensemble de la production très considérable du photographe Salomon le caractère, la respectabilité d’une Œuvre.

Dans le concours de telles conditions et avec la puissante bienveillance initiale des frères Émile et Isaac Pereire, il n’est pas à s’étonner si, du premier jour au dernier pendant nombre d’années, Adam Salomon garda la vogue ainsi conquise.

Fantastique et fantasque comme le maître Coppelius d’Hoffmann sous les alluvions de ses paletots et cache-nez superposés, exagéré encore par les racontages de la Légende qu’il était fait entre tous pour avitailler, ce petit homme tout desséché, inquiétant d’aspect, même un peu sinistre avec ses petits yeux perdus au profond de ses zygomtas exostosés, éraillé du larynx en fausset comme coq élagué, et remarquablement insupportable par son flux diarrhéique de calembours, passait en plus pour rudoyer assez brutalement parfois sa haute clientèle féminine — qui ne s’en décourageait pas.

C’est qu’à côté de lui se trouvait ce qui tout répare et efface, — l’aménité, l’accortise, l’exquise distinction d’une âme et d’un esprit supérieurs[2]. — Et ce n’est pas seulement dans la famille Juive que l’homme a à s’incliner devant la suprême, bienfaisante et incontestable supériorité de la femme…

Rappelons encore ici l’œuvre photographique, passagère mais très intéressante, de deux autres artistes, peintres de mérite, Lazerge et Dallemagne.

— Gil Blas observe quelque part : « — Tout petit homme est décisif ; » — oui, certes, et il faut prononcer « décoratif » quand le petit homme est dans les Arts.

Nous voyons en effet presque à coup sûr que, sculpteur ou peintre, plus l’artiste est exigu de taille plus il tâche de se hausser à faire grand. De nos jours, l’homuncule Meissonier, obstiné dans la peinture pédiculaire dont il ne put jamais se départir, serait, je crois, à peu près unique, l’exception qu’on invoque d’ordinaire pour confirmer la règle. Mais si celui-là peignait en petit, au moins pendant le siège se rattrapait-il avec les bottes immenses où il disparaissait englouti, au sommet d’un cheval de la cavalerie la plus grosse. Bras court semble être né pour grand geste. L’univers entier, dont l’Épiscopat fait partie, n’ignore que tel vaillant photographe à tous crins est grand surtout par ses œuvres : or il ne sortira jamais de son atelier un portrait où le quincaillier du coin n’ait l’allure majestueuse d’un maréchal de Saxe ou le geste altier du Grand Condé jetant son bâton dans les rangs ennemis.

Lazerge, pris d’un feu subit pour la photographie, n’avait pas eu grand’peine à faire partager son enthousiasme à son confrère et ami Dallemagne. Un atelier spécial, fut immédiatement installé dans le coquet petit hôtel Dallemagne, derrière les Invalides.

Mais « décoratif » né de par sa limite de stature, Lazerge n’eût eu garde de se tenir pour satisfait de la reproduction pure et simple de ses contemporains, ainsi que banalement elle s’exécutait ailleurs. Il avait été fouiller les grandes époques où, comme me disait Veuillot : « … on nous donnait une architecture par règne !… » — et il avait choisi divers modèles de cadres de très haut goût, Louis XIV, Louis XV, Louis XVI, — du Louis XIV surtout : avec Louis XIV, Lazerge devait naturellement mieux s’entendre.

Les copies de ces cadres exécutées en grand, chaque modèle qui se présentait était bon gré mal gré fourré derrière une des ouvertures, campé en une pose de majesté congruente, et par les rinceaux, bossuages et vermiculures, il se retrouvait héroïquement lauré ou plus modestement sous la couronne de chêne.

Parfois, pour parfaire, Lazerge, haussé sur ses pointes, lançait sur un angle du cadre un ample rideau de velours qui semblait voler au vent, comme dans les grandes toiles de Mignard ou de Van Loo.

La sincérité, simpliste en apparence, de notre goût actuel pourrait sembler souffrir de cette excessité d’apparat ; il faut pourtant reconnaître le sentiment artistique réel et la belle allure de ces arrangements. Nous avons éprouvé il y a quelques mois une véritable jouissance devant la curieuse collection de Lazerge et Dallemagne où nous retrouvions avec émotion, dans une pompe qui n’était point pour nous déplaire, bien des visages aimés parmi ces célébrités de la précédente génération…

Si quelque chose put manquer à la première rencontre de Van Monckhoven avec Léon Vidal, notre autre maître, ce ne fut pas en tout cas l’élément comique.

Van Monckhoven, toujours à l’affût de ce qui touchait à sa chère photographie, ne tenait plus en place depuis qu’il connaissait les premiers travaux de Vidal. Il n’avait plus qu’une idée, une idée fixe : — voir, connaître Vidal !

Bien des kilomètres le séparaient de ce Vidal aspiré. Mais la décision était une des vertus cardinales de Monckhoven. Il écrit à Vidal qu’il n’y peut plus tenir, qu’il va avaler les kilomètres. — Parti de Gand la veille au soir, il tombe le lendemain en gare de Marseille, où Vidal doit l’attendre.

J’ai dit dans une autre rencontre l’extrême jeunesse, l’aspect presque enfantin de ce Monckhoven déjà célèbre dans le monde photographique et même scientifique. Quant à Vidal, autre primeur, et je ne sais vraiment si nos deux antédiluviens auraient pu faire alors beaucoup plus de cinquante ans à eux deux.

Par le tohubohu de la gare à l’arrivée du train, Vidal guettait le fameux doyen qu’il s’attendait à recevoir en toute révérence, pendant que Monck guignait dans tous les coins l’autre vétéran, ce Vidal auquel sa notoriété acquise adjugeait de droit poil gris sinon blanc.

Ne se retrouvant de part ni d’autre, ils se décidaient, de guerre lasse, chacun de son côté, à abandonner la place avec toute la mauvaise humeur des désappointés, lorsque Vidal aperçoit le nom de Van Monckhoven sur une valise portée par le dernier voyageur sortant, un tout blond adolescent :

— La valise de M. Van Monckhoven ?… demande Vidal indécis et sur la réserve.

Sur un signe affirmatif, il se nomme. — Alors Monck, non moins froid :

— Monsieur votre père n’a pas pu venir ?

— Mais mon père n’a jamais dû venir. C’est moi Léon Vidal !

Sur ce, les deux augures de s’entre-considérer un instant d’un œil rond, — puis de partir d’un éclat de rire :

— Du diable si je sais pourquoi, dit Monck, mais figurez-vous que je m’étais fourré dans l’esprit, — j’étais convaincu, j’aurais parié que vous étiez un vieux monsieur, un ancien négociant retiré des affaires et s’adonnant à la photographie pour occuper ses loisirs ! — Mais allons vite voir ce que vous faites — et déjeuner !

Et jusqu’à la mort si regrettée de notre cher Monckhoven, l’amitié la plus étroite régna entre ces deux hommes d’élite, amitié inébranlable en effet celle qui est basée sur l’estime, le respect réciproques. C’est à Vidal que Monckhoven à réservé l’honneur de la dédicace de la septième (— et dernière ! —) édition de son grand Traité général de la Photographie, comme s’il eût voulu désigner par cette glorieuse préférence le plus digne, non de le remplacer, mais de lui succéder.

Léon Vidal semble en effet désigné premier pour recueillir aussi noble succession et représenter, après Celui qui n’est plus, la science et les intéréts photographiques.

Si, dans notre ordre de dates, assez peu rigoureux d’ailleurs, Léon Vidal ne peut précisément compter parmi les « Primitifs de la Photographie », il sera au moins salué au premier rang de nos devanciers. Dès 1854 en effet, et loin du centre parisien, il s’occupait des procédés aux poudres inertes quand la grande découverte de Poitevin venait à peine d’être signalée. Voué dès lors à l’étude photographique de toute la ferveur du néophyte consacré, il fondait bientôt la Société de Marseille, inventait le « Photomètre » pour négatifs, publiait premier le « Calcul des temps de pose », et successivement sans arrêt toute une série de livres et brochures dont l’ensemble constituerait la bibliothêque essentielle d’un praticien : — la Photographie au Charbon, la Phototypie, la Photographie appliquée aux Arts Industriels, le Cours de Reproductions industrielles, la Photoglyptie, le Manuel du Touriste, la Photographie des Débutants, l’Orthochromatisme, la Photographie à l’Exposition de 1889, etc. — En même temps il donnait à Marseille, puis à la Sorbonne et partout à Paris, des cours et conférences très suivis, prenait la direction technique du Moniteur de la Photographie, fabriquait apres son Autopolygraphe, l’En-Cas Vidal, premier appareil à main imaginé à l’apparition du gélatino-bromure, et fondait l’Union Photographique sur le modèle des associations créées par notre tant bienfaisant, admirable Taylor.

A côté de cet ensemble, témoignage d’une laboriosité incessante guidée par une intelligence remarquablement perspicace et par le plus pur amour de la science, qui de nous a pu oublier les merveilleux résultats obtenus par Léon Vidal avec sa « Photochromie », procédé qui recouvrait d’une épreuve photoglyptique des dessous coloriés ? Jamais idée plus ingénieusement simple ne détermina effet plus saisissant. L’émerveillement fut universel devant ces reproductions de céramiques, d’étoffes, de peintures, de joaillerie, copiées, quand besoin était, avec le relief stéréoscopique en des trompe-l’œil prestigieux, « —… rendant, disait Paul de Saint-Victor, comme nul pinceau ne saurait le faire, la lueur mate de la perle, le sombre azur du saphir, le rouge intense du rubis, les teintes troubles de l’opale : s’assimilant comme à la cuisson du soleil, les blancs laiteux, les bleus célestes, les flambés rutillants, les peintures éclatantes ou diaphanes de la porcelaine ; le brillant émail, les décors tranchés, les luisants métalliques, les nuances infinies des faïences, etc… »

ll y a déja de longues années qu’avec un désintéressement parfait, égal à son succès populaire, M. Léon Vidal poursuit son cours public de photographie aux Arts Décoratifs. En outre de sa haute et incontestée valeur scientifique, il y a chez lui, chose rare, un caractère.

M. Léon Vidal n’est pas décoré.

Cette liste limitée des « Primitifs de la Photographie » — aujourd’hui presque un nécrologe — arrive tout à l’heure à sa fin.

Quand j’aurai rappelé Braun de Dornach, avec ses admirables vues du ballon d’Alsace et de la Suisse, et le Russe Lewitzki, opérateur de premier ordre, homme distingué à tous les points de vue, qui n’apparut à Paris que pour y fonder la maison Lejeune (depuis Joliot), quand j’aurai cité nos premiers photographes émailleurs, Louis de Lucy, élève de l’atelier Paul Delaroche, auteur d’une méthode que l’on consulte encore, Lafon de Camarsac et les Mathieu-Deroche, le dernier toujours debout et vaillant à l’œuvre, je ne verrai plus guère à mentionner que nos vétérans de l’étranger : le Français Claudet, daguerréotypeur en Angleterre, le maître des maîtres Luckhard, de Vienne, Alessandri à Saint-Pétersbourg, Daziaro et Abdullah à Constantinople, Séverin à La Haye, les frères Sarony sur Brighton et New-York, Ghemar de Bruxelles et notre compatriote Silvy à Londres.

Il n’est pas un photographe de certaine maturité qui n’ait eu en mains quelques épreuyes de Luckhard, d’Alessandri, de Daziaro, — des classiques, — et n’en ait admiré l’accomplissement parfait, dû à la conscience de l’exécution — non moins que l’originalité des poses et l’audace des effets chez les Sarony, peintres et dessinateurs hors de pair. ;

Comme ces Sarony et tant d’autres parmi nous, Ghemar était peintre, spécialement portraitiste. Crayon précis et rapide comme la plume du calligraphe, coloriste salué même en ce noble pays de l’art Flamand, en outre voyageur passionné et polyglotte, il tenait pour tributaire de sa palette le high life universel.

Il ne put résister à l’attraction : le peintre un beau matin renonça à sa clientéle de souveraines et souverains pour s’intituler modestement photographe et fonder à Bruxelles, sous les précieux conseils de notre cher Monckhoven et avec son jeune frère, doué de toutes les qualités administratives complémentaires, un établissement contre lequel nul autre n’eût songé à lutter.

Sa bienveillante facilité, sa générosité, sa belle humeur irradiante et quelque peu tapageuse en ces placides contrées lui avaient de longtemps valu toutes les sympathies. Par sa fécondité particulière et comme quotidienne d’imaginations, d’improvisations burlesques et cocasses le plus souvent, pittoresques et décoratives toujours, dont il n’eût manqué de faire profiter les foules, il en vint à se créer une véritable popularité qui lui resta jusqu’à la fin fidèle. Dans ses gaîtés à froid, parfois énormes, ce Brabançon exemplairement sobre et qui semblait pourtant enluminé de tous les jus de la Bourgogne, joignait à l’entrain gouailleur du gamin de la Villette le pétillement, la fougue d’un fils de la Cannebière. Il n’était pas en cette patrie des kermesses un bourgmestre un peu soucieux de sa cavalcade qui ne vint solliciter de Ghemar une consultation dont il retournait bien vite, triomphant, à ses administrés. — Aux aimables pays dont les fabricants de féeries règlent les Constitutions, le bon Ghemar était de droit nommé et acclamé Directeur de la Joie Publique.

Sa dernière fantaisie acheva le couronnement de sa gloire.

— Ghemar avait annoncé à grand fracas qu’il se chargeait de peindre à lui seul une exposition universelle tout entière, et entendons-nous bien : — une Exposition des œuvres principales de l’Art contemporain, où les maîtres de toutes les Écoles modernes seraient représentés dans leurs principales œuvres, non pas en formats mesquinement réduits, mais dans les proportions mêmes des originaux.

Malgré la précision des termes, on s’attendait à quelque formidable attrape-nigauds dans le goût des « humbugs » familiers à maître Ghemar.

Mais on vit bientôt en plein Bruxelles toute une fourmilière d’architectes, charpentiers, maçons, s’abattre sur le vaste périmètre élu par Ghemar pour le palais improvisé de son salon en charges. — Au jour et à l’heure dits, les portes s’ouvrirent à la foule assiégeante…

Il y avait trois grandes salles : — 1° Salon carré, — 2° Salle O, — et 3° la Salle T, — cette dernière salle indiquée suspecte aux seins des familles, quelque chose comme « l’Enfer » d’une bibliothèque. Une note du Livret, signée de l’Éditeur, avisait gravement : « — Si la mère veut conduire sa fille dans la Salle T, c’est son affaire. — » Je cite ; mais il faut passer sur ces facéties et autres innombrables coq-à-l’âne sentant leur terroir pour arriver au très sérieux côté de cette farce géante.

Pour la première fois le pinceau étant substitué au crayon dans la satire animée des tableaux, Ghemar avait tenu, et de tous nos peintres contemporains que je sache, seul il pouvait tenir l’audacieuse promesse : — les œuvres de nos maîtres nous étaient bien là rendues dans leurs défauts et, chose autrement invraisemblable, dans leurs qualités, avec une perfection telle que l’illusion se produisait et qu’à certaine distance on se croyait en réalité devant l’œuvre originale[3].

C’était bien en effet — et dans leur rendu le meilleur — le kaléidoscope diapré d’Isabey, les pétards de Diaz, les furieux empâtements de Decamps, les attractifs frottis de Corot, le soleil de Marilhat qui cuit les pierres, la lune de Daubigny qui se défend de les manger, la morne et saisissante rudesse du plaidoyer prolétaire de Millet, les préciosités exquises de Fromentin, la noblesse et la stricticité préraphaéliques de Puvis, la précision cruelle et charmante des Millais et des Mulready, les profonds brouillards, brumes et pluies piqués par les becs de gaz de de Nittis, la palette flave de Clays, et la bonhomie d’Yongkind, et les chloroses d’Hamon, et l’élégante modernité des Stevens et des Wilhems. — Couture, l’homme du « procédé », y donne à Offenbach le bâton de la présidence dans la grande cène de notre Décadence Francaise, Troyon beugle, Palizzi bêle, Jacque glousse et grogne à côté de la poêle dans laquelle Rousseau fait revenir ses frondaisons, entre la truelle de Courbet et le bain de bitume où Robert Fleury se noie, pendant que Doré, un Génie parfois, s’égare…

Tous s’y rencontrent, depuis Géricault dont « le Trompette » devient — naturellement — » la trompette de Jéricho », jusqu’à Caillebotte avec sa Place de l’Europe violette « vue au sortir de l’atelier de Manet ».

Pour que rien ne manque à la folie de son tour de force et de farce, Ghemar a fait modeler des cadres symboliques, analogues aux sujets de ses toiles. Il ne manque pas de clouer des clous, de vrais et énormes clous, aux semelles des zouaves d’H. Vernet ; ailleurs il s’amuse à piquer un aviron nature, un aviron en vrai bois, au bordage d’un bateau, et du « Marché aux chevaux » de Rosa Bonheur, il détache en toute saillie la tête empaillée de l’étalon, le foin aux dents.

Est-il besoin de dire que les recettes de ce « Musée Ghemar » — dont, plus de vingt ans après, on parlait encore de Bruxelles à Ixelles, — allaient tout droit prédestinées à une œuvre de bienfaisance ?

Quant aux dépenses, son travail d’œuvre en outre, Ghemar se réjouit fort de s’en tirer avec deux cents billets de mille frances sur table. Il avait diverti les autres et il en avait eu lui-même, comme on dit, pour son argent.

Vicissitudes, chutes humaines ! — Finalement cette étonnante collection du « Musée Ghemar », — de si gros tapage à son heure et qu’il eût été si intéressant de nous conserver dans son ensemble, — se dispersait il y a quelques années, à l’étranger, sans bruit, incognito, aux enchères sans écho d’une salle de ventes à peu près vide…

Ghemar n’était plus là : subitement, sur cette explosion apothéotique de la plus géniale incohérence, cet éclat de rire s’était à jamais figé dans les insondables tristesses, — et le poor Yorick ! » si bon, si allègre, si vivace, si ouvert et dispos à toutes les clartés, s’était éteint, sombre, serré aux tempes par la vis de l’atroce idée noire…

Toute différente de ces souvenirs de Ghemar — toujours présents — s’offre à notre mémoire la figure de Silvy, dont les œuvres et tout au moins autant la personnalité agitérent pendant une longue suite d’années la « Nobility » et la « Gentry » Londonniennes.

Il en est sur qui l’attention publique semble toujours provoquée et qu’elle s’obstine à suivre, quoi qu’ils fassent ou ne fassent pas. Silvy était essentiellement de ceux-là.

Il appartenait au personnel diplomatique et une brillante carrière lui était déjà assurée, lorsque par une inspiration des plus inattendues mais très compréhensible à cette heure-là, il quitta tout pour fonder à Londres un atelier de photographe. — Photographe et maison, comme on va voir, à nuls autres pareils.

D’une excellente famille française, Silvy décelait des origines évidemment italiennes par son masque de jeune Michel-Ange, la correction tout académique de sa statuaire et cette pureté classique de la forme — qui fait la grâce, l’eurythmie du geste. Aux matinées d’Hyde Park, qu’en homme de toutes les élégances il ne pouvait manquer d’observer avec une ponctualité liturgique, par le croisement sans fin des cavaliers et amazones dont l’infatigable crayon de Guys nous à légué les « instantanés », Brumell et d’Orsay eussent reconnu du premier coup d’œil dans l’échappé du Parthénon, monté sur un pur-sang que plus d’un lord enviait, accompli sportsman, l’impeccable, le dernier fidèle du dilettantisme expirant. D’une originalité bien personnelle, dont le goût parfait en la tenue eût eu horreur de ressembler à l’excentricité, ce « sensational » émouvait le remous des foules sans paraître même s’en apercevoir.

Quelle haie de profonds et longs regards pétrifiés sur le passage du ravageur ! Que de misses pour longtemps rêveuses, et que de transes pour les mamans ! Silvy ne fut-il même pas amené en certaine rencontre à se réclamer de la presse contre des rumeurs de légende qui en arrivaient à l’énerver et qui eussent pu finir par jeter sur lui quelque discrédit ?

On ne s’étonnera pas si les après-midi de ces matins-là ne pouvaient fournir assez d’heures pour satisfaire l’aristocratique clientèle qui accourait en foule chez Silvy, ne se lassant de venir, moins encore de revenir, sollicitant des semaines, des mois à l’avance, le tour d’inscription qui permettra enfin à la bienheureuse appelée de se trouver quelques minutes devant le Maître charmeur en stricte tenue de réception, cravaté de blanc, — et à l’entrée de chaque cliente, jetant négligemment dans une corbeille déjà pleine sa paire de gants blancs, pour en prendre une autre irréprochablement neuve…

De plus — et en quoi donc cette gloire vaudrait-elle moins que toutes nos autres gloires ? — de plus était-on assurée de trouver au prochain « Christmas » son nom imprimé dans le Livre d’Or des clients de l’année, que, régulièrement comme l’almanach de Gotha, la munificente courtoisie de Silvy adressait libéralement à tous ses fidèles. — Quel piment surtout pour le petit monde de la « Gentry ! » dans cette « Foire aux Vanités ! »

L’attente, tenacement résignée dans les salons de Silvy, pouvait être longue, mais non ennuyeuse. L’établissement, — si j’ose ici me servir de ce vocable commercial, — l’établissement disposé et aménagé à perfection embrassait un vaste périmètre, en plein centre, tout à côté d’Hyde Park, à l’endroit de Londres où le terrain se toise avec des bank-notes. À leur gré, clientes et clients pouvaient se distraire au défilé des équipages, des aristocratiques écuyères ou écuyers qui passaient l’un après l’autre devant l’objectif sans arrêt en joue, ou bien admirer les richesses décoratives jetées à pleines mains dans les galeries par un irréprochable haut goût et avec une profusion dont la somptuosité n’avait devant rien reculé. Dans les éléments, choix et dispositions de cette exhibition mobilière, si individuellement limitée qu’elle fût, l’Anglais émerveillé pouvait entrevoir ce qu’est le génie Latin. — Je dois pourtant dire qu’elle se trouvait éclose des Flandres, cette miraculeuse tapisserie de Charles le Téméraire, tramée or et argent, que je ne pouvais me lasser d’admirer.

Silvy, pourtant, avait fait dans un certain passage une concession à la quiddité Britannique : — la Chambre de la Reine ! — installée, exceptionnellement, dans le plus pur goût anglais.

Chaque visiteur devait, dans sa trajectoire combinée, passer devant cette salle à deux battants ouverte mais défendue contre tout accès profane par une haute grille en fer forgé, beau travail Florentin du seizième. — En face, sur la cheminée médiane, une statuette équestre en pur argent que Silvy avait payée trente mille francs sonnants, un gros chiffre alors, au sculpteur favori de l’époque, Marochetti : — LA REINE !!! — A cette apparition, tout bon Anglais, toute Anglaise de race, s’inclinaient dans un respectueux silence, osant à peine soulager d’un regard furtif le terrible, je n’ose dire le bestial besoin de curiosité objective, l’une de leurs caractéristiques nationales.

Personne ne devait entrer, — autre que LA REINE — dans cette Chambre de la Reine, et personne n’y entra jamais :

« — … ni la Reine non plus, me dit en riant Silvy, car je l’attends encore… — Mais c’est égal : ça fait bien !… » :

On voit que le parfait gentleman, l’artiste homme du monde, n’était pas sans avoir quelque intuition appétente du « business » et des procédés. On aura déjà pu s’en douter un peu.

Et il sut en effet réaliser des sommes énormes. — Je suppose qu’il dut savoir aussi largement les dépenser, car ses allures de grand seigneur n’étaient point une affectation vaine. Il était né la main ouverte, et ouvert aussi était son délicat esprit autant que son aimable visage.

A un de ces moments de fatigue que nous connaissons tous si bien, Silvy fut traversé de l’idée de céder sa maison anglaise. Il m’en vint parler à Paris, et sur son invitation j’allai lui rendre sa visite à Londres.

Mais avait-il déja abandonné son projet à peine conçu, par une des bizarreries de son esprit mobile qui semblaient lui donner une grâce de plus ? Quoi qu’il en soit, il ne m’en parla point pendant mon court séjour ; je restai sur la même réserve, et on se sépara tout amicalement, sans avoir soufflé mot de l’affaire. — Ce trait ressemblait fort à Silvy : peut-être aussi un peu à moi.

Mais il me parut que sa délicatesse se sentait malaise du dérangement inutile qu’il avait causé. — Au moment de l’adieu, il voulut absolument m’offrir un écrin contenant l’unique daguerréotype connu de Balzac, qu’il tenait de Gavarni. Nul présent, assurément, ne pouvait m’être plus agréable.

Quest devenue cette maison de si grande envergure alors, et dont le nom ne vient plus à nous ? Qu’est devenu ce Silvy triomphal et rayonnant ? En quelles mains toutes ces splendeurs ! Où la riche tapisserie de Charles le Téméraire ? Où « la Reine » de Marochetti ? Où Marochetti lui-même ?… — Au moins, la mort qui nous fauche accorde-t-elle du temps aux choses…

Dans cette nomenclature, très à peu près chronologique de nos « primitifs » et de nos disparus, liste que j’essaye d’évoquer, éloigné de tous documents, avec mes seuls souvenirs, j’ai dû oublier plus d’un méritant. J’en demande mon pardon à la mémoire de ceux qui ne sont plus, comme aux survivants.

L’un de ces derniers arrivés et le dernier parti, Walery, a laissé de récents et surtout trop de bons souvenirs pour que son nom puisse ici nous échapper.

Walery — de son nom comte Ostrorog — était né dans la Pologne Russe, — celui des trois tronçons que les émigrés dénomment la Pologne du Royaume.

Comme plusieurs autres individualités remarquables dans les successives émigrations de ce brave peuple qui ne se reconnaîtra jamais vaincu, le comte Ostrorog avait été élevé au Corps des Pages, à Saint-Pétersbourg.

Nous le retrouvons, pendant la guerre de Crimée, capitaine de lanciers polonais au service du Sultan et déjà s’occupant, en sa garnison de Warna, des opérations daguerriennes.

En même temps, musicien consommé et chercheur en toutes choses, il reçoit une médaille d’or pour une invention relative à la percussion dans les orgues.

Mais c’est surtout la photographie qui fascinativement l’attire : vers 1864, il ouvre à Marseille, boulevard du Musée, son premier atelier.

À peine en a-t-il assuré le succès qu’il cède son établissement pour venir en créer un autre à Paris, rue de Londres.

L’infatigable activité de Walery, son ingéniosité toujours en éveil et son intelligence générale de toutes les choses d’art, son esprit pratique, sa distinction personnelle, ses formes courtoises, surtout sa présence sans relâche sur le terrain du combat quotidien, — présence réelle s’il en fut, bien précieuse chez tout chef d’industrie, — tous ces éléments déterminèrent en l’assurant le plein succès de cette création. |

Mais lorsque, depuis quatre ans à peine, l’établissement croit en toute prospérité, Walery n’y trouve déjà plus aliment à son activité toujours halelante. Il faut qu’il aille plus loin, ailleurs, créer autre chose. Il veut vendre, vendre à tout prix ; il cède son œuvre à moitié de valeur, revient par Marseille, court à Nice, et, sans trop s’y attarder dans deux tentatives infructueuses, arrive enfin à Londres où, après l’épreuve consacrée des premières lenteurs et hésitations de tout public anglo-saxon, il s’élève à l’apogée des Silvy et des Saroni, — lorsque brutalement, d’un coup, l’anévrisme vient foudroyer en pleine et définitive victoire ce lutteur infatigable.

Walery avait plus et mieux que le charme natif de la race Polonaise, charme déjà si attractif malgré le soupcon de banalité, et le regret est double quand l’homme d’intelligence et d’exécution est en même temps l’homme de cœur. Il ne fit jamais de mal et il fit du bien.

Terminons.

Il me faut bien arriver en cet ordre de dates à parler un peu de celui qui écrit ces lignes et reste, croit-il, le doyen des photographes professionnels français, sans que ses quatre-vingts ans présents l’empêchent d’être chaque matin le premier levé à ses ateliers.

Donc, du journaliste que j’étais en ces jeunesses, une autre fortuité s’était trouvée faire un dessinateur. J’entends dessinateur sans le savoir, comme on disait à l’époque chère à Veuillot, l’époque du grand style que nous laisserons là se débattre avec le bon français. — Je n’avais jamais reçu une seule leçon de dessin : les milliers de pochades publiées au-dessus de l’N se chargent trop explicitement de l’aveu. Je m’en tenais à une attraction, peut-être à une certaine aptitude native, plus que limitée sur le terrain d’esthétique, et à une fécondité assez inépuisable de motifs et légendes en ces heures de politique militante.

Se passer de savoir et de talent était donc possible par l’indulgence de ces temps si différents de ceux d’aujourd’hui, où tout le monde a du talent ; mais encore fallait-il répondre à l’inexplicable et nutritive faveur des éditeurs et du public. Or, la demande débordait notre production. L’art n’ayant absolument rien à voir par ici, partant toute gloriole hors mise, la camaraderie du crayon avait fini par créer une sorte de raison sociale, un syndicat, comme on dirait à présent, ayant pour marque de fabrication cet N. prolifique dont je me trouvais l’éditeur responsable et que l’on retrouve foisonnant dans tous les illustrés « pour rire » de l’époque. De réels artistes, Nanteuil, Gavarni, Couture, Voillemot, Bayard, Foulquier, Darjou, Béguin, Prevost et autres encore, passant parfois vers notre atelier, ne dédaignèrent pas d’y laisser leur trait de crayon et quelques-uns même s’y attardèrent.

Lorsque vint à nous traverser l’idée de ce Panthéon Nadar qui devait contenir en ses quatre feuilles successives mille portraits : — gens de lettres, auteurs dramatiques, peintres et sculpteurs, musiciens, — et qui s’essouffla dès la première page parue, l’importance de l’entreprise nous donna à réfléchir.

Il y avait de quoi.

A la vérité, la première grosse difficulté se trouvait résolue. Rien en effet de plus facile à nous que faire venir tous nos modéles en cette maison dont chacun d’eux connaissait le chemin ; par une grâce singulière, je me trouvais en relations amicales, — intimité ou bienveillance, — avec toutes les illustrations de l’époque.

Restait l’exécution du travail, le Hic : — transfigurer en comicalities ces centaines de visages divers en conservant à chacun l’imméconnaissable ressemblance physique des traits, l’allure personnelle, — et le caractére, c’est-à-dire la ressemblance morale, intellectuelle.

Souligner, par exemple, dans le visage si sympathique de Dumas le père, de tous le plus populaire alors, les indications de la race exotique et forcer l’analogie simiesque d’un profil qui semble donner d’emblée raison à Darwin, en accentuant surtout la note prédominante dans le caractère du personnage, C’est-à-dire l’extrême, infinie bonté ; — écraser le nez trop fin chez le modèle, évaser ces narines délicatement incisées, obliquer encore le bienveillant sourire des paupiéres, exagérer selon le mode de Mésopotamie cette lèvre lippue toujours en ayant pour le baiser, exaspérer la puissance de cette nuque de proconsul, — sans négliger de crêper davantage et floconner ce que Jules Janin appelait « sa tignasse » et sans oublier, dernier détail, de réduire encore la conque de la microscopique oreille.

Mais s’il s’en rencontre devant lesquels cela va, comme on dit, tout seul, la nature ayant d’avance si bien arrangé les choses à notre profit qu’elle se trouve faire notre besogne et qu’on ne sait plus si c’est la charge qui est le portrait ou le portrait qui est la charge, — comme par exemple, chez un Champfleury, — combien va-t-il être moins commode de garder vestige de ressemblance en travestissant l’orientale beauté, la sérénité Olympienne de Théo !

N’y a-t-il pas encore là quelque chose qui ressemble à une impiété dont il fût, tout au plus, à l’irrévérence d’un Scarron ou d’un Offenbach, permis de faire litière ?

Et il en est bien d’autres encore avec qui l’impertinence quelle qu’elle soit ne suffira point. Comment le crayon malhabile, butor, pourra-t-il jamais traduire en la langue la plus vulgaire les délicatesses, la finesse exquise de Branville ?

Et comment enfin déduire l’individualité si personnelle, comment l’étrangeté si naïvement et parfaitement sincère de cet alambiqué Baudelaire, né natif du pays de l’Hippogriffe et de la Chimère ?

La photographie qui venait de naître offrait au moins à mon impuissance cette ressource de ne pas fatiguer trop longtemps la bonne volonté de mes modèles, en même temps qu’elle allait ouvrir devant moi des avenues jusque là insoupçonnées…

Un vieil ami, — bien qu’alors nous fussions jeunes, — Camille d’Arnaud, qui avait quitté la rédaction du journal d’Houssaye, l’Artiste, pour partager les recherches du savant praticien Bertsch, m’offrit de m’enseigner le métier.

En ces temps où les besognes, tant simplifiées aujourd’hui, nous étaient si compliquées et mal commodes, avec quelle patience affectueuse, jamais lassée, l’excellent homme s’appliqua-t-il à éduquer l’animal rétif que j’étais, inattentif, l’esprit à côté et l’œil aux corneilles, toujours insupportablement impatient de voir la fin avant le commencement !

Par combien de matinées cette volonté implacablement méthodique s’obstina-t-elle à me faire prendre — jusqu’à des trente fois de suite — entre mon pouce et mon index, selon le rite, la feuille de glace avant de me permettre d’y lancer d’un jet la nappe de collodion ; ainsi qu’il se faisait en ces âges héroïques !

Mais c’est ainsi, seulement, qu’on fait les bons doigts, et c’est les bons doigts, d’abord, qui font les bonnes maisons ;

— à quoi de mon mieux j’ai tâché d’arriver, — gardant le souvenir ému à mon cher maître avant moi parti…

  1. Nous citerons ici en première ligne la charité de M. Numa Blanc fils, de Cannes.
  2. Madame Adam Salomon a laissé un tout petit livre de quelques pages in-32, format bien modeste pour un réel chef-d’œuvre. Cette plaquette, trop introuvable aujourd’hui, à pour titre : De l’Éducation. La modestie de l’auteur y feint d’avoir traduit les conseils d’une Princesse Chinoise à sa fille.
    Lamartine écrivit en deux alinéas, selon les proportions du mignon opuscule, une préface qui se termine par cette phrase surprenante : « … enfin on peut dire de ce petit livre que c’est — l’Imitation des Mères de Famille » ( ?…).
    — et ce Karr qui ne put jamais comprendre mes méfiances de son Lamartine !
  3. Parmi quelques toiles très curieuses provenant de la vente de cette Exposition, je possède un faux Meissonier qui ne manque jamais d’hypnotiser tout visiteur. Amateurs très éminents, experts expertissimes (je ne veux nommer personne), il n’en est pas un — je dis : pas un ; l’effet est sûr ! — qui, à nez portant, ne soit resté dessus braqué en arrêt admiratif…
    C’est tout simplement une petite photographie d’un bonhomme en costume Louis XIII, frottaillée de quelques jus roux à la Meissonier, — histoire de faire mesurer aux innocents et aux autres signataires Le génie du peintre capillaire.