Flammarion Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 51-73).

PHOTOGRAPHIE HOMICIDE

Une petite boutique de pharmacien, au riche quartier de la Madeleine, improvisée en angle aigu dans le ratage d’une fausse coupe d’architecte ou architoc, et beaucoup plus exiguë qu’on ne les choisit généralement pour ce négoce.

Du premier coup d’œil, chichement, insuffisamment assortie, la boutique. Les « dépôts » ne s’y renouvellent pas : on sent qu’ils en ont désappris le chemin pour avoir perdu la foi. La « spécialité » est née trop maligne pour, s’étant laissé faire, se laisser refaire. Le peu qui a survécu dans les montres est décoloré, défraîchi, anémié, si espacé que ça semble avoir froid. L’achalandage à peu près mort-né s’en achève. Plus un chat, comme on dit : à peine, par-ci, par-là, l’événement d’une petite bonne, débarquée tout exprès de la veille et qui, non encore au courant du quartier, dans sa candeur a mis la main sur le bec de cane de la porte de malheur. La misère ! — Bien tenu d’ailleurs, ce trou découragé ; tout le peu qui s’y trouve est strictement en place et net au possible, ayant eu, hélas ! le temps d’être essuyé deux fois.

Au comptoir, une femme. — Qu’est-ce qu’elles viennent faire, ces femmes, aux comptoirs des pharmaciens ? Voulez-vous vous en aller de là ! Pas votre place !… — La femme jeune, pas laide sans être précisément jolie, — ce que les connaisseurs dénomment « intéressante » : brune, pâle, fausse maigre, l’orbite embitumé, avant l’âge lassée de tout et de rien, exhalant de la semelle au chignon l’implacable, l’immortel et mortel ennui.

Désespérément, comme hier, comme demain, elle est penchée sur le creux roman-feuilleton de la veille, pareil au roman de l’avant-veille, le même que le roman d’après-demain. C’est là ce que chaque jour, du soir au matin, dénuée d’aliment autre, c’est là tout ce qu’elle broute. Et sa vie passe ainsi, braquée sur ce vide… Deux enfants, deux petites filles, survenues sans perdre une seconde, n’ont rien changé à cela, parties tout droit chez la nourrice.

Et le pharmacien ? — Le pharmacien n’est pas là. Le pharmacien n’est jamais là. Le pharmacien est aux courses, dont un gouvernement de tolérance nous accorda le bienfait quotidien, — ou, s’il n’y est, il y roule sur l’un de ces chars empostillonnés et à cinq chevaux par lesquels s’entassent des figures naïvement cupides ou patibulaires, pigeonneaux et anciens pigeons promus émouchets ; — ou bien le pharmacien est chez l’huissier pour demander « du temps », — ou encore à la brasserie, tanière de l’escompteur louche…

De cette boutique où on ne vend pas et où il n’y a rien à vendre, de ce comptoir qui n’a d’argent ni à recevoir ni à rendre, de ce pharmacien bookmaker et de cette femme lamentablement désœuvrée qui pourrait se mettre ailleurs pour lire ses mauvais romans, — l’explication ?

Elle est simple.

L’homme et la femme nous viennent comme tant d’autres d’un département quelconque : ceux-ci, du fond de l’Aveyron. L’homme, fils de paysans, a fait cahin-caha ses études au séminaire. L’ambitieux amour de la mère et du père a subi, a cherché, inventé les privations dernières, héroïques, pour pousser au delà du souffle, pousser plus loin, pousser encore le fils qui est leur orgueil et dont ils attendent leur gloire : il sera médecin ! — Quant au cadet, ce second venu n’a été pesé bon qu’à faire un artisan. Celui-là, en réalité plus obtus encore et que l’étude sommaire n’a même pas aidé à dégrossir, on l’a mis plombier, — dans le zinc et la « couverture », — et ça suffit, l’ainé ayant, comme on dit, tout pris pour lui.

Pourtant notre glorieux n’a pu démarrer de ses derniers examens ; repoussé sur son troisième assaut, il a dû se replier. Il ne grossira pas la bande suspecte, grouillante aux bas-fonds, des docteurs d’aventure sans clients et sans avoir, — en avons-nous vus ! — médecins des quatrièmes pages et des édicules municipaux, praticiens à tout faire y compris la politique maquignonne, ou, comme le jeune Lebiez, le dépeçage des vieilles femmes en petits morceaux. — Notre homme s’est rabattu sur la pharmacie et il a été reçu tout juste ; un peu plus et ça allait dépasser la hauteur de son génie.

Alors il a fait pendant deux ans « le potard », passant d’une officine à l’autre, sur Rodez d’abord, puis ailleurs dans le département. Mais Rodez n’est pas Paris, le Paris des rêves, et « potarder » ou « potasser » ne réalise rien. Il faut être établi, patenté, acheter ou créer un fonds. Avec quoi ? Ambition mange scrupule, toujours et surtout pour les surclassés. L’uniqué procédé connu en l’espèce est de surprendre une dot quelconque qui permette de passer aux exercices subséquents, de décrocher cette dot d’abord n’importe où ni comment, comme il suffit d’une peur et d’une course au dénicheur de casquettes par la devanture du chapelier.

Notre lourdaud sans le sou n’a pu compter sur sa bonne mine pour entraîner les Cydalises à héritage. L’esprit étroit et obscur, l’âme médiocre se lisent sur ce front bas où la tignasse drue descend en auvent jusque sur les épais sourcils : front d’acéphale, de mandrill au plus, fournissant bien juste la place pour une maigre idée à la fois. Les petits yeux vrillés, comme sanglants, fuient sous la broussaille, et par le profil bestial, l’analogie passionnelle dépiste tout de suite la mélancolique taciturnité du blaireau. Encore ce gracieux reste-t-il obstinément muet, toujours. — Hé ! que pourrait-il nous dire ?

Comment, en quelle rencontre, par quelles fortuités coïncidentes cet animal peu attractif et aphone a-t-il trouvé à côté de lui, sous sa main et du couvent sortie tout à point la veille, la jeune fille à sac qui lui est nécessaire ? Par quelles combinaisons des siens, quelle stratégie de mines et manigances, quels envoûtements, la bande est-elle parvenue à capter le sac tout modeste qu’il soit, et cette fille si dressée d’avance qu’elle fût à tout accepter de la vie qu’elle ignore, n’ayant pas à elle l’ombre de volonté, attraction ou répulsion, — soumise, inerte comme cire à modeler ? — Et c’est « une demoiselle », tout autrement affinée que nous, paysans ; ça se voit du premier coup d’œil, bien qu’elle non plus ne parle guère ou pas, n’osant.

Il est vrai qu’il y à une tare (— le crocodile au fond de la citerne… —), et le secret est de notoriété publique, comme tous les secrets de famille en province : — cette sœur aînée morte folle.

Mais il ne nous appartient pas de faire les difficiles.

Donc le mariage s’est fait entre cette passivité silencieuse et cette sournoiserie concentrée. — Le jeune ménage est aussitôt parti pour Paris, emmenant le frère cadet, inséparable de son aîné dont la supériorité extatiquement le fascine : le zingueur trouvera des « journées » là-bas tout comme ailleurs. — On a laissé sur place les vieux parents exsangues, continuant à se sangler le ventre.

Et sur Paris la bataille s’est aussitôt engagée.

Non pas la bataille, la déroute. Paris n’a pas même un coup de croc à donner pour mettre hors de combat pareilles innocences : ces espèces se volatilisent rien qu’à entrer dans son atmosphère ambiante, pour elles irrespirable.

Quelques mois ont suffi pour châtier la témérité. La toute petite dot a passé entière à l’aménagement et au premier assortissement de la boutique, étouffée avant d’être ouverte sous l’écrasante concurrence de ses voisinages. Le bon propriétaire qui a, du premier jour, guigné second preneur pour cette installation toute fraiche encore et qui ne lui a rien coûté, éperonne son huissier vers les derniers sacrements. Les entrepreneurs ne sont pas tout à fait payés, mais eux peuvent faire faillite ; cela ne le concerne pas. — En vérité, ce ne serait point pour ces honnêtes propriétaires la peine de faire la loi eux-mêmes si elle ne les mettait au-dessus d’aussi misérables détails.

Le pharmacien à été désarçonné au premier choc. Éperdu sous la rapidité de l’effondrement, il a lâché pied du coup et cherché ressource ailleurs, flairant de gauche et de droite, principalement, comme tous les affamés, du côté de la viande creuse. Désespéré du possible, il court l’invraisemblable par les champs de la Chimère. Il est venu grossir de sa stérile unité le monde aléatoire et interlope qui, comme ont osé dire les impudents, « améliore l’élève du cheval en France », en gueusant le petit écu du côté de la carotte au pari.

Un incident en cette monotonie.

Par les cafés borgnes et les cavernes en arrière-boutiques où cette race malsaine se repère, notre pharmacien errant a rencontré un autre pauvre diable plus misérable encore que lui peut-être, un jeune élève pharmacien en quête d’une place, d’un gîte, de pain, en quête de tout. Alors, chose inattendue, ce qui semblait à jamais à triple tour fermé chez l’Aveyronnais s’est tout seul ouvert : la douce, chaude pitié a tout d’un coup amolli cette âme figée, attendri cette pierre. Celui-là qui n’eut jamais un épanchement vis-à-vis des siens, qui reste obscur, impénétrable à sa jeune femme elle-même, il a ouvert son cœur avec sa porte à l’inconnu, lui offrant le partage de sa détresse, — on fera comme on pourra ! — lui confiant ses déceptions, ses angoisses, ses espoirs, lui confessant tout, croyant à lui et en lui, l’aimant, le faisant son hôte : — HOTE ! mot si grand qu’il suffit à lui seul pour embrasser à la fois et celui qui reçoit et celui qui donne…

Alors cette boutique morte a semblé un instant vivre : on a revu battre cette petite porte du fond, derrière le comptoir, sur laquelle est écrit un peu ambitieusement : laboratoire, — laboratoire bien intermittent et même déserté, malgré la formelle injonction de la loi, — la loi à laquelle on est ici comme ailleurs tout disposé à tirer révérence. Ma foi, pour ce qu’elle y rapporte !

Mais ce n’était là pour le nouveau venu qu’un pis-aller momentané : le temps de toucher terre pour reprendre pied et aller plus loin, plus haut. Où souffle la bise, le nomade indifférent ne s’affale pas, non plus que le rat ne reste au navire qui sombre.

L’épreuve, au surplus, d’heure en heure plus dure, touche à sa fin. Les coups suprêmes se précipitent avec accélération de vitesse comme en toutes chutes des corps. Le combat des papiers timbrés en est à ses dernières cartouches. Par plus d’un soir, il s’est fait tard quand le zingueur apporte du faubourg sa « journée » pour faire bouillir le pot. — C’est le moment psychologique où notre trio Aveyronnais va rester sur lui-même.

En effet, l’oiseau de passage, le jeune commis vient de partir, — tranquillement, naturellemient, presque sans dire adieu ni gare, — laissant après lui la solitude encore plus seule, l’abandon encore plus abandonné…

En somme, jusqu’ici rien de plus banal que ce ratage d’une mièvre épopée de petites gens. C’est l’éternelle, universelle histoire, vulgaire jusqu’à l’écœurement, de la bataille quotidienne de toutes ces multitudes subjacentes qui se débattent en s’écoulant vers le trou conclusif, dans la parallèle accoutumance de leurs conformités. Rien d’insigne dans l’action ou seulement de désignatif dans les acteurs.

Et pourtant, du terre à terre de cet infime ménage, nous allons voir tout à coup les destinées disposées se révéler au monde en un éclat de tonnerre, puis se développer et s’accomplir par les épouvantes dans les ampleurs et lafgradation fatidiques d’un drame Shakespearien…

Une étincelle suffit pour flamber la forêt.

Ici, il n’a fallu que la dernière parcelle d’un ancien billet déchiré en miettes, — oublié par le balai dans un coin obscur depuis des semaines et ramassé par le plus fortuit effet de la malice des choses — pour tout découvrir et faire éclater.

Vous vous rappelez l’autre épave recueillie : ce commis pharmacien qu’on a à peine eu le temps d’entrevoir ? — Eh bien, si rapide qu’ait été par cette maison son passage de malheur, la trahison qui entrait avec lui a eu le temps d’ouvrir la porte à l’adultère.

Au fait, entre, d’une part le mari toujours absent, d’autre part la femme au logis toujours désespérément oisive, le troisième terme de la proposition ne pouvait manquer d’intervenir. Il n’y a point failli : au moment donné, par un de ces jeux familiers à toute scène, le coefficient, le consécutif s’est trouvé passer premier rôle…

Anéantie sous la révélation irrécusable, la malheureuse avoue tout. Elle a tout trahi, tout, — jusqu’à cette si maigre caisse qu’elle avait charge de garder et dont elle volait le néant pour ce fuyard. Il n’est parti, l’ignoble, que lorsqu’il n’y eut plus rien, — rien !…

En ces aventures, il n’y a qu’une jurisprudence. C’est le pont aux ânes.

Le mari, son instruction faite, prend son temps pour examiner, peser ce qui lui convient mieux de faire de deux existences dont il se trouve dès à présent disposer en toute propriété : jus utendi et abutendi. Tuera-t-il la femme ou l’amant, ou l’amant et la femme ? Ça, ça le regarde tout seul : à sa discrétion. — On lui demande seulement, et pour rester jusqu’au bout dans la correction — omne punctum ! — de se présenter, son coup fait, devant le juge : — « Monsieur le Président, qu’est-ce que tu aurais fait à ma place ? » — Ce sur quoi, pas même besoin de délibérer : — et haut la main, les jurés proclament l’acquittement à l’unanimité, — sans que jamais, une seule fois, un seul de ces braves gens du jury ait été, pendant une seconde, traversé de la pensée de poser au meurtrier cette simple, primordiale question :

« — Toi qui tues les adultères, Justicier, ne fus-tu donc jamais, et le premier, adultère toi-même ?… »

Mais, pour l’instant, il ne s’agit pas de ces délicatesses.

J’omets les fureurs, les grincements de dents, les morsures, les tortures en ce désastre à jamais sans fond ni bords : il faut courir à la vengeance !

Plus rien d’autre n’existe, pas même l’écroulement pour le lendemain.

Une seule question : — le traître au foyer, le voleur d’honneur et de tout, aura-t-il jamais assez de sang pour étancher telles soifs ?

Le misérable est là, à côté. Avec l’argent de quelque autre femme et d’où l’aurait-il pris ? — ne vient-il pas de s’établir, lui aussi, dans une boutique toute prochaine qui semble menacer de prospérer ; et, chasseur inlassable, comme Nemrod devant l’Éternel, déjà l’infâme court les agences matrimoniales pour dépister une femme encore à qui se vendre.

Plus sombre que jamais, le mari n’appartient qu’à l’idée fixe ; — mais il a beau se dessécher, se consumer à la recherche, il ne sait trouver encore, il ne saura trouver jamais ce qui pourra étancher sa haine, cette haine qui subitement, lui négatif, nul jusqu’ici, vient de le relever et révéler, de le grandir devant l’épouse effarée. À la bonne heure, enfin ! Du coup, voici l’homme, voici le vaillant, le terrible, — celui qui commande et auquel on obéit : celui qui va tuer, — le Mâle !…

Lui, de ce côté de la complice, il a fait la trêve muette : — à plus tard !…

Présentement, il ne veut rien entre lui et sa pensée unique…

Elle, devant lui, s’écrase, annihilée, prête à tout pour obéir à celui-là, pour aider au châtiment de l’autre, le parjure, le double parjure…

Les yeux dans les yeux de son aîné, le frère n’attend qu’un signe, — le bras levé pour frapper…

N’oublions pas, pour bien comprendre et tout comprendre, que ce trio vengeur, d’une réalité autrement dramatique en son parfait accord que celui de Don Juan, nous vient tout droit de la zone sinistre dont les départements sont teintés au maximum du noir sur les cartes criminalistes comme sur celles de l’instruction publique. C’est le pays où l’on égorge au son de l’orgue nasillard le vieillard entraîné, le pays de la veuve Bancal et de Bastide-le-Gigantesque, où les roches rendent à jamais l’écho de la complainte de « Fualdès ». Dans cette région nativement, naïvement scélérate, le soleil qui enivre comme un vin épais dégage des buées qui sentent le sang. La morsure de la vipère y est plus mortelle ; la plante aux couleurs exaspérées, napels ou digitales, y suinte des poisons plus âcres, plus subtils. La crécelle de la cigale s’obstine pour couvrir le pas de l’homicide, et, des Pyrénées aux Abruzzes, le couteau semble naturellement pousser par les doigts, comme pour allonger et parfaire la main qui tue…

En bonne justice où tout se compte, ceci ne saura être à son heure oublié.

Enfin, tout est disposé, dressé, prêt. — Cet homme qui, la veille, ne savait trouver seulement de quoi payer un morceau de pain ou un port de lettre, immédiatement il a inventé tout ce qu’il lui faut pour louer une maison isolée près de Paris, à Croissy, au bout du pont, et encore de quoi solder tous frais de voyage et autres, de telle sorte que l’exécution prononcée ne puisse être une seconde arrêtée ou gênée par quelque misérable question de détail.

Sous sa dictée, c’est la femme, — la femme elle-même — qui va écrire pour indiquer un dernier rendez-vous à l’amant félon… Stupéfiée, stupide comme l’outil à l’ordre de l’époux devenu d’un coup formidable devant le forfait à accomplir, et, sans même songer à se rappeler qu’elle aussi a à venger sa vie perdue, les hontes et les remords de sa double trahison à son tour trahie, elle obéit, et, jusqu’au delà de l’horrible, elle obéira : — comme une prédestinée de la fatalité antique, c’est elle, — la sœur de l’autre sœur, ne l’oubliez pas ! la sœur de la folle, — qui va conduire là-bas, jusque sous le couteau, l’homme qu’elle a aimé…

Mais, ce soir-là, c’est vainement qu’elle l’attendra à la gare Saint-Lazare, — et c’est vainement aussi que les deux autres l’attendront là-bas, dans la petite maison isolée, au bout du pont… — Il n’est pas venu : c’est à recommencer.

Recommençons ! — Pour le coup il viendra : on a amorcé la lettre : « —… Une aubaine est tombée, inespérée, inouie, qu’on n’a pas le temps de lui expliquer, est-il écrit. Mais, dès à présent et jusqu’à mieux, il y a un billet de mille frances pour lui, qui l’attend… »

Cette fois il accourt (— parbleu ! —) à la gare, le soir, huit heures un quart, juste pour le train de la demie, comme on le lui-a précisé… La femme est là, épais voilée : « — C’est moi ! — Mais pourquoi aller si loin ? Pourquoi… — Je vous expliquerai tout en route. Fuyons ! Si on nous voyait !… »

Les voilà partis — et arrivés. Dans le wagon plein, il a été impossible d’échanger une parole : on peut enfin se parler un peu, tout en marchant, presque en courant : — « … il fallait bien qu’il la connût, cette petite maison, bien sûre, bien secrète, qu’on a su découvrir, qu’on vient de louer tout exprès pour lui, pour eux deux, grâce à cette petite fortune tombée des nues… Mais on aura tout le temps de se raconter cela, — après… — Dépéchons !… »

Et elle l’entraîne, le tire, — lui, comme indécis, avec une inquiétude vague, emporté vers l’inconnu par les ténébres de la nuit sombre…

Enfin, voici la petite rue déserte. « C’est là ! » — Une clef, — la seconde clef… — ouvre la porte…

« — Entre donc !!! »

Il est poussé dans le noir, — poussé encore de l’entrée dans une seconde pièce… Les deux portes sur lui se sont refermées…

A cet instant, tout d’un coup, une lueur fulgurante de deux mains éclate : — les bourreaux sont devant lui, lames nues…

Il tombe, de coups criblé…

Maintenant encore le reste va de soi :

— les leçons faites et répétées, tout bien expliqué, convenu, sans contradiction, erreur ou surprise possible, le trio se sépare, chacun tirant de son côté, — et l’époux vengeur et vengé se fait conduire par le premier passant au bureau de police ou à la mairie : « — Monsieur, voici les clés d’une maison où je viens à instant de tuer l’amant de ma femme ; vous allez trouver dans la poche du jeune homme un billet qui vous prouvera que je ne l’ai pas pris pour un autre ; je me constitue prisonnier, » — Poliment, on vous offre une chaise. Pour que l’instruction soit tôt bâclée et ne pas vous déranger trop longtemps, on mettra les bouchées doubles. — Quant a l’acquittement, le cas est classique.

— Pas du tout !

A ces cervelles recuites au soleil du midi, il faut du mélodrame, de la mise en scène : elles ont besoin de compliquer, d’en trop faire, de frapper au mur de la cave de Poë d’où le miaulement dénonciateur va sortir. — Que d’histoires et que de besognes ! Le cadavre, les membres repliés, tordus, on a dû pour le maintenir le ligotter avec des tuyaux de plomb, apportés de Paris par le zingueur ; — puis on l’a péniblement hissé sur une voiture à bras, louée d’avance ; — puis on l’a roulé vers le pont, et de là — p’loff !… à l’eau ! — Sur quoi on rentre enfin vers Paris, — en famille.

Après tout, même encore ainsi, même en admettant que la découverte du meurtre aura lieu sans la déclaration préalable, spontanée du meurtrier, c’est-à-dire en poussant toutes choses au pis, — eh ! bien, après tout, quoi ?

Il n’en reste, il n’en restera pas moins toujours le fait patent, avéré, irrécusable de l’adultère commis, de l’adultère vengé. Tout au plus y aura-t-il à regretter qu’on se soit écarté sur un point des rites consacrés, du programme courant en la matière.

Et comme il n’y aura eu là qu’une transgression de l’observance adoptée, un simple vice de formes, la condamnation sera plus que paterne, — si condamnation il y a.

— Attendez !…

Un mois, six semaines après la soirée de Croissy, un marinier sous le pont ramène de son croc un amas informe, apparition hideuse par la vase.

C’est le cadavre d’un noyé en pleine putréfaction, si abominablement façonné que la forme humaine y devient tout à l’heure illisible. Les membre ont été ramenés et violemment ployés contre le corps : des bandes de plomb les y écrasent en turgescences livides, et, ainsi, cette masse hâve semble le ventre blafard d’un crapaud géant. — L’épiderme des mains et des pieds, tout plissé, est blanc cru tandis que la face a pris une teinte brunâtre. Les deux globes des yeux, aux paupières révulsées, pareils à deux œufs et comme prêts à éclater, jaillissent exorbités de la tête livide : entre les lèvres épanouies en bourrelets, la bouche grand, ouverte laisse pendre la langue tuméfiée, déchiquetée par les poissons. Les parties charnues sont déjà comme saponifiées ; ce qui reste de cheveux ou de barbe n’adhère plus. De toutes parts crevée, la peau de l’abdomen, verdie par places et par d’autres bleutée ou violâtre, vomit par chacun de ces trous les intestins parfilés, et ces boyaux flottent en banderoles, comme des tentacules de pieuvre… — Jamais la décomposition par la mort n’aboutit à quelque chose de plus horrible que ce tas sans nom, cette charogne infime, étripaillée, déliquescente à faire évanouir le fossoyeur…

Les gens de la justice se transportent, instrumentent. On cherche, on recherche, on a déjà trouvé. Mais, avant tout, le service de la Préfecture a photographié l’horreur, et un diable de journal toujours à l’affût s’en est procuré la première épreuve : — depuis hier on s’écrase à la salle des dépêches du Figaro, et Paris entier y passera.

Ce n’est qu’un cri devant l’image maudite : — « Oh ! les scélérats ! Oh ! les monstres ! — Avoir mis en pareil état « ce pauvre jeune homme ! » — Il n’avait pas trente ans, madame ! — A mort !… — À mort !!..… — A mort !!!… »

Et pour un peu, j’entendrais, strident par-dessus toutes les autres imprécations et clameurs, ce fausset suraigu — d’une très belle personne et d’air fort respectable, ma foi ! — qui, en haute-contre de tous les cris, me perça le tympan, une autre fois plus atroce encore, en plein boulevard, sur le passage d’une bande de communards prisonniers : « — Arrachez-leur les ongles ! »

Silence au banc des accusés ! Silence aux défenseurs ! La défense est entendue, le débat clos.

C’est la photographie qui vient de prononcer l’ARRÊT, — l’arrêt sans appel : « — A MORT !… »

Toute la meute s’est lancée aboyante, hurlante sur cette piste de sang où nulle puissance ne saurait maintenant l’arrêter. Et c’est surtout à la femme qu’on en veut, et c’est surtout les femmes qui lui en veulent, les femmes en haine jalouse, en haine éternelle de la femme, — toujours prêtes à achever, avec l’acharnée férocité du poulailler, la compagne blessée, — toujours impitoyables à la fornicatrice et furibondes comme si celle-ci eût écorné la part de chacune.

Et pourquoi donc celle-là, — dont cet autre, « Le pauvre jeune homme », fit la fourbe, l’adultère, la voleuse, la misérable à jamais perdue, pour l’abandonner quand elle n’eût plus un centime à lui donner, — pourquoi n’aurait-elle donc pas eu le droit à se venger, elle aussi ? Qui donc plus qu’elle fut trahi ? Mais non : que nulle voix, pas une réclamation, pas une observation ne tente de s’élever en travers de cette trombe de carnagè ! Jésus le Nazaréen serait ici lapidé à côté de la femme adultère.

— À MORT !!!…

Dans ce drame, si monstrueux qu’il soit et sensational par la mise en scène, d’ailleurs vulgaire comme conception et exécution, — avant tout forcément bête, comme tout crime, — ce qui reste pour nous stupéfiant, c’est le manquement intellectuel du juge, — des juges, — et aussi de la défense, au point de vue du discernement, de la déduction et du plus simple flair psychologique.

Pourtant, et réserves plus graves faites d’ailleurs, quelle étude curieuse pour des « professionnels », quelle ressource pour la défense, l’observation des concomitances, des antécédents, de tous les prodromes ! — Mais tel est le trouble de la Justice elle-même, puisqu’elle s’appelle ainsi, devant l’image maudite du crime perpétré, que cette épreuve photographique se trouve souverainement suppléer tout le reste : elle entraîne tout. — Pas même le rappel de cette sœur aînée idiote ou folle ; — pas seulement le constat si important de la vie privée, des recettes, des ressources quotidiennes et de leur source chez l’infâme, l’ex-mactotum de la pharmacie Fenayrou, le nouvel établi, l’initial auteur de tant de maux !

— À MORT !!!

Et de tout ce qui est moi récusant ma part de complicité sociale dans l’inique sentence, sous les clameurs forcenées de l’universel haro, par les malédictions sauvages, l’ironie sanglante pire encore, je vois, — pardonné, innocenté, auréolé presque et mieux encore oublié, — je vois, avant tous à jamais calme dans le grand et bienfaisant pardon de la mort, — je vois le premier coupable, la cause mère, le premier facteur de ce trouble premier, de ces mensonges, de ces ruses, de ces vols, de ces angoisses, de ces rages, — le traitre au foyer, à l’amitié, à la tendresse, — le scélérat qui précipita l’épouse, la mère, tous ; — « le pauvre jeune homme » — sans lequel ces trois étres vulgaires, pas plus ni moins malsains que tant d’autres, continueraient à pousser devant eux un à un tous les jours plus ou moins difficiles de cette vie banale qui est la vie commune ; — mais, de par celui-la, unique, à jamais perdus ! Je demeure à la fois saisi d’horreur et d’infinie pitié devant ces condamnés qui vont payer pour le condamnable absous, — à jamais plongés, eux et leurs tout petits — qui n’ont pourtant rien fait — dans l’horrible et l’irréparable…

Mais LA PHOTOGRAPHIE le voulut cette fois ainsi… :

P.-S. — Au moment où j’écrivais ces lignes, le hasard me faisait rencontrer aux Baignots de Dax un jeune médecin de 1re classe de la marine, — M. le Dr Offret, — qui fut pendant quatre ans attaché au pénitentiaire de la Nouvelle-Calédonie ou fut transporté Fenayrou, sa femme étant restée en France dans une maison centrale.

— Fenayrou, me dit le Dr Offret, était d’une intelligence plus que limitée, mais surtout d’un caractère malheureux, sombre, inquiet, toujours mécontent de tout et de tous. Il avait d’abord été placé à la pharmacie de Bourail, qui se trouvait le centre naturel de la colonisation pénitentiaire dont on a bientôt abandonné l’essai. Il se rendit là tellement insupportable à tout le monde par ses plaintes et réclamations qu’on l’envoya isolé comme passeur du bac à la station presque déserte d’Houilou. — C’est là qu’il est mort vers 1887 d’un cancer à l’estomac.

On connaît les affinités de cette maladie avec les hypochondres et atrabilaires…

Le Dr Offret me donna des renseignements non moins curieux sur un autre assassin célèbre, l’élève en médecine Lebiez, avec lequel il avait fait ses études au lycée de Nantes. — Lebiez, dès le collège, était épileptique.

Dans le milieu sinistre et singulièrement propice où M. le Dr Offret à dû passer ces quatre années, il n’a perdu aucune occasion de poursuivre comme praticien son étude psychologique, demandant au constat des autopsies la confirmation des indications diverses de l’asymétrie faciale, du développement des zygomas, de la proéminence des maxillaires et d’un diagnostic tout nouveau des pilosités. Quand l’analyse cérébrale ne rencontre pas la bouillie liquéfiée du jeune guillotiné Menesclou, elle surprend généralement l’évolution au moment où les plus graves désordres allaient se produire.

L’ensemble de ces observations concorde tout à fait avec la théorie des professeurs Bernheim et Lombroso — si vivement attaqués par notre vieille école de médecine criminaliste, — à savoir que tout scélérat qui n’est pas greffé sur un fou est inévitablement enté sur un idiot.

D’autre part, la mollesse que l’on reproche à nos jurys, surtout devant l’application de la peine supréme, cette mollesse, toujours et partout croissante, ne serait-elle pas encore, avec d’autres signes des temps, le gage symptomatique d’un prochain bouleversement de notre criminalité ? La conscience humaine a-t-elle longtemps encore à attendre que l’antique formule : « L’accusé est-il coupable ? » soit enfin remplacée par : « L’accusé est-il dangereux ?…