Quand j'étais photographe/14

Flammarion Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 279-312).

1830 ET ENVIRONS

Je suis né aux approches de ces temps d’innocence où un ministre ne volait pas plus de cent mille francs : encore s’y mettaient-ils à deux, comme pour se faire mieux prendre[1] et, plus étrange encore condamner. Les mœurs étaient douces, les cœurs simples. Un assassinat nous faisait deux ans : les conversations s’en contentaient. Deux. ans pour la Belle Ecaillère de la rue Montorgueil tuée par son pompier, deux ans pour l’assassinat de la Bergère d’Ivry, puisqu’on rencontrait encore à Ivry une bergère ; nous avons changé tout cela. Il y en avait qui criaient : Vive le Roi ! quand le roi passait ; il y en avait qui ne criaient rien. Les vignes donnaient du raisin avec quoi on faisait du vin. On se mettait en pantalon de toile à Pâques, parce que tous les marchands de coutil ne s’étaient pas encore faits fabricants de calorifères. Les quatre lions en bronze qui gardent l’entrée par où on n’entre pas à l’Institut recevaient avec soumission, à chaque renouveau, leur badigeon vert-chou administratif, — et le bon beurre mi-sel d’Isigny couramment se vendait quatorze sous la livre.

Dans le tome premier de ses Misérables, Hugo — saluons ! — nous peint un magistral tableau de l’année 1817, si vivant, si grouillant, que les personnages y obstruent un peu le fond : l’Esprit s’en prend d’abord aux êtres avant les choses comme la main grand’ouverte laisse tomber les glanes. À peine le Maître nous donne-t-il ie temps de distinguer : « — une chose qui fumait et clapotait par la Seine avec le bruit d’un chien qui nage, allant et venant sous les fenêtres des Tuileries, du pont Royal au pont Louis XV : c’était une mécanique bonne à pas grand’chose, une espèce de joujou, une rêverie d’inventeur songe-creux, une utopie : un bateau à vapeur. Les Parisiens regardaient cette inutilité avec indifférence. »

1817 est déjà loin de ce 1830 où vont se confondre mon enfance et mon adolescence, vers lequel, avec une mélancolique douceur, je me retourne sur les acteurs et le paysage. Un peu avant, un peu après, dans l’indifférent péle-méle des faits et des dates avec lesquelles surtout je suis né brouillé, nettement ils m’apparaissent se détachant par les brumes du lointain…

D’abord nous la tenons, cette vapeur, obéissante étreinte. Stephenson a élagué les crans en saillie, les pattes qu’il avait tout d’abord imaginé d’adapter à ses roues pour les prémunir contre l’envie de patiner sur les rails, l’esprit humain procédant toujours du composé au simple. Le premier chemin de fer des frères Pereire roule déjà sur Saint-Germain à l’heure où M. Thiers à la tribune affirme de tout son haut que « les roues glisseront sans avancer jamais », puis finalement, n’en démordant pas puisqu’il ne peut avoir tort, que ce « mode de traction » ne saurait être utilisé jamais que pour « brèves distances ».

Comme si d’un enchanteur ou d’un machiniste de théâtre, le premier coup de sifflet de la première locomotive a donné le signal d’éveil, d’envolement à toutes choses. Tout un monde nouveau s’émeut en cet universel avril, se tâte, s’agite, se décoche en essor, quitte à chercher après où on prendra pied : tout est en question mis ou remis. Paris, cœur et cerveau, bout.

On rencontre des religions à chaque coin de rue, emboîtant le pas aux dernières sorties du ptérodactyle et des plésiosaures qui viennent de culbuter Cuvier et poussent droit à déconcerter les Genèses malgré rappels et mandements d’évêques. C’est l’heure où absolument on veut croire à n’importe quoi, et c’est encore croire à quelque chose qu’être bien sincère à ne croire à rien. Il y a là de tout et du grotesque avec. — Rue de Bondy, — tout à côté de la maison où notre admirable Taylor va commencer à gagner la statue que Coquelin ne lui donnera pas, — rue de Bondy, au fond de la cour, derrière les voitures du déménageur, l’abbé Châtel, qui ne s’appelle pas encore monsieur Loyson ni même père Hyacinthe, dit la messe en français, le vrai moyen évidemment pour la faire comprendre. — Les Templiers eux-mêmes viennent de ressusciter, — Jacques Molay est mort ! Vive Jacques Molay ! — avec pourpoints, maillots, toquets et dague en son fourreau de cuivre doré qui cogne noblement sur la cuisse gauche ; les dames (il y a des dames) portent sur le poing des manières de faucons empaillés. Mais ces bons Templiers ne paient pas leur loyer et il y a encore d’autres petites choses qui ne vont pas comme il faudrait ; la police fait évacuer. Temple à louer. — À Ménilmontant, les aborigènes traitent un peu vif à coups de pierres les Saint-Simoniens par trop coquets, décolletés comme des danseuses, le buste étranglé sous la coupe rituelle de redingotes collantes largement ouvertes à la poitrine, le pantalon étroit sanglé par le sous-pied sur la botte vernie : Enfantin arbore sur le blanc plastron de son thorax le mot « PÈRE » en majuscules noires. Faire ainsi retourner les passants, des gens si sérieux et qui vont tout à l’heure tout tenir ! — « Méconnu comme poète, méconnu comme réformateur[2] », Charles Fourier cherche où planter les fondations de son phalanstère, Cabet médite de fréter sur l’Icarie ses entêtés « retour du Texas. » — Il y avait encore rue Saint-Louis-en-l’Isle, à côté de notre bon Jean Wallon enfant, un autre très brave homme, le Dieu Cheneau, qu’on appelait le Ma-Pa parce que sa religion superposait la Mater au Pater, la femme à l’homme, attendant Girardin à la rescousse du matriarcat. — Dans le tas, pas si fous tout de même, ces deux-là, au fin fond...

On vivait comme dans une buée chaude et l’atmosphère avait de subites poussées d’un air qui brûle. Je n’ai qu’à fermer les yeux pour revoir, du petit pont de l’Hôtel-Dieu, aux derniers coups des fusils de Juillet qu’on décharge sur sa victoire joyeusement en l’air, les grands fauteuils dorés du sac de l’archevêché flottant au fil de la Seine au gré du tourbillon, tête en haut, tête en bas, avec les brocards des chasubles, les blancs des surplis et le lit de plume de Monseigneur de Quélen… — Mais en somme, apparemment, quoi de nouveau ?

Les idéologues d’hier, qui s’appelaient avant-hier les bleus, s’appellent aujourd’hui les républicains, pour s’appeler demain les socialistes, qui s’appelleront ensuite les anarchistes, jusqu’à mieux. — Il n’y a plus aux portes des Tuileries les factionnaires suisses en habits rouges qui empêchaient d’entrer, même de sortir tout paquet, füt-ce un livre sous le bras. Ce fut bon au temps où il était « distingué » chez les petits bourgeoïs de faire porter aux enfants le deuil du duc de Berry ; je le portai. Mais s’il est maintenant conquis de lire dans les jardins publics, il y est défendu de fumer, la liberté, comme on commence à dire, n’étant pas la licence. — On se ferait remarquer à ne pas appeler la Russie « le colosse du Nord » et l’Angleterre est naturellement « la perfide Albion ». De ces deux-là, on se défie ferme. Las Cases avec son « Memorial de Sainte-Hélène » fait verser bien des pleurs sur le monstre qui tua plus de trois millions d’hommes, et même des poings de douze ans se crispent au nom d’Hudson Lowe, le haut justicier. En revanche, on adore « la douce » Allemagne et le romantisme déjä arrive à point pour achever l’engouement.

— La batellerie bat son plein. Tout vient par eau. Les pommes — que de pommes ! — et le reste se chargent par tombereaux vers « la Rapée », au quai du Mail qui n’est plus assez large pour accueillir les arrivages ; la bouche de Paris s’ouvre plus grande que ça et il y a beau temps qu’elle réclame : l’administration fait dire qu’elle s’en préoccupe. — Le génie d’Haureau, lequel doux Haureau mourra retour des pontons, sans avoir jamais su pourquoi, sans en vouloir à personne, sans même penser à s’en plaindre, Haureau n’a pas encore créé l’architecture de demain, fer et terre ; il n’a déjà donné ni à Paxton les épures du Crystal Palace Sydenham, ni le plan des Halles Centrales à Baltard. Aussi le ventre : parisien s’en tient au marché des Innocents, sur l’ancien cimetière non encore exproprié au profit des Catacombes. — Il n’y a pas dans toute la ville une seule boutique de marchand de fleurs : un unique marché une fois par semaine, les samedis, au quai de l’Horloge. — La girafe qu’on vient d’amener, pour la première fois en Europe fait fureur au Jardin du Roi, qui s’appelle mainterfant le Jardin des Plantes parce qu’on y va voir des animaux. Modes, enseignes, tout est « à La Girafe ». Les « Osages », six à sept Peaux rouges du pays cher à Cooper, lui succèdent non sans quelque gloire, mais ça n’est plus ça. — Succès toujours aux marionnettes du sieur Séraphin, « Le Pont cassé », feux pyrriques (?} et arabesques », Galerie Valois, près du café du « Sauvage » et de celui « des Aveugles », deux trous sous l’angle proche du passage Radziwill : ici, un homme habillé en sauvage de la Courtille, maillot chair, plumes multicolores en tête et en ceinture, tape furieusement sur une série de caisses graduées ; là, quatre pauvres diables, aveugles ou pseudo, raclent ou soufflent des airs peu variés. Chacune de ces deux caves a son public enthousiaste. Ces divertissements comptent en tête des distractions parisiennes. — A propos de musique, un chef d’orchestre vient d’imaginer un instrument dont on raffole : le cornet à pistons. — En face du Palais de justice, nouvelle petite place où nous irons bientôt sauter dans la salle du Prado d’hiver, et qui sera plus tard notre boulevard du Palais, une fois par semaine, le jeudi, se dresse à dix pieds environ de hauteur un échafaud grossièrement équarri, avec des poteaux plantés sur la plate-forme. La bonne, un peu hasardeuse, me fait un jour passer par là et par la foule opaque je parviens à entrevoir trois hommes et une femme, en bras, comme on dit, de chemise, liés à ces poteaux : ce sont les condamnés à « l’exposition » et à « la marque. » Ils échangent à tout gosier d’ignobles lazzis avec la foule. Sur le plateau, deux autres hommes, libres de liens, ceux-là, tenant l’un un réchaud de charbon flamboyant sur lequel deux outils mystérieux, à manche de bois, l’autre un seau où flotte une grosse éponge dans l’eau vinaigrée. Ça, c’est pour la marque : TF, travaux forcés à temps, TP, à perpétuité. L’un des deux hommes découvre brusquement l’épaule gauche d’un des attachés et, rapide, y applique le fer rouge. Un cri : la chair a grésillé, odorante jusqu’à nous, pendant que l’homme au vinaigre baignant la plaie vive avec son éponge est déjà passé au second patient. J’ai mis Ia main sur mes yeux et je m’enfuis, plein d’horreur. L’affreux spectacle me poursuit… — C’est devant l’Hôtel-de-Ville, à la place de Grève, qu’on guillotine.

— On se moque fort des quelques « civils » qui se mettent maintenant à porter moustache comme s’ils étaient militaires (— de quoi je me mêle ! —) et principalement on s’indigne contre les commis de magasin, les « calicots » qui s’y montrent les plus osés. On en fait des pièces de théâtre, et il y a même des bagarres à ce propos ; mais le meilleur moyen est encore de se laisser pousser pleine barbe pour se faire assommer au premier coin de rue comme bousingot. — Il y a une émeute par jour. Les étudiants, fils de bourgeois, y fraternisent avec les ouvriers, et les ouvriers croient que c’est arrivé. On compte sérieusement aussi sur les élèves de l’École polytechnique. Les gardes nationaux avec la ligne répriment : ceux de la banlieue tapent le plus dur. Puteaux, Courbevoie, Saint-Ouen — je dis Saint-Ouen et ses conseillers municipaux en tête — sont particulièrement féroces à larder les émeutiers. |

— On vient de fermer les maisons de jeu du Palais-Royal et Frascati, au coin du boulevard et de la rue Richelieu, et en même temps on inaugure la nouvelle Bourse près du nouveau passage des Panoramas. Comme cette Bourse et la synagogue n’ont pas encore décrété le mode du chapeau vissé sur là tête, et comme il y a moins que tantôt tout à l’heure de parvenus et de parvenants, la vieille politesse française remarquablement règne encore. C’est à qui cédera le pas ; on se salue dans les escaliers — on remonterait plutôt, sur une distraction, les marches — et on apprend aux petits garçons à tirer leur casquette à gland en entrant dans une boutique. Ça se passerait mal avec maman si je négligeais de me découvrir en portant le sou au pauvre. — Le sou, et même moins, car un sou, c’est déjà beaucoup. Si la pièce d’or est presque une curiosité, les payements se faisant en pièces de cent sous dans les sacs de forte toile grise, on a des pièces de trente sous, de quinze sous, des six liards tout plats et des liards. Or, un sou c’est quatre liards, quatre unités qui peuvent nous représenter chacune une félicité parfaite : au choix, quatre bonshommes en pain d’épices, quatre verres de coco. Sans parler de vingt hannetons, vingt ! que débitent des petits qui courent les rues, criant à tue-tête leur marchandise grouillante en un vieux bas : V’là d’z’hann’tons, vingt z’hannetons pour un liard !… Oui, la vie est douce.

— Aussi personne ne sourcillait quand la vieille tante Maillet, nous congédiant, me met dans la main un sou, pour nous deux, et nous adresse sa recommandation sacramentelle : « Allez, mes enfants, amusez-vous bien, et ne dépensez pas tout, parce que l’argent coûte cher ! » Il a été dit que les goûts sont simples. — On travaille partout, ferme. Les études d’avoués, de notaires, sont ouvertes règlementairement dès huit heures sonnant, et si le patron n’est pas premier déjà dans son cabinet, c’est qu’il est mort ou bien malade. Et on se couche tôt. Tout est clos, sans exception, et dort à minuit.

— Sur le quai de Gesvres, d’aval en amont et d’amont en aval, les fripiers ont envahi toutes les échoppes comme punaises de bois vieux tilleuls. Devant chaque porte, les marchandes hèlent et harponnent le passant ; elles portent uniformément sur la tête un chapeau d’homme haute forme. C’est atroce. — C’est encore des femmes qui nettoient le jour et allument le soir, tout huileuses, les réverbères qu’elles descendent et remontent avec une corde remisée sous clé dans la potence pendant le jour, en attendant le gaz qui, depuis des années, flamboie dans les derniers bourgs anglais. À aucun prix, les marchands d’huile et de quinquets ne veulent en entendre parler, et ils ont trouvé tout de suite sous la main deux écrivains recommandables, MM. Charles Nodier et Amédée Pichot — l’académicien Tissot, cette fois, n’est pas dans l’affaire, — pour dénoncer et développer dans un in-octavo tous les inconvénients et perversités du gaz, y compris le danger de notre subversion totale, par explosion, étant aux mains des malfaiteurs. Mais ca ne fait rien, et nous venons d’attester notre initiative par un premier essai dans la rue de la Paix. Chaque soir, tout Paris s’y porte, admirant.

— En attendant, on ne s’aventurerait pas, le jour une fois tombé, par les ténèbres des Champs-Elysées dont les quinconces poudreux s’arrêtent à la barrière d’octroi, laquelle s’ouvre dans le mur de ronde, juste devant l’Arc-de-Triomphe. — L’avenue Montaigne s’appelle l’Allée des Veuves : elle est occupée d’un bout à l’autre et des deux côtés par des maraichers. — Il y a aussi des maraîchers dans trois des quatre grands trous qui défoncent isométriquement la place de la Concorde, prémunis chacun du même cordon de balustres en pierre ; le quatrième trou, devant le Garde-Meuble, est tenu par la petite ménagerie, volailles, cochons d’Inde, tourterelles, perroquets, macaques, de « la femme aux singes ». Ça ne sent pas trop bon quand d’en haut on se penche là-dessus. — L’animal, au surplus, règne par la ville : pas de boutique de fruitier ou de charbonnier devant laquelle en toute liberté ne picore la poule, ne chipote le lapin, ne sautille la pie, venant de temps à autre boire un coup à ces bornes-fontaines que l’édilité a nouvellement installées dans toutes les rues pour éclabousser le passant à l’heure de midi, et contre lesquelles le distrait se cogne cruellement la crête des tibias. Les porteurs d’eau y viennent remplir leurs deux seaux qu’ils montent à tous étages, conjugués par un cerceau. Chaque voie, deux sous. — C’est du parapet de cette « femme aux singes », qu’assis avec les camarades de l’institution de cet excellent M. Augeron, nous verrons tout à l’heure dresser l’Obélisque rapporté hier de Lougsor par le prince de Joinville. On est ému, car des bruits courent qui ne doivent pas rassurer l’ingénieur Lebas, commis à l’érection : les Anglais, tonjours jaloux — et de quoi ? — auraient soldé un traitre pour scier l’intérieur des câbles : oh ! ces Anglais ! — Aussi, lorsque lentement, lentement, les câbles, soulevant l’énorme aiguille en son maillot de madriers, arrivent à la camper dans la verticale, quel soulagement, quels bravos ! — Bientôt, quand les quatre grands trous seront comblés, nous verrons là sur les glacis de bitume s’essayer les premiers vélocipèdes qui s’appelleront les vélocifères, en bois et sans besoin de pédales, puisque c’est du sol même que les pieds impulsent ; puis succédera l’autre inventeur qui démontrera les patins à roulettes, renvoyés à plus tard.

— À la place des magasins du Louvre, et jusque sur le Carrousel, un inextricable dédale de petites rues coupe-gorge, étranglées, noires et humides, Pierre Lescot, du Doyenné, cénacle des romantiques, jusqu’à la rue de l’Échelle, où l’éditeur imagier Auber fonde la dynastie vaillante des Philipon et Martinet-Hautecœur. — La place du Carrousel est sans pavé. Entre les flaques d’eaux croupies et les monticules de boue foulée, hauts parfois d’une bonne aune, des échoppes en planches où on trouve tout pour rien, bahuts et crédences du seizième, coffres de mariages, Durers et Rembrandts de premiers tirages, armures niellées d’or, et l’un, rarissime, des quatre petits flambeaux en faïence du service d’Henry II, acheté là pour quelques décimes, et que Strauss payera à l’hôtel, plus tard, quatorze mille francs sur table, en attendant mieux, etc., etc. : des trésors pèle-mèle, à terre, sous la pluie. Avec des pièces de quarante sous, Dusommerard et Sauvageot sont là en train de monter Cluny et Carnavalet, — Tout autour, des marchands de vin à grandes enseignes, militairement peinturlurées, grenadiers aux bonnets à poils majestueux, coquets lanciers aux plastrons jaunes et shapskas amaranthe. De chaque porte de ces débits de vins, à l’affût comme araignées de leur trou, les limiers du remplacement font leur métier de racoleurs, acheteurs et vendeurs d’hommes, allumant le jobard par le tableau des félicités du service, à en pleurer de tendresse.

— On va ferme a pied, bien qu’on rencontre par-ci par-la quelque grand fiacre, peint d’un jaune de chrôme, terrible, et encore un cabriolet à deux roues où on est assis à côté du cocher qui ne laisse pas tomber la conversation. (Un jeune expéditionnaire aux bureaux de la liste civile, Alexandre Dumas, dont on commence à parler, vient de nous tirer de la une bien jolie nouvelle.) — Mais c’est à la place de la Concorde qu’il faut aller chercher les coucous, jaunes encore, dont les conducteurs s’égosillent à invoquer les amateurs : « Saint-Cloud ! Saint-Cloud ! » Saint-Cloud, pour lors, c’est Dieppe, c’est Trouville. La voiture va toujours partir à l’instant, tout de suite ; mais on sera une heure à attendre le voyageur suprême qui doit compléter le chargement et s’incrustera entre les deux autres déja serrés, à côté du conducteur, « en lapin ».

— Broussais saigne, toute l’École resaigne, sursaigne, poussant vers la névrose la génération anémiée qui va suivre. — Au bal, pas un bras nu de jeune héritière sans les stigmates des vésicants. Le petit Beraud, d’Antony Beraud le dramaturge, muni comme toute sa dynastie, voit Frédéric Soulié se dénudant pour le bain et, avec stupeur apitoyée, s’écrie : « Tiens, tu n’as pas de cautére ! » C’est essentiel, constitutif, un membre. Humeurs peccantes. — L’ail est le fond de la médecine d’opposition : en dépit d’Orfila, le nom de Raspail y tombe comme de cire pour la rime, et ses helminthes devinés ouvrent l’invisible marche aux microbes de Pasteur, Grancher et Roux. « Abraham genuit Jacob », et Brid’oison a dit qu’on est toujours le fils de quelqu’un. — Dans toutes Les boutiques, comme d’uniforme, le comptoir en chêne est agrémenté de pièces fausses en tout métal et de tout format, impitoyablement clouées sur place, comme oiseaux de proie sur porte, gage sans réplique, de la scrupuleuse loyauté du marchand. — On fait grand tapage d’un certain marché Gisquet-Perier, un marché de fusils. — Le Nain Jaune appelle finement le préfet de police Delessert le préfet Je-les-serre, mais on s’accorde à reconnaitre qu’au moins ce préfet-là est un honnête homme, et ça passe encore pour quelque chose. — Il y a toujours une Académie, même des académiciens, ce qui n’empêche pas ia préfecture de s’obstiner à placarder à chaque approche de la canicule son « Ordonnance concernant les chiens ET les bouledogues », comme l’article 21 du réglement de la Chambre des députés, pieusement copié par celui de la Chambre des pairs, persiste à stipuler que : « Dans les discussions, les orateurs parlent alternativement pour ET contre. » — Des bouledogues, on n’en voit que trop à la barrière du Combat, où mon germain Randon, qui ne manque pas une représentation, vient de me conduire, vers la montée de Belleville. Ce spectacle fait fureur par les bouchers, garcons bouchers et « messieurs les amateurs ». C’est à qui amènera son plus terrible chien pour le faire s’entre-déchirer et estropier avec d’autres. La petite affiche bleue, permanente à chaque carrefour, montre le premier sujet de la troupe enlevé à la force des mâchoires sous une couronne de pétards. Mais la célébrité, la vedette, c’est « l’âne Martin » qui, attaché, défie tous les molosses ensemble qu’on veut bien lui amener et, avec une prestesse vertigineuse, leur casse les mandibules à chaque ruade. Je sors de là, écœuré, avec une tristesse ! et je n’ai pas remercié mon cousin. Est-ce qu’on ne devrait pas empêcher cela ?

— L’Anglais Perry vient de nous apporter les plumes de fer, — une révolution qui fait place nette des plumes d’oie et des canifs. — Il n’est pas encore question des allumettes à frottement qui vont apparaître prochainement sous le nom d’allumettes chimiques allemandes, bien qu’elles aient été inventées par un Français ; mais les amis du progrès qui ont renoncé au briquet de silex et à l’amadou trempent des allumettes spéciales dans une petite bouteille d’acide sulfurique avec amiante. L’appareil complet, dans un petit cylindre en carton, rooge, se vend trois sous chez Fumade, — une de ces petites boutiques en hémicycle à coupole ronde qui, comme à Florence, sur l’Arno, surplombent les piles en terre-plein du Pont-Neuf, — juste à côté de l’autre demi-rotonde où gazouillent ces beignets aux pommes qui embaument le passant. — Les marchandes à petites voitures crient le « beau chasselas de Fontainebleau, à douze sous le panier ». Il y en a trois livres bien pesées, et du beau en effet, dans les fougères de chaque panier sommaire, bâclé en jonc. — Les œufs, tant qu’on en veut, à « trois de six blancs, les rouges et les blancs ! » Six blancs, c’est six liards : un sou et demi. C’est à ne se priver de rien. — L’hiver, les moins huppés vont au Pont-au-Change manger sous la neige les pommes de terre à l’étouffée : un sou la livre, et le marchand vous ajoute le sel, dans un petit papier. En méme temps, on se dégourdit les doigts à la buée du fourneau. Tout ça est bon. — On chante surtout trois chansons :

Guernadier (pour grenadier) que lu m’affliges
En m’appernant (apprenant) ton départ, etc.
Tiens, voila quatre chemises, etc.

Et puis :

Tu n’auras pas ma rose, (ter)
Car tu la flétrirais.

Et, sur le mode vif :

Toi qui connais les hussards de la garde,
N’ connais-tu pas l’ trombon’ du régiment ?

— Plein enthousiasme pour « le Marquis », un chanteur des rues, galamment troussé en marquis d’hier, catogan poudré, à tout jabot et manchettes au vent, jarret bien tendu sous le bas blanc, qui est vraiment sans pareil, unique, lorsqu’aprés avoir chanté son couplet et rejeté sa pochette sous le bras gauche, il décoche, avec une certitude qui ne rate jamais son coup, un décime enveloppé d’un cahier de chansons (— le « PLUS LOURD QUE L’AIR ! » —), aux fenétres des derniers étages ott les servantes se pressent, affolées. — Mais lui voici bientot un rival, second marquis, non moins poudré à frimas, non moins pimpant, non moins virtuose, non moins impeccablement dextre en son jet : siècle de concurrence, toutes les carriéres encombrées ! — Il n’est pas à nier que « le tour » de M. Villemain a « de l’agrément », mais pour « la profondeur », c’est M. Royer-Collard ; M. de Rémusat peut encore attendre. Celui-la s’appelle « monsieur Charles », comme dans les « Rendez-vous bourgeois ».

— Cafés et débits mettent leurs volets à minuit sonnant ; rigoureusement, quoique réglementairement, a onze heures juste du soir, il n’y a plus une seule fille errante dans les rues de Paris, méme aux galeries du Palais-Royal oi l’affluence est telle, surtout le jour-fini, qu’on n’y peut plus circuler et que la foule piétine sur place, par le brouhaha. On juge si les boutiques y font florès au profit du caissier de la liste civile. — On vient encore d’arrêter là, galerie Valois, pour tenue plus que négligée, « l’homme à la longue barbe » qui est depuis des années une des curiosités de Paris à ne cesser l’obstinée promenade de ses haillons par ces galeries. On sait maintenant que ce déguenillé et mystérieux péripatéticien est un nommé Chodruc-Duclos, Bordelais, autrefois, dit la légende, très riche et alors intimement lié avec M. de Peyronnet, le ministre actuel. On chuchote qu’en étalant ainsi sa détresse, cet homme entend se venger de l’abandon de son ancien ami. — A propos de toilette, voilà du nouveau aux vitres des lingères : jusqu’ici on y voyait des chemises avec des cols, maintenant on y voit des cols sans chemises. On changeait de chemise quand il était besoin, quitte, à la rigueur, pour se rattraper sur la lessive du Gascon, en retournant sur soi l’objet : maintenant on dissimulera la chemise sale avéc un faux-col propre. Pourquoi pas tout à l’heure des faux-devants et des fausses manchettes ? Je n’ai pas goût à ces faussetés. — A préférer ce qu’on vient de commencer dans quelques rues et par les boulevards : madame de Staël ne se reconnaîtrait plus dans sa rue du Bac. Les ruisseaux qui s’épandaient un peu libéralement en plein milieu des chaussées et roulaient aux grandes pluies des torrents qu’on ne pouvait plus enjamber, sont maintenant répartis en deux moitiés de ruisseau de chaque côté des voies. Mais ne vaudrait-il pas mieux encore les canaliser tout de suite sous ces trottoirs qu’on commence à installer partout ? — On rencontre nombre d’hommes à schapskas dans les rues. Chaque insurrection de cette brave Pologne qui ne veut pas mourir nous amène des Polonais par fournées. On en raffole à ce point que le gouvernement, malgré sa crainte du czar Nicolas, doit aider d’un subside les réfugiés ; quinze francs par mois pour les soldats ; aux officiers, trente-cinq francs. Pas de quoi vivre, de quoi ne pas mourir. Il y a rue Mignon, près les rues Hautefeuille et Serpente, une table d’hôte polonaise où les réfugiés dinent pour treize sous, pain à discrétion. De vieux officiers supérieurs, dont l’appétit est en avance faute du déjeuner, attendent l’heure de la table, assis sur le banc de pierre à la porte de l’imprimerie du Moniteur. — On vient d’inventer le mot : moutard (?). — — Il est question de grands projets de construction. dans les immenses terrains vagues — la place pour toute une ville — qui s’étendent du haut de la rue de Clichy à une petite localité qui a nom Courcelles, véritables steppes abandonnés à la ronce et à l’ortie, où on va se débarrasser des démolitions, immondices et chiens et chats crevés. — Il serait en effet peut-être temps de voir un peu de ce côté-là. Vers l’endroit qu’on appelle « la petite Pologne[3] », dans la plaine Monceaux devenue une vraie plaine d’Arbelles, une bataille rangée a encore eu lieu hier, à coups de fronde et de tout, entre les élèves des frères et ceux de la Mutuelle, des deux côtés décidément enragés ; plusieurs enfants ont été sérieusement blessés. — À remarquer d’ailleurs la brutalité croissante dans les rixes des rues, coups de poing, coups de pied : en arriverons-nous donc aux coups de couteau de l’Italien ?

— Il ya présentement trois Dupin à la fois, les frères Dupin. — Contrairement, on va admirer la belle Mme Véro-Dodat dans sa boutique de charcutière, près du passage, au coin de la rue Montesquieu, et la blonde Mme Véry à son comptoir du Palais-Royal ; mais rue Vivienne, M. Gibus, le chapelier, à la fin énervé, vient de prendre le parti de mettre des rideaux verts à ses carreaux pour empêcher la foule d’encombrer le trottoir devant la belle Mme Gibus. Il a pourtant permis de lithographier le portrait de sa femme pour la publication Les belles femmes de Paris, que vient de commencer un jeune homme nommé Arsène Houssaye. — De ces nouvelles, notre collège Bourbon est au courant, comme on pense ; mais il se trouve pour le quart d’heure agité d’un bien autre événement. Le proviseur a eu vent de notre journal La Presse des Écoles, un vrai journal, imprimé, rédigé par les élèves et fondé par un grand, Ferdinand Dugué, entraîné dès son aube dans le tutti romantique. La Presse des Écoles va expirer à son troisième numéro. C’est dommage : il y avait justement dans ce troisième numéro, après un article de fond souverainement dédaigneux de l’Université et des pions maudits, un autre article joliment senti qui avait recueilli tous nos suffrages : l’histoire de l’auteur lui-même (il est en troisième), s’efforçant vainement de ramener à bien une de ces créatures cubiculaires qui en veulent à notre tempérament. L’article avait pour titre, simplement : — « Et pourtant elle était née vertueuse »… — On va regarder dans une baraque, aux Filles-du-Calvaire, un boulimique infatigable, le polyphage Tarare, qui engloutit séance tenante tout ce qu’on lui apporte, dont des charretées de pommes à cidre. Le Dr Venette est très fier d’avoir signalé ce cas dans le Dictionnaire des Sciences médicales.

— Les omnibus dont on parlait viennent de faire leur apparition, au vif mécontentement des fiacres, — cochers et voitures, c’est tout un pour le nom — qui arrêtent les chevaux et rossent les conducteurs. Généralement on doute de la réussite et beaucoup prédisent le fiasco. — Pourtant il vient déjà de se créer une concurrence, « les Dames blanches », qui partent du quai de la Monnaie. devant la rue Guénégaud, la rue des bombeurs de verres, chez Rodot, le marchand de vins. Ces voitures sont entiérement peintes en blanc, et les cochers, vêtus de blanc sous le chapeau verni blanc, jouent avec leur pied sur un soufflet l’air de la Dame blanche : « La Dame blanche vous regarde… » Le public aussi regarde et ne trouve pas cela déplaisant.

— M. de Pontécoulant écrit ses Mémoires. Il en court une jolie histoire sur le duc de Richelieu. Quand il se présenta pour prendre possession et recevoir le haut personnel du ministère où le roi l’avait appelé, le directeur des services de la comptabilité lui présenta en toute déférence une enveloppe chargée en expliquant que c’étaient les trente mille francs alloués à tout nouveau ministre pour ses frais de déplacement et installation. Sur quoi le duc, rendant l’enveloppe sans l’ouvrir : « Vous allez payer là-dessus les trente sous au commissionnaire qui apporte ma malle et remporterez la monnaie. » Il faut toujours attendre la fin en toute chose ; mais le trait est de bel exemple.

— Présentement on bâtit partout des bâtisses. La main y est, point le cerveau. Ce règne était décidément marqué au front pour rompre la glorieuse chaîne des règnes : il n’aura pas mérité d’avoir, comme ses devanciers, son architecture. Piranesi s’y appelle Davioud. — Il y a trois restaurants à la mode : Véry et Véfour au Palais-Royal, plein centre de Paris, cher aux provinces, et « le Veau qui tette », à la place du Châtelet, sans parler de Bonvalet pour les repas de noces, là-bas, plus loin que le boulevard du Temple, près de ce nouveau café turc où on est assis sur des divans. On va admirer cette innovation. — Les cafés principaux, Tortoni, Lemblin, Procope, viennent d’en tenter une autre. Ils ont écrit sur leurs vitrages : Riz au lait, Riz au gras, appel à la débauche opulente. C’est un succès. Au sortir des théâtres qui finissent tôt, les dissipateurs se dépéchent d’accourir avant la fermeture des volets, — minuit sonnant ou l’amende ! — pour prendre leur tasse, et on pense s’ils sont regardés. — Il y a aussi depuis quelque temps une nouvelle façon dans les restaurants, c’est de demander « l’addition », au lieu de la note. Cela fait immanquablement retourner tout le monde.

— Dans les théâtres, c’est M. Scribe qui tient la corde — « la corde avec laquelle Gérard de Nerval s’est pendu », écrira ensuite Méry au bon Audebrand, — La mode est encore que les pièces ainsi que les livres portent un double titre : Victorine ou La Nuit porte conseil, Trente ans ou La vie d’un joueur, Paméla ou La vertu récompensée. Il y a des pièces qui vont jusqu’à soixante représentations. On ne se lasse pas des fringants colonels qui trouvent couramment à épouser des jeunes et jolies veuves avec « dix mille livres de rentes ». — Mais, M. Guizot, protestant et austère, s’est proposé de hausser les prix, formulant en un axiome de deux mots le nouveau Credo : Enrichissez-vous ! » Dans un tout autre Évangile, la femme du chancelier de l’Hospital avait dit : « Nous n’emportons que ce que nous avons donné. »

— Les Italiens sont à l’Odéon, où les gants serin glacés craquent à applaudir la Pasta, Malibran, la Grisi. Toute cantatrice s’appelle « la Diva », et en musique, après Rossini, il n’ya plus rien ; sur ce point-là, par exemple, tout le monde est bien d’accord, un seul excepté, mais ce n’est qu’un blanc-bec qui veut, sans doute, qu’on s’occupe de lui, un nom comme Berlioz. — C’est à l’Opéra, rue Lepelletier, que la Taglioni tourbillonne, pendant qu’à Naples Nourrit se jette par la fenêtre, au triomphe de son successeur Duprez. — Il y a, au coin de la rue Grange-Batelière, un marchand de vins associé avec le petit père David, le chef de claque, qui vous donne pour trente-six sous, les jours où on est riche, une entrée de « solitaire » à l’amphithéâtre. Il faut s’y prendre à l’avance, au moins l’avant-veille, quand « c’est Duprez ». — Autre rayonnement, fascination à la Porte-Saint-Martin : l’incomparable, immense Frédérick, le génie dans un pot de vin bleu. — Aux Funambules du boulevard du Temple, à côté du petit Lazari, la face enfarinée de Debureau le père, francise la pantomime de Pulcinella et Dom Nicolo. Les Variétés ont Vernet, Odry, les deux Lepeintre avec Mlle Ozy ; mais le Gymnase a Bouffé, un larmoyeur que dégottera Jules Favre. — On vient d’enterrer Mlle Mars. Calineau, le très authentique Calineau en chair et en os, à qui Fontallard et les camarades proposent de suivre le convoi, a répondu dignement : « Je ne vais qu’à l’enterrement des gens qui viennent au mien. » — M. Guizot va, dit-on, remplacer M. Thiers au ministère. — Le débit de la Civette, qu’avait octroyé la duchesse de Berry, ne peut plus suffire aux demandes de tabac à fumer, qui est décidément en train de remplacer celui à priser.

— Il est vaguement parlé de la prochaine création, par un certain Emile de Girardin, d’un journal à 40 francs par an au lieu de 80. La chose trouvepas mal d’incrédules et semble en effet peu commode aux calculateurs sérieux et personnes compétentes ; mais il y a des gens qui ne peuvent jamais s’arrêter et en voilà d’autres qui, maintenant, parlent de vendre les journaux au numéro, comme s’il y avait déjà trop d’abonnés ! Et puis, alors, il y aura donc des boutiques tout exprès pour ce commerce-là ? Bon ! mais les acheteurs, où les prendrez-vous ?… Il faut bien raisonner un peu, pourtant ! — A propos de journaux, on dit que la Caricature va cesser de paraître. Charles Philipon, ce grand Lyonnais qui n’a pas froid aux yeux, l’inventeur de la Poire, à obtenu en cette seule année cinquante-deux condamnations à prison et amende pour ses deux journaux la Caricature et le Charivari. — M. Thiers est décidément intarissable et on ne le prendra jamais sans vair. Ce diable de petit homme sait tout, connaît tout, comme le Solitaire de M. d’Arlincourt. Il vient encore de proclamer que la télégraphie électrique, avec laquelle on parle de remplacer les télégraphes optiques de Chappe, « ne pourra jamais être qu’un amusement intéressant pour les personnes curieuses de physique ».— Horace Raisson, de la Gazette des Tribunaux, publie le même jour l’Art de mettre sa cravate et l’Art de dîner en ville. Ce tour de force en coup double d’une aussi puissante fécondité ne pouvait manquer de faire sensation. — Tous les ateliers de peintres sont « c’en » dessus dessous, comme Balzac vient de le décréter d’après le Celte, et on tartine des kilomètres de toile pour le musée de Versailles, qui sera la grande pensée du règne. Le roi ne voit que par les yeux du père Pingret, l’enfant gâté qui fait ici la pluie et le beau temps, avec M. Horace Vernet. Il y a encore à l’entour le Père Hess, le Père Heim, le Père Couder, le Père Picot, le Père Ingres — des Pères encore, à cette heure ! — et les frères Scheffer blairottent fraternellement et glaireusement la même peinture pour « les femmes esthétiques qui se vengent de leur leucorrhée en faisant de la musique religieuse[4] », pendant que le jury se pâme à Delaroche. — Rien n’y chaut : la grande roue tourne et avance toujours, là comme ailleurs. L’essor est dans son plein : pléiades d’étoiles partout. Tout le monde n’a pas de talent, comme il en sera tout à l’heure, mais tout le monde se croirait déshonoré de ne pas viser, pour le moins, au gérie. Géricault vient de passer sa palette à Delacroix que le jury a beau balayer de la porte à chaque salon : Beyle, Hugo, de Vigny, Balzac, Gautier, sans compter Musset et les autres, nous pondent par jour un chef-d’œuvre qu’on va s’arracher au cabinet de la bonne maman Cardinal, rue des Canettes, à peine déposé par les distributeurs haletants, humide encore comme tout nouveau-né, sentant bon la chair fraîche d’imprimerie : une belle nuit pour notre petit coin !

— Monsieur Comte, « physicien ordinaire — (?…) du Roi » et directeur du Théâtre des jeunes élèves, au passage Choiseul, vient de mourir. — Le nombre de gens que l’on rencontre avec la croix de la Légion d’honneur semble augmenter tous les jours. Ce gage de préexcellence, qui ne pouvait se décerner qu’extraordinairement en quelques cas particuliers et exceptionnels, se débite maintenant par séries et à époques climatériques, comme les inondations. à la saison des pluies. C’est ce qu’on appelle des « fournées ». A la dernière « fournée », Lireux a dit : « Ils en décorent par-ci par-là quelques-uns qui le méritent parce que c’est par le croisement des espèces que la beauté de la race se perpétue. » — Il y avait quatre bals publics, la Chaumière, le Prado, la Boule-Noire et le Sauvage à la Courtille, sans parler de quelques « musettes » au quartier Saint-Marcel ni du Ranelagh de Passy, au compte Provinee, et ces bals étaient autorisés seulement les dimanches ; il fut ensuite permis qu’ils s’ouvrissent les lundis. Il paraît que la permission va être étendue aux jeudis et que d’autres bals autrement luxueux vont s’ouvrir aux Champs-Elysées. Ça va bien, ça va bien ! — Le renom de sagacité de M. Thiers s’accroît encore ; on ne peut entrevoir jusqu’où ça ira. L’éminent homme d’État, qui semble avoir la prescience avec l’omniscience, vient encore de prononcer un très remarqué discours, « un discours-ministre », a dit finement le Constitutionnel, où il a irréfutablement démontré l’impossibilité d’un gouvernement républicain qui tomberait au bout de quelques heures dans « l’imbécillité ou dans le sang ». Il n’est-pas étonnant qu’un tel homme reprenne toujours la corde ; aussi annonce-t-on que le nouveau cabinet Thiers succède au cabinet Guizot. — Le trop célèbre banquier et banqueroutier munitionnaire Ouvrard vient d’être relaxé de la prison de Clichy ; il va retrouver ses millions mis à l’abri et jouir en paix d’une fortune libérée et purifiée désormais par les trois ans réglementaires d’une détention où le détenu n’a manqué de rien pour se distraire, pas même de jours de sortie. — À propos de cette contrainte par corps, la Chambre vient encore de repousser à une très forte majorité une dernière pétition relative à la suppression. Le pétitionnaire s’appuyait en fait sur ce qu’on ne trouvait pas deux négociants réels, deux prêteurs sérieux parmi les centaines d’incarcérateurs, mais uniquement des acheteurs de créances véreux. Mais le rapporteur à fait bonne et prompte justice de « ce puritanisme de commande ». Il a été vivement félicité en descendant de la tribune et la Chambre a passé immédiatement à l’ordre du jour. — Encore un nouveau mot, « la réclame » ; — fera-t-il fortune ? — Le journal légitimiste La Mode vient encore de passer en jugement, c’est-à-dire d’être condamné ; l’argot synthétique n’a, paraït-il, qu’un mot pour les deux choses, mot significatif : être gerbé. Il y a eu petit incident et gros scandale. À la question adressée au gérant par le président, selon le formulaire : « Coëtlogon, avez-vous déjà subi quelque peine affictive ou infamante ? » M. de Coëtlogon a répondu : « Non, président. Et vous ? » La riposte ne pouvait manquer son effet et M. de Coëtlogon a décroché le maximum du « gerbage ».

— La session vient de finir et, comme d’habitude, M. le président du conseil a donné lecture du message du roi qui donne selon l’usage tout apaisement au pays.

— Cette fois aussi, comme à toutes les séances de clôture précédentes, le député Isambert n’a pas manqué son succès d’hilarité générale (c’est un cas mental décidément), en demandant notre évacuation immédiate de l’Algérie, toujours sous le même prétexte que cette colonie, plus fertile que l’ancienne Égypte et à notre porte, nous coûte régulièrement quelque cent où deux cents millions par an, depuis des années que nous l’occupons. Comme si la France n’était pas assez riche pour « payer sa gloire » et’n’avoir pas à marchander sur une question où « notre honneur est engagé » ! Et comment ce M. Isambert s’aveugle-t-il contre le sentiment général jusqu’à ne pas tenir compte du bienfait de la civilisation que font pénétrer nos bureaux arabes dans ces populations barbares ! Encore l’Algérie n’est-elle pas, comme on l’a dit très heureusement, — toujours M. Thiers, je crois, — la première, la vraie « pépinière » de nos généraux pour notre première guerre sérieuse ? Que M. Isambert prenne la peine d’attendre : il les verra à l’œuvre !…

— Le carnaval à été très brillant cette année : tout Paris était déguisé. C’est à qui tiendra le plus longtemps haleine à clamer du plus haut sa tirade en vers des halles, style Vadé. Des crieurs circulent par la foule, vendant : « L’art de s’engueuler en société sans se fâcher ». Affluence inimaginable sur les boulevards, partout, et joie universelle débordante, bienveillante remarquablement ; mais bien des gosiers enroués ont dû être aphones avant le soir. Les voitures de masques entassés foisonnaient, au pas, avec arrêts forcés à chaque pas. Lord Seymour, très : populaire décidément sous le nom de « Milord l’Arsouille », conduisait lui-même en postillon, comme les autres fois, sa calèche à six chevaux, mais cette année, au lieu des dragées ordinaires, c’étaient dans la voiture de grands sacs pleins des nouvelles pièces de quatre sous toutes neuves que les laquais en grande livrée lançaient à pleines volées par la foule. On a parfaitement reconnu dans l’un des domestiques, malgré son faux nez, le baron Hope, le célèbre financier ; il s’amusait beaucoup aux bousculades des gamins sous les roues. — Il y a changement de ministère ; c’est au tour de M. Guizot de remplacer M. Thiers…

Ete., etc., etc.

— La conclusion ?

— Tirez-la vous-méme…

Pour mon humble part, de ce tohu-bohu d’hommes et de choses, effervescences, bouillonnements, scories où la déraison déconcertante, l’absurde surnagent, je m’en tiendrai à un point qui surtout me frappe : — en rien ni pour rien, il n’y a plus de Respect.

Le Respect est mort et bien mort, avec l’Honneur qui l’engendra. D’en haut, mieux encore que d’en bas, chacun a fait consciencieusement, sinon consciemment, tout son possible pour achever de le crosser dans la boue, et il est remarquable que ceux qui ont le plus fait pour le tuer, nos respectés d’hier, sont ceux-là qui geignent le plus lamentablement à s’en réclamer aujourd’hui.

Et pourtant, malgré tout, on se montre encore du doigt un coquin rencontré : je crains fort que demain il soit peut-être plus malaisé de se signaler un honnête homme.

FIN
  1. Affaire Teste et général Despans-Cubière.
  2. Élie Reclus, Les Primitifs d’Australie.
  3. Aujourd’hui rues d’Amsterdam, de Berlin, de Rome, etc., quartier Malesherbes, église Saint-Augustin, etc.
  4. Ch. Baudelaire. Curiosités artistiques.