Quand chantait la cigale/Vanitas vanitatum

Édition Privée (p. 79-82).


VANITAS VANITATUM

Tante Eulalie dévaste le jardin.

Elle moissonne les roses ; elle les cueille toutes, jusqu’à la dernière et en fait une énorme gerbe. Une demi-heure après, je la vois s’éloigner dans sa robe noire du dimanche, emportant ses roses.

D’autres femmes passent, les bras également chargés de fleurs.

Je m’informe.

Ce sont les Quarante Heures et les dévotes veulent orner l’autel.

Le soir, je fais une promenade dans la direction du village.

Une procession de vieux et de vieilles se dirige lentement, péniblement, vers l’antique église. Ils sont courbés, cassés, misérables et laids. Leurs vêtements déformés, démodés, déteints, et trop amples, paraissent avoir été faits pour d’autres êtres plus grands et plus robustes.

Les vieux et les vieilles qui ont passé leur pauvre vie à travailler et qui attendent maintenant la mort s’en vont à la prière.

De son pas lourd et fatigué, le troupeau humain s’achemine vers l’église comme le bétail vers son étable.

Je croise une parente que son sombre vêtement imité de celui des religieuses fait ressembler à une sorcière de Zuloaga.

La morne procession pénètre dans le sanctuaire.

Longtemps, je me promène sur la place et je vois les anciens, ceux dont les années et les mois sont comptés, franchir le seuil de l’édifice surmonté d’une croix.

Je veux voir. J’entre à mon tour.

À moitié noyé dans l’ombre, un peuple de vieux est là agenouillé pendant qu’un prêtre, accomplit les rites devant l’autel où l’ostensoir brille faiblement entre quelques cierges et des fleurs fanées.

Il fait sombre ; il fait chaud, et l’on respire une odeur de roses, de chandelles et de vieilles jupes. Ce ragoût de senteurs est atroce. L’on étouffe.

Les sons d’un orgue asthmatique se font entendre et l’officiant, d’une voix traînante, marmonne les hymnes qui sont si souvent montés sous la voûte du temple, les hymnes qui ont bercé tant de générations éteintes qui dorment dans le petit cimetière à côté.

Ah, ces prières jamais entendues !

Devant cette foule agenouillée sur ses vieux os, devant cette foule des humbles, des travailleurs usés, le prêtre entonne un cantique d’allégresse, de remerciements, et de bénédictions. Il rend gloire à la divinité et célèbre les bienfaits reçus.

Le peuple courbé, prie sans conviction, pense à la mort, à rien, ou s’endort.

Ça manque d’air. Ça sent le rance, les roses, la chandelle et les vieilles jupes.

L’on suffoque et je sors.

Je suis accablé.

Devant l’infirmité humaine, devant cette indigence mentale, j’éprouve une immense détresse.

Je m’éloigne comme si je portais sur mes épaules un poids énorme, et je marche dans la nuit…

Brusquement, j’entends des éclats d’orchestre.

Me voici devant le chalet du club nautique tout resplendissant de l’éclat des lumières électriques. Entrons un moment dans ce temple de la jeunesse et de la joie.

Aux sons barbares d’une musique nègre, trois ou quatre cents personnes vêtues de blanc, les cheveux poudrés, exécutent un fox-trot dans la vaste salle. Les sons criards des instruments et le vacarme des cymbales entrechoquées me cassent les oreilles, m’étourdissent, mais la ronde se poursuit avec frénésie et chacun tournoie avec ardeur. Voici maintenant un tango remodelé, corrigé, châtié et arrangé pour l’usage des gens respectables, mais qui trahit cependant son origine canaille.

Aux sons barbares de la musique nègre, la jeunesse fox-trotte avec emportement.

Ce qu’il fait chaud ! L’on respire un relent de sueurs, de parfums à bon marché et une âcre odeur de cigarettes.

La jeunesse s’amuse.

Je remarque dans cette fête un ancêtre ventru, lourd et courbé, enfoui dans un ample pantalon de coutil qui lui remonte presque jusqu’aux aisselles, et quelques plantureuses matrones dont les chairs débordantes semblent faire craquer les vastes corsets qui les emprisonnent. Ce vieux beau et ces fausses jeunes veulent s’amuser quand même et ne voient pas leurs gestes ridicules.

J’en ai assez. Je m’en vais.

Un bras m’accroche.

Je me retourne. C’est une connaissance, un officier du club.

— Vous ne partez pas maintenant ? Attendez, il y a la surprise. Ne manquez pas cela, c’est le plus beau de la fête. Restez deux minutes seulement. Vous allez voir quelque chose qui va vous intéresser. Vous ne le regretterez pas.

Sa figure est épanouie, rayonnante. Il est tout vibrant, tout débordant de joie dans l’anticipation de ce qui doit arriver. Sa félicité est complète. Impossible de ne pas se rendre à sa demande.

Je me résigne. Nous n’attendons pas longtemps.

Le tintamarre nègre cesse.

Un monsieur coiffé d’une casquette en toile, galonnée d’or, s’avance au milieu de la salle et annonce quelque chose.

Aussitôt, toute l’assemblée se précipite, les regards levés vers un petit orifice à la hauteur du toit. Soudain, l’on voit poindre quelque chose. Toutes les mains se lèvent frémissantes, prêtes à saisir, à griffer. Les yeux brillent, l’espoir illumine les figures. Quelle est cette merveille qui va apparaître ? Est-ce la fortune qui va tomber de cette lucarne ?

La multitude est dans une attente fiévreuse.

Et voilà qu’un minuscule ballon en baudruche lancé par l’orifice, là-haut, descend lentement dans la salle. Léger, il flotte dans l’air au-dessus de la foule qui se dresse sur la pointe des pieds. Des centaines de mains sont tendues pour l’empoigner. Quelques-unes l’effleurent, le touchent, mais le ballon remonte un peu pendant que la masse se bouscule, que toutes ces mains levées tentent de le capturer. Capricieux, le globe aérien semble danser sur les mains dressées. Il échappe à tous et à toutes. Finalement, des doigts l’accrochent brutalement, victorieusement, le serrent et… le ballon éclate, se déchire. Il n’est plus qu’un débris informe, qu’un rien dans la main du vainqueur. Cinq fois, la même scène se renouvelle, plus bruyante et plus animée, et chaque fois, plus déprimante pour moi.

Je m’enfuis dans la nuit, obsédé de musique nègre, d’une vision de fox-trot et du spectacle de cette foule en délire se disputant un ballon en baudruche qui éclate.

Je me retrouve devant la petite maison blanche, la maison ancestrale, et il me semble que je viens d’échapper à un cauchemar. Le calme et la paix m’enveloppent. Le ciel infini est peuplé d’étoiles qui ont contemplé la face des premiers hommes sur la terre et qui éclaireront encore notre globe de leurs rayons longtemps après que la race des pauvres pantins humains sera éteinte à tout jamais. Les grands arbres qui connaissent le secret sacré des nuits mystérieuses semblent des sages qui méditent en silence. Entre les hauts liards qui bordent ses berges, la rivière coule doucement dans l’ombre. Sous mes pieds, le gazon a le moelleux d’une chevelure. Alors devant la nature fraternelle, et bonne et vraie, tout mon être vibre profondément, et sous la voûte céleste constellée d’astres éclatants, je me découvre avec émotion.