Quand chantait la cigale/La vieillesse solitaire

Édition Privée (p. 65-66).


LA VIEILLESSE SOLITAIRE


Comme je franchissais la petite barrière du verger en arrivant, j’ai aperçu dans le jardin, à côté, une vieille femme à cheveux blancs avec tante Eulalie. Toutes deux, elles regardaient les rosiers chargés de fleurs. Je ne voyais la visiteuse que de dos et ne pouvais la reconnaître, mais elle semblait très âgée. Elle avait la tête penchée et paraissait maigre et sèche.

— Nous avons de la visite aujourd’hui, me dit un moment plus tard l’oncle Moïse en m’apercevant.

— Oui ? fis-je, songeant à la figure entrevue dans le jardin.

— Ta tante Odile.

— Vous pouvez bien lui donner ce nom si cela vous plaît, mais jamais une femme ne m’a été étrangère comme elle.

Oui, étrangère, plus même qu’étrangère, car j’éprouve contre elle comme un sentiment de révolte. Jeune encore elle est devenue veuve avec un fils unique. Bigote à outrance, son désir dès ce moment, a été de faire de ce fils un prêtre. Elle l’a élevé dans toutes les pratiques de la piété ; elle l’a poussé dans la vie religieuse.

À peine adolescent, il est entré dans l’ordre des Franciscains. Elle l’a vu avec joie revêtir la robe de bure et chausser les sandales. Avec allégresse, elle a consenti aux longues séparations. Son fils a reçu le sacrement de l’ordre. Il a obtenu le titre de père. À ses pieds, elle s’est agenouillée au confessionnal et lui a fait l’aveu de ses fautes ; elle l’a vu officier à l’autel, offrir le sacrifice et l’a entendu prêcher aux fidèles.

Sa joie alors a été complète.

Peu à peu, cependant, elle a vu son enfant, frêle et délicat, maigrir et se dessécher. En quelques années, le dur et sévère régime des Franciscains a épuisé son organisme, son peu de vigueur. La tuberculose l’a lentement emporté, et la mère a eu le temps de le voir dépérir, de le voir s’en aller, et il est mort, il y a longtemps déjà.

Maintenant, la mère est seule au monde. Elle est seule, effroyablement seule et désolée. Elle est seule par sa faute, car c’est elle-même qui a dirigé son unique enfant vers une vocation que sa débile constitution lui interdisait. C’est elle qui, volontairement, de gaieté de cœur, l’a poussé vers la tombe qui s’est prématurément ouverte.

Comme une vision de cauchemar m’apparaît à ce moment la vieille femme à cheveux blancs, la tête penchée, sèche et triste, que j’ai aperçue en arrivant. Elle rentre à la maison avec tante Eulalie. Vêtue de noir, elle s’avance toute courbée, le teint d’une blancheur de cadavre. Elle a une figure sans expression et ses yeux sont vitreux, sans vie. Ses vêtements font songer à un suaire, et elle-même, donne l’impression de sortir d’un cercueil dans lequel elle aurait été enfermée pendant des années.

Ma tante ? Jamais ! Mais une étrangère. Je n’ai aucune sympathie, aucune pitié pour elle. Sa tristesse et sa désolation me laissent insensible. Avant tout, elle a été une bigote. Elle n’a pas su être une mère, et devant l’effroyable misère de sa vie solitaire, je reste froid, glacé.