Quand chantait la cigale/L’inaccessible étoile

Édition Privée (p. 71-72).


L’INACCESSIBLE ÉTOILE


Pendant tout le long du jour, le long et mince ormeau qui se penche sur la rivière semble sommeiller. Aucune de ses branches ne bouge, aucune de ses feuilles ne remue. On croirait qu’il fait la sieste, qu’il dort au soleil. Les étourneaux et les grives qui se posent parfois sur lui ne troublent pas sa quiétude. Il baigne béatement dans la lumière et la chaleur au bord de l’eau calme. Il est indifférent au va-et-vient des passants, des autos qui sillonnent la route.

Le jeune ormeau se penche sur la rivière comme le pêcheur à la ligne qui attend que le poisson morde à l’hameçon. Il a un air méditatif. Peut-être qu’il regarde simplement couler l’eau…

Mais le soir, lorsque l’obscurité se fait, le jeune ormeau semble s’éveiller. Il agite doucement ses rameaux comme une femme sa chevelure au réveil. Il vit d’une vie mystérieuse. Lentement, doucement, ses branches se balancent en un rythme étrange. Ses feuilles font entendre un murmure indistinct. La nuit se fait. Les ténèbres enveloppent les champs. Dans le grand silence, le jeune ormeau est pris d’une agitation inquiète. Le sommet de sa tige formé de cinq branches s’abaisse et se redresse. C’est comme une main qui s’allonge et tente de saisir quelque chose.

Calfeutrés dans leur maison aux chambres basses et étroites, les campagnards, après leur journée de labeur sont plongés dans un lourd sommeil. La tête enfouie dans l’oreiller sale, ils dorment profondément, faisant parfois entendre un sourd geignement. Les habitants dorment, mais le mince petit ormeau penché au-dessus de la rivière, si noire la nuit, agite incessamment ses rameaux en forme de main. Dans les ténèbres, dans le silence, cette main se dresse, se tend, s’élance dirait-on, vers une lointaine étoile au fond du firmament. Pendant des heures, le geste vain, inutile, se répète inlassablement. Toute la nuit pendant que les vieux accablés de fatigue et d’années et les jeunes en proie aux rêves de l’adolescence dorment dans leur lit, la main se dresse, s’élève comme si elle voulait saisir une fleur, un fruit, là-haut.

Parfois, l’on entend un chien qui jappe, un autre qui lui répond. Le silence brisé un moment se fait ensuite plus profond, et dressé au bord de la rivière si sombre, le jeune ormeau agite vers le ciel ses rameaux en forme de main. Ils se dressent, il s’élancent. Quel fabuleux espoir, quel éperdu désir les agitent donc ?

Inlassablement chaque nuit, la tige en forme de main du petit ormeau penché au-dessus de la rivière tente vainement de saisir une pâle étoile au fond du firmament.