Quand chantait la cigale/Aux framboises

Édition Privée (p. 43-45).


AUX FRAMBOISES


Dearest, tante Eulalie et Cécile sont allées aux framboises aujourd’hui. Chacune avec sa chaudière, elles sont parties du côté de Woodlands, en suivant la voie ferrée.

En route, tante Eulalie se baisse, ramasse quelques petits cailloux, les regarde, les met dans sa poche. Elle a à peine fait cent pas, qu’elle en cueille d’autres.

— Tiens, vous voulez donc faire une nouvelle espèce de confitures ? fait Cécile en riant.

Tante Eulalie dédaigne de répondre à cette ricaneuse, mais un instant après, elle se penche encore.

— Mais, ma tante, nous allons chercher des framboises, non des pierres, remarque Cécile.

— Oui, mais elles sont si jolies ! murmure tante Eulalie qui ramasse un nouveau galet.

— Ma tante, vous allez vous charger avant que nous soyons à moitié chemin et vous ne pourrez plus avancer, riposte Cécile.

À regret, tante Eulalie se résigne. Que de beaux cailloux ronds ou oblongs, gris, noirs ou rose fané ! Elle aimerait bien les prendre, les emporter, mais elle comprend que la chose est impossible. Elle s’en va aux framboises. La route à suivre est longue et la chaleur est grande. Elle reviendra un autre jour.

Un petit cèdre est là, au bord du chemin.

— Oh, le bel arbre ! s’exclame tante Eulalie, toute vibrante d’admiration.

Dans son éternel costume noir, elle est là dressée devant le jeune arbuste. Elle le contemple avec bonheur. Elle ouvre toutes grandes ses narines pour respirer son arôme.

— Que j’aime donc cette senteur ! fait-elle.

Et elle s’approche de l’arbrisseau, arrache un rameau et le respire avec délices. Elle le porte ensuite à sa bouche, en mord quelques feuilles avec ses dents pour en goûter la saveur.

— Il faudra que j’en prenne d’autres branches en revenant, dit-elle.

Le chemin de fer traverse maintenant un bosquet d’érables, de chênes et de noyers.

Et toute émue, toute frissonnante d’émotion, tante Eulalie qui marche à côté de Dearest lui confie avec l’accent d’un aveu :

— Que j’aime donc les bois, les arbres, les fleurs sauvages ! Que je trouve donc cela beau !

Et Dearest regarde tante Eulalie qui lui apparaît comme transfigurée.

— Je suis vraiment comme une enfant, déclare celle-ci. Je trouve plus de plaisir à voir un arbre ou des fleurs des champs qu’à visiter le plus beau magasin. Ce que je voudrais, ajoute-t-elle, ce serait de ramasser des coquillages, des colimaçons.

Elle vient à peine d’exprimer ce souhait que la voici arrêtée devant un vinaigrier chargé de grappes rouges.

— Ma tante, c’est poison, fait Cécile qui redoute un nouveau retard inutile.

Tante Eulalie n’est nullement convaincue, mais elle continue sa route. Enfin, malgré les haltes, l’on est arrivé à la région où se trouvent les framboises. Des douzaines d’autres femmes et d’enfants sont déjà rendus. Aussitôt, la cueillette commence. Dearest, tante Eulalie et Cécile se dépêchent de remplir leurs chaudières.

Tout à coup, au milieu des herbes et des arbustes, tante Eulalie découvre un petit nid d’oiseaux dans lequel il y a deux œufs bleus comme l’azur du ciel. Et immédiatement, elle tressaille d’émotion et d’inquiétude. Si quelqu’un allait le dénicher, détruire ces vies en germe.

— Nous allons cueillir toutes les framboises autour d’ici ; nous n’en laisserons pas une seule, confie-t-elle à Dearest et Cécile. De cette façon, les gens ne s’arrêteront pas ici, ne trouveront pas le nid.

Et elle se hâte, comme si quelqu’un allait venir, allait emporter les deux petits œufs bleus qui, par le miracle de l’amour, se briseront dans une semaine pour laisser éclore des oiseaux qui seront plus tard les chanteurs des bois.

Pauvre chère tante Eulalie !

Les chaudières sont remplies de belles framboises rouges. L’on retourne vers la maison.

Et tout en marchant :

— C’est curieux. Albert est instruit. C’est un bon garçon et cependant, il ne va jamais à l’église. Ce n’est sûrement pas par négligence.

— Non certainement, répond Dearest. Voyez-vous, il a ses idées et il les suit. Il n’est pas pire pour cela, croyez-moi.

— Je le sais bien.

Et après une pause, avec âme :

— Ce qui me ferait le plus plaisir, ce serait qu’il vienne un dimanche avec moi à la grand’messe !

Pauvre tante Eulalie !