I

QU’EST-CE QUE LA SOCIOLOGIE ?[1]


Soit une petite ville. Pour fixer les idées, appelons la Saint-Pol. Supposons que je l’habite et que j’y veuille pratiquer la science à la mode : quelles perspectives Saint-Pol offre-t-elle à des yeux de sociologue ?

Faisons un rapide « tour de ville » : nous percevons déjà entre les habitants comme un air de famille, par exemple des façons analogues de traîner la voix en parlant. Entrons en conversation avec l’un et avec l’autre, avec Jean et avec Pierre ; des parentés se trahiront non pas seulement entre leurs accents, mais entre leurs sentiments : une même admiration de leur cathédrale, de leur bassin à flot, une même jalousie à l’égard de Saint-Martin, la ville rivale, et, à l’égard du Parisien, ce même mélange singulier de mépris et de respect. Faisons nos visites d’arrivée aux vieilles familles du pays : au milieu du coq-à-l’âne des conservations, nous pourrons saisir un même culte ou une même terreur des mêmes idées, une même curiosité des mêmes détails, — insinuations analogues, indignations parentes, silences aux mêmes endroits. C’est l’esprit « saint-polais » qui nous apparaît. En un mot, nous aurons vite fait de sentir, au contact des individus, l’unité de la ville ; cet ensemble de traits communs à ses habitants, qui la distingue des autres villes, nous pourrons l’étudier à part : ce sera déjà faire œuvre de sociologue.

Mais, aussi bien que les ressemblances qui les unissent, les différences qui séparent les Saint-Polais nous offriront des objets d’étude. Énumérons les passants que j’ai aperçus cette après-midi, avec les épithètes que je leur ai attribuées. Deux hommes en bras de chemise, les mains blanches de plâtre : des « ouvriers ». Puis un homme vêtu de bleu et de rouge, avec des boutons de cuivre et des gants blancs, l’air à la fois désœuvré et inquiet : je l’ai qualifié de « militaire ». Puis un « monsieur » avec un chapeau haut de forme : un « homme du monde ». Deux vieilles femmes, vêtues de noir, parlant bas et marchant sans bruit ; j’ai pensé : « quelques vieilles dévotes ». Puis une vision fugitive, un dos courbé, des roues : « bicycliste ». Enfin tout un vacarme de gens qui soufflent dans des choses en cuivre, une bannière en velours au milieu d’eux : « orphéon ». — Orphéonistes, bicyclistes, dévotes, hommes du monde, militaires, ouvriers, voilà donc, pêle-mêle, au milieu de la rue, les épithètes que j’ai décernées à mes concitoyens. Que signifient-elles ? Que je classe les individus en autant de sociétés. J’ai distingué mes passants les uns des autres en les assimilant à ceux avec lesquels des liens d’ailleurs bien différents les unissent, — communautés de travaux ou de manières, d’exercices ou de plaisirs, de pratiques ou de goûts. Ainsi me sont apparus quelques-uns des innombrables cercles qui s’entrecroisent dans le cercle, étroit pourtant, de Saint-Pol.

Que d’ailleurs les individus ainsi classés ne soient pas seulement des exemplaires de ces classes, que la qualité de militaire ou de bicycliste n’épuise pas toutes leurs qualités, cela va de soi. Ils n’appartiennent pas à un seul cercle social, mais à plusieurs, qui se pénètrent : on peut être bicycliste, sinon orphéoniste, en même temps qu’homme du monde : et il y a longtemps qu’on a remarqué que, pour être militaire, on n’en est pas moins homme. Il est rare qu’un individu ne ressortisse qu’à une société. Peut-être trouverait-on, en remontant jusqu’au déluge, un membre de tribu qui ne serait que membre de sa tribu, sans plus. Mais le progrès de la civilisation multiplie les groupes dont les individus dépendent ; et il semble que plus on est civilisé, plus on compte de ces dépendances. De combien de sociétés notre homme du monde ne fait-il pas partie, depuis l’Église dont il est un fidèle jusqu’à la Société d’Émulation dont il est le secrétaire, depuis la famille dont il est le père jusqu’à l’armée dont il est un soldat ?

En même temps que le nombre infini, cette revue rapide nous laisse apercevoir l’infinie diversité des sociétés. Il y en a d’éphémères, comme celles qui réunissent des voyageurs autour d’une table d’hôte, et il y en a de séculaires, plus vieilles que les cathédrales où elles réunissent leurs croyants ; il y en a d’étroites, comme celles des orphéonistes de Saint-Pol, et il y en a de larges, unissant, par-dessus les montagnes et par delà les mers, les classes ouvrières ou les corps savants. Cercles immenses ou minuscules, cercles rigides ou fluides, cercles de fumée, aussitôt évanouis que formés, cercles de pierres, scellés par les mains des prêtres, cercles de fer, forges par les mains des guerriers, cercles de fleurs, tressés par les mains des poètes, les liens sociaux revêtiront à nos yeux les apparences les plus variées.

Par quelles propriétés communes, malgré cette variété d’apparences, sont-ils tous également objets de la sociologie ? c’est ce qu’il faut d’abord discerner.

Poserez-vous, pour être sûrs d’englober les différents échantillons de sociétés que vous avez aperçus, qu’une société existe partout où se trouvent des individus assemblés ? Cela dépend de ce qu’on entend par « assemblés ». Voulez-vous dire seulement des individus « juxtaposés », et par exemple, assis par hasard les uns à côté des autres dans une diligence ? Cette juxtaposition ne suffit pas à constituer une société. Si elle n’a rien changé à l’état d’esprit des individus, et que chacun d’eux continue de penser comme s’il était seul, alors la psychologie individuelle suffit à expliquer ce qui se passe en chacun d’eux ; la sociologie n’a rien à faire ici.

Mais qu’un incident quelconque, l’apparition d’une escopette calabraise, ou simplement la vue d’une diligence rivale fasse battre les cœurs à l’unisson, tende les pensées vers une même fin, organise les activités, alors une société est née. Des phénomènes nouveaux se sont dégagés du contact des individus. Ainsi, suivant Claude Bernard, quand on réunit des éléments physiologiques on voit apparaître des propriétés qui n’étaient pas appréciables dans ces éléments séparés. En un mot, la société manifeste son existence par les phénomènes dont l’individu est le théâtre sans en être, dirait un philosophe, la raison suffisante. La coupe de la redingote de notre homme du monde, comme le tour de ses pensées, ce n’est pas lui, mais bien plutôt le « monde » qui en décide. Le motif des exercices auxquels notre soldat est soumis, nous ne le trouvons pas dans les sentiments qui lui sont particuliers, mais dans les besoins de « l’Armée ». Seule enfin l’existence de « l’Église » donne un sens aux processions de nos dévotes. La plupart de nos façons d’agir n’ont, ainsi, de raison d’être que dans et par la société. Les passants de ma rue ne s’habilleraient pas, ne marcheraient pas, ne sentiraient pas, ne penseraient pas comme ils pensent, sentent, marchent et s’habillent, s’ils n’étaient ouvriers ou orphéonistes, hommes du monde ou militaires. C’est-à-dire que, pour m’expliquer leurs qualités, extérieures ou intérieures, j’ai dû me demander quels rapports ils soutiennent avec d’autres individus. Qu’il s’agisse d’une église ou d’un club, d’une famille ou d’une armée, ces rapports prouvent, par les modifications qu’ils imposent aux individus, leur réalité propre.

Que ce soit émotion passagère ou influence durable, règle expressément formulée ou seulement sentie, obligation ou imitation, amour ou haine, partout où, de la coexistence des individus, si peu nombreux qu’ils soient, naissent des phénomènes nouveaux, et qui ne fussent pas nés sans cette coexistence, un champ est ouvert à la sociologie ; je puis étudier à part les phénomènes proprement sociaux.

Voilà bien, dira-t-on, l’ambition sociologique ! Étudier la société à part. En dehors des individus, sans doute ? Mais, en dehors des hommes du monde, montrez-nous « le monde » ! Les soldats ôtés, où est « l’armée » ? Sans les fidèles, qu’est-ce que « l’Église » ? Mythologie, mysticisme, littérature ? Et, sans aucun doute, c’est chimère que de chercher une société en soi, une société en l’air, si l’on peut dire, qui aurait son siège ailleurs que dans les consciences particulières. Mais la sociologie n’a nul besoin, pour se constituer, de créer cet être inconnu. Les individus sont-ils seulement réunis par des rapports constants que leur individualité ne suffit pas à expliquer ? C’en est assez pour l’activité des sociologues. « L’armée » n’est pas en dehors des soldats, et cependant, tandis que les soldats se renouvellent, l’armée garde ses lois, ses mœurs, son esprit même. « Le monde » a beau n’exister nulle part : ses conventions débordent, pour ainsi dire, chacune des personnes qui les supportent, et comme elles l’ont précédée, elles lui survivent. Les fidèles meurent, « l’Église » demeure. C’est dire que, tandis que les individus qu’ils unissent changent, certains rapports sociaux peuvent rester les mêmes. De même donc que je puis, abstraction faite de leurs différentes matières, — or ou marbre, granit ou chêne, — décrire, comparer, classer les formes de différentes statues, de même je puis, abstraction faite des différences propres aux individus, décrire, comparer, classer les rapports qui les relient : ce seront les « formes sociales ».

Dans le genre ainsi défini, il faudra retrouver les espèces. Et cette recherche pourra partir de la considération des caractères les plus extérieurs, les plus superficiels à première vue.

Par exemple, puisque toute société consiste en un rapport entre des unités, ne devons-nous pas, tout d’abord, faire entrer le nombre de ces unités en ligne de compte ? La distinction entre grandes et petites sociétés est plus féconde qu’on pourrait croire, et plus facile à oublier : combien d’erreurs théoriques ou même de fautes pratiques n’a-t-on pas commises en assimilant, au mépris de cette distinction, une politique de nation à une politique de cité, et, par exemple, en cherchant pour la France des modèles dans les républiques antiques ? La quantité des individus en présence, en augmentant la quantité de leurs combinaisons possibles, multiplie la complexité des rapports sociaux. La question de nombre est donc essentielle.

De même la question de temps. En matière de rapports sociaux, il n’est pas juste de dire que le temps ne fait rien à l’affaire. On comprend qu’une société nouée pour une heure autour d’une table d’hôte ne puisse guère tendre entre ses membres que des liens ténus et fragiles. Opposons à cette société d’un jour une société durable : elle survit aux individus qui naissent, vivent et meurent en quelque sorte entre ses bras ; elle fait coexister, suivant le mot cent fois cité d’Auguste Comte, les morts avec les vivants ; elle se crée des organes et adapte à ses besoins jusqu’au monde extérieur ; les liens qu’elle impose sont presque infrangibles, parce qu’elle a eu les siècles pour les tisser.

De même, quelle importance n’a pas la similitude ou la diversité des unités qu’une société englobe ! On comprend que les rapports sociaux pourront prendre des formes très différentes, suivant que les individus en rapport seront de mêmes races, de mêmes nations, de mêmes métiers, ou au contraire, de métiers différents, de nations hostiles, de races irréductibles.

De même encore, les individus appartiennent-ils tout entiers à la société, comme on appartenait à certaines corporations du moyen âge, ou ne lui appartiennent-ils que par certains côtés de leur activité, comme on appartient à un club ? Dépendent-ils d’une société unique, comme le sauvage de son clan, ou de plusieurs à la fois, comme l’ouvrier de son corps de métier, de sa famille, de sa patrie ? Leur société est-elle inorganisée, comme une réunion électorale, ou organisée, comme un régiment ? Cette organisation les subordonne-t-elle ou les met-elle sur un pied d’égalité ? — De toutes ces questions dépendent et la quantité et la qualité des rapports sociaux.

En un mot, une société m’étant donnée, je devrai, pour la spécifier méthodiquement, me demander par exemple si elle est grande ou petite, durable ou momentanée, homogène ou hétérogène, totale ou partielle, organisée ou inorganisée, hiérarchique ou égalitaire, etc. Et, sans doute, bien d’autres espèces de sociétés peuvent être distinguées. Celles que nous avons rapidement assemblées suffisent à nous donner une idée d’un monde de formes non moins riches et non moins complexes que les formes végétales, — le monde des formes sociales.

Mais une science ne saurait se contenter de classer des formes : elle veut découvrir, entre certains phénomènes donnés, certaines relations constantes, et prouver que les uns varient en fonction des autres. C’est ce que la sociologie pourra tenter d’établir en observant les conséquences des formes qu’elle aura classées.

À vrai dire, si l’on voulait décrire dans l’ensemble, par de larges traits, l’influence que la société en général exerce sur l’homme, on risquerait d’obtenir des esquisses, majestueuses sans doute, mais peu précises. Pour qu’une pareille influence pût être mesurée avec quelque exactitude, il faudrait que des hommes nous fussent donnés en expérience, qui n’auraient jamais vécu en société : ce qui manquerait à ces êtres d’exception nous permettrait d’estimer ce que la société donne aux autres. Mais, après bien des théories, on s’est avisé de ce fait, que jamais l’homme réellement isolé ne s’était présenté à l’observation. Essaiera-t-on de réaliser artificiellement, pour l’amour de la sociologie, cet individu solitaire que la nature ne lui fournit pas ? Quelque religion qu’elle ait pour les sciences, et en particulier pour les sciences qui la prennent pour objet, l’humanité n’a pas encore autorisé cette expérience-là. Il y faudrait un nouveau Psammétik. Et encore l’expérience serait-elle loin d’être concluante : fût-il séquestré dès sa naissance, que serait cet individu artificiellement isolé, sinon le produit de mille générations d’individus naturellement associés ?

Ce que l’observation refuse, force serait donc de le demander à la spéculation. Elle pourrait soutenir avec vraisemblance, par exemple, que « l’âme est fille de la cité ». Mais, apparemment, quelque puissance qu’on attribue à l’association, on ne croira pas sans doute qu’il suffise d’établir certains rapports entre des êtres inanimés, pour leur donner une âme. Le sociologue métaphysicien nous répondra peut-être : « Les rapports qui associent ne sont point des rapports purement extérieurs, qui ne font que juxtaposer des corps, mais des rapports en quelque sorte intérieurs, qui mettent les esprits en communication. » Alors ils présupposent donc les esprits, bien loin qu’ils les créent. — Il ne faut donc pas dire que la société crée les facultés des individus, mais seulement qu’elle les modifie. C’est par l’observation analytique de quelques-unes de ces modifications qu’il sera prudent de commencer. En un mot, laissant à la métaphysique, ou du moins réservant pour la fin de la science la détermination de l’influence totale de la société en soi, nous nous contenterons de constater d’abord que, partout où certaines formes sociales sont données, les différentes activités qui se réalisent à travers elles se trouvent modifiées en conséquence.

Observons les phénomènes dans lesquels les différentes activités des hommes se manifestent et s’incarnent en quelque sorte, — richesses, usages, monuments et codes, dogmes et poèmes, — nous pourrons y retrouver la marque des différentes formes sociales, et, par exemple, du nombre des individus ou de leur hétérogénéité, du degré ou de la qualité de leur organisation. En un mot, nous pourrons prouver que les phénomènes économiques aussi bien que juridiques, moraux aussi bien que religieux ou esthétiques, varient en fonction des formes de la société.

Par exemple, combien de traits de la vie économique à Saint-Pol s’expliquent par son caractère de « petite ville » ! Le travail y est peu divisé entre les artisans : on n’y distingue pas ébéniste et menuisier, savetier et cordonnier, voire forgeron et serrurier. Les commerçants y sont peu spécialisés : beaucoup vendent « un peu de tout ». D’ailleurs, dans bien des cas, ils sont remplacés par les producteurs qui viennent, aux jours consacrés, étaler leurs produits sur la grande place. Que signifient ces phénomènes, sinon que les besoins à satisfaire ne sont ni assez nombreux ni assez variés pour « différencier » les producteurs entre eux, les intermédiaires entre eux, ou même, quelquefois, pour exiger une distinction entre intermédiaires et producteurs ? Le nombre des consommateurs est la condition des économies de temps et d’espace, de capitaux et de travail qui caractérisent la grande industrie, et c’est pourquoi, entre ces formes et cette forme sociale qui est la densité d’une population, on pourra découvrir des relations constantes.

Que les variations de la densité des sociétés aient entraîné plus d’une transformation de la production économique, les preuves historiques n’en manquent pas. Un texte irlandais du ixe siècle désigne déjà, expressément, l’accroissement du nombre des familles comme la cause du passage de la propriété collective à la propriété privée. N’a-t-on pas dit du communisme qu’il pouvait convenir aux petites sociétés, non aux grandes ? L’intérêt pris par chaque individu au produit commun diminuant proportionnellement à l’accroissement du nombre des partageants, la seule extension de l’association communiste en relâche et énerve en quelque sorte le ressort. Fourier fixait à quinze cents le nombre maximum des membres de son phalanstère : c’est qu’il avait senti, sans doute, les liens étroits qui font dépendre les formes de la production de la quantité des unités sociales

Ferait-on entrer en ligne de compte non seulement leur quantité, mais leur hétérogénéité, ou leur organisation : des relations analogues apparaîtraient. Par exemple, les principales différences entre l’économie de la famille et celles de la cité ne tiennent-elles pas à ce qu’il s’agit de pourvoir aux besoins, là d’unités relativement homogènes, liées par le sang, unies dans l’ordre patriarcal et distinguant à peine leurs intérêts privés des intérêts communs ; ici d’unités relativement hétérogènes, déjà plus conscientes de leurs intérêts privés que des intérêts communs, et tendant à substituer le contrat au statut ? De même, ne sait-on pas, non seulement ce que la qualité, mais ce que la faiblesse ou la force, l’instabilité ou la stabilité de l’organisation sociale donne ou retire à la vie économique ? Si la culture agraire en Grèce, aux époques primitives, est restée superficielle, n’est-ce pas faute d’une organisation sociale qui pût assurer au cultivateur, en pleine sécurité, la propriété de ses terres et de leurs produits ? — Et il ne faut pas croire que les relations entre les transformations de l’économie et les formes de la société soient toutes aussi simples, ou aisées à percevoir. En réalité, on les oublie perpétuellement. Un économiste, M. Karl Bücher, prouvait récemment que la plupart des phénomènes économiques qui nous sont familiers, crédit, capital, commerce proprement dit, supposent l’existence de groupes très larges d’unités hétérogènes, organisées, centralisées, et que la plupart des erreurs de l’économie politique consistent dans l’application de certaines catégoriques économiques à des époques où leurs conditions d’existence, à savoir certaines formes sociales, ne sont pas encore apparues.

Les catégories juridiques sont soumises à des dépendances analogues. Plus clairement encore que les transformations de l’économie, les transformations du droit révéleront les influences de la quantité, par exemple, ou de l’hétérogénéité des unités associées. — Les historiens n’ont-ils pas noté cent fois l’action exercée par l’extension de Rome, non seulement sur les réalités politiques, et, par exemple, sur les pouvoirs de moins en moins efficaces du corps des citoyens, mais sur les idées juridiques, et, par exemple, sur les droits de plus en plus nombreux accordés à l’individu ? Le nombre croissant des individus, d’une part, et d’autre part leur variété croissante, l’affluence des gens de toutes races, tissaient entre les habitants de Rome une quantité de relations sociales que le droit ancien n’avait pas prévues. Il fallut que les arrêts des préteurs réglassent au jour le jour tous ces rapports « hors la loi » ; et lorsque ces arrêts, que leur rôle même empêchait d’être exclusifs et traditionnels, eurent pris force de loi à leur tour, un droit romain se trouva constitué, sous la pression des circonstances sociales, plus large, plus souple, et en quelque sorte plus humain, comme préparé pour la conquête des peuples.

Notons d’ailleurs que les peuples qui le subirent ou l’adoptèrent n’obéirent pas à la seule force ou au seul prestige de Rome : les circonstances sociales les préparaient, de leur côté, à la venue du droit romain. Par exemple, si les Germains, après avoir envahi la Gaule, acceptèrent aisément son influence, c’est que l’unité et l’homogénéité de la famille germaine, soutien des vieux droits coutumiers, s’était le plus souvent rompue dans l’invasion même. De même si, au moyen âge, le droit romain entra dans les villes allemandes, il faut reconnaître que les circonstances sociales lui ouvraient les voies : la multiplicité des relations que le commerce, en particulier, commençait à tendre d’un bout de l’Allemagne à l’autre ne faisait-elle pas sentir l’insuffisance des droits locaux ?

De l’influence de ces relations sur le droit, les colonies grecques offrent des exemples encore plus typiques. Curtius remarque qu’elles sont moins exclusives et plus progressives que les métropoles, qu’elles arrivent plus vite à la constitution d’un droit écrit, plus individualiste en quelque sorte et plus égalitaire. Elles sont des sociétés neuves, formées par l’action rapide et consciente d’éléments hétérogènes : d’où la rareté des traditions communes, d’où la nécessité d’un droit écrit. Ce sont des êtres de familles et même de races différentes, et le plus souvent détachés de leurs familles et de leurs races, ce sont des individus et non des groupes que ce droit trouve en présence : d’où son caractère individualiste. Enfin, entre ces individus qu’il organise, la concurrence, moins gênée par la coutume, est plus féconde, les richesses sont plus mobiles, les distinctions plus vite effacées : d’où son caractère égalitaire. En un mot, la plupart des caractères particuliers du droit dans les colonies grecques s’expliquent par les formes sociales qui leur sont particulières. — D’une façon plus générale, Schmoller n’a-t-il pas pu soutenir que toutes les révolutions modernes, c’est-à-dire tous les efforts pour constituer un droit de plus en plus égalitaire, sont les suites de la révolution qui, au xiiie siècle, unit les hommes dans les villes, et fit, d’un peuple de paysans, un peuple de « citoyens » ? Qu’est-ce autre chose que de chercher l’origine des plus importantes transformations du droit dans la « ville », soit dans une synthèse de formes sociales élémentaires ?

Pour être moins aisément observables, les transformations que les mœurs doivent aux formes sociales ne sont pas moins profondes, et l’expérience de tous les jours en donne au premier venu le sentiment plus ou moins vague. Ne disons-nous pas couramment que Saint-Pol a des « mœurs de petite ville » ? Et en effet le petit nombre des habitants n’explique-t-il pas comment ils se connaissent tous, comment ils surveillent réciproquement leurs faits et gestes, comment les moindres incidents de la vie des particuliers peuvent devenir, pour la ville entière, des « événements » ? N’est-ce pas un fait d’expérience que, plus un groupe est étroit, plus les prescriptions qu’il adresse aux individus sont nombreuses, détaillées, pressantes ? Le seul élargissement du groupe ne le force-t-il pas de borner ses exigences à des règles plus générales et plus abstraites ?

De même, le nombre comme la nature de ces règles varie suivant que l’individu appartient tout entier, corps et âme, à la société qui les formule, ou appartient à plusieurs sociétés en même temps. En ce sens, on pourrait soutenir que l’accroissement du nombre des sociétés dont l’individu fait partie le libère en quelque sorte de chacune d’elles. C’est ainsi que l’absolutisme de la famille diminue à mesure qu’augmente le nombre des sociétés nouvelles, métier, armée, état, confrérie religieuse, dans lesquelles ses membres se trouvent engagés. Le père romain pouvant avoir à s’incliner, sur le forum, devant son fils magistrat, son attitude, dans la maison même, à l’égard de son fils devait peu à peu, par la force des choses, en être modifiée. Quand les hommes libres furent habitués à rencontrer, dans les collèges funéraires de l’empire, des esclaves présidents ou trésoriers, leurs sentiments à l’égard de l’esclavage se transformèrent insensiblement. C’est le fait d’appartenir au royaume en même temps qu’au fief qui délivra peu à peu le vassal des obligations féodales. Ainsi les différentes sociétés dont nous dépendons limitent et parfois neutralisent réciproquement leurs influences ; si bien que la multiplicité des cercles sociaux a pu être considérée — c’est la thèse de G. Simmel — comme le facteur constitutif de l’indépendance des personnalités.

Autant et plus que leur multiplicité, l’homogénéité ou l’hétérogénéité de leurs membres, la stabilité ou l’instabilité de leur organisation colorent diversement les mœurs. Dans une société ouverte, mélangée, où des gens de races et de conditions très différentes s’entrecroisent, comme dans telle grande ville du Levant, la morale risque d’être flottante, mobile et comme relâchée ; elle sera plutôt rigide, au contraire, inflexible, et comme pétrifiée dans une société fermée, qui repousse tout élément hétérogène. L’instabilité de l’organisation sociale ébranlera les mœurs, comme à Rome après Pharsale. Son caractère démocratique les adoucira, comme à Athènes au ve siècle. Chaque régime a sa vertu, disait Montesquieu. C’était dire que les formes sociales modèlent en quelque sorte la morale.

Elles modèlent jusqu’à la religion. Il y a des différences nécessaires entre une religion de secte et une religion d’État. Par des voies détournées, la seule extension du nombre des croyants peut agir sur les croyances, en les rendant moins particulières, moins précises, moins concrètes. Stuart Mill a remarqué que les partisans des petites sectes connaissent mieux leurs dogmes et les conservent plus pieusement que ne font les fidèles des grandes communautés. Tous les historiens du christianisme ont signalé les transformations qu’il dut subir lorsqu’il unit dans son église, non plus un nombre assez restreint de disciples, mais des nations entières.

De même, considérez non plus les transformations mais les origines du christianisme : vous reconnaîtrez qu’il était préparé et comme appelé par l’état social de l’empire romain. Eusèbe, dans sa Théophanie, n’a-t-il pas noté, entre l’empire et le christianisme, une sorte d’harmonie préétablie ? La conquête romaine avait écrasé et nivelé les barrières qui séparaient les groupes sociaux ; en unissant leurs membres sous les mêmes lois, en les rendent égaux devant un même empereur, elle les préparait à accepter l’idée d’un Dieu unique, imposant les mêmes règles à tous les hommes. Le moment était propice pour la révélation, remarque Eusèbe : il constatait, par là même, d’étroites connexions entre les formes sociales de l’empire et les dogmes mêmes de la religion catholique.

Opposons à celle ci la religion ou plutôt les religions hindoues, avec la multiplicité et l’inconsistance de leurs croyances : n’y reconnaîtrons-nous pas les œuvres d’une société inorganisée, anarchique, incessamment désagrégé ? L’état flottant et moléculaire de cette société, dit Sir Lyall, a empêché la consolidation religieuse. Organisez les formes sociales, vous organiserez du même coup la religion. C’est ainsi que le brahmosomajisme, sorte de déisme importé d’Europe, n’a pu s’acclimater qu’au Bengale : là seulement les classes éclairées, jouissant d’un ordre social « confortable », garanti par le gouverneur anglais, ont pu aisément accepter l’idée d’une Providence, d’une sorte de gouverneur divin qui veille sur l’ordre général. Sir Lyall ne doute pas que la paix anglaise, lorsqu’elle aura partout substitué, de la sorte, l’organisation à l’anarchie, n’achève le paganisme hindou. « Le ciel s’harmonise avec la terre » ; et la cité divine est faite à l’image des sociétés humaines.

Que les chefs-d’œuvre de l’art, à leur tour, soient souvent modelés par les formes de la société, c’est une vérité cent fois démontrée aujourd’hui. L’état social de nos petites cours du Midi explique pourquoi la poésie de l’amour noble y est apparue ; l’état social de nos villes du xve siècle, pourquoi le théâtre y a prospéré ; l’état social de nos salons au xviie siècle, pourquoi le genre « moraliste » y a fleuri. Les « facteurs sociologiques » apparaissent de plus en plus nettement comme les plus déterminants de « l’évolution des genres ».

Depuis longtemps, Burckhardt a montré tout ce que les arts plastiques doivent à la constitution des villes d’Italie, à leurs révolutions, qui mélangeaient les différentes couches de la population, à leurs tyrans, qui s’appuyaient sur le talent, à défaut de la naissance. Plus récemment, on appliquait à l’histoire de la musique les idées si souvent appliquées à l’histoire des autres arts. Dans un Oratorio de Hœndel, aux variations régulières, au rythme impeccablement soutenu, on nous invite à reconnaître l’image d’une société calme, organisée en une hiérarchie acceptée de tous ; dans une suite de Schumann, au thème plus âpre, au rythme plus irrégulier, où chaque variation s’affranchit et s’emporte, l’image d’une société plus divisée, tendant presque à la désorganisation. Au principe italien de l’individualisme, père de la cantate et du récitatif, on oppose le principe allemand de la pluralité, père de la fugue, de la symphonie, du drame populaire : c’est la musique-foule, suivant les expressions d’Amiel, qui se substitue à la musique-individu, comme la démocratie à l’aristocratie. Et il est loisible de juger exagérée telle ou telle de ces affirmations : il n’en faudra pas moins avouer, si l’on considère dans leur suite la monodie antique, la polyphonie du moyen âge, la mélodie des grands siècles italiens, la symphonie moderne, que leur succession même révèle de certaines correspondances entre les formes sociales et les catégories esthétiques.

Tous ces exemples, pris au hasard de l’histoire, suffisent à donner une idée du nombre considérable de relations qu’on pourrait découvrir entre les « formes » de la société et ses « matières », entre les différents rapports qui unissent les individus et leurs activités différentes. Une fois les formes sociales classées, étudier, sur une branche prise à part de nos activités, les effets produits par leurs différentes espèces, — ou inversement, une de ces espèces étant prise à part, étudier les effets qu’elle produit sur les différentes branches de nos activités, — voilà des tâches sociologiques.

Mais admettons que ces tâches difficiles soient enfin achevées : suffirait-il donc de réunir un certain nombre d’individus, pendant un certain laps de temps, et suivant une certaine hiérarchie, pour obtenir une symphonie comme celles de Beethoven ou des dogmes comme ceux du christianisme ? Bien plus, l’histoire ne rencontre-t-elle pas des sociétés également denses ou également hétérogènes qui ne jouissent cependant pas de droits, de mœurs, d’économies absolument semblables ? Il serait étonnant qu’il en fût autrement : bien des influences, toutes celles de la nature d’un côté, toutes celles de l’esprit de l’autre, ne sont-elles pas capables tantôt de seconder, tantôt aussi de contrarier l’influence des formes sociales ?

Sans doute, mais la constatation de ces « interférences » n’est pas faite pour rebuter la sociologie : chaque science ne se contente-t-elle pas d’étudier un côté des choses ? Tocqueville, qui faisait de la sociologie avant la lettre, prenait la précaution de rappeler, au moment d’analyser l’influence de l’égalité sur la vie américaine tout entière, qu’il était loin de tenir l’égalité pour l’unique cause de tout ce qui arrive en Amérique. « Je n’ai pas entrepris, ajoutait-il, de montrer la raison de tous nos penchants et de toutes nos idées ; j’ai seulement voulu faire voir en quelle partie l’égalité avait modifié les uns et les autres. » Ainsi la sociologie n’entreprend pas de montrer la raison de tous les phénomènes historiques, elle veut seulement faire voir en quelle partie les formes sociales les modifient. Elle reconnaîtra volontiers que de nombreuses causes, matérielles ou idéales, concourent aux transformations de la société, car elle borne son ambition à connaître systématiquement une d’elles. En un mot, elle ne prétend pas être, à elle seule, la philosophie de l’histoire ; elle voudrait être, plus modestement, une science sociale.

Pour mériter ce titre, il ne faudra pas sans doute qu’elle se contente de montrer les conséquences des formes sociales, il faudra encore qu’elle en découvre les causes.

À vrai dire, essayer de fixer les causes de la société en général, ce serait risquer de s’enfermer dans les hypothèses invérifiables. Il faudrait pouvoir saisir un moment de l’histoire où la société n’existerait pas encore alors seulement, assistant en quelque sorte à sa genèse, il nous serait loisible de noter les antécédents nécessaires à son apparition. Et sans doute des sociétés se créent en quelque sorte sous nos yeux, — compagnies financières, armées, associations charitables, — dont nous pouvons observer la formation et discerner les éléments constituants. Mais ces éléments eux-mêmes, une longue vie sociale les a façonnés ; ces sociétés nouvelles ne sont sans doute possibles que grâce aux facultés acquises par les individus dans les sociétés anciennes ; nous risquerions par suite, en généralisant et résultat de ces observations actuelles, de traiter comme causes premières de la société des phénomènes qui en seraient bien plutôt des effets.

Force serait donc, pour découvrir les causes véritables, de remonter jusqu’à l’origine première des sociétés : c’est-à-dire, puisque cette origine échappe forcément à l’observation, que nous en sommes réduits, ici encore, à la spéculation. Notre attention est-elle attirée surtout par ce qui, dans la société « se fait tout seul », ou par ce qui, dans la société, est « fait exprès » ? Dans le dernier cas nous penchons vers le rationalisme, dans le premier vers le naturalisme sociologique. Celui-ci représente avec vraisemblance toute société comme un organisme raffiné, pendant que celui-là dans toute société retrouve un contrat sous-entendu. L’expérience peut difficilement décider entre ces théories. Peut-être ici encore, à l’exemple de la plupart de ses aînées, la sociologie doit-elle simplement laisser à la métaphysique, ou réserver du moins pour la fin de la science les questions d’origine, et prendre la société comme donnée : la société étant donnée, quelles forces modifient ses formes, voilà des questions auxquelles on peut répondre par l’observation.

Des forces d’ailleurs très différentes se montrent capables de pareilles modifications, forces qu’on peut appeler naturelles ou physiques, comme la race ou le sol, forces qu’on peut appeler psychologiques, comme les besoins, les sentiments, les goûts, les idées.

L’idée de la race a longtemps dominé l’histoire, et il n’est pas étonnant, après qu’on a essayé d’expliquer presque tous les grands événements historiques par l’antagonisme des races, qu’on essaie d’expliquer par la différence des races la différence des formes sociales. La différence qui sépare les institutions de Sparte des institutions d’Athènes n’a-t-elle pas été souvent attribuée à la différence qui sépare la race dorienne de la race ionienne ? N’a-t-on pas distingué encore, pour rendre compte, en gros, des traits qui opposent les formes sociales d’Orient aux formes sociales d’Occident, des races passives, prédestinées à la subordination, et des races actives, prédestinées à l’égalité ? Que de gens enfin ont répété que les Germains avaient apporté à l’Europe, avec leur sang, pour ainsi dire, l’idée du droit individuel et de la liberté !

Et sans doute il y a lieu de limiter la valeur de ces considérations ethnographiques. Il est aisé de reconnaître que, chez des races très différentes, des formes sociales analogues peuvent prospérer, ou, réciproquement, des formes sociales opposées chez des races parentes. Bien plus, dans une même société, des individus de sangs très différents peuvent se trouver étroitement unis. Déjà la famille compte bien d’autres liens que les liens physiques ; souvent, dès la plus haute antiquité, la parenté n’y est que fictive, et ce sont des croyances communes et des intérêts communs qui, bien plutôt qu’une commune généalogie, en constituent la véritable unité. A fortiori la nation se libère-t-elle, et de plus en plus, des nécessités ethniques ; elle rassemble et fond dans son creuset les races les plus diverses, et les distinctions qu’elle établit entre ses membres sont loin de correspondre toujours et partout aux distinctions de sang. En Angleterre, sous Henri ii, les légistes déclaraient déjà impossible de distinguer un Anglais d’un Normand. En Gaule, on sait maintenant avec quelle rapidité singulière les races germaine, celtique et latine se confondirent. Sous l’analyse de Fustel de Coulanges, on a vu se dissiper la plupart des thèses ethnographiques si longtemps chères aux historiens. L’Invasion germanique est apparue, non plus comme une lutte de races, mais très exactement comme une lutte de formes sociales, à savoir comme la lutte du régime de l’Empire contre le régime de la bande guerrière. — C’est ainsi que les formes sociales, bien loin de n’être, toujours et partout, que les conséquences des dispositions ethniques, en apparaissent souvent indépendantes, et capables d’agir sans elles, ou même contre elles. Cela suffit à prouver que, si la race explique certains caractères des sociétés, elle ne saurait être rendue seule responsable de tous leurs caractères.

Le sol, à sa façon, leur fera porter sa marque. Il est bien certain que la configuration et jusqu’à la situation climatérique d’un pays exercent une action sur la multiplicité et l’organisation des relations sociales. Le désert invite les hommes à vivre en tribus errantes plutôt qu’en nations centralisées. Un pays de montagnes maintient d’ordinaire les groupes sociaux séparés, par là même fermés et homogènes. Ce n’est pas sans raison qu’on a attribué aux montagnes une influence « conservatrice ». Les côtes, sur lesquelles les éléments les plus hétérogènes, apportés par les vagues, peuvent entrer en contact, font les sociétés plus mobiles en quelque sorte, et moins traditionnelles. La différence des pays, mieux que la différence des races, rend compte de la différence des sociétés athénienne et Spartiate.

Et, sans nul doute, sur des sols différents, des formes sociales analogues peuvent fleurir, ou des formes sociales différentes sur des sols analogues. Les Turcs, observait déjà Hegel, vivent où vivaient les Grecs. Les mêmes bords ont pu voir tour à tour des sociétés grandes ou petites, inorganiques ou organisées, démocratiques ou aristocratiques. — Est-ce à dire que les formes terrestres sont incapables de modifier les formes sociales ? Non, mais qu’elles ne sont pas les seules à les modifier.

Ce serait, en effet, un effort paradoxal que de chercher dans les phénomènes physiques, sous le prétexte qu’ils sont seuls aisément observables et comme palpables, les causes uniques de ces modifications. Outre que la nature n’agit le plus souvent sur la société qu’à travers l’esprit, l’esprit agit sur la société de lui-même, avec ses forces propres, besoins ou goûts, sentiments ou idées.

L’action des besoins qu’on appelle matériels — ce qui ne les empêche pas d’ailleurs d’être des forces psychologiques — est sans doute la plus frappante de toutes. L’effort des hommes pour produire les richesses exerce mille pressions sur la constitution des sociétés. La densité sociale dépend étroitement des modes de la production économique ; telle forme de la propriété collective tend à l’augmenter, tandis que telle forme de la propriété privée tend à la diminuer. De même, un régime tout agraire, par opposition à un régime industriel, ne tend-il pas à limiter l’extension de la communauté ? D’autre part, le développement d’un régime industriel, en réclamant une spécialisation à l’infini, n’augmente-t-il pas l’hétérogénéité des unités sociales ? Ou encore l’extension du commerce ne pousse-t-elle pas, comme aux Pays-Bas, les individus les plus hétérogènes à s’unir, malgré les différences de races et de langues, en une société organisée ? Et enfin, d’une façon générale, le régime aristocratique n’est-il pas lié au régime de la richesse foncière, tandis que le développement du régime démocratique semble correspondre au développement de la richesse mobilière ? — La philosophie de l’histoire dite matérialiste a comme vulgarisé ces harmonies et prouvé, par cent exemples, que l’économie exerce sur les formes sociales des actions autrement déterminantes que celles de la race ou du sol.

Où cette philosophie se fait sans doute illusion, c’est lorsqu’elle croit avoir trouvé, dans cette détermination, la clef unique de tout le devenir social. Droit, morale, religion, art ne seraient alors que des « superstructures » de l’économie ; ce seraient des « épiphénomènes » ? En réalité, bien loin de créer de toutes pièces les formes sociales, les modes de la production les présupposent le plus souvent. Considérer les transformations de la production comme les causes premières de toute transformation de la société, c’est oublier que ces transformations techniques supposent elles-mêmes, le plus souvent, un développement de la science qui n’a pu s’accomplir sans un développement préalable de la société ; c’est oublier, d’autre part, qu’elles ne peuvent agir sur la société qu’à la condition de s’être réalisées dans des formes sociales antérieurement établies. Ce n’est pas la découverte de la vapeur, en soi, qui a entraîné toutes les transformations sociales qu’on dit être les conséquences du machinisme : cette découverte a été, de par le droit établi, exploitée dans certaines conditions, par exemple au profit des possesseurs de capitaux ; voilà ce qui a déterminé telles ou telles transformations des rapports entre classes. Elles eussent été tout autres si le droit établi eût été différent. Ainsi, bien loin de n’être que des conséquences, des dérivées des catégories économiques, les catégories juridiques leur préexistent ; et leur mouvement n’obéit pas toujours aux seuls intérêts matériels : les idées sont capables de le diriger.

Il faut donc mesurer, après l’action des forces économiques, l’action des forces morales sur les formes sociales. Peut-être nous faisons-nous parfois une trop haute opinion de la puissance des idées. Peut-être l’histoire, lorsqu’elle énumère les causes de la Révolution par exemple, fait-elle parfois trop large la part des facteurs intellectuels, trop étroite la part des facteurs économiques. Mais, par contre, si l’on voulait en faire tout l’honneur à ceux-ci seulement, l’exagération ne serait pas moindre. D’importants mouvements économiques ont pu correspondre à l’émancipation des esclaves ; il n’en est pas moins vrai qu’en cette matière le dernier mot est resté, et reste aujourd’hui à la conscience. Elle peut aller bravement contre nos plus sûrs intérêts économiques, et nous sommes payés, ou, pour être plus exact, nous payons pour le savoir. En un mot, les droits et les devoirs peuvent tantôt seconder, tantôt aussi contrarier l’action des intérêts sur les formes sociales. Et ce n’est pas d’aujourd’hui que la morale a commandé aux hommes de s’unir et de s’organiser malgré la distance des sols, la différence des races ou même l’antagonisme des besoins.

À vrai dire, c’est surtout sous la forme religieuse que les croyances ont ainsi, autrefois, mené le monde social. L’étude des institutions les plus anciennes a clairement prouvé l’influence des religions sur ce que Sumner Maine appelle la « trituration » des sociétés. La religion n’a-t-elle pas fondé l’unité des familles primitives et des cités antiques ? Plus tard, ces premiers groupes sociaux n’ont-ils pas eux-mêmes été élargis, multipliés, entre-croisés par la religion ? Allant prendre par la main les individus les plus différents, civilisés et barbares, citoyens et paysans, maîtres et esclaves, elle s’est montrée capable de modifier aussi bien l’extension que l’organisation des sociétés.

Ces mêmes capacités, l’art peut les revendiquer à son tour : lui aussi entre-croise, multiplie, élargit les groupes sociaux, et plus d’une fois, dans les temps modernes comme dans l’antiquité, les communions esthétiques ont devancé les associations politiques ou leur ont survécu. Aucune des activités de l’esprit n’a le monopole de l’action sociale. Des plus humbles aux plus nobles, de celles qu’on appelle matérielles à celles qu’on appelle idéales, toutes peuvent coopérer aux modifications de la société.

C’est ainsi que, après avoir cherché dans les transformations de l’économie, du droit, de la morale, de la religion, de l’art, les conséquences de ces modifications, nous y chercherions leurs causes.

Tout à l’heure, nous nous efforcions de déterminer dans quelle mesure la morale d’une société, par exemple, dépendait de ses formes ; il nous faudrait déterminer maintenant dans quelle mesure ses formes dépendent de sa morale.

Mais n’y a-t-il pas là un cercle vicieux ? Un même phénomène peut-il donc être à la fois la cause et la conséquence d’un autre ? — D’abord, en matière sociale, rien n’est plus fréquent que de pareilles actions et réactions. À Rome, par exemple, on peut dire que la religion obéit à l’influence de l’État, et réciproquement, l’État à l’influence de la religion. Rien ne nous empêche, lorsque nous recherchons quelles relations constantes unissent nos différentes activités aux différentes formes sociales, de prendre celles-ci tantôt pour point de départ, tantôt pour point d’arrivée : l’œuvre peut réagir sur l’agent et l’effet devenir cause. — De plus, nous avons pris soin, lorsque nous passions en revue quelques-unes des conséquences de la société, de remarquer que d’autres influences pouvaient interférer avec la sienne, et qu’elle était loin d’expliquer, à elle seule, le tout de l’économie ou de la morale, de la religion ou de l’art. C’était laisser du jeu, pour ainsi dire, à ces différentes forces : si chacune d’elles détermine, dans une certaine mesure, les mouvements des sociétés sans être pourtant, dans tous ses détails, déterminée par leurs mouvements antérieurs, c’est qu’une part de causalité revient en propre à chacune d’elles, digne d’être mesurée. En un mot, par cela même que nous reconnaissions, dans nos diverses activités, autre chose que de simples conséquences des modifications des formes sociales, nous nous réservions le droit d’y chercher des causes de ces mêmes modifications.

Que fait la géographie pour devenir une science ? Elle ne se contente pas de décrire, elle classe les formes terrestres, bassins et baies, pics et plateaux. Elle en étudie les conséquences ; elle cherche dans les conditions physiques les raisons de la répartition des habitants et de la position des villes. Elle cherche, d’un autre côté, les raisons des phénomènes géographiques eux-mêmes et demande à la géologie, par exemple, le pourquoi de la constitution de telle montagne, ou du régime de tel fleuve. En un mot, se placer au « point de vue géographique », c’est observer les formes terrestres, leurs conséquences et leurs causes. De même, se placer au « point de vue sociologique », ce sera observer les formes sociales, leurs conséquences et leurs causes.

Ainsi, lorsque nous aurons classé les différents cercles sociaux qui s’entre-croisent en Saint-Pol, lorsque nous aurons observé les effets qu’ils produisent sur la vie tout entière de ses habitants, militaires et hommes du monde, dévotes et orphéonistes, lorsque nous aurons enfin cherché dans cette vie même tout ce qui peut modifier la quantité ou la qualité de ces mêmes cercles, alors, et alors seulement, nous aurons une connaissance sociologique de Saint-Pol.

À vrai dire, si nous avions de Saint-Pol une pareille connaissance, ne posséderions-nous pas la sociologie tout entière ? « Si je savais quelque chose à fond, dit Claude Bernard, je saurais tout. » Tâchons donc de connaître à fond notre petite ville, et la sociologie vivra.


  1. Revue de Paris, du 1er Août 1897.