Qu’est-ce que la Poésie ? (Sully Prudhomme)
Il serait décevant de le demander aux dictionnaires. Les mots servent de signes aux idées, mais trop souvent ils se prêtent aussi à les brouiller. Tandis, en effet, que les idées sont perpétuellement en travail pour se différencier et se préciser, eux ils ne s’altèrent que très lentement ; le même vocable finit ainsi par signifier des choses qui n’ont presque plus rien de commun, qui même peuvent être tout à fait distinctes et qu’il induit à confondre. Les mots poésie, poème, poète en offrent de frappans exemples. Nos meilleurs dictionnaires relatent pour chacun d’eux plusieurs acceptions. Ce qu’on y appelle poésie est caractérisé tantôt par un certain mode de la pensée, tantôt par un certain mode du langage, c’est-à-dire tantôt par l’inspiration, tantôt par le vers. Comme, d’ailleurs, la définition du mot poète dérive de celle du mot poésie, il s’ensuit qu’on peut être qualifié poète sans avoir la moindre aptitude à faire des vers, et qu’on peut l’être, inversement, pour la seule aptitude à versifier sur n’importe quoi. Les expressions prose poétique, poèmes en prose, tendent, en outre, à effacer la ligne de démarcation entre la prose et la poésie. Enfin un recueil de pièces de vers, quel que soit le sujet traité, amoureux, par exemple, ou didactique, est appelé indifféremment un recueil de poésies.
Cette confusion générale est fâcheuse ; elle rend difficile à démêler en quoi consiste la poésie proprement dite et quels en sont les rapports avec la versification. La crise que traverse, en France, l’art dont j’ai fait ma carrière par instinct, avant d’en avoir interrogé l’essence, m’a incité à y réfléchir. J’ai déjà examiné ailleurs l’un des deux élémens de cet art, la forme, et tâché de déterminer exactement, ce qui distingue le vers de la prose. Je voudrais aujourd’hui tenter d’en reconnaître et définir l’autre élément, ce qui remplit et anime le premier.
La poésie proprement dite ! Forger excellemment les vers, dira-t-on, n’est-ce point par excellence être poète ? La vraie poésie, c’est donc le langage des vers bien frappés. — N’est-ce rien de plus ? Prenons garde. Les Contes de La Fontaine, par exemple, sont le chef-d’œuvre du genre ; s’ensuit-il qu’ils soient le chef-d’œuvre de la poésie, c’est-à-dire le type de la poésie ? Lamartine, à coup sûr, n’y eût pas souscrit. — Qu’importe ! répondra-t-on, le Bonhomme n’en est pas moins à bon droit salué vrai poète, grand poète même. — Sans doute, mais est-ce bien par ses contes qu’il est grand ? Est-ce bien à leur toise qu’il sied de mesurer son génie ? Peut-être ce génie est-il poétique sans conteste seulement dans les vers dont la mémoire est hantée, les vers où il se réconcilie avec celui de Lamartine, où il le rejoint aux régions supérieures de la vie, à une altitude moindre peut-être, mais où, d’autre part, l’air, sans être moins salubre, est plus aisément respirable. Ses attendrissemens, pour être plus discrets et plus naïfs que ceux du grand lyrique, n’en sont pas moins exquis. N’est-il donc pas poète au même titre alors qu’il s’inspire du meilleur de son être et que ses vers s’élèvent de la grâce à la beauté ?
Or la beauté des vers, n’en est-ce rien de plus que la structure irréprochable, habile ou curieuse ? N’est-ce pas, en outre, ce que la forme emprunte d’ailé ou d’immuable à la pensée qui la modèle, de palpitant au cœur qui l’anime ? En un mot, n’est-ce pas précisément la poésie ? Et ne se pourrait-il pas qu’entre tous les poètes dignes de ce nom il existât, en même temps qu’une parenté d’aptitude à versifier, une profonde parenté morale ; qu’on fût d’autant plus poète qu’on offrît, à un degré plus éminent, certains des caractères qui exhaussent le plus l’espèce humaine au-dessus de toutes les autres sur la terre ? Il importe d’éclaircir ce point. Tant pis pour ceux qui risquent d’y perdre.
Charmer un sens (l’ouïe ou la vue) est une condition essentielle, fondamentale de tous les arts, et l’artiste est parfaitement libre de s’en tenir là. Mais il est libre aussi d’employer ce charme sensuel à traduire des émotions morales, d’exploiter, en un mot, la sensibilité nerveuse au profit du cœur.
On conçoit dès lors qu’au moyen des sens tous les arts soient, à divers degrés, capables de susciter l’aspiration. Il serait injuste de ne pas reconnaître une préséance évidente à l’artiste qui sait faire aspirer et s’y consacre sur celui qui excelle uniquement à réjouir et s’en contente. Certes l’artiste dénué de ce rare surcroît d’aptitude ne saurait légitimement prétendre à l’admiration entière et sans réserve. Il n’a surtout pas le droit d’ériger son idéal inférieur et restreint en raison d’être et en loi de l’art dont il ne réussit qu’à tirer un amusement.
La vertu expressive des figures, des couleurs et des sons peut mettre en communication les fibres les plus délicates des nerfs sensitifs avec les fibres les plus intimes du cœur. Cette puissance est départie à tous les arts, et elle est mesurée à chacun par l’espèce d’ébranlement moral que le destine à provoquer de préférence le caractère propre des sensations dont il dispose : les sons émeuvent à leur manière, les couleurs aussi et aussi les figures. Autant d’arts différens, autant de voies distinctes ouvertes à l’aspiration, c’est-à-dire à l’essor enchaîné de l’âme vers l’inaccessible et innomable félicité qui seule la comblerait. Cette félicité, nous ne pouvons que la pressentir, symbolisée sous les formes respectives que tous les arts ont pour mission de prêter à son principe et qui toutes, à ce titre, sont appelées belles.
L’aspiration, ainsi définie, n’a rien de mystique et n’est nullement irrationnelle. Il est, au contraire, tout à fait invraisemblable que, parmi la multitude des astres éteints, notre minuscule planète soit l’unique siège d’élection de la vie. jen prends à témoin mon illustre confrère de l’Institut, M. Janssen, à qui l’astronomie physique doit de si beaux progrès. Pour l’élite humaine aspirer à quelque autre condition mieux assortie à ses vœux, à ses élans, que l’établissement terrestre incapable d’y suffire, ce n’est pas plus insensé que d’inférer de l’existence d’une fonction l’existence d’un organe et d’un milieu appropriés. Sans doute de ce qu’il y a d’autres mondes habitables et très probablement habités il ne s’ensuit pas que ces mondes recrutent leur population dans nos tombes. Il faut commencer par nous assurer que la mort ne nous anéantit pas. La preuve n’en est pas faite encore au point de rassurer tous les penseurs ; mais, avec ou sans certitude, lever les yeux est le propre de l’homme.
La Poésie a, tout comme les autres arts, pour objet supérieur de susciter l’aspiration, et c’est même pour elle un devoir plus impérieux encore parce qu’elle dispose, pour y parvenir, de ressources encore plus puissantes : elle est en possession du langage, qui lui permet de se les associer de quelque manière et dans une certaine mesure et d’ajouter à ce qui lui est propre une contribution d’images.
Ut pictura poesis : elle peut, grâce à la parole, lutter avec la peinture. La mémoire est la toile où elle évêque et reproduit les images des objets extérieurs, le spectacle de l’Univers. Elle invite par-là l’esprit à contempler le beau masque de la Nature, à l’interroger pour tâcher de découvrir si par hasard il ne serait pas un visage, et d’y lire une divine pensée, de surprendre par-delà l’horizon vaporeux des mers, au fond des nuits étoilées la promesse qui justifie l’aspiration. Assurément décrire n’équivaut pas à peindre, car le vocabulaire est une palette aux tons invariables qui se juxtaposent mais ne se mélangent pas pour fournir les nuances. Il en résulte que ces tons ne représentent pas des choses individuelles ; les mots, en effet (sauf les noms propres), ne signifient que des genres, des espèces ou des variétés. La description est donc impuissante à composer une image adéquate de l’objet. Quand le poète y renonce, il y peut suppléer par un détour : il peut indirectement susciter dans la mémoire du lecteur une image équivalente en lui communiquant son émotion, qui la lui suggère. Lamartine, par exemple, n’entreprend pas de nous décrire le lac où il vogue et soupire ; mais son soupir même en contracte les caractères, la langueur, la mélancolie, qui éveillent dans notre âme la souvenance d’un lac semblable. A vrai dire, c’est là substituer à la vision du poète autant de souvenirs distincts qu’il y a de lecteurs, ce n’est pas peindre. Mais cette infériorité du langage est amplement rachetée. Si, en effet, l’évocation qu’il tente perd en netteté à cause du sens collectif des mots, combien, par contre, le pouvoir qu’il leur doit de généraliser, d’abstraire et par suite d’exercer la raison, offre d’avantages refusés à la peinture et aux autres arts ! Combien la méditation greffée sur le rêve le féconde ! Loin d’en sacrifier la profondeur délicieuse ou inquiétante, elle y plonge une sonde qui en tâte l’objet et, mieux encore que le pinceau, le précise pour le cœur en invitant la pensée à justifier l’intime tressaillement par la profondeur même de ses causes. Elle ne rapproche pas l’idéal, mais elle l’éclaire ; elle le laisse à l’infini, mais elle en fait une étoile polaire en lui prêtant ses rayons.
La Poésie salue la Statuaire et l’Architecture sans rien avoir de spécial à en utiliser pour elle-même. Elle ne peut que s’inspirer de la pureté, de la noblesse et de l’élégance qui caractérisent la beauté dans ces arts et sont applicables à la forme poétique, essentiellement différente d’ailleurs de celles qui leur sont propres. Mais elle est en étroite communauté avec la Musique.
Ces deux arts, la Poésie et la Musique, à l’origine, n’étaient pas séparés ; l’usage de la lyre en fait foi. La poésie était, à proprement parler, un chant. Comment a-t-elle été amenée à restreindre ses ressources musicales, à répudier la note ? Je crois l’entrevoir. La musique, par essence, est vouée à l’expression purement passionnelle, sentimentale, et demeure impuissante à révéler les causes des émotions qu’elle traduit. Le langage seul le peut, parce qu’il n’appartient qu’à lui d’expliquer. En revanche, si par les mots il signifie et définit les émotions, il ne les exprime que par les mouvemens qu’elles communiquent à la phrase et dont les plus expressifs relèvent de la musique. Or celle-ci, avec tous les moyens d’émouvoir dont elle dispose et par leur puissance exceptionnelle, tend à usurper et confisquer à son profit l’attention malaisément partageable entre le cœur et l’entendement. L’auditeur ne peut, sans pénible effort, tout à la fois ne rien perdre de la perception harmonieuse qui le charme, et ne rien se refuser de la perception intellectuelle qui l’intéresse, à moins que la matière du poème ne soit ou très déterminée ou, au rebours, très vague, une passion, un récit ou une rêverie. Ce partage mental devenait plus nécessaire et en même temps plus laborieux à mesure que la pensée prenait plus d’importance dans la vie morale et que les sentimens se compliquaient, imposant au langage une subtilité et une tension croissantes. Le poète s’est enfin résigné à sacrifier certains facteurs musicaux, et, avant tout, à se séparer du chant par l’élimination de la note qui en constitue le pouvoir dominateur le plus absorbant. Depuis longtemps, le sort fait au contingent verbal dans la musique vocale et le drame lyrique, où il ne sert plus qu’à étiqueter les situations, sans que l’intérêt passionnel en souffre, témoigne à quel point la tyrannie de l’expression musicale commandait ce sacrifice à la poésie véritable. Il est consommé, et il a, en outre, rendu le grand service aux poèmes de les rendre compatibles avec la lecture qui en permet à la fois, une assimilation beaucoup plus rapide et une diffusion incomparablement plus grande.
La poésie est donc émancipée, mais il n’y a nullement divorce entre cet art cher à l’âme et la musique. En effet, pour tout homme apte à jouir de la musique autrement encore et plus intérieurement que par l’oreille, elle est berceuse en même temps que nourrice de la douleur, compagne indulgente de l’espérance, pourvoyeuse de la rêverie, mais, surtout, par destination, évocatrice et confidente du plus haut soupir de l’homme, de son intime appel à son divin principe, à la Cause première et suprême, qu’il ne peut se résigner à croire indifférente et sourde, puisqu’elle a fait elle-même le cœur et l’oreille, leur communion merveilleuse, et ce qui les enchante.
Wagner a bien compris la profonde parenté de ces deux arts ; mais, si je ne me trompe, il en a plutôt compromis que consommé l’alliance, car toute son œuvre vise à les identifier : problème insoluble, à mon avis, et que le génie français, si pondéré, ferait sagement d’abandonner au génie allemand. Je voudrais, en quelques lignes, motiver cet humble conseil.
La poésie n’est pas un art par elle-même ; elle le devient par son organe qui est le vers. Or il se pourrait (j’en doute, mais j’avoue, à ma honte, mon ignorance de la langue allemande) que le vers allemand, pour être mis en musique, n’eût rien à sacrifier de son harmonie propre, littéraire ; qu’il fût susceptible de la conserver intégralement en s’assimilant la musique notée. Le vers français ne s’y prête pas, il se borne à fournir un thème à la composition, à l’inspirer d’autant mieux que ce thème est plus touchant et plus beau. J’ajoute que le compositeur sensible à la beauté musicale du vers s’en inspirera en même temps que du sentiment exprimé, mais il ne peut espérer la reproduire, il n’est en possession que de la traduire. Mettre le vers en musique, ce n’est pas ajouter, c’est substituer aux ressources inaliénables de sa technique, celles d’une autre technique infiniment plus riche, à son charme pour l’oreille, qui n’est jamais aigu, un autre charme plus nerveusement expressif et par-là beaucoup plus pénétrant.
Il y a, non pas fusion musicale, comme le voudrait Wagner, mais, bon gré, mal gré, simple transposition, sans que, bien entendu, le caractère passionnel en soit dénaturé ou compromis ; tout au contraire, il y gagne, il n’en est que plus accentué s’il a été bien compris du musicien. Il dépend, en effet, de celui-ci que le poète soit trahi ou servi, en tous cas il est supplanté. Il l’est, non dans son inspiration respectée, non dans la poésie même, mais dans sa fonction d’artiste.
Au point de vue français, mon opinion est donc faite sur cette collaboration ; au point de vue allemand je me récuse pour incompétence, avec la secrète confiance que ma précédente analyse est applicable à toutes les langues. Je me contenterai de signaler la tendance très significative de Wagner à introduire le merveilleux dans ses opéras. C’est précisément par-là qu’il rejoint l’objet propre, irréductible, en un mot l’idéal vraiment surhumain de la musique. Mais je n’ai pas le loisir d’approfondir cette remarque.
Voici donc mes conclusions en ce qui touche mon art dans mon pays, et, je l’espère, dans tous les autres.
L’homme, institué par la nature et sacré par les conquêtes de son intelligence et de son bras roi de sa planète, après avoir si longtemps courbé son front sur la glèbe, le redresse. Debout, parvenu aux contins extrêmes de la vie terrestre et de quelque autre vie supérieure, il emploie spontanément son génie méditatif à concevoir cette vie. Hélas ! il n’y réussit pas, mais du moins il l’imagine et la rêve. Ce rêve par lequel il y aspire est proprement l’essence de la poésie et sa raison d’être. Elle a pour mission de susciter et de favoriser l’aspiration au moyen d’un verbe qui fait d’elle un art. C’est un verbe musical, qui soutient la pensée, dans ses tentatives d’ascension, sur les ailes de la mesure et du rythme, mais en excluant la note pour ne point s’identifier au chant où l’expression émotionnelle détrône le jugement.
Le vers, dans sa fonction supérieure, est donc l’instrument de la poésie. Il a pour objet de faire bénéficier la parole de l’expression musicale dans toute la mesure compatible avec la claire intelligence du sens, et, réciproquement, de faire bénéficier l’expression musicale de la précision que lui communique le langage en spécifiant par leurs causes les émotions et les sentimens qu’il lui confie.
Dans ce second rôle, le vers tend à se dépouiller de son harmonie interne et propre pour s’aliéner aux compositions où elle se noie, au drame lyrique, au chant, qui rapprochent la musique de la condition et de la vie terrestres et l’y mêlent pour prêter aux passions humaines un organe d’autant plus riche en ressources expressives que son clavier s’étend jusqu’à l’expression du surhumain.
Entre le plus haut usage de la versification et cet usage subsidiaire, il en existe beaucoup d’autres, tous indépendans de la musique notée, et mis, en proportions variables, au service de la poésie, depuis le vers lyrique jusqu’au vers où elle n’a aucune part. Il importe d’indiquer ces proportions qui constituent la hiérarchie poétique des ouvrages versifiés.
L’objet de la poésie, ai-je dit, est identique à celui de l’aspiration. Il est donc essentiellement vague, puisque c’est un type de vie supérieure dont nous ne pouvons nous former qu’une idée négative, par contraste seulement avec la vie terrestre. Pour les mystiques, aspirer c’est tendre à posséder Dieu même, et l’extase, qu’on pourrait définir l’aspiration satisfaite, est pour eux la contemplation immédiate de Dieu ; c’est même plus encore pour le catholique, c’est une véritable déification par la grâce. Le poète, non plus que les autres artistes, n’essaie même pas de posséder son idéal sans intermédiaire. Il ne fait que le pressentir, en rencontrer ici-bas des fantômes et l’y reconnaître à l’étonnement ravi, en un mot à l’admiration qu’il en éprouve. Il le cherche donc autour de lui et en lui-même, c’est-à-dire, d’une part, dans les objets qualifiés beaux, qui se révèlent à l’homme par les sens, et, d’autre part, dans les penchans, les sentimens, les désirs, les actes volontaires qui procèdent de l’homme et, honorés de la même qualification esthétique par la conscience morale, sont également ici-bas le signe naturel et le témoignage de cet idéal.
Ce double et vaste champ où le poète le poursuit, hors de soi et en soi, sous toutes les formes, constitue par excellence le domaine de la poésie proprement dite, et le vers y remplit sa plus haute fonction. Ce domaine n’est pas nécessairement serein, puisque la terre et l’espèce humaine y sont en jeu. Toutes les passions contribuent à le féconder. La poésie lyrique avec ses envolées échappe le plus possible à la servitude terrestre, mais, quand elle est personnelle par la confidence des combats et des souffrances privés, elle risque d’y retomber. La poésie personnelle n’évite cet écueil que par ta communion de l’individu avec autrui, du poète avec l’humanité. Plus il est homme, plus il en exprime les caractères essentiels par ses propres soupirs, plus il se rapproche de l’idéal poétique, mais aussi plus il incline à se détacher de lui-même pour sympathiser avec les douleurs et les joies des autres hommes. Il devient alors plus grand poète. Il entreprend des compositions épiques ou dramatiques. Ici se rangent les poèmes de longue haleine, historiques, légendaires ou sacrés (plus rares malheureusement chez nous que dans la littérature étrangère) et la tragédie, forme sublime de l’aspiration. C’est, en effet, dans les luttes et les orages de la vie morale que l’âme tourmentée, mise à l’épreuve par les hostiles conditions de son existence terrestre, où les passions exaspérées la détournent violemment de la voie ascendante, prend conscience de sa dignité par le remords ou par l’estime de soi, et, se repliant sur elle-même, sonde les abîmes intérieurs qu’elle offre au bonheur véritable, à ce bonheur qui la fuit toujours et l’attire par-delà l’horizon du regard.
A partir et au-dessous de cette région de la poésie pure, s’échelonnent nombre de compositions versifiées qui en participent encore, mais de moins en moins, tout en demeurant, d’ailleurs, éminemment œuvres d’art littéraires par les qualités techniques du vers, s’il est bien fait. Les poèmes didactiques, du moins les plus nobles, tels que ceux où s’essayait André Chénier, s’écartent le moins possible de l’idéal poétique, grâce à l’importance et à la gravité dont leur matière est susceptible. La satire, l’épître, la fable, qui s’accordent aux plus divers tons, admettent des accens élevés, au moins partiellement, mais la familiarité, surtout dans les deux dernières, y est habituelle. La versification française excelle à consacrer indifféremment toutes les pensées, de quelque ordre qu’elles soient, à les rendre mnémoniques par sa frappe indélébile. La Fontaine, Molière, Boileau, Corneille en maint passage de ses tragédies, pour ne citer que les noms les plus célèbres, ont ainsi marqué, pour une durée indéfinie, de solides ou fines maximes, de pénétrantes observations, précieuses pour la conduite ici-bas. Dans la comédie, le dialogue emprunte au vers, en dépit du zèle de nos comédiens à en dissimuler la mesure, une grâce légère et une vive allure qui secondent la verve et favorisent la gaîté. Combien de chansons populaires appropriées aux mœurs naïves sont touchantes ou joyeuses ! Combien d’autres, infiniment moins ingénues, mais mieux composées, sont étincelantes d’esprit et pleines de force comique !
Je ne pousserai pas davantage l’analyse de ce classement. Il suffit à mon objet de l’indiquer : le lecteur le complétera sans peine, aidé par l’ancienne distinction des genres, qui, à vrai dire, va s’effaçant tous les jours, mais n’en répond pas moins à des inspirations d’inégale valeur poétique.
La versification la plus habile, la plus savante, ne suffit donc pas, quelle qu’en soit la vertu, à constituer la poésie proprement dite ; c’est la beauté du sujet, beauté dont j’ai essayé de dégager le principe, qui seule y fait frissonner le souffle du large et des cimes.
SULLY PRUDHOMME.