Qu’appelle-t-on histoire universelle, et pourquoi l’étudie-t-on ?
" Messieurs,
C’est une tâche qui me réjouit autant qu’elle m’honore, de parcourir désormais avec vous un champ qui offre à l’observateur réfléchi tant d’objets d’instruction ; à l’homme d’action de si beaux exemples à imiter ; au philosophe de importantes révélations ; enfin à tous, sans exception, de si riches sources du plus noble plaisir… à savoir le grand et vaste champ de l’histoire universelle. La vue de tant de jeunes gens distingués qu’une généreuse ardeur de savoir réunit autour de moi, et parmi lesquels s’épanouit déjà plus d’un talent prédestiné à agir sur le siècle prochain, convertit mon devoir en plaisir, mais en même temps m’en fait sentir, dans toute leur étendue, la gravité et l’importance. Plus est grand le don que j’ai à vous transmettre (et quoi de plus précieux l’homme a-t-il à offrir à l’homme que la vérité ?), plus je dois être attentif à ce que la valeur de ce don ne diminue pas en passant par mes mains. Plus l’esprit, à votre âge, à cette époque d’activité heureuse entre toutes, conçoit les choses vivement et purement, et plus vos sentiments juvéniles sont prompt à s’enflammer, plus je dois me faire une loi de veiller à ce que cet enthousiasme, que la vérité seule doit exciter, vous ne le prodiguiez pas indignement à l’imposture et à l’erreur.
Le domaine de l’histoire est vaste et fécond:il embrasse tout le monde moral. Elle accompagne l’homme à travers toutes les situations où il s’est vu placé, toutes les formes successives de ses opinions, sa folie et sa sagesse, sa décadence et son progrès; il faut qu’elle nous rende compte de tout ce dont il s’est appauvri et enrichi. Il n’est personne parmi vous à qui l’histoire n’ait quelque chose d’important à dire:toutes vos carrières, quelque différentes que puissent être vos futures vocations, touchent par quelque point à l’histoire ; mais il est une vocation qui vous est commune à tous tant que vous êtes, que vous avez apporté au monde en naissant, celle de vous développer et de vous former comme homme, et c’est à l’homme que parle l’histoire.
Mais, avant que je puisse, messieurs, entreprendre de déterminer exactement ce que vous devez attendre de cet objet de votre application, et d’indiquer les rapports qui le rattachent au but principal et commun de vos études si diverses, il ne sera pas inutile que préalablement je m’étende avec vous sur ce but lui-même. L’éclaircissement préliminaire de cette question, laquelle me paraît bien choisie pour ouvrir dignement nos futures relations universitaires, me mettra en état de diriger aussitôt votre attention sur le côté le plus noble de l’histoire universelle.
Autre est le plan d’étude que se trace le savant dont la science est le gagne-pain, autre celui du philosophe. Le premier, qui, dans ses travaux, n’a absolument d’autre but que de satisfaire aux conditions qui peuvent le rendre capable de gérer un emploi et de jouir des avantages qui y sont attachés; le savant qui n’exerce les forces de son esprit que pour améliorer par là sa situation matérielle et contenter une chétive ambition : celui-là, à son entrée dans la carrière académique, n’aura pas d’affaire plus importante que de séparer soigneusement les études qu’il nomme professionnelles, de toutes celles qui ne charment l’esprit qu’en tant qu’esprit. Tout le temps qu’il consacrerait à ces dernières, il croirait le dérober à sa future carrière, et il ne se pardonnerait jamais un tel vol. Il réglera toute son application d’après ce qu’exige de lui le maître de son sort à venir, et croira avoir assez fait s’il s’est mis en état de ne pas craindre ce juge-là. Lorsqu’il a fini son cours et atteint le but de ses désirs, il laisse là les sciences qui l’y ont mené : à quoi bon demander encore leur assistance ? Désormais sa plus grande affaire est de faire montre des trésors accumulés dans sa mémoire et de se garder à tout prix qu’ils ne perdent de leur valeur. Toute extension nouvelle de la science qui le nourrit l’inquiète, parce qu’elle lui impose un nouveau travail ou rend inutile son travail antérieur ; toute innovation importante l’effraye, car elle brise la vieille forme scolastique qu’il s’est appropriée si péniblement, et l’expose à perdre le fruit de tous les efforts de sa vie passée. Qui a plus crié contre les réformateurs que la troupe de savants pour qui la science n’est qu’un moyen de vivre ? Qui arrête plus qu’eux, dans le domaine du savoir, le progrès des révolutions utiles ? Toute lumière portée par un heureux génie dans une science quelconque, rend leur pauvreté visible ; ils combattent avec amertume, duplicité, désespoir, parce que, en défendant le système de l’école, ils défendent en même temps leur existence. Aussi n’est-il pas d’ennemi plus irréconciliable, de collègue plus envieux, d’homme plus prêt à vous damner comme hérétique, que le savant de profession. Moins ses connaissances le récompensent par elles-mêmes, plus il cherche de compensations au dehors ; pour le mérite des manœuvriers et le mérite du travail intellectuel, il n’a qu’une seule mesure : la peine. Aussi l’on n’entend personne se plaindre plus de l’ingratitude que le savant de profession : ce n’est pas dans les trésors de ses pensées qu’il cherche son salaire ; il attend de la reconnaissance d’autrui, des dignités, des places qui font vivre. S’il échoue dans cet espoir, qui est plus malheureux que lui ? C’est en vain qu’il a vécu, veillé, travaillé ; en vain qu’il a recherché la vérité, si la vérité ne se convertit pas pour lui en or, en louanges de gazettes, en faveurs de princes.
Qu’il est à plaindre, l’homme qui, avec le plus noble de tous les instruments, la science et l’art, ne prétend et n’exécute rien de plus élevé que le mercenaire avec les instruments les plus communs ; qui dans le domaine de la plus parfaite liberté promène une âme d’esclave ! Mais plus à plaindre encore est le jeune homme de talent dont la marche, naturellement droite et heureuse, est détournée, par des leçons et des modèles pernicieux, vers cette fausse route ; qui se laisse persuader d’apprendre et d’acquérir avec cette soucieuse sollicitude, uniquement en vue de sa carrière future. Bientôt l’ensemble de ses connaissances professionnelles le dégoûtera comme un incohérent assemblage de pièces et de morceaux ; il s’éveillera en lui des désirs que ce savoir ne pourra satisfaire ; son génie se révoltera contre sa destination. Tout ce qu’il fait ne lui paraît désormais que fragments ; il ne voit aucun but à son activité, et pourtant il lui est insupportable de travailler sans but. Ce qu’il y a de pénible, de minutieux dans ses fonctions l’accable, parce qu’il n’y peut opposer ce joyeux courage qui n’accompagne que la vue claire du but où l’on tend et le pressentiment de la perfection. Il se sent isolé, arraché de la chaîne qui lie les choses, parce qu’il a négligé de rattacher son activité au grand tout de l’univers. Le juriste, dès que la lueur d’une culture plus parfaite lui montre les lacunes de ses notions de droit, se dégoûte de ces notions ; tandis qu’il devrait s’efforcer maintenant de les animer d’une vie nouvelle, et de tirer de son propre fonds de quoi combler les vides qu’il a découverts. Le médecin se brouille avec sa profession, aussitôt que de graves mécomptes lui font voir l’incertitude de ses systèmes ; le théologien perd l’estime de la sienne, dès que sa foi, à l’infaillibilité de tout l’échafaudage de sa doctrine vient à chanceler.
Qu’il en est bien autrement du philosophe ! Autant le savant de profession s’étudie à isoler sa science de toutes les autres, autant le philosophe s’efforce d’étendre le domaine de la sienne et de rétablir le lien qui l’unit aux autres sciences. Je dis rétablir, car ce n’est que l’intelligence qui, par abstraction, a tracé ces limites et détaché les sciences les unes des autres. Là où le savant de profession sépare, l’esprit philosophique réunit. Il s’est convaincu de bonne heure que, dans le domaine de l’intelligence, comme dans le domaine des sciences, tout s’enchaîne, et son aspiration, toujours éveillée, à l’accord et à l’harmonie ne peut se contenter de fragments. Tous ses efforts visent à compléter sa science ; sa généreuse impatience n’a point de repos jusqu’à ce qu’il se trouve placé au centre de son art, de sa science, et que de là il en embrasse tout le domaine d’un œil satisfait. Les découvertes nouvelles dans la sphère de son activité, qui accablent le savant de profession, ravissent l’esprit philosophique. Peut-être combleront-elles une lacune qui déparait encore l’ensemble, en voie de se former, de ses notions ; peut-être mettront-elles à l’édifice de ses idées la dernière pierre, la pierre qui manque encore pour l’achever. Mais, quand elles devraient ruiner cet édifice ; quand un nouvel ordre de pensée, un nouveau phénomène de la nature, une loi, nouvellement trouvée, du monde des corps, devrait renverser toute la structure de sa science : eh bien ! Il a toujours aimé la vérité plus que son système, et il échangera volontiers l’ancienne forme défectueuse contre une forme nouvelle et plus belle. Oui, si même aucun coup du dehors n’ébranle l’échafaudage de ses idées, il est lui-même dominé par un instinct éternellement actif d’amélioration, il est le premier à défaire un ensemble qui ne le satisfait pas, pour le reconstruire plus parfait. A travers une succession de formes toujours nouvelles, toujours plus belles, l’esprit philosophique marche à une perfection plus haute, tandis que le savant de profession, dans son éternelle immobilité d’esprit, veille sur la stérile uniformité des notions qu’il a emportées de l’école.
Il n’y a point de juge plus équitable du mérite d’autrui que le philosophe. Assez pénétrant, assez inventif pour mettre à profit toute activité, il est en même temps assez juste pour honorer, si petite qu’elle soit, celle qui l’exerce. Toutes les têtes travaillent pour lui ; toutes elles travaillent contre le savant de profession. Le premier sait changer en sa propriété tout ce qui se fait et se pense autour de lui. Entres les têtes pensantes il règne une communauté intime de tous les biens de l’esprit ; ce que l’une acquiert dans l’empire de la vérité, elle l’a acquis pour toutes. Le savant de profession, au contraire, se retranche contre tous ses voisins, auxquels il envie et ôterait volontiers la lumière et le soleil, et il garde avec anxiété la barrière caduque qui ne le défend que bien faiblement contre la raison triomphante. Pour tout ce qu’il entreprend, il faut qu’il emprunte au dehors l’attrait et l’encouragement : l’esprit philosophique trouve dans son sujet et dans son travail même attrait et récompense. Avec combien plus d’enthousiasme il se mettra à l’œuvre ! Que son zèle sera plus vif ! Son courage et son activité plus soutenus ! Chez lui le travail se ravive par le travail. Même ce qui est petit prend de la grandeur sous sa main créatrice, parce qu’il a toujours, en s’en occupant, les yeux fixés sur le grand objet que le petit sert ; tandis que le savant de profession, même dans le grand, ne voit que le petit. Ce n’est pas ce qu’il fait, mais la manière dont il traite ce qu’il fait, qui distingue l’esprit philosophique. En quelque lieu qu’il se trouve et agisse, il est toujours au centre de tout, et, à quelque distance que l’objet de son activité le tienne du reste de ses frères, il leur est proche et allié par une intelligence qui agit avec harmonie : il les trouve là où se rencontrent toutes les têtes éclairées.
Dois-je continuer encore ce tableau, messieurs, ou puis-je espérer qu’entre les deux portraits que je viens de vous présenter vous avez déjà décidé quel est celui que vous voulez prendre pour modèle ? C’est le choix que vous avez fait entre les deux qui doit nous apprendre si l’on peut vous recommander l’étude de l’histoire universelle, ou vous en tenir quittes. Je n’ai affaire qu’au second, au philosophe : car en s’efforçant de se rendre utile au premier, la science même risquerait de trop s’éloigner de son plus noble but et d’acheter un petit profit par un trop grand sacrifice.
Une fois d’accord avec vous sur le point de vue sous lequel il faut déterminer le mérite d’une science, je puis maintenant aborder la question de l’histoire universelle, objet de la leçon d’aujourd’hui.
Les découvertes que nos navigateurs européens ont faites dans les mers lointaines et sur les plages reculées nous offrent un spectacle aussi instructif qu’intéressant ; Elles nous montrent des peuplades, qui, aux degrés les plus divers de culture, sont établies autour de nous, comme des enfants de différents âges entourent un adulte et lui rappellent, par leur exemple, ce qu’il fut autrefois et de quel point il est parti. Une main sage paraît nous avoir gardé à dessein ces tribus grossières, jusqu’à une époque où nous fussions assez avancés dans notre propre culture pour faire à nous-mêmes une utile application de cette découverte, et restituer d’après ce miroir le commencement perdu de notre histoire. Mais qu’il est humiliant et triste, le tableau que ces peuples nous présentent de notre enfance ! Et pourtant ce n’est pas au premier degré que nous les voyons. L’Homme a eu un début encore plus méprisable. Nous trouvons ceux-ci formant déjà des peuples, des cours politiques : or, il a fallu à l’homme des efforts extraordinaires pour s’élever à l’état de société politique.
Mais qu’est-ce que les voyageurs nous racontent de ces sauvages ? Ils en trouvèrent maintes fois qui n’avaient nulle connaissance des arts les plus indispensables, sans fer, sans charrue, quelques-uns même privés du feu. Il y en avait qui disputaient encore aux bêtes sauvages leur nourriture et leur habitation ; chez un grand nombre, c’était à peine si le langage s’était élevé des sons inarticulés de la bête aux accents inintelligibles. Ici n’existait pas encore le lien si simple du mariage ; là, nulle notion de la propriété ; ici, l’âme, sans ressort, ne pouvait pas même retenir une expérience qu’elle renouvelait pourtant chaque jour : on voyait le sauvage abandonner, insouciant, le gîte où il avait dormi cette nuit, parce que l’idée ne lui venait pas qu’il dormirait de nouveau le lendemain. Mais chez tous était la guerre, et il n’était pas rare que la chair de l’ennemi vaincu fut le prix de la victoire. Chez d’autres, qui, familiarisés avec plus de commodités de la vie, étaient déjà montés à un plus haut degré de culture, l’esclavage et le despotisme offraient un spectacle affreux. Là, on voyait un despote africain vendre ses sujets pour une gorgée d’eau-de-vie ; ici, on les immolait sur sa tombe, pour le servir dans l’autre monde. Là, une pieuse stupidité se prosterne devant un ridicule fétiche ; ici, devant un horrible épouvantail : l’homme se peint dans ses dieux. Autant ici le courbent l’esclavage, la bêtise et la superstition, autant ailleurs il est méprisable par l’autre extrême, celui d’une liberté sans loi. Toujours armé pour l’attaque et pour la défense, épouvanté par le moindre bruit, le sauvage tend, dans le désert, une oreille timide ; il nomme ennemi tout ce qui est nouveau pour lui, et malheur à l’étranger que la tempête jette sur sa côte ! Il ne verra pas la fumée d’un foyer hospitalier, un doux accueil ne le réjouira pas.
Mais là même où l’homme s’est élevé d’une solitude hostile à l’état de société, du dénuement à l’aisance, de la crainte à la joie, qu’il se montre encore étrange et monstrueux à nos égards ! Son goût cherche la joie dans l’étourdissement, le beau dans les contorsions, la gloire dans l’exagération ; sa vertu même excite notre horreur, et ce qu’il appelle sa félicité ne peut nous inspirer que dégoût et pitié.
Nous fûmes tels. César et Tacite, il y a dix-huit cents ans, ne nous trouvèrent pas dans un état bien supérieur à celui-là.
Que sommes-nous maintenant ? Laissez-moi m’arrêter un moment devant le siècle où nous vivons, devant la forme actuelle du monde où nous habitons.
Le travail de l’homme l’a cultivé ; il a vaincu la résistance du sol par sa constance et son habilité. Ici, il a gagné du terrain sur la mer ; là il a donné des cours d’eau à la terre aride. L’homme a confondu les zones et les saisons, et endurci, acclimaté à son ciel plus rude les plantes délicates de l’Orient. De même qu’il a transporté l’Europe dans les Indes occidentales et la mer du sud, il a fait renaître l’Asie en Europe. Un ciel serein rit aujourd’hui aujourd’hui au-dessus des forêts de Germanie, que la main robuste de l’homme a déchirées et ouvertes aux rayons du soleil, et les vignes de l’Asie se reflètent dans les ondes du Rhin. Sur ses bords, s’élèvent les cités populeuses, qui, dans une allègre activité, retentissent du bruit du plaisir et du travail. Nous y trouvons l’homme en paisible possession de ce qu’il a acquis, en sûreté parmi des millions de semblables, lui à qui jadis un seul voisin ravissait le sommeil. L’égalité qu’il a perdue en entrant dans la société, il l’a regagnée par de sages lois. Il a échappé à l’aveugle contrainte du hasard et de la nécessité pour se réfugier sous l’empire plus doux des contrats, et il a sacrifié la liberté de la bête de proie pour s’assurer la liberté plus noble de l’homme. Ses soins se sont distribués, son activité s’est partagée d’une façon salutaire. Maintenant, le besoin impérieux ne l’enchaîne plus à la charrue ; l’ennemi ne l’appelle plus de la charrue au champ de bataille pour défendre sa patrie et son foyer. Par le bras du cultivateur, il remplit ses greniers ; par les armes du guerrier il protège son domaine. La loi veille sur sa propriété, et il garde le droit inappréciable de choisir lui-même son devoir.
Combien de créations de l’art, combien de prodiges de l’industrie, quelles lumières dans tous les domaines de la science, depuis que l’homme ne consume plus sans profit ses forces dans la triste défense de sa personne ; depuis qu’il dépend de lui de transiger avec la nécessité, à laquelle, il ne dois jamais se soustraire entièrement ; depuis qu’il a conquis le précieux privilège de disposer librement de son aptitude et de suivre l’appel de son génie ! Quelle vive activité partout, depuis que la multiplication des désirs a donné de nouvelles ailes à l’esprit d’invention et ouvert de nouveaux espaces à l’industrie ! Les barrières qui isolaient les États et les nations dans un hostile égoïsme sont rompues. Toutes les têtes pensantes sont unies maintenant par un lien cosmopolite, et désormais l’esprit d’un Galilée ou d’un Erasme moderne peut s’éclairer de toutes les lumières de son siècle.
Depuis que les lois sont descendues au niveau de la faiblesse de l’homme, l’homme aussi est venu au-devant des lois. Avec elles, il est devenu plus doux, comme avec elles il était devenu féroce : à la suite des châtiments barbares, les crimes barbares tombent peu à peu dans l’oubli. Un grand pas est fait vers l’ennoblissement de l’humanité quand les lois sont vertueuses, lors même que les hommes ne le sont pas encore. Là où les devoirs forcés ne s’imposent plus à l’homme, les mœurs le soumettent à leur empire ? Celui que nul châtiment n’effraye, et que la conscience ne tyrannise point, est aujourd’hui contenu dans les bornes par les lois de la bienséance et de l’honneur.
Jusque dans notre siècle, il est vrai, se sont glissés, des siècles précédents, maints restes de barbarie, enfant du hasard et de la violence, que l’âge de la raison ne devrait pas éterniser. Mais avec quelle sagesse l’intelligence de l’homme n’a-t-elle pas su diriger vers une fin utile, même cet héritage barbare de l’antiquité et du moyen-âge ! Combien n’a t’il pas rendu inoffensif et souvent même salutaire ce qu’il ne pouvait encore se hasarder à détruire ! Sur la base grossière de l’anarchie féodale a élevé l’édifice de sa liberté politique et ecclésiastique. Le simulacre d’empereur romain, qui s’est conservé en-deçà des Apennins, fait aujourd’hui au monde infiniment plus de bien que son redoutable prototype dans l’ancienne Rome ; car il maintient uni par la concorde un utile système d’États, tandis que l’autre comprimait les forces les plus actives de l’humanité dans une servile uniformité. Notre religion même, altérée à un tel point par les infidèles mains qui nous l’ont transmise, qui peut méconnaître en elle l’influence ennoblissante d’une philosophie meilleure ? Nos Leibniz et nos Locke ont aussi bien mérité du dogme et de la morale du christianisme, que le pinceau d’un Raphaël et d’un Corrège de l’histoire sainte.
Enfin, nos États, avec quelle intimité, avec quel art ne sont-ils pas liés entre eux ! Combien leur fraternité n’est-elle pas rendue plus durable par la salutaire contrainte de la nécessité, qu’autrefois par les traités les plus solennels ! Maintenant la guerre, toujours armée, veille sur la paix, et l’intérêt propre d’un État l’établit gardien de la prospérité d’un autre. La société politique européenne semble être changée en une grande famille, dont les membres pourront encore se quereller, mais non plus, espérons-le, se déchirer et se dévorer.
Quels tableaux opposés ! Qui pourrait soupçonner que, dans l’européen raffiné du 18ème siècle, il ne voit qu’un frère plus avancé du Canadien moderne ou de l’antique Celte ? Toutes ces aptitudes, tous ces instincts d’art, toutes ces expériences, toutes ces créations de la raison, ont été, dans l’espace de peu de milliers d’années, semés et développés dans l’homme ; toutes ces merveilles de l’art, tous ces travaux gigantesques de l’industrie, c’est de son sein qu’ils ont été tirés. Qu’est-ce qui éveilla à la vie ces facultés, donna naissance à ces œuvres ? Quelles circonstances l’homme a t’il traversées pour arriver d’un extrême à l’autre, pour s’élever de la condition de troglodyte insociable à celle du penseur fécond, d’homme du monde, d’homme civilisé ? L’histoire universelle donne réponse à cette question.
Le même peuple, dans la même contrée, quand nous le con sidérons à des époques diverses, nous présente des différences si incommensurables ! Non moins frappante est la dissemblance que nous offre la race contemporaine dans des pays divers. Quelle variété dans les usages, les constitutions et les mœurs ! Quel soudain passage des ténèbres à la lumière, de l’anarchie à l’ordre, du bonheur à la misère, quand nous étudions seule ment l’homme dans cette petite partie du monde qui s’appelle l’Europe ! Libre sur la Tamise, et d’une liberté qu’il ne doit qu’à lui-même ; ici, indomptable entre les Alpes ; là, invaincu au milieu de ses canaux et de ses marais. Sur la Vistule, sans force et misérable par sa discorde ; au delà des Pyrénées, misérable et sans force par son indolence. Riche et heureux à Amsterdam, sans récoltes ; pauvre et malheureux dans l’inutile paradis de l’Èbre. Ici, deux peuples séparés par le vaste Océan, et rendus voisins par le besoin, l’industrie et les liens poli tiques ; là, les habitants des deux rives d’un même fleuve séparés immensément par la différence de la liturgie. Qu’est-ce qui a conduit la puissance de l’Espagne au delà de l’Océan atlantique, au cœur de l’Amérique, tandis qu’elle n’a pas même pu franchir le Tage et la Guadiana ? Qu’est-ce qui conserva en Italie et en Espagne tant de trônes ; et en France les a fait tous disparaître, hors un seul ? L’histoire universelle répond à cette question.
Qu’ici, en ce moment, nous nous trouvions réunis, et avec ce degré de culture nationale, avec cette langue, ces mœurs, ces avantages civils, cette mesure de liberté de conscience : cela même est peut-être le résultat de tous les grands événements antérieurs. Au moins faudrait-il l’histoire universelle tout entière pour expliquer ce seul moment. Pour que nous nous soyons
trouvés réunis comme chrétiens, il a fallu que cette religion, préparée par d’innombrables révolutions, sortît du judaïsme ; qu’elle trouvât l’empire romain précisément dans l’état où il était alors, afin de se répandre, d’une course rapide et victorieuse, sur la face de la terre, et monter enfin sur le trône même des Césars. Il a fallu que nos rudes ancêtres, dans les forêts de la Thuringe, succombassent à la force supérieure des Francs, pour adopter leur croyance. Il a fallu que le clergé, séduit et favorisé par ses richesses croissantes, par l’ignorance des peuples et la faiblesse de ceux qui les gouvernaient, se laissât entraîner à abuser de son crédit et à convertir en glaive temporel le paisible pouvoir qu’il avait sur les consciences. Il a fallu que la puissance hiérarchique, dans la personne d’un Grégoire et d’un Innocent, épuisât toutes ses rigueurs sur la race humaine ; que la corruption toujours croissante des mœurs et le scandale criant du despotisme ecclésiastique, excitassent un moine augustin intrépide à donner le signal de la défection et à enlever une moitié de l’Europe au pontife romain, pour que nous pussions nous réunir ici comme chrétiens protestants. Pour que cela dût arriver, il était nécessaire que les armes de nos princes arrachassent à Charles-Quint une paix religieuse ; qu’un Gustave-Adolphe vengeât la violation de cette paix ; qu’une nouvelle paix générale affermît pour des siècles la première. Il fallait que des villes s’élevassent en Italie et en Allemagne, qu’elles ouvrissent leurs portes à l’industrie, qu’elles brisassent les chaînes du servage, qu’elles luttassent pour ôter à des tyrans ignorants le sceptre de la justice, et qu’elles se fissent respecter en formant une hanse guerrière, pour que le commerce et l’industrie dussent fleurir, l’abondance faire appel aux arts de la joie ; pour que l’État honorât l’utile agriculteur, et que dans le bienfaisant tiers état, le vrai créateur de toute notre civilisation, naquît et se développât pour l’humanité une prospérité durable. Les empereurs d’Allemagne ont dû s’affaiblir dans des guerres séculaires contre les papes, contre leurs vassaux, contre des voisins jaloux ; l’Europe se décharger de son dangereux superflu de population dans les tombeaux d’Asie, et une insolente noblesse féodale perdre avec son sang, dans l’exercice meurtrier du droit du plus fort, dans les expéditions
romaines, dans les croisades, son esprit de révolte, pour que le chaos confus se débrouillât, que les forces hostiles de l’État reposassent dans cet heureux équilibre dont noire loisir actuel est le prix. Pour que notre esprit se dégageât de l’ignorance où la contrainte spirituelle et temporelle le tenait enchaîné, il fallut que le germe, longtemps étouffé, de l’érudition perçât de nouveau parmi ses plus furieux persécuteurs, et qu’un Al-Mamoun dédommageât les sciences du vol dont un Omar les avait rendues victimes. Il fallut que l’insupportable misère de la barbarie poussât nos ancêtres, des sanglants jugements de Dieu, aux tribunaux humains ; que des contagions dévastatrices rap pelassent à l’observation de la nature la médacine égarée ; que l’oisiveté des moines préparât de loin une compensation au mal que créait leur activité, et que la diligence profane des cloîtres conservât jusqu’au temps de l’invention de l’imprimerie les débris des monuments ravagés du siècle d’Auguste. L’esprit déprimé des barbares du Nord a dû se relever à la vue des grands modèles frecs et romains, et l’érudition faire alliance avec les Muses et les Grâces, pour qu’elle pût trouver le chemin du cœur, et mériter le nom de civilisatrice. Mais la Grèce eût-elle produit un Thucydide, un Platon, un Aristote ; Rome un Horace, un Cicéron, un Virgile, un Tite Live, si ces deux États n’étaient montés à cette hauteur de prospérité politique qu’ils ont réellement atteinte ? en un mot, si toute leur histoire n’eût précédé ? Que d’inventions, de découvertes, de révolutions politiques et ecclésiastiques ont dû coïncider, pour faire croître et répandre ces nouveaux germes encore délicats de la science et de l’art ! Que de guerres, que de traités conclus, rompus, puis reconclus, pour amener enfin l’Europe à ce principe de paix qui seul permet aux États comme aux citoyens de diriger leur attention sur eux-mêmes, et de réunir leurs forces pour tendre à une fin sage !
Même dans les occupations les plus quotidiennes de la vie civile, nous ne pouvons éviter de devenir les débiteurs des siècles précédents. Les périodes les plus dissemblables de l’humanité contribuent à notre culture, comme les parties du monde les plus éloignées à notre luxe. Les habits que nous portons, les assaisonnements de nos mets, la monnaie avec laquelle
nous les payons, beaucoup de nos médicaments les plus efficaces, et tout autant d’instruments nouveaux de notre perte, ne présupposent-ils pas un Colomb qui ait découvert l’Amérique, un Vasco de Gama qui ait doublé la pointe de l’Afrique ?
Ainsi une longue chaîne d’évènements, dont les anneaux entrent les uns dans les autres comme causes et effets, s’étend du moment actuel jusqu’au commencement de l’espèce humaine. L’intelligence infinie peut seule en embrasser totalement l’ensemble ; des limites plus étroites sont posées à l’homme : 1— Un nombre innombrable de ces évènements ou bien n’ont eu aucun témoin, aucun observateur humain, ou n’ont été fixé par aucun signe. Tels sont ceux qui ont précédé l’espèce humaine elle-même et l’invention des signes. La source de toute histoire est la tradition, et l’organe de la tradition est la langue. Toute l’époque antérieure à la langue, quelque riche qu’elle ait été pour le monde, est perdue pour l’histoire du monde.
2— Même après que la langue eut été inventée et que par elle il fut possible d’exprimer et de transmettre des faits accomplis, cette transmission ne se fit d’abord que par la voie incertaine et variable de la tradition orale. Un évènement ainsi transmis se propageait de bouche en bouche, à travers une longue suite de générations, et, comme il passait par des milieux variables et qui varient les choses, il dut être altéré par ces variations. La tradition vivante et la narration orale est donc une source très incertaine pour l’histoire : aussi tous les évènements antérieurs à l’usage de l’écriture sont-ils comme perdus pour l’histoire du monde.
3-Mais l’écriture elle-même n’est pas impérissable : d’innombrables monuments de l’antiquité ont été détruits par le temps et par des accidents divers, et un petit nombre de débris seulement se sont conservés depuis les temps anciens jusqu’à la découverte de l’imprimerie. La partie incomparablement la plus considérable de ces documents, et des éclaircissements qu’ils devaient nous donner, est perdue pour l’histoire du monde.
4-Enfin ce petit nombre d’évènements dont le temps a épargné le souvenir, la plupart ont été altérés et rendus méconnaissable par la passion, l’inintelligence, souvent même le génie de ceux qui les ont décrits. La méfiance s’éveille à la lecture du plus ancien monument historique, et elle ne nous quitte pas lors même que nous avons dans les mains une chronique du jour présent. Si, un fait qui s’est passé aujourd’hui même et parmi les hommes avec qui nous vivons, et dans la ville que nous habitons, nous entendons des témoins et avons de la peine à dégager la vérité de leur rapports contradictoires : quelle confiance pouvons-nous avoir quand il s’agit de nations et d’époques qui sont encore plus éloignées de nous par la différence des mœurs que par des milliers d’années qui nous en séparent ? La petite somme d’évènements qui reste après toutes ces déductions faites forme la matière de l’histoire dans son sens le plus étendu. Or, combien de cette matière historique et quelle partie appartient à l’histoire universelle ?
Ainsi notre histoire universelle ne serait donc jamais autre chose qu’un agrégat de fragments ; elle ne mériterait jamais le nom de science. Mais l’intelligence philosophique lui vient en aide, et, enchaînant ces fragments par des liens artificiels, elle élève l’agrégat à l’état de système ; elle le transforme en un ensemble rationnellement cohérent. Le droit de procéder ainsi découle de l’uniformité et de l’invariable unité des lois de la nature et de l’âme humaine, laquelle unité est cause que les évènements de l’antiquité la plus reculée se renouvellent dans les temps les plus récents par le concours de circonstances extérieures analogues, et que, par conséquent, des faits les plus récents, qui sont dans la sphère de notre observation, on peut, en remontant, conclure à ceux qui se perdent par delà les époques historiques, et répandre ainsi sur ces derniers quelque lumière. La méthode de conclure par analogie est en histoire, comme partout, un puissant secours ; mais il faut qu’elle soit justifiée par l’importance du but et employée avec autant de circonspection que de jugement.
L’esprit historique ne peut pas longtemps s’occuper des matériaux du monde, sans qu’il s’éveille en lui un nouvel instinct qui tend à l’harmonie, qui l’excite irrésistiblement à assimiler tout ce qui l’entoure à sa propre nature raisonnable, et à élever tout phénomène qui s’offre à lui à la plus haute puissance qu’il ait reconnue, à la pensée. Plus il a renouvelé l’essai de rattacher le passé au présent, et plus il y a réussi : plus il est porté à unir comme moyen et intention finale ce qu’il voit s’enchaîner comme cause et effet. Peu à peu les phénomènes se dérobent, l’un après l’autre, à l’aveugle hasard, à la liberté anarchique, pour se coordonner, comme des membres assortis, en un tout concordant, qui toutefois n’existe que dans l’idée de celui qui le construit. Bientôt, il lui devient difficile de se persuader que cette suite de phénomènes, qui, dans sa pensée, a prit tant de régularité et de tendance à un but, démente ces qualités dans la réalité ; il lui devient difficile de replacer sous l’aveugle domination de la nécessité ce qui, à la lumière de l’intelligence, qu’il lui prêtait, commençait à prendre une forme si attrayante. Il tire donc de lui même cette harmonie et la transplante, hors de lui, dans l’ordre des choses extérieures, c’est à dire qu’il porte dans la marche du monde un but raisonnable, et un principe téléologique dans l’histoire du monde. Il la parcourt de nouveau avec ce principe, qu’il applique et essaye sur chacun des phénomènes que lui offre ce grand théâtre. Il le voit confirmé par mille faits qui s’accordent avec lui, et contredit par autant d’autres ; mais, tant que, dans la série des révolutions du monde, il manque encore des chaînons importants, tant que la destinée lui dérobe encore sur un si grand nombre d’évènements l’explication dernière, il tient la question pour non résolue, et cette opinion l’emporte à ses yeux qui peut offrir à l’entendement la plus haute satisfaction et au cœur la plus haute félicité.
Il n’est pas besoin de vous avertir, je pense, qu’une histoire universelle, d’après ce dernier plan, ne sera possible que dans l’âge le plus avancé de l’humanité. L’application prématurée de cette grande mesure pourrait aisément exposer l’historien à la tentation de faire violence aux faits, et par là de reculer de plus en plus, en voulant la hâter, cette heureuse époque pour l’histoire universelle. Mais on ne peut trop tôt appeler l’attention sur ce côté lumineux, et pourtant si négligé, de l’histoire du monde, par lequel elle se rattache au plus haut objet des efforts humains. La vue, sans plus, de ce but, à ne le considérer que comme possible, ne peut manquer d’être pour un bon esprit, dans ses laborieuses recherches, un aiguillon qui l’anime et une douce récréation. Le moindre effort lui paraîtra important, s’il se voit en bon chemin ou fraye la route, ne fût-ce qu’à un très lointain successeur, pour résoudre le problème de l’ordre du monde et rencontrer l’esprit suprême dans sa plus belle manifestation.
Traitée de cette façon, messieurs, l’étude de l’histoire universelle vous sera une occupation aussi attrayante qu’utile. Elle portera la lumière dans votre intelligence et un salutaire enthousiasme dans votre cœur. Elle déshabituera votre esprit de la vue étroite et vulgaire des choses morales, et, en déroulant devant vos yeux le grand tableau des temps et des peuples, elle corrigera les décisions précipitées du moment et les jugements bornés de l’égoïsme. En habituant l’homme à se mettre en rapport, comme partie de l’ensemble, avec tout le passé, et à s’avancer dans le lointain avenir par ses conjectures, elle lui cache les limites de la naissance et de la mort, qui enferment et resserrent si étroitement la vie de l’homme ; elle étend, par une illusion d’optique, sa courte existence en un espace infini, et substitue insensiblement l’espèce à l’individu.
L’homme se transforme et disparaît de la scène ; ses opinions disparaissent et se transforment avec lui ; l’histoire seule demeure sans interruption sur le théâtre, citoyenne immortelle de toutes les nations et de tous les temps. Comme le Jupiter d’Homère, elle abaisse un regard également serein sur les travaux sanglants de la guerre et sur les peuple paisibles qui se nourrissent innocemment du lait de leurs troupeaux. Quelque irrégulière que soit l’action que la liberté de l’homme paraît exercer sur la marche de ce monde, l’histoire considère avec calme ce jeux confus ; car de loin déjà, son vaste regard découvre le point où cette liberté vagabonde et sans règle est menée en laisse par la nécessité. Ce qu’elle cache à la conscience vengeresse d’un Grégoire, d’un Cromwell, elle s’empresse de le révéler à l’humanité : à savoir, « que l’homme égoïste peut tendre, il est vrai, à des fins viles et condamnables, mais que sans le savoir, il en hâte et seconde d’excellentes. » Nul faux débat ne peut l’éblouir, nul préjugé du jour l’entraîner ; car elle sait qu’elle verra la destinée dernière de toutes les choses. Tout ce qui cesse a eu pour elle une durée également courte ; elle conserve sa fraîcheur à la couronne d’olivier méritée, et brise l’obélisque que la vanité a érigé. En analysant le délicat mécanisme par lequel, sans bruit, la main de la nature depuis le commencement du monde, développe, d’après un plan régulier, les facultés de l’homme ; et en indiquant exactement ce qui a été fait, à chaque époque, pour l’accomplissement de ce grand plan de la nature, elle établie la vraie mesure du bonheur et du mérite, que l’erreur dominante de chaque siècle a diversement faussée. Elle nous guérit de l’admiration exagérée de l’antiquité, et du puéril regret des temps passés, et en nous rendant attentif à ce que nous possédons, elle nous empêche de désirer le retour des âges d’or d’Alexandre et d’Auguste.
C’est à amener notre siècle humain qu’ont travaillé, sans le savoir et sans y tendre, toutes les époques précédentes. A nous sont tous les trésors que l’industrie et le génie, la raison et l’expérience ont fini par amasser dans la longue vie du monde. Ce n’est que de l’histoire que vous apprendrez à apprécier les biens auxquels l’habitude et la possession incontestée dérobent si aisément notre reconnaissance : biens chers et précieux, qui sont teints du sang des meilleurs et des plus nobles, et ont dû être conquis par le pénible travail de tant de générations ! Et qui, parmi vous, s’il joint un esprit éclairé à un cœur sensible, pourrait songer à cette haute obligation sans éprouver le secret désir de payer à la génération prochaine la dette dont il ne peut s’acquitter envers la précédente ? Il faut qu’une noble ardeur s’allume en nous à la vue de ce riche héritage de vérité, de moralité, de liberté, que nous avons reçu de nos ancêtres, et qu’à notre tour nous devons transmettre, richement augmenté, à nos descendants : l’ardeur d’y ajouter chacun notre part, de nos propres moyens, et d’attacher notre existence éphémère à cette chaîne impérissable qui serpente à travers toutes les générations humaines. Quelques diverses que soient les carrières qui vous sont destinées dans la société civile, vous pouvez apporter votre tribut. Le chemin de l’immortalité est ouvert à tout mérite, je veux dire de l’immortalité véritable, de celle où l’action vit et se propage, quand bien même le nom de son auteur devrait se perdre et ne pas la suivre.