Léger Brousseau (p. 52-56).
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VIII

Il est donc vrai, Messieurs, qu’on va nous enlever le break-neck, cet aimable casse-cou qui, sous le nom d’escalier, nous précipitait, par une suite de hoquets de tous les membres, de la côte de la Montagne au bas de la rue Champlain ! Beaucoup de ces maniaques, qui confondent l’amour de l’antique avec le goût des vieilleries incommodes et malfaisantes, vont sans doute verser un pleur amer sur la démolition de l’escalier Champlain, et bon nombre d’étrangers, qui auront inscrit le break-neck sur leur calepin comme une des curiosités de notre ville, n’en trouveront même plus la trace, quand ils viendront nous voir aux mois de juillet et août prochains. Heureusement pour eux qu’il leur restera bien d’autres spectacles analogues pour les consoler ?

À défaut du break-neck, ils pourront déguster par exemple le spectacle de la rue Champlain, dont on conserve, avec une stupéfiante sollicitude, les moisissures en forme de maisons et les débris appuyés les uns contre les autres. On se demande en vérité comment ces choses branlantes, qui furent jadis des maisons, tiennent encore debout. Si l’on appuyait le doigt sur l’une d’elles, on l’enfoncerait jusqu’au coude, tant elles semblent n’être qu’un amas de poussière agglutinée, retenu en vertu de quelque loi mystérieuse.

Du haut de la terrasse, on peut voir là tout ce que la décomposition et la décrépitude sordide ont de mieux illustré. On y voit depuis des années, avec la même indignation et le même dégoût, les mêmes haillons en pierres et les mêmes loques en briques et en bois, monceaux informes, béants, éventrés, rongés aux faces et aux angles, s’arcboutant le long du cap, faisant face à une ligne de quais pourris et à d’autres pâtés de maisons hideux, vaguement troués d’ouvertures borgnes et chassieuses qui simulent des fenêtres, et aboutissant à une voie étroite, étouffée, qui passe en rampant le long du fleuve et se termine par une succession de débris aux extrémités de ce qu’on appelle la ville, vers le Cap Blanc et Sillery.


Voilà le spectacle que l’étranger peut contempler lorsqu’il arrive de Montréal par le fleuve, un beau matin d’été radieux et lumineux. Voilà ce que la ville de Champlain, la capitale de la province, peut lui offrir à première vue, et rien n’indique que la honte nous prendra suffisamment un jour pour nous décider à raser cette plaie que nous avons au pied, juste en bas de la terrasse, à l’endroit même d’où l’œil embrasse un des plus beaux panoramas du monde.

Mais je me trompe. La rue Champlain, dans son état actuel, ne peut désormais subsister longtemps.

Elle est condamnée par le Québec nouveau qui va sans hésiter réclamer tout l’espace disponible, et sa démolition décrétée assurément dans le programme des reconstructions futures, qui n’a pas encore été formulé, mais qui est au fond de bien des esprits, ne tardera probablement pas à suivre d’assez près celle de l’illustre break-neck.


Messieurs, je crois que je ne surprendrai ni ne blesserai personne en disant que nous sommes en retard sur la plupart des villes du continent pour une foule de choses. Mais tout cela va se corriger maintenant que nous paraissons nous être réveillés tout de bon et que nous avons le cœur à sortir du marasme. D’une réforme, d’un progrès nous allons passer à un autre progrès, avec autant de prestesse que nous avons mis de lenteur à nous décider, et c’est pour cela qu’il va suffire de quelques années seulement pour transformer Québec du tout au tout, puisqu’il y a une foule de choses ou à supprimer, ou à améliorer, ou à transformer ou à créer, qui sont toutes mûres à la fois pour ces améliorations ou ces créations.

Ainsi, par exemple, nous n’avons à Québec pour ainsi dire aucune espèce d’industries, en dehors de celle du cuir. Nous n’avons aucune fabrique de pelles, ni de haches, ni de fourches, ni d’outils quelconques en fer pour les ouvriers, tandis qu’à Montréal on trouve les industries les plus diverses en grand nombre. On y trouve des fabriques de peintures, de miroirs, de cadres, de moulures, de glaces énormes en verre dépoli, de clous, d’outils et d’instruments de toutes les variétés pour les ouvriers et les cultivateurs. Nous faisons venir tous ces objets-là de Montréal, comme si c’était d’un pays étranger, et pendant ce temps-là nos banques regorgent de capitaux improductifs. Il y a jusqu’à quatorze millions de dépôts, qui sommeillent dans les banques réunies de la capitale. À la Caisse d’Économie seule, il y en a, m’a-t-on dit, quatre millions ! Que dites vous de ces chiffres ? Quatorze millions de dollars immédiatement disponibles, qu’on laisse inactifs dans une ville et dans une vaste section de la province où tout est à créer, où l’on pourrait, entre autres choses, faire des merveilles pour l’agriculture, pour le commerce, pour l’industrie, pour la lutte contre le climat, pour l’amélioration et la multiplication des communications, pour la fondation d’écoles spéciales, dont l’absence est une cause d’infériorité désastreuse pour nos nationaux ; où l’on pourrait encore établir des bains publics, construire des maisons spacieuses, dont chaque étage suffirait à loger une famille à l’aise, convenablement et même presque luxueusement, des maisons pourvues de toutes les commodités et facilités modernes, installées et aménagées infiniment mieux que le sont les maisons ordinaires, louées à un seul particulier, et que, pour cette raison, les propriétaires n’osent pas doter des excellentes améliorations, introduites dans toutes les maisons de rapport depuis une vingtaine d’années.

Comment, messieurs ! Dans une ville entourée d’eau comme Québec, il n’existe pas un seul bain flottant ! Allonsnous être obligés d’aller prendre jusqu’à des bains à Montréal par hasard ? Nous n’avons pas non plus de bain turc : mais, en revanche, il est vrai, nous avons trois ou quatre buanderies Chinoises.

Eh ! Mais tout, tout est à faire ici, et nous avons quatorze millions, empilés les uns sur les autres dans les banques, qui sont là à se regarder probablement, car que faire dans les banques à moins que l’on ne se regarde, quand on a l’insigne honneur d’être parmi les capitaux ? Il y a une foule de spéculations assurément avantageuses à tenter, sur une échelle ou petite, ou moyenne ou grande, à discrétion, et nous n’en tentons aucune, parce que nous avons encore la chair, les os et l’âme pétris de cette douce et aimable inertie que nous ont transmise nos pères, sans nous rendre compte que nous vivons dans un temps bien différent du leur, dans un temps qui a bien d’autres exigences, bien d’autres nécessités, et que la concurrence vertigineuse du travail dans tous les pays, dans toutes les villes du monde, ne nous permet plus de fumer du matin au soir notre bon tabac canadien, satisfaits de retirer nos petits dividendes et n’ayant nulle autre préoccupation que d’ajouter encore quelques billets à la pile de ceux qui gisent dans les coffres des banques, et dont la seule pensée nous fait fondre l’âme.