Léger Brousseau (p. 12-18).
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II

Et maintenant, la face de ce monde amené au jour par la Cie du Lac Saint-Jean change sans cesse sous les yeux. À la vie s’ajoute la vie. Une immense artère pleine de sang, longue de deux cents milles, a traversé cette étendue profonde, jusque là muette, et a distribué de tous côtés le mouvement, l’activité, la circulation que rien n’interrompt désormais. L’homme se porte à tous les endroits habitables et exploitables qu’il découvre le long de la ligne, et c’est ainsi que s’est formé enfin depuis quelques années un arrière-pays, a back-country pour la ville de Québec, qui n’en avait pas eu jusque là.

Croyez-vous que c’est tout ? Eh ! Grand Dieu ! Nous n’en sommes encore qu’au commencement. C’est à partir d’aujourd’hui que nous allons assister à l’éclosion pleine et entière des vastes plans que la Compagnie a commencé à nourrir, le jour où elle a vu que la construction assurée de la ligne jusqu’au lac Saint-Jean lui mettait enfin un instrument puissant entre les mains, et qu’elle pourrait tenter l’exécution des développements admirables qui sont la conséquence et une suite naturelle des projets primitifs. Ces développements, il était impossible de les prévoir à l’origine, mais l’on verra jusqu’à quel point ils sont logiques et se présentent naturellement, quand on réfléchira combien, dans toute œuvre bien conçue et bien conduite, les conséquences se suivent les unes les autres jusqu’à ce que le terme inévitable soit atteint.

Or, la Compagnie avait à peine atteint le Lac qu’elle travaillait sans relâche à trouver les ressources nécessaires pour s’étendre dans la direction de l’est jusqu’à Chicoutimi, à soixante milles de distance. S’arrêtera-t-elle dans cette direction ? Oh ! non, certes. Vous verrez un jour ses trains franchir la rivière Saguenay, comme ils franchissent aujourd’hui les Laurentides, et vous conduire jusqu’à l’endroit où ils devront rejoindre plus tard le chemin de fer futur du Labrador.

Mais c’est là l’éventualité la plus lointaine, et du reste de beaucoup la moins pressante. Ce qui est déjà en voie de réalisation, c’est le développement gigantesque que la Compagnie prendra dans la direction de l’ouest. — Elle a acquis la charte du chemin de fer du Grand Nord et elle s’adjoint la ligne des Basses Laurentides, déjà en pleine activité, entre la Rivière à Pierre et le St-Maurice, ce qui veut dire qu’elle va construire un nouveau chemin de fer du nord, dans l’intérieur des terres, en s’aidant de toutes les sections de lignes déjà construites entre diverses localités et les complétant, jusqu’à ce qu’elle obtienne une ligne non interrompue jusqu’à Hawkesbury, sur l’Ottawa. À ce dernier point, la ligne du Grand Nord sera continuée par le Canada Atlantic, qui est en construction jusqu’à Parry Sound, sur la baie Georgienne.

Dans tout son développement, la nouvelle ligne aura 550 milles de longueur dont 226 milles dans la province de Québec, c. à. d. la moitié exactement. — Mais sur ces 226 milles, il y en a déjà 116 qui ont été construits antérieurement, par tronçons séparés, entre différentes localités d’une même région, à savoir la section qui va de la Rivière à Pierre aux Piles, sur le St-Maurice, et celle qui va de Ste-Julienne à St-Jérôme, dans le comté de Terrebonne, en sorte qu’il ne reste plus à compléter que 110 milles dans la province de Québec, avant d’atteindre Hawkesbury, sur la rivière Ottawa, où la province de Québec se termine.

Depuis plusieurs mois déjà des ingénieurs étudient le pays afin d’y déterminer le tracé et, avant deux ans, nous verrons la Compagnie du Lac St-Jean déployer une aile immense dans la direction de l’Ouest et atteindre la baie Géorgienne. De là elle nous amènera un trafic tel de grain et de bois que la ville de Québec sera absolument métamorphosée en quelques années et qu’elle redeviendra enfin le port de mer principal de toute l’Amérique anglaise, après avoir subi une si longue et si pénible éclipse, après s’être si longtemps oubliée dans un assoupissement qui ne manquait pas de charmes, mais qui, en se prolongeant, nous menait à grands pas vers une ruine complète, sans compter tous les dédains étrangers qui s’accumulaient sur nos têtes.

N’allez pas croire, Messieurs, que je me berce de chimères et que je me laisse aller à des hallucinations plaisantes. Assez d’autres font entendre journellement des paroles de désespérance, parce qu’ils jugent, sans raisonner, de l’avenir par les derniers trente à quarante ans qui viennent de s’écouler, et parce qu’ils ferment obstinément les yeux, aux symptômes qui se manifestent de toutes parts, assez d’autres, dis-je, sont tout prêts à élever la voix pour corriger ce qu’il y aurait de fantaisiste ou de trop séduisant dans mes considérations. — En attendant, allons toujours, examinons ce qui se déroule devant nous et raisonnons d’après les faits accomplis, d’après ceux aussi qui sont en voie d’accomplissement.

Il n’est pas suffisamment juste de dire que la Compagnie du Lac St-Jean est un des facteurs principaux de notre prospérité future. Il faut admettre encore que l’impulsion, le mouvement imprimés à tous les genres d’affaires par l’établissement d’une grande ligne s’ouvrant à notre foyer même, que la création d’un débouché nouveau, lequel n’est rien moins qu’un vaste arrière-pays, livré avec toutes ses ressources à une ville qui, précisément, n’avait pas de débouché intérieur, il faut admettre, dis-je, que l’établissement de cette ligne et la création de ce débouché, avec toutes les industries et les exploitations qu’ils ont fait naître dans une immense région autrefois improductive et complètement fermée, ont contribué puissamment, depuis un certain nombre d’années, à nous tenir la tête hors de l’eau et à empêcher Québec de péricliter entièrement, lorsque tant de gens découragés, las d’attendre sans cesse de meilleurs jours, en étaient venus à n’avoir plus aucune espérance dans l’avenir.

Vous savez que la baie Géorgienne n’est autre qu’un large bras du lac Huron et qu’elle s’enfonce profondément dans le nord-ouest de la province d’Ontario. — Or, sur cette baie Géorgienne, il y a un port de premier ordre qui porte le nom de Parry Sound, et qui se trouve situé à peu près en face du passage par où les bateaux propulseurs et autres débouchent dans le lac Huron, en venant de Chicago et de Duluth, cette dernière ville qui vient à peine de naître au fond du lac Supérieur et qui a déjà pris une si grande importance.

Tout le trafic apporté par ces bateaux se porte aujourd’hui vers Collingwood et vers Owen Sound, ports situés également sur la baie Géorgienne et servant de termini aux compagnies du Grand-Tronc et du Pacifique respectivement.

Parry Sound est 120 milles plus près de Montréal ou de Québec qu’aucun de ces deux derniers ports, et le pays qui s’étend en arrière, sur un espace indéterminé, offre des facilités de terrain telles que les locomotives peuvent entraîner des trains deux fois plus considérables que les locomotives courant sur les lignes qui partent d’Owen Sound ou de Collingwood. — Cet avantage assure à la ligne de Parry Sound la plus grande part du commerce des lacs provenant de Chicago et de Duluth, ce qui fera certainement de cette ligne et de celle du Grand-Nord qui devra s’y rattacher un ensemble de voies ferrées qui ne le cédera en importance qu’au Pacifique et au Grand-Tronc.

Entre Parry Sound et Ottawa il y a une immense étendue de forêts de pin, encore intacte, dont on ne peut faire transporter les produits, une fois abattus, par aucune rivière ou cours d’eau quelconque, et qui fournira nécessairement un énorme trafic au chemin de fer dont nous parlons. Tout le long de son parcours, la ligne de Parry Sound contrôlera l’exploitation prodigieuse de madriers et de bois scié que peuvent fournir des scieries telles que celles de Renfrew, d’Arnprior, d’Ottawa et de Hawkesbury.

Si l’on se rappelle un instant, que la moitié au moins, les uns disent les deux tiers, de la quantité de bois fait par les marchands de bois de Québec est expédiée par eux du port de Montréal, on se fera une idée de l’importance capitale qu’il y a pour nous à voir s’établir la ligne de Parry Sound, d’autant plus que le Canada Atlantique a fait des conventions très définies et très explicites par lesquelles il s’engage vis-à-vis la Cie du Lac Saint-Jean, si la ligne de Parry Sound est construite, à établir des taux de fret si bas qu’il faudra absolument que le bois reprenne la route de Québec, ce que, je l’espère bien, personne ne cherchera à empêcher, malgré le mal qu’on se donne pour empêcher quoi que ce soit de venir jusqu’à nous.


Messieurs, en présence d’une perspective qui prend de telles proportions, on sent le besoin de s’arrêter un instant et de songer. Voyez-vous un peu d’ici cet énorme trafic de grain et de bois qui, partant du fond de l’Ouest américain et de la vaste région de la Muskoka, vient déborder sur nos quais et sur la jetée Louise, où les plus grands steamers océaniques, se remplaçant sans cesse les uns les autres, prendront sans discontinuer, pendant huit mois de l’année, des cargaisons toujours prêtes, amenées à toute heure du jour par les trains du Grand Nord et du Parry Sound ? Vous représentez-vous un peu le mouvement, la vie, le développement d’affaires, les créations d’industries de toute sorte qu’un trafic incalculable comme celui-là apporterait en moins de deux ou trois années à notre ville ? Voyez-vous Québec s’ouvrir et s’étendre dans tous les sens, surtout le long de la rivière Saint-Charles, où il y a de l’espace à volonté, et le long même des quais actuels qui, avant longtemps, vont être confondus avec la terre ferme, pendant qu’à quelques arpents plus loin dans le fleuve s’élèvera une nouvelle ligne de quais en pierre de taille, ceinturant toute la basse ville et se prolongeant au loin vers le Cap Rouge ? Et ce ne sera là encore que le commencement ; car le commerce appelle le commerce et l’industrie enfante l’industrie. D’autres grandes exploitations suivront bientôt. À celle du bois et du grain viendra se rattacher presque à coup sûr celle des bestiaux et des moutons qui pourront être expédiés de Québec en quantités illimitées, après avoir fait un court séjour dans des parcs aménagés à cet effet de l’autre côté de la rivière Saint-Charles.

Et croyez bien, messieurs, que si je parle de ces exploitations futures qui ont l’air d’être des rêves ou de complaisantes chimères, c’est parce que je les pressens, c’est parce que je les vois. Et si je les vois, avec les yeux de l’intérieur, si je les pressens si fortement qu’il me semble que j’assiste à leur réalisation, c’est qu’elles sont dans la nature des choses, c’est qu’il est tout naturel qu’elles arrivent, c’est qu’elles sont en quelque sorte fatales, le jour où la construction de la ligne de Parry Sound sera complétée et que celle du Grand Nord ne formera qu’un tout non interrompu.