Puyjalon, le solitaire de l’Île-à-la-Chasse/00a

PRÉFACE

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Il faut savoir gré à Monsieur Damase Potvin d’avoir pu, en suivant patiemment les traces d’Henry de Puyjalon, pénétrer le mystère qui entourait ce personnage original, curieux et intéressant. Il en a fait d’ailleurs une monographie captivante, comme le lecteur pourra lui-même en juger. Puyjalon était de la race des grands aventuriers, au meilleur sens du mot. S’il eut vécu deux siècles plus tôt, il n’est pas téméraire d’affirmer qu’il aurait été le compagnon ou l’émule de ces vaillants explorateurs qui, de Québec, ont parcouru toute l’Amérique du Nord, au prix de mille difficultés et souvent au péril de leur vie, et ont mis une telle poésie dans l’histoire du régime français au Canada.

Par quel concours de circonstances, ce Parisien boulevardier décida-t-il, en quittant la France, de venir planter sa tente et d’élire son domicile dans une des régions les plus isolées et les moins accessibles de la province de Québec ? On a déjà expliqué que c’est à la suite de revers de fortune qu’il prit le parti de recommencer sa vie dans un pays nouveau. Mais il semble bien que jamais il ne lui vint à l’esprit que ce nouveau pays puisse être un autre pays que le Canada. Esprit curieux et avide de savoir, d’une solide formation intellectuelle, il avait lu bien jeune les récits des missionnaires et des explorateurs, et il connaissait aussi bien qu’un Canadien l’histoire de notre pays. Ayant des inclinations pour l’étude des sciences de la nature, il dut se sentir attiré par nos vastes horizons aussi bien d’ailleurs que par la faune du Saint-Laurent et des Laurentides.

Jamais un Français ne fut plus à l’aise que lui dans notre Province et jamais il ne devint si tôt profondément Canadien. Mais s’il aima ardemment son pays d’adoption, il eut des préférences très marquées pour cette partie du golfe que l’on appelait alors et que nous aurions plus que jamais intérêt à appeler le Labrador canadien.

C’est là sans doute qu’il dut passer les heures les plus heureuses de sa vie, soit à pêcher ou à chasser, soit à observer la faune aquatique ou terrestre, soit à explorer, à étudier, à réfléchir et à écrire. Il avait l’étoffe d’un parfait coureur de bois et aucune difficulté ne le rebutait. Il ne semble avoir éprouvé que du plaisir, lui qui était né dans un château, à vivre très modestement et très peu confortablement dans un camp à peine plus luxueux que celui d’un trappeur.

Puyjalon ne fut probablement pas le plus grand de nos naturalistes, mais il a le mérite d’avoir été un des plus clairvoyants. Dans un temps où la faune était encore très considérable et où, pour cette raison, notre population vivait de l’abominable préjugé que la nature devait suppléer indéfiniment aux hécatombes des hommes, ce solitaire jeta le premier un cri d’alarme. Avec son expérience d’Européen, il s’était vite rendu compte que notre faune était décimée dans des proportions telles que se poserait l’un de ces jours le problème de sa survivance. La pêche et la chasse faites en vue du commerce devaient fatalement en souffrir. Quant à la pêche et à la chasse auxquelles on ne s’adonne que pour le plaisir, n’étaient-elles pas exposées à cesser d’être un sport populaire pour devenir le sport des classes privilégiées, comme la chose était arrivée en Europe ?

Puyjalon prêcha dans le désert et il ne put convaincre sa génération. Ni l’exemple lointain de l’Europe, ni l’exemple plus rapproché des États-Unis ne contribua à ouvrir les yeux de ceux qui sans doute considéraient Puyjalon comme un excentrique. La faune avait besoin d’un répit. Elle continua d’être assujettie à une coupe déréglée, sans discernement. La conséquence de cette imprévoyance, c’est que notre faune ne représente plus aujourd’hui qu’environ 30% de ce qu’elle était au début du siècle, d’après le témoignage de certains naturalistes que l’on ne saurait accuser de pessimisme. Veut-on savoir jusqu’à quel point les générations précédentes attachaient peu d’importance à la faune aquatique et terrestre de la Province ?

Bien que nous ayons toujours eu, sous tous les régimes, des lois plus ou moins généreuses pour la protection de la faune, ce n’est qu’au moment de la Confédération que les gouvernants jugèrent à propos de nommer les premiers gardes-chasse. Ils en nommèrent deux en 1867, un troisième en 1873, trois autres en 1874, et un septième en 1875. Sept gardes-chasse pour assurer le respect des lois et la protection de la faune dans un territoire aussi vaste que la province de Québec ! Chacun recevait un traitement de 50 $ par an ! Et leurs dépenses de déplacement s’élevaient à la fin de l’année à 250,10 $ en tout et partout ! Qu’est-ce que ces pauvres malheureux, dans de telles circonstances, auraient bien pu protéger.

Si, encore, ces quelques gardes-chasse avaient pu compter sur une opinion publique bien en éveil ! Mais, faut-il le répéter, la population n’attachait alors aucune importance à cette question.

Vingt-cinq ans plus tard, le nombre des gardes-chasse avait considérablement augmenté, puisqu’il était de 183. Par contre, la majorité se composait de gens qui ne recevaient aucune rémunération et la minorité était si mal rémunérée qu’elle ne pouvait assurer aucune protection efficace. Les lois restaient lettre-morte et l’absence de sanctions favorisait les pires abus. Veut-on en connaître les conséquences ?

Le homard est presque entièrement disparu le long de la Côte nord du Saint-Laurent ainsi que l’affirme Monsieur Potvin. Pour des raisons qu’il serait peut-être long à expliquer, le saumon a cessé de fréquenter nombre de rivières et a diminué lamentablement dans la plupart de celles qu’il fréquente encore. Même la morue se fait rare en plusieurs endroits du golfe où elle abondait autrefois. Des centaines de lacs et de rivières, en certaines régions de la Province, ne contiennent plus une seule truite, comme conséquence de la pollution des eaux ou de pêches abusives, alors qu’autrefois le poisson y « bouillait », pour me servir de l’expression consacrée. Comment peut-il en être autrement puisque, jusqu’au début du siècle, l’on seinait la truite dans tous nos cours d’eau pour l’exporter sur les marchés des États-Unis ? Il n’est donc pas surprenant que l’État, dans un pays aussi jeune que le nôtre, en soit rendu à dépenser des sommes considérables pour des fins de pisciculture afin de réparer tant bien que mal les extravagances des carpons. Et j’appelle « carpon » non pas seulement celui qui fait sauter une frayère à la dynamite ou à la chaux, ou qui utilise des filets, mais également celui qui prend plus de poissons qu’il n’en peut consommer ou qu’il n’en peut sauver. Peut-on imaginer quelque chose de plus stupide que la photographie de deux pêcheurs tenant chacun une interminable brochée de poissons plus ou moins faisandés ! Quelle gloire ! Quel triomphe ! Les journaux feraient une bonne œuvre s’ils se mettaient d’accord pour refuser à l’avenir de publier le portrait de ces héros malfaisants.

Mais il n’y a pas que les poissons ou les crustacés qui soient devenus plus rares. Il en va de même de presque tous les mammifères. Le Sud du Saint-Laurent était autrefois très renommé pour le nombre de ses caribous, de ses orignaux et de ses chevreuils. Il faut lire les souvenirs de Sir James Lemoine pour s’en convaincre. Or, aujourd’hui, depuis les limites de l’Ontario jusqu’à Rimouski et, peut-être, jusqu’à la Gaspésie, il n’y a plus un seul caribou ni un seul orignal. On les a tués jusqu’au dernier, souvent sans besoin et plus souvent encore sans plaisir. Quelques braconniers, toujours les mêmes, ont vidé nos forêts de ce qui en faisait le charme. Ils ont appauvri notre héritage commun. Et la majorité, composée de gens très soucieux des lois, applaudissait à leurs exploits ! Ni le caribou ni l’orignal ne reviendront jamais dans le Sud du Saint-Laurent. La perte est irréparable. Mais, heureusement, il y reste encore du chevreuil et, si l’expérience du passé peut servir à quelque chose, espérons qu’il sera suffisamment protégé pour que sa survivance ne soit jamais douteuse.

Pour que l’on n’aille pas supposer que je suis un affreux broyeur de noir, il me fait plaisir d’ajouter que la situation des mammifères, grands et petits, est des plus satisfaisantes dans la Péninsule de la Gaspésie. Les orignaux, les caribous et les chevreuils y sont nombreux et y sont particulièrement bien protégés, grâce aux accidents géographiques de cette contrée.

Je tiens également à ajouter que si le wapiti est complètement disparu et si le caribou est devenu de plus en plus rare dans les Laurentides, l’orignal est encore assez commun dans la région de Québec et que le chevreuil résiste bien dans l’ouest de la province.

Enfin, pour témoigner de ma plus entière bonne foi, j’ajouterai que la situation des oiseaux migrateurs n’a cessé de s’améliorer, d’une façon générale, depuis l’adoption d’une convention entre le Canada et les États-Unis.

Un certain nombre de ces oiseaux sont plus nombreux aujourd’hui qu’ils ne l’étaient lorsque, il y a cent ans, Audubon faisait son voyage d’exploration au Labrador. D’autres oiseaux sont moins nombreux, mais c’est plutôt la conséquence de causes naturelles que de chasses abusives.

Au temps de Puyjalon, le Labrador Canadien était très riche en animaux à fourrure et, à cause de leur qualité, ces fourrures faisaient prime sur tous les marchés du monde. J’ai déjà eu le plaisir de consulter un rapport fort détaillé de Puyjalon sur la quantité des animaux à fourrure dont il avait observé l’existence le long des rivières qu’il avait explorées. Aujourd’hui, cette région est pauvre, si pauvre même que nombre de trappeurs se sont découragés et n’osent plus retourner en forêt. Les Indiens, si habiles trappeurs soient-ils, gagnent lamentablement leur existence. Des trappeurs sans expérience, comme les malheureux frères Collin, n’y trouvent que la mort, après de longues privations. Et c’est le même spectacle partout ailleurs dans les Laurentides, à quelque latitude que ce soit. Tous les missionnaires sont unanimes sur la détresse des Indiens qui s’obstinent à vivre du produit de la chasse. Non seulement le prix de la fourrure a-t-il fléchi par suite de la crise, mais la plupart des animaux dont la fourrure était tout spécialement appréciée sont de plus en plus rares. Hier, il a fallu prohiber la chasse au castor pour assurer la survivance de cet intéressant animal. Demain, ce sera peut-être le tour de la marte dont le nombre diminue d’année en année. Et qui sait ? Le rat musqué lui-même, tout prolifique qu’il soit, requerra peut-être un jour une mesure plus efficace de protection tant il a cessé d’être abondant. Certes, il ne faut pas être indûment pessimiste. On a observé depuis longtemps, chez les animaux à fourrure, des cycles d’abondance et de rareté. Nous sommes actuellement — du moins souhaitons-le — dans la période des sept vaches maigres. Au surplus, quelques années d’une protection efficace, et acceptée de bon gré par la population, contribueraient sans doute à rétablir une situation de plus en plus compromise. Nous serons bien en retard pour mettre en pratique les conseils que nous donnaient Puyjalon, il y a un demi-siècle, mais il en est encore temps. Il ne suffit que d’aider la nature au lieu de la contrarier dans son inlassable effort de création. C’est à ce prix, et à ce prix seulement, que nous sauverons une partie importante de notre héritage. Quand on songe à l’importance de plus en plus considérable que la faune prend dans l’industrie du tourisme moderne, l’on ne peut s’empêcher de regretter que la voix du grand solitaire de l’Île à la Chasse n’ait pas eu d’écho sur les hauteurs du Cap Diamant.

Louis-Arthur RICHARD,
De la Société Zoologique de Québec.