Puisque le cors blessé, mollement estendu

Puisque le cors blessé, mollement estendu
Œuvres poétiques choisies, Texte établi par Adolphe van BeverE. Sansot et Cie Éditeur (p. 22-33).

II[1]

PUISQUE le cors blessé, mollement estendu
Sur un lit qui se courbe aux malheurs qu’il suporte[2]
Me faict venir au ronge et gouster mes douleurs,
Mes membres, jouissez du repos prétendu.
Tandis l’esprit lassé d’une douleur plus forte
Esgalle au corps bruslant ses ardentes chaleurs.

Le corps vaincu se rend, et lassé de souffrir
Ouvre au dard de la mort sa tremblante poitrine,
Estallant sur un lit ses misérables os,
Et l’esprit, qui ne peut pour endurer mourir,
Dont le feu violent jamais ne se termine.
N’a moyen de trouver un lit pour son repos.

Les médecins fascheux jugent diversement
De la fin de ma vie et de l’ardente flamme
Qui mesme fait le cors pour mon ame souffrir.
Mais qui pourroit juger de l’éternel torment
Qui me presse d’ailleurs ? Je sçay bien que mon ame
N’a point de médecins qui la peussent guérir.

Mes yeux enflez de pleurs regardent mes rideaux
Cramoisis[3], esclatans du jour d’une fenestre
Qui m’offusque la veuë, et faict cliner les yeux,

Et je me resouviens des célestes flambeaux,
Comme le lis vermeil de ma dame faict naistre
Un vermeillon pareil à l’aurore des Cieux.
 
Je voy mon lict qui tremble ainsi comme je fais,
Je voy trembler[4] mon ciel, le chaslit et la frange
Et les soupirs des vents passer en tremblottant ;
Mon esprit tremble ainsi et gemist soubs le fais
D’un amour plein de vent qui, muable, se change
Aux vouloirs d’un cerveau plus que l’air inconstant.

Puis quant je ne voy’ rien que mes yeux peussent voir,
Sans bastir là dessus les loix de mon martyre,
Je coulle dans le lict ma pensée et mes yeux ;
Ainsi puisque mon ame essaie à concevoir
Ma fin par tous moyens, j’attens et je désire
Mon corps en un tombeau, et mon esprit es Cieux.


III[5]

PRESSÉ de desespoir, mes yeux flambans, je dresse
A ma beauté cruelle et baisant par trois fois
Mon pongnard[6] nud, je l’offre aux mains de ma déesse,
Et laschant mes souspirs en ma tremblante voix,
Ces mots coupez je presse :

Belle, pour estanctier les flambeaux de ton ire,
Prens ce fer en tes mains pour m’en ouvrir le sein.
Puis mon cueur haletant hors de son lieu retire,
Et le pressant tout chault, estouffe en l’autre main
Sa vie et son martire.

Ha Dieu ! si pour la fin de ton yre ennemie
Ta main l’ensevelist, un sepulchre si beau
Sera le paradis de son ame ravie,
Le fera vivre heureux au milieu du tumbeau
D’une plus belle vie !
 
Mais elle faict sécher de fièvre[7] continue
Ma vie en languissant, et ne veult toutesfois.
De peur d’avoir pitié de celuy qu’elle tuë,
Rougir de mon sang chault l’ivoire de ses doitz
Et en troubler sa veuë.

Aveugle ! quelle mort est plus doulce que celle
De ses regards mortelz et durement gratieux[8]

Qui desrobent mon ame en une aise immortelle ; J’ayme donc mieux la mort sortant de ses beaux yeux Et plus longue et plus belle ![9]


IV

[10]

PLEUREZ avec moy, tendres fleurs,
Aportez, ormeaux, les rozées

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  1. Cf. Ms. Tronchin viii, fol. 47 v. — Ms. Monmerqué, p. 163.
  2. Var. Ms. Monmerqué : Sur un lit malheureux des malheurs
    qu’il supporte.
  3. Var. Ms. Tronchin : Cramoisyr.
  4. Var. Ms. Monmerqué. Je fay trembler…
  5. Cf. Ms. Tronchin, viii, fol. 48. — Ms. Monmerqué, p. 165.
  6. Lire : poignard.
  7. Var. Ms. Monmerqué : Sécher de rage.
  8. Var. Ms. Monmerqué :

    Aveugle que je suis, quelle mort est plus belle
    Qu’à coups de ses regards mortelTi et gracieux,
  9. Var. Ms. Monmerqué -.plus belle, plus cruelle.
  10. Tronchin, viii, fol. 64, r. - Monmerqué, p. iio.