Publicistes révolutionnaires de l’Allemagne - Louis Boerne

PUBLICISTES RÉVOLUTIONNAIRES


DE L’ALLEMAGNE.




LOUIS BOERNE, SA VIE ET SES ÉCRITS ;

I. — Œuvres complètes de Louis Boerne (Gesammelte Schriften von Ludwig Boerne), 6 volumes. Stuttgard et Leipsig, 1840-1847.
II. — Lettres de Paris (Biefe aus Paris), 6 volumes, Hambourg et Paris. 1832-1834.

III. — Œuvres posthumes de Louis Boerne (Nachgelassene Schriften von Ludwig Boerne), 2 volumes, Mayence, 1847.




Le 14 février 1837, un convoi funèbre sortit d’une maison de la rue Laffitte et se dirigea par les boulevards vers le cimetière du père Lachaise. Une foule recueillie suivait le deuil : c’étaient surtout des Allemands, écrivains et artistes, les uns venus librement à Paris, les autres entraînés par leur juvénile ardeur dans l’œuvre ténébreuse des conspirations et obligés de chercher un asile loin de la terre natale. À la fin de la promenade lugubre, quand le cercueil fut descendu dans la fosse, un publiciste réfugié, M. Venedey, et un négociant de Francfort établi à Paris, M. Berly, prononcèrent d’une voix émue de courts et sincères adieux, qui répondaient bien à la douleur de tous ; est-il rien de plus triste, en effet, que l’enterrement d’un compatriote illustre sur une terre étrangère, au milieu de l’indifférence publique ? Cet homme qu’on venait de porter à sa dernière demeure était un des écrivains les plus éminens de l’Allemagne, et, parmi les exilés qui lui rendaient ce suprême devoir, qui donc eût pu rester insensible, en se rappelant toutes les qualités fortes et toutes les graces brillantes de ce rare esprit, en se rappelant surtout, hélas ! que les amis, les admirateurs, les consolateurs de Louis Boerne n’étaient représentés à cette pieuse cérémonie que par un petit groupe de fidèles perdus dans une foule banale ? Ces pensées attristaient encore bien des cœurs, quand un des chefs du socialisme parisien, M. Raspail, prit la parole, et sembla tout prêt à transformer cette modeste tombe en une tribune démagogique. Je ne sais ce que pensèrent les vrais amis du publiciste de Francfort ; mais le fait seul de cette déclamation révolutionnaire dans un tel lieu est une violence qui me révolte. Quand je songe au tribun jouant son rôle auprès de cette fosse ouverte, je ne puis m’empêcher de lire dans ce rapprochement le tragique symbole de la destinée de Louis Boerne ; je ne puis oublier combien cette ame passionnée a été flétrie par les tyrannies populaires, que de déceptions elle a subies, quels remords ont dû gronder sourdement dans cette loyale conscience. Douze ans ont passé depuis ce jour. Il est bien temps de rendre un tardif hommage, mêlé de commisération et de reproches, à cette volontaire victime de la démagogie. Il est temps de faire la part du bien et du mal, des grands services rendus et des funestes erreurs, dans cette noble intelligence, trop délicate pour soutenir les chocs de la vie publique, trop généreuse pour subir le joug de l’absolutisme allemand. Tout nous invite, d’ailleurs, à cette réparation. Au moment où nos voisins, embarrassés de leur victoire inattendue, la compromettent chaque jour par des prétentions folles, il n’est pas inutile d’étudier avec détail un des hommes qui ont le plus activement contribué à la transformation des peuples germaniques. C’était une bonne pensée, pour peu qu’on l’eût comprise, d’aller visiter, après le 24 février, la tombe d’Armand Carrel. Si les hommes qui ont accompli ce pèlerinage y eussent cherché autre chose que l’occasion de parler, s’ils y fussent allés pieusement recueillir les conseils de l’histoire, ils auraient peut-être envisagé d’une façon plus haute cette forme républicaine dont ils ne nous ont montré que les inconvéniens ou les désastres. Inspirés par le généreux publiciste dont Chateaubriand lui-même a pleuré la mort, ils se seraient bien gardés de voir la France entière dans une minorité factieuse, et, quelle que fût la chance des événemens, ils eussent donné du moins à leur parti la dignité sévère qui lui a manqué. L’Allemagne aussi ferait bien d’interroger avec respect les intelligences d’élite qui méritaient de guider ses nouveaux efforts. En présence de la démagogie philosophique ou des factions brutales, au milieu de ces partis diversement égarés, les uns qui cherchent dans l’athéisme une originalité honteuse, les autres qui parodient les événemens de la France, je crois qu’il y a quelque intérêt à interroger la vie et les écrits de Louis Boerne.

Les plus grands ennemis de l’Allemagne, à l’heure qu’il est, ce ne sont plus les réactionnaires imprudens ; ce ne sont ni les conseillers secrets qui exaltaient le méthodisme de Frédéric-Guillaume IV, ni les nationalités long-temps opprimées dont les rancunes ont fait explosion au milieu des débats intérieurs de l’Autriche : ce sont ces partis extrêmes dont je viens d’indiquer le double aspect. On ne connaît guère en France les démagogues athées ; les vulgaires impiétés de 93 ne ressemblent en rien aux sacrilèges savans de la jeune école hégélienne, et c’est chose vraiment difficile de faire apprécier ce baroque mélange de dialectique subtile et de passions sauvages, de talent réel et de pédantisme infatué, de prétentions et de cynisme. Le sophiste qui a voulu reproduire chez nous les allures de l’athéisme allemand a été rarement compris, et, tandis que les tribuns d’outre-Rhin traduisaient avidement ses ouvrages, nos clubs n’en retenaient que les cris furieux et les formules incendiaires. Ces athées, dont nous sommes portés à rire, sont, en Allemagne, les plus dangereuses troupes de l’armée démagogique ; le fanatisme du néant est le plus sauvage de tous. Je ne dis rien des émeutiers de profession, des républicains de barricades, toujours prêts à violer au nom du peuple les décisions du suffrage universel ; il suffit de les signaler en passant. Or, Louis Boerne, qui a été le publiciste révolutionnaire de l’Allemagne pendant une quinzaine d’années, eût été certainement l’adversaire le plus décidé de la démagogie hégélienne, et son esprit si vif, si net, déjà hostile à Hegel avant 1830, eût percé avec joie les creuses et hypocrites formules de ses indignes disciples. Quant aux autres, quant aux hommes de coups de main et de guet-apens, il les avait vus de près ; égaré quelque temps dans ces bas-fonds, son intelligence avait subi l’action de ce radicalisme qui détruit tout ce qu’il touche. Chute fatale dont la moralité ne doit pas être perdue ! par ses mérites et ses faiblesses, par ses triomphes et ses revers, toute la vie de Louis Boerne est un enseignement. Et qui sait ? les sages eux-mêmes, les modérés, pourraient bien, en ce moment, profiter quelquefois de ses conseils. Je lis souvent cette plainte dans les journaux allemands : « Ah ! si Louis Boerne vivait ! cette grande affaire de l’unité germanique ne serait pas si embrouillée, et l’on ne verrait pas le parlement de Francfort, après six mois de délibérations fastueuses, prêt à décréter la division de l’Allemagne plus grande et plus profonde qu’elle n’a jamais été. » J’ignore comment Louis Boerne serait sorti de cette folle entreprise où échoueront des hommes tels que M. de Schmerling et M. Henri de Gagern ; mais, à coup sûr, ce ne serait pas lui qui se livrerait, comme les députés du parlement germanique, à de sottes rancunes contre la France, ce ne serait pas lui qui chercherait des inspirations dans le puéril teutonisme de 1813 ; même en ses heures de colère, je m’assure qu’il jugerait avec plus de netteté les prétentions intolérables qui préparent de si graves échecs à la politique de Francfort.

Loeb Baruch, qui devait illustrer le pseudonyme de Louis Boerne, naquit à Francfort-sur-le-Mein, le 22 mai 1786, de parens israélites. Il semblait destiné par sa naissance à une carrière bien différente de celle qu’il a suivie ; c’est au milieu des affaires et des négociations diplomatiques que fut jeté par l’ironie du sort l’humoriste le plus indépendant et le plus libéral esprit de la nouvelle Allemagne. Son grand-père, agent financier de l’ancienne cour de l’électeur de Cologne, fut souvent chargé de missions importantes qu’il remplit toujours avec succès. On rapporte que, le siège de l’électorat de Cologne étant devenu vacant, M. Baruch s’entremit avec beaucoup de zèle en faveur d’un archiduc de la maison d’Autriche, fils de l’impératrice Marie-Thérèse, et lui fit obtenir la majorité des voix. Reconnaissante d’un tel service, Marie-Thérèse promit à l’habile diplomate que ses enfans auraient toujours des protecteurs à Vienne. On sait que Louis Boerne ne profita guère des succès de son aïeul, et il est assez piquant de songer à la mauvaise humeur de sa famille, quand le futur chef du journalisme révolutionnaire refusait de frapper à la porte des chancelleries. Un autre contraste, c’est le rigorisme de son père, homme rude, taciturne, et sévèrement attaché aux doctrines étroites de l’orthodoxie juive. L’éducation de Louis Boerne eût pu souffrir de cette sévérité, si le hasard n’eût amené près de lui un jeune israélite de Berlin, ardemment dévoué à cette réforme du judaïsme que prêchaient les éloquens écrits de Mendelsohn. M. Jacob Sachs, qui fut le premier précepteur du jeune Baruch, accoutuma son esprit aux libérales idées du sage et illustre ami de Lessing. Ne négligeons pas ce rapprochement ; c’est ainsi que ce jeune homme, sorti de la synagogue, s’éleva sans peine à cette haute et impartiale raison qui ne se dément presque jamais sous les caprices de sa fantaisie ou les emportemens de sa colère. Les écrivains juifs de l’Allemagne moderne ont tous un caractère reconnaissable ; Louis Boerne n’appartient pas à leur phalange. Nul n’aurait mieux le droit de s’approprier la belle parole de Térence : Homo sum. S’il rappelle quelquefois son origine, c’est par la haine profonde de l’oppression ; mais ce n’est pas lui qui réclamerait la liberté dans un intérêt de race : il croirait rapetisser un grand dogme et renier cette large croyance philosophique dont les inspirations lui sont si chères. Encore une fois il appartient, dès sa première adolescence, à cette noble tradition humaine dont Mendelsohn et Lessing ont été les sérieux interprètes. Plus tard, quand il commencera à écrire, quand les instincts affectueux de son ame, réprimés par la rigueur de la vie domestique voudront se faire jour et s’exprimer librement, il choisira dans ce même groupe de penseurs un guide nouveau dont l’imagination aimante conviendra plus intimement à son esprit : il sera le continuateur de Jean-Paul.

Le jeune Baruch avait quatorze ans quand il quitta la maison paternelle, en compagnie de M. Jacob Sachs, pour étudier à Giessen Il passa quelques années, confié aux soins du célèbre orientaliste Hetzel, et fut envoyé de là à Berlin, auprès d’un médecin israélite, M. Marcus Herz, qui se chargea d’initier le jeune étudiant aux premiers secrets de son art. C’est à la médecine, en effet, que le destinaient les vœux de sa famille. L’université de Berlin n’existait pas encore ; on sait qu’elle ne fut créée que plusieurs années plus tard, en 1810, quand la monarchie prussienne, après le coup terrible reçu à Iéna et à Auerstœdt, rassembla toutes ses forces pour relever ce peuple qui avait failli disparaître sous l’épée de Napoléon. L’enseignement des sciences médicales appartenait alors aux praticiens les plus renommés, qui formaient comme une sorte d’université libre, et réunissaient de nombreux élèves. Telle fut la position de Louis Boerne auprès de M. Marcus Herz. Le séjour de Berlin eut une influence décisive sur son esprit ; mais ce n’est pas la médecine qui en profita. Au contraire, sans démêler encore sa vocation véritable, il perdit insensiblement le peu de goût qu’il avait pour cette étude, et le brillant mouvement philosophique et littéraire qui animait déjà la capitale de la Prusse donna comme le premier éveil à sa pensée. Les plus grands esprits de l’Allemagne étaient réunis à Berlin. L’austère et patriotique philosophie de Fichte, la dialectique aimable de Schleiermacher, les brillantes théories des deux Schlegel, formaient dans cette société d’élite maints contrastes charmans qui ne furent pas perdus pour la vive imagination de Louis Boerne. L’ame de cette réunion, sa muse aventureuse et géniale, comme disent nos voisins, c’était Rachel de Varnhagen, et ce nom suffit pour faire entrevoir qu’aucun de ces précieux élémens ne dut rester isolé ou inutile. Rachel a tracé dans ses lettres un admirable tableau de cette société berlinoise. Figurez-vous le jeune étudiant, après sa triste vie de Francfort, transporté tout à coup au sein de l’Athènes germanique. Ce fut, on peut le dire, toute une révélation. Ses biographes nous disent qu’il renonça au judaïsme et se fit baptiser en 1818 ; mais dès ce jour-là, dès 1804, il sort pour toujours de l’étroite enceinte de la communion juive, et prend place dans la belle assemblée philosophique de son pays. Aussi, plus tard, après bien des années et bien des luttes, il gardera dans sa fleur ce souvenir des printanières inspirations, il aimera Berlin comme le berceau de son intelligence ; il y reviendra souvent, non plus obscur et perdu dans la foule, mais digne de siéger à côté des maîtres, digne de continuer à sa manière les prédications libérales et l’audacieuse fantaisie de Rachel.

On sait quel est le charme des années studieuses pour la jeunesse allemande La libre vie de l’étudiant le conduit de ville en ville ; il va demander la science à toutes les chaires illustres et prendre sa part à toutes les fêtes de la pensée. Après ces belles années de Berlin, Louis Boerne se rendit à l’université de Halle. Toute parée de ses meilleures gloires, pleine de mouvement et d’éclat, cette noble école semblait protester déjà par ses triomphes contre le décret de Napoléon qui devait si tôt la condamner au silence. Plus de douze cents étudians s’y étaient fait inscrire, et les maîtres répondaient bien à cette généreuse ardeur. Boerne y retrouva Schleiermacher, dont la finesse socratique l’attirait singulièrement : il y vit Steffens, Wolf, Reil ; mais laissons-le parler lui-même, car c’est ici une des rares occasions où ses écrits fournissent des documens à l’histoire intime de sa pensée :


« Je me rappelle avec ravissement les années académiques que j’ai passées à Halle. Sans doute la jeunesse est belle pour tout le monde, dans quelque lieu et de quelque manière qu’elle se passe ; mais elle est doublement belle pour l’étudiant. Travail et gaieté s’offrent à lui sur le même chemin ; il est dispensé de cette dure obligation de choisir entre le plaisir et la peine, tandis que dans toute autre condition le jeune homme est placé beaucoup trop tôt à l’entrée des deux chemins d’Hercule. La vie scientifique de Halle était dans toute sa fleur, pleine de mouvement et d’attrait. Goettingue était alors ce qu’elle a toujours été, ce qu’elle est encore à l’heure qu’il est : le séjour d’une science vénérable et traditionnelle, une sorte d’aristocratie respectée, riche en domaines bien assis, en biens-fonds solides et inaliénables. À Halle, c’était le tiers-état, c’était l’activité du commerce, c’était le continuel échange de l’esprit ; tous les résultats de la science y circulaient gaiement, rapidement, de bouche en bouche et de main en main. L’intelligente sollicitude du gouvernement prussien y avait formé une réunion de maîtres qui, sans renoncer aux trésors du passé, accueillaient avidement toutes les richesses nouvelles. Wolf, dont la réputation ne surpasse pas le mérite, nature pleine de vie et d’ardeur, nous fit faire une connaissance intime avec Anacréon et les présomptueux amans de Pénélope. Schleiermacher enseignait la théologie, comme l’eût enseignée Socrate, s’il avait été chrétien Dans son cours de morale, il analysait la vie intérieure, puis la vie scientifique et politique de l’homme. Son auditoire ne réunissait pas seulement la jeunesse académique, mais aussi des hommes d’un âge mûr et de toutes les conditions. Il était en même temps prédicateur de l’université, et ses auditeurs devenaient plus recueillis à mesure qu’ils devenaient plus réfléchis. Armé, en effet, du compas de la science, Schleiermacher naviguait sur la mer de la foi dans une direction calculée, sûre et exempte de doute. Reil était remarquable comme homme, comme professeur de médecine et comme praticien. Son visage était noble et imposant ; il avait les yeux du grand Frédéric. En le voyant enseigner au milieu de ses élèves, qui avaient pour lui autant d’affection que d’admiration, on pouvait aisément se croire à l’académie d’Athènes. Il savait inspirer à ses malades et à leurs parens une confiance inébranlable, et ceux qu’il ne guérissait pas conservaient encore l’espérance en perdant la vie. Ses leçons sur la thérapeutique et l’ophthalmologie étaient sans cesse entremêlées de poétiques citations de Schiller et de Goethe, et les fruits précieux de ses recherches étaient ainsi cachés sous des fleurs. Celui qui n’aurait assisté qu’aux premières leçons de chaque semestre aurait pu croire entendre un professeur de morale ou d’esthétique. Parvenu déjà à la maturité de l’âge, arrivé à ce moment où le savoir gagne en étendue, mais non plus en profondeur, et où les épis fanés de l’esprit penchent leur tête affaiblie vers la terre, Reil songeait souvent à cette loi inévitable de la nature. Au milieu de ses épanchemens intimes, dans un petit cercle choisi de disciples et d’amis, il manifestait une crainte naïve et toute charmante de perdre un jour la jeunesse de l’esprit. Pour se préserver du danger, il avait soin de s’entourer continuellement de jeunes gens studieux et de livres nouveaux. Horkel s’était approprié les doctrines de Cuvier et inspirait à ses élèves le goût de l’anatomie comparée et de la physiologie. Il nous faisait connaître d’une manière spirituelle tous nos frères inférieurs, et démontrait la perfection de l’organisation de l’homme par l’imperfection de celle des bêtes. C’était un homme tellement modeste, qu’il n’avait jusqu’alors publié aucun ouvrage ; son désir d’apprendre était si vif, qu’il en oubliait souvent ses devoirs de professeur, car, tout préoccupé du résultat de ses recherches, il négligeait de nous dire quelle méthode l’y avait conduit. Steffens, enfin, exaltait la jeunesse académique jusqu’à l’enthousiasme. Élève de Werner, il avait été appelé à Halle comme professeur de minéralogie ; disciple de Schelling, il y apporta la philosophie de la nature… Steffens est Danois, et, si je ne me trompe, il ne possédait pas encore parfaitement la langue, ou du moins la prononciation allemande, quand il commença de professer à Halle. Cette circonstance prêtait à sa diction cette naïveté et cette grace qui charmaient tant dans la personne d’Alcibiade. Steffens ne lisait jamais ses leçons ; ses idées, puisées à la source vive, il nous les présentait à l’instant même dans leur limpide fraîcheur. Sa parole était comme un fleuve irrésistible ; bon gré, mal gré, il fallait s’abandonner au courant, sans voiles, sans gouvernail et sans rames, et l’on ne commençait à réfléchir qu’après être arrivé au rivage.

« Animé par de tels maîtres, le sang de la jeunesse académique circulait plus vivement et plus ardemment dans toutes les veines de l’esprit. Il y avait à Halle douze cents étudians dont la vie sociale était plus fougueuse et plus rude que jamais. Moeurs, langage, costume, tout y était gigantesquement bizarre. Ils portaient de grandes bottes appelées canons et des casques ornés de plumes rouges, blanches, vertes ou noires, selon l’association à laquelle ils s’étaient ralliés. Ainsi habillés, ils ressemblaient par en haut à des guerriers romains, et par en bas à des postillons allemands ; mais l’enthousiasme de la science, perçant à travers cette enveloppe grossière, n’en était que plus touchant. Je me rappelle que, dans un banquet où l’on avait oublié d’inviter les Graces, deux farouches compagnons se prirent de querelle à propos de la philosophie de Schelling… Ainsi se passèrent trois années, une longue suite de lunes de mai. Ah ! que la jeunesse est heureuse dans les universités allemandes ! Puisse se dessécher la main qui attentera la première à cette vie fortunée ! »


C’est bien certainement à cette époque, c’est au milieu de ces vives jouissances de la pensée que son intelligence, un peu indécise jusquelà, prit comme une physionomie distincte et contracta les signes reconnaissables qui ne se perdent plus. Un de ces traits décisifs, c’est sa prodigieuse lucidité d’esprit, c’est ce pouvoir si rare de rester calme au milieu des émotions publiques, ou plutôt de ne se livrer qu’en parfaite connaissance de cause et avec la ferme volonté de n’être jamais dupe. Passionné, aventureux, il l’était sans doute ; mais comme la finesse du jugement venait à propos rectifier les entraînemens du cœur et lui défendait de s’égarer ! Voilà le fond même du caractère de Louis Boerne. Pourquoi faut-il que les dernières années de sa vie aient été infidèles à cette vocation de son ame ? Il est triste que les démagogues aient pu engager dans leurs voies tortueuses un esprit si fin et si défiant, une ame si sincère et si droite. Celui qui avait su démêler le vrai et le faux dans l’entraînement populaire contre la France, celui qui, jeune encore et malgré l’enthousiasme aveugle des universités, avait compris que la défense du pays n’exigeait pas la haine de la révolution et de ses idées, celui-là était bien digne assurément d’opposer, vingt ans plus tard, la même netteté d’esprit aux ridicules entreprises de la démagogie. L’Allemagne était alors sous le joug de Napoléon, et les ressentimens terribles qui firent explosion en 1813 commençaient à gronder sourdement. On sait que les meilleurs esprits de cette époque se laissèrent prendre à un faux patriotisme dont les royautés de l’Allemagne firent leur profit ; on sait avec quel art toutes les questions furent brouillées et comme la haine de la France arrêta pour long-temps le légitime travail des libertés constitutionnelles. Que les poètes aient poussé des cris de guerre et soulevé les peuples contre nous, rien de mieux : Koerner est un adversaire loyal que nous honorons sans peine ; mais que des publicistes et des philosophes aient confondu à plaisir tous les termes du problème, qu’ils aient attaqué à la fois et l’esprit de 89 et l’ambition du conquérant, c’est là une faute énorme, une faute que l’Allemagne a chèrement payée. Louis Boerne vit plus clair dans ces questions confuses. Malgré son dévouement à son pays, et bien qu’il ait pris part, en 1813, à une ardente polémique contre Napoléon, il comprit que le patriotisme s’égarait. Au moment même où la main de l’empereur pesait le plus violemment sur les peuples germaniques, il comprit que la France n’en était pas moins le foyer du monde nouveau et la sauvegarde de l’Allemagne contre l’absolutisme des cabinets du Nord. Cette idée le guidera toute sa vie ; son plus sérieux honneur est de l’avoir conçue en 1809. Ce n’est pas un médiocre mérite de protester ainsi, jeune encore et sans nom, contre l’erreur peuple entier qui s’enthousiasme à faux.

Cette ironie de la fortune, qui fit naître Louis Boerne d’une famille de diplomates subalternes, nous réserve encore d’autres surprises dans l’histoire de sa vie. Après quelques années d’études à Halle, voyant bien que tous les instincts de son esprit le portaient vers les sciences morales, Louis Boerne abandonna la médecine et se fit recevoir docteur en philosophie à l’université de Giessen C’était renoncer à la vie régulière que sa famille désirait pour lui, et quand il revint à Francfort avec des titres littéraires brillans, mais sans but et sans occupation spéciale, il se sentit mal à l’aise au milieu des siens. Est-ce pour cela que nous le voyons peu de temps après chargé d’un emploi à la municipalité de Francfort ? Singulier emploi, en vérité, pour celui qui devait créer la littérature politique et réveiller l’Allemagne par ses prédications étincelantes ! Louis Boerne était employé à la police ! « Je donne à mon imagination une énigme à deviner, dit quelque part M. Gutzkow, quand je me représente l’auteur des Lettres de Paris attablé dans un obscur bureau de la maison de ville, examinant les livrets des ouvriers, visant les passeports, recevant des protocoles, ou bien, aux jours de cérémonie, représentant la dignité de la police, vêtu de son uniforme et l’épée au côté. » On ne peut que soupçonner les motifs qui déterminèrent Louis Boerne à accepter une fonction de cette nature ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’une fois chargé de cet emploi, il s’en acquitta avec une candeur singulière. L’influence de l’administration napoléonienne était toute-puissante alors, même en Allemagne, et Louis Boerne comprenait militairement l’exactitude et le dévouement du fonctionnaire. Dans sa naïveté parfaite, dans sa candide ignorance de lui-même, il n’ambitionnait pas d’autre gloire ; c’est là qu’il terminait tous ses voeux. Il fut, en effet, le plus zélé, le plus intelligent et même le plus courageux employé de cette administration. M. de La Thaunn, directeur de la police à cette époque, lui confiait tous les travaux importans, et l’on rapporte qu’en 1813, des soldats bavarois ayant voulu piller une maison de la ville, Louis Boerne mit l’épée à la main et paya bravement de sa personne.

C’est précisément à cette époque, de 1810 à 1813, que se rapportent ses débuts littéraires. Ses deux auteurs favoris, assurent ses biographes, étaient alors Jean de Müller et Voltaire. La concision laborieuse du grave historien et la netteté lumineuse, l’incomparable élégance de l’écrivain français, l’attiraient avec un charme égal. Ces études sur le style, cette préoccupation de la forme, étaient déjà visibles, assure-t-on, dans les nombreux articles qu’il donnait alors au Journal de Francfort, et il était facile de soupçonner chez ce débutant timide un des maîtres de la littérature de l’avenir. Cependant son vrai style ne s’était pas encore produit, et sa pensée non plus n’avait pas toutes ses forces. La pensée et le style, l’inspiration et l’art, tout naîtra, tout s’enflammera en lui, au choc même des événemens, avec une spontanéité merveilleuse.

Cette triste, année de 1815, si désastreuse pour nous, ne le fut pas moins pour l’Allemagne. Les penseurs sérieux, en petit nombre il est vrai, s’aperçurent bientôt que la défaite de la France était un terrible coup porté aux nations germaniques. On n’avait pas seulement triomphé de l’empereur, on avait abattu la révolution, c’est-à-dire désarmé le génie des réformes, arrêté la civilisation libérale, et ajourné pour long-temps les légitimes espérances des peuples. L’enthousiasme de 1813 continuait cependant à s’exalter encore. Les souvenirs du moyen-âge les traditions du saint empire romain, qui avaient donné une excitation si vive aux esprits et réuni pour une cause sacrée tous les enfans divisés de la famille tudesque, étaient devenus comme une religion où le mysticisme puisait des voluptés enivrantes. Louis Boerne comprit un des premiers, avec une décision courageuse, le rôle imposé désormais à ceux qui ne voulaient pas que la victoire de l’Allemagne fût la ruine de la liberté. Tandis que tout un peuple allait se passionnant pour la vieille unité du XIIIe siècle, pour les empereurs de la maison de Souabe, les gouvernemens, on ne l’ignore pas, profitaient de ce bel enthousiasme archéologique et déchiraient sans plus de façon les séduisantes promesses de la veille. Dès ce jour-là, Louis Boerne eut un but, il eut une œuvre à accomplir, il entreprit de dissiper les ténèbres où s’emprisonnaient ses concitoyens et de mettre en fuite tous les songes menteurs. Nous n’avons plus affaire, après 1815, à l’étudiant de Halle et de Giessen, à l’honnête employé de la police de Francfort ; nous allons voir grandir le chef de la croisade libérale, le missionnaire du bon sens qui, à force d’esprit et de vivacité railleuse, réveillera l’Allemagne endormie.

C’est par la presse que Louis Boerne résolut d’agir sur son pays. 1813 avait produit un journaliste du premier ordre, l’impétueux, l’irrésistible Goerres, qui, dans le Mercure du Rhin, soufflait à l’Allemagne le feu de sa colère avec une formidable éloquence. Louis Boerne voulut être le Goerres de la période nouvelle, et pour cela il savait bien qu’il ne devait ressembler en rien à son rival. Goerres était mystique et furieux à la fois ; il unissait dans ses prédications grandioses la religieuse exaltation du moyen-âge à la rage du patriotisme insulté. La tâche de Louis Boerne était bien différente. Il avait l’ambition de faire pénétrer partout la pure lumière de l’esprit moderne ; il voulait dissiper les fantômes et réveiller les somnambules. Comment parler efficacement à ces rêveurs aimables, à ces brillans illuminés, qui, dans l’art et la philosophie, dans la science et la politique, ne voyaient pus que le moyen-âge ? L’ironie de Voltaire les eût trop cruellement blessés, et la raison toute seule eût été impuissante. Ne craignez rien ; la pensée, quand elle est profonde, se crée toujours sa forme, et le style de Louis Boerne, ce style qu’il ignorait encore la veille, qu’il cherchait çà et là chez Jean de Müller et chez Voltaire, ce style nouveau, primesautier, vraiment original, va s’épanouir tout à coup avec ses plus rians trésors, comme sur un sol bien préparé les végétations printanières. L’ironie se cachera sous un enjouement capricieux, le bon sens sera plein d’imagination et de grace. De là cette forme toute jeune et ces contrastes d’une vivacité joyeuse. De là ces mélodies, ces brillans allegro qui éveillent si adroitement l’attention ; de là enfin ces aventureuses fantaisies où brille toujours la droite raison, comme une lueur trop vive dans une lampe d’albâtre. Cette douce lumière qui n’effraie pas les yeux du songeur, on s’y accoutume peu à peu ; puis tout à coup l’habile écrivain la démasque, et la clarté vous inonde. Louis Boerne excelle dans cette polémique, il est maître en ce jeu difficile que M. Henri Heine a renouvelé après lui avec une prestesse étincelante. Jamais on n’a mieux séduit le lecteur inoffensif, afin de le jeter tout à coup au beau milieu d’une prédication libérale ; jamais on n’a combiné un guet-apens avec une perfidie plus ingénieuse. Et cette prédication elle-même, comme elle se dissimule encore, comme elle se dérobe avec art, à l’endroit où elle semble près d’éclater ! comme le motif sérieux est admirablement enveloppé dans les plus gracieuses variations ! Le publiciste était contraint à ces ruses par la surveillance de la censure ; mais ce qui devait lui être un obstacle est devenu une ressource, un moyen inattendu, un incomparable aiguillon. Cette pensée libérale, en effet, cette vive et généreuse espérance, quand on la vue briller subitement, puis s’enfuir, comment oublier désormais l’apparition charmante ?

Malo me Galateea petit, lasciva puella,
Et fugit ad salices et se cupit ante videri.

Telle est, dès le premier jour, dès les premiers numéros de son journal (la Balance, Die Wage), la vraie physionomie du style de Louis Boerne. L’année même où il publiait la Balance, il comprit que sa qualité d’israélite nuirait à l’autorité de sa parole, et, réalisant une conversion secrètement accomplie déjà au fond de sa pensée, il reçut le baptême des mains d’un pasteur luthérien. C’est le 5 juin 1818 que M. Bertuch, pasteur à Roedelheim, près Francfort, introduisit le jeune écrivain juif dans la communion chrétienne. Il prit le nom de Charles, qui lui fut donné à cette occasion, et renonça même au nom de sa famille ; Loeb Baruch s’appellera désormais Louis-Charles Boerne. Il serait difficile de dire d’où lui venait ce dernier nom ; lui-même, dans ses Lettres de Paris, il a dressé à ce sujet une généalogie fantasque dont les explications, on le pense bien, ne servent qu’à dépister les curieux. La conjecture la plus probable, c’est qu’il prenait plaisir à se renouveler tout entier ; un pseudonyme devait sourire à ce spirituel tacticien, toujours occupé à dérober sa marche et à dissimuler ses coups. Sans doute, le langage du publiciste s’enhardira plus tard, sa voix sera plus ferme, le brillant artiste fera résonner souvent les touches les plus fières de son clavier. Quoi qu’il fasse pourtant, ce sera toujours un dilettante, et l’on se souviendra de ses paroles : « La musique, s’écrie-t-il dans l’introduction de son journal, est le seul art où les Allemands soient maîtres. S’ils pouvaient parler en musique, et si cette musique pouvait régler leurs actions, les Allemands seraient le premier de tous les peuples. » C’est pour avoir été fidèle à cette musicale inspiration, au milieu même de ses plus furieuses colères, c’est pour cette faculté divine que Louis Boerne a été certainement le premier publiciste de son pays, et que bien des fautes lui seront pardonnées.

Cette forme humoristique si nouvelle fut un enchantement pour les lecteurs d’élite. Un homme qui ne partageait guère les idées de Louis Boerne, un des plus charmans esprits de l’aristocratie allemande, Frédéric de Gentz, en fut ravi. C’est l’originalité de ce célèbre diplomate d’avoir gardé, au milieu des plus hautes fonctions politiques, la plus tendre sympathie pour toutes les choses de l’art. Il fut un des premiers à saluer le talent du journaliste. « Avez-vous lu, écrivait-il à Rachel de Varnhagen, avez-vous lu dans la Balance un article signé Louis Boerne ? Lisez-le ; je n’ai rien vu de si spirituel, rien de si parfait depuis Lessing. » Et Rachel, quelques semaines après, écrivait de son côté à un ami : « Le docteur Boerne rédige un journal intitulé la Balance. Gentz me le recommandait l’autre jour comme l’œuvre la plus ingénieuse qui eût jamais paru ; il ne tarissait pas d’éloges enthousiastes ; — depuis Lessing disait-il, et il faisait allusion ici à un certain article, on n’a pas écrit de critique théâtrale comparable à celle-là. — Certes, j’avais toute confiance dans le jugement de Gentz ; cependant l’œuvre de Louis Boerne, par l’éclat de l’esprit et la beauté du langage, me parut supérieure encore à ce qu’il m’avait annoncé. C’est une forme incisive, profonde, essentiellement vraie et courageuse ; cela n’a pas la futile nouveauté de la mode ; c’est vraiment et sérieusement neuf. Et quel abandon négligé comme au bon vieux temps ! Et quels comportemens légitimes contre tout ce qui est mauvais dans les arts ! Aussi vrai que je vis, voilà un parfait honnête homme. Si vous lisez ses critiques à propos d’une pièce que vous n’ayez jamais vue, vous connaîtrez l’ouvrage aussi bien que si vous l’aviez devant les yeux. Lisez-le, lisez-le ! Gentz blâmait vivement ses opinions, mais il trouvait naturel qu’il les eût. » L’enthousiasme de Rachel de Varnhagen et de Frédéric de Gentz, c’est-à-dire des plus brillans esprits de l’Allemagne, indique parfaitement l’attitude de Louis Boerne dès ses premiers débuts. Nul pédantisme chez lui, rien de contraint et qui sente l’école ; les habitudes universitaires, qui sont visibles chez les plus grands penseurs de l’Allemagne et qui restreignent leur influence à une étroite enceinte, Louis Boerne ne les a jamais connues. Il se moquera plus tard des philosophes, et il en aura bien le droit. Le jargon des systèmes tudesques lui a toujours été particulièrement odieux. Il écrit pour être lu, il parle pour agir, et c’est cette clarté, cette décision du langage, qui firent immédiatement toute sa force. Ce que Rachel et Frédéric de Gentz avaient si délicatement apprécié, des milliers de lecteurs le sentirent d’instinct, et Louis Boerne s’empara des générations nouvelles.

Une fois maître de cette forme habile, bien sûr qu’il saurait exprimer sa pensée la plus vive à l’abri de sa fantaisie capricieuse, Louis Boerne ne recula devant aucun sujet. Comment aurait-il craint le reproche de frivolité ? Toute sa polémique, au contraire, avait pour but de réveiller la vieille Allemagne sous son bonnet de docteur. Il n’y avait que lui qui pût parler de politique à propos de Mlle Sonntag et qui fût capable d’inquiéter sérieusement la diète de Francfort en décrivant les danses aériennes de Taglioni. C’est au théâtre, en effet, qu’il plaça d’abord ses batteries. Il n’y avait pas de tribune en Allemagne, la liberté de la presse n’existait pas : Louis Boerne pensa que les plus élégans travaux de l’esprit étaient dignes de suppléer aux institutions de l’avenir ; il s’adressa aux arts libéraux, et leur demanda de rendre ce nouveau service à l’affranchissement de la pensée humaine. On a quelquefois reproché à Louis Boerne d’avoir mêlé ainsi la critique littéraire et la discussion politique ; c’est lui reprocher son originalité même. On le comprendrait bien mal, en effet, si l’on croyait que ses sympathies libérales aient jamais décidé de ses jugemens, et que son esthétique fût l’humble servante de sa foi. Novateur en politique et en poésie, il mène de front sa double tâche. Loin de méconnaître l’indépendance de l’art, il voudrait qu’une littérature puissante et libre attestât la vie, la force, l’irrésistible développement de l’esprit national. C’est ainsi que la politique et l’art l’intéressent à la fois et s’unissent pour lui sans se confondre. D’ailleurs, cette façon d’apprécier les choses de l’esprit lui semble un témoignage de la vraie et saine liberté démocratique. D’où vient, se demande-t-il, que les arts n’occupent pas la première place dans la vie de l’homme et dans les institutions sociales ? Pourquoi n’en faire qu’un accessoire, un délassement, et un délassement, hélas ! bien des fois condamné ? Pourquoi cette triste opinion calviniste, janséniste, méthodiste, a-t-elle assombri le monde ? Et il s’écrie : « Le plus heureux de tous les peuples, celui qui ressemble le plus à la Grèce, c’est le peuple français. Voyez-les, dans leurs journaux, apprécier à la même page le jeu de Talma sur la scène et l’attitude les ministres à la tribune, tout cela avec la même importance, avec la même sérénité d’esprit. Que nous sommes loin de cette civilisation aimable ! Chez nous, le temple des arts est bien clos et parfaitement chauffé ; mais ne vous hasardez pas à sortir ; l’atmosphère de notre société civile est si froide, qu’il y a de quoi gagner une fluxion de poitrine. » Louis Boerne en est sorti sans peur, et il est le premier qui ait poursuivi résolûment ce que tenteront après lui les écrivains de la jeune Allemagne, la sécularisation de l’art, l’introduction de la poésie, de la philosophie, de la science, au sein de la réalité et de la vie.

Quand on étudie les critiques théâtrales de Louis Boerne, le nom de Lessing se présente aussitôt la pensée. Lessing a été l’un des maîtres de Louis Boerne, et la Dramaturgie de Hambourg offre de piquantes ressemblances ou d’intéressans contrastes avec la spirituelle polémique de l’écrivain de Francfort. On peut dire que Louis Boerne, sur ce point, est le vrai continuateur de Lessing ; il ne le reproduit pas, ce qui eut été déjà un sérieux service rendu aux lettres allemandes, il le continue, il achève son œuvre imparfaite. Ce grand problème de la rénovation du théâtre, Louis Boerne le reprend au point même où il a été laissé par l’illustre auteur de Nathan le Sage ; il poursuit la discussion, la renouvelle, l’agrandit, et, instruit par les événemens contemporains, il développe hardiment les conséquences entrevues de loin par Lessing. Quel avait été le but du critique éminent à qui l’Allemagne doit la Dramaturgie de Hambourg ? La scène allemande n’existait pas ; des copies médiocres, de froides imitations françaises, point de vie, point d’invention, aucun effort même, aucune tentative nouvelle, telle était vers 1770 la situation du théâtre. Lessing voulut provoquer le génie de ses contemporains, il eut l’ambition de créer enfui une scène originale, et dans sa féconde ardeur il jeta éloquemment les plus énergiques appels. On sait par quels chefs-d’œuvre Goethe et Schiller lui répondirent. La Dramaturgie de Hambourg est surtout une croisade contre l’influence française. Les vrais dieux pour l’imagination germanique, ce ne sont pas, en effet, les maîtres de Rome et de la Grèce, ce sont les libres génies qui essaient de reproduire la vie moderne avec ses agitations confuses et ses dramatiques contrastes. L’auteur de Macbeth et d’Hamlet est le roi de la poésie du Nord, et il faut voir avec quel enthousiasme irrité Lessing renverse toutes nos idoles pour ne placer dans le sanctuaire de l’art que cette souveraine image de Shakspeare. Ne lui demandons pas l’impartialité ; Lessing n’est pas libre d’examiner les époques et de faire à chacune sa part ; il faut, de gré ou de force, qu’il entraîne l’art allemand dans les voies que Shakspeare a ouvertes. Mais Shakspeare était le produit d’une société puissante, et les libres développemens de la vieille Angleterre, les souvenirs et les luttes sanglantes de la patrie la pensée nationale enfin, fournissaient à ce mâle génie les plus fécondes inspirations. C’est ce sentiment social, c’est cette force de la vie commune qui manquait à l’Allemagne. Comment créer la poésie dramatique là où l’unité de la patrie n’existe pas ? Comment faire pousser ce grand chêne sur un sol sans vigueur et sans sève ? Emporté par ses généreuses espérances, Lessing n’avait pas tenu compte de ces obstacles ; il se sentit bientôt arrêté, et cette Dramaturgie commencée avec un si juvénile enthousiasme se termine par des paroles de doute et de découragement. « Plaisante bonhomie ! s’écrie amèrement le critique ; singulière innocence, en vérité ! vouloir donner aux Allemands un théâtre national, quand les Allemands ne sont pas encore une nation ! » Ces paroles de Lessing sont le point de départ de Louis Boerne : il abandonne la cause de Shakspeare pour ne plus voir que cette seule question, bien autrement sérieuse, en effet, les rapports de la poésie dramatique avec le sentiment national. Goethe et Schiller, par un miracle de leur génie, avaient créé pendant quelque temps cette unité de la patrie allemande ; séparés dans le domaine des faits, divisés par des intérêts hostiles et des complications séculaires, les peuples germaniques avaient trouvé dans les inventions des poètes une sorte d’unité idéale qui les consolait des misères de ce monde. Consolation bien fugitive, hélas ! cette communauté de sentimens, provoquée un instant par des chefs-d’œuvre, tendait sans cesse à se dissoudre, et, au lieu de seconder les poètes, elle n’existait que par eux. Après les drames de Goethe et de Schiller, la scène allemande redevint la proie des imitateurs, et ces grandes inspirations que le génie des deux maîtres avait puisées dans la conscience de la patrie firent place aux vulgaires influences des petites cours, à l’étroit esprit des résidences provinciales. C’est alors que parut Louis Boerne.

On voit comment l’ardent novateur put se résigner sans peine à la critique des théâtres ; il y poursuivait un but digne de lui. Ne vous étonnez pas de le trouver aux prises avec des milliers de compositions sans valeur, avec les drames et les vaudevilles des fournisseurs brevetés ; soyez sûr qu’il ne perd pas son temps, et que, s’il condamne sa ferme intelligence à ce métier de manœuvre, il sait bien quels sérieux services il va rendre. Il a indiqué lui-même, dans des pages d’une mélancolique gaieté, la signification profonde de ces feuilles légères :


« La nuit critique de l’Allemagne était venue, les gardes, assis auprès de son lit, secouaient tristement la tête, les vieilles tantes faisaient des grimaces lamentables, et l’on ne mouchait plus les chandelles. Or, le malade se dressa tout à coup, se mit sur son séant, et, jetant les yeux autour de lui, il s’écria : où suis-je ? — Dans votre ancienne demeure, auprès de vos chers parens, répondit le médecin, tout transporté, et l’orgueil du triomphe sur le visage. Une transpiration bienfaisante s’était déclarée, le délire de la fièvre avait cessé, le pouls était régulier comme autrefois, et la santé revenait plus rapidement qu’elle n’avait disparu. Le convalescent eut encore plusieurs jours de faiblesse, mais il souriait avec béatitude, tout le charmait, tout le rendait heureux. Bientôt le cousin Michel fut tout-à-fait sur pied, il se tailla douze douzaines de plumes neuves, et mangea le soir sa salade de pommes de terre. Quelque temps après, le testament qu’il avait écrit par crainte de la mort fut déchiré ; tout devait rester dans l’ancien état. Quelques jours encore s’étant écoulés, les gardes vinrent complimenter Michel en lui rappelant cette belle redingote bleue qu’il avait promis de leur donner, s’il recouvrait la vie ; mais il se moqua de ces bonnes gens : il est bien possible, dit-il, que j’aie prononcé de sottes paroles pendant la fièvre et fait de ridicules promesses…

« Ah ! c’était là le beau temps. Je n’ai pas pris part, je l’avoue, à la guerre de délivrance, — je n’avais pour cela ni la vigueur du corps ni la foi suffisante, — mais j’ai donné, moi aussi, quelques petites entorses aux Français. D’un emploi de police dans un état de la confédération du Rhin, j’étais passé, sans changer de siége et de plume, à un emploi de police dans un état de la confédération germanique. Autrefois, j’avais écrit des lettres soumises et empressées dans toutes les directions pour faire épier de pauvres jeunes Allemands poursuivis comme réfractaires et les livrer à l’administration française ; maintenant, j’écrivais des lettres encore plus empressées et plus soumises pour faire saisir comme traîtres à la patrie de vieux Allemands qui témoignaient de l’amour et de l’admiration à Napoléon et les livrer à l’administration allemande. Un jour, on arrêta un de ces pauvres diables, et je dus le contraindre, sur l’ordre de mes chefs, à se mettre en chemise devant moi, afin d’examiner s’il ne s’était pas tatoué les trois couleurs. Je ne trouvai rien ; je déclarai que tout allait pour le mieux, et que l’Allemagne était réellement libre. Sur ce, l’on me signifia mon congé. Je fis alors du patriotisme privé, je publiai un journal que j’appelai la Balance. Par le ciel ! poids ni balance ne me manquaient, mais je n’avais rien à peser. Le peuple ne vendait plus, le marché était désert ; quant au petit peuple d’en haut, il faisait le commerce du vent, de l’air, et autres choses impondérables. Mon embarras était grand. Le journal était annoncé, l’imprimerie fonctionnait, on avait déjà encaissé l’argent des souscripteurs, et je ne savais comment tenir ma promesse. Alors un enrolé volontaire, qui avait bien gagné sa vie, et qui, pour ne pas mourir de faim, avait été obligé de se faire comédien, me conseilla d’écrire sur le théâtre. Le conseil était bon, je le suivis. Je m’affublai d’une vénérable perruque, et, comme un juré, je prononçai selon ma conscience. Pour les règles, je ne m’en souciais guère et ne les connaissais même pas. Ce qu’Aristote, Schlegel, Tieck, Müllner, ont ordonné ou interdit à l’art dramatique, je l’ignorais absolument. J’étais un critique original, etc… »


Quelle tristesse dans cette plaisanterie ! Cette balance vide, ce journal sans articles, cette plume taillée qui ne sait que dire, comme cela représente bien l’Allemagne après ses désastreuses victoires de 1815 ! Cependant tout est prêt : le journal est annoncé, les abonnés attendent ; que faire ? Parlons du théâtre s’il n’y a plus que cela qui vive encore chez les vainqueurs de Waterloo. Mais quoi ! Le théâtre vivrait dans une société sans énergie ! Ce peuple qui ne connaît pas le présent, qui tourne le dos à l’avenir ce peuple indifférent aux intérêts de la patrie et aux conquêtes de la liberté, produirait des poètes dramatiques ! N’est-ce pas blasphémer l’art de Sophocle ? C’est ainsi qu’au milieu du dilettantisme littéraire, en face des ingénieuses dissertations de Louis Tieck et de Guillaume de Schlegel, c’est ainsi que naît et s’élance, armée comme une Minerve, la vaillante esthétique de Louis Boerne. Écoutez sa profession de foi :


« Le théâtre classique des Français m’est bien plus antipathique que celui des Allemands, mais seulement quand je le lis, non pas quand je le vois représenter en France. Alors je m’aperçois bien vite que toutes les erreurs du drame français sont les erreurs des Français eux-mêmes, que ce sont des fautes imputables à leur nationalité. Au contraire, les fautes du drame allemand témoignent de l’absence de toute nationalité chez ce peuple un peuple qui ne se sent peuple que parce qu’il broute, comme un troupeau, dans un même parc ; un peuple qui craint le loup et honore le chien, et qui, au moment de l’orage, courbe patiemment la tête jusqu’à ce que le tonnerre ait passé ; un peuple qui n’est compté pour rien à la fin de chaque année dans le grand livre de comptes de l’histoire, et qui ne sait pas lui-même se porter en compte quand il est chargé du travail ; — un tel peuple peut être parfaitement doux, produire d’excellente laine et rendre de grands services dans le ménage, mais jamais il n’aura une poésie dramatique. Il sera le chœur dans tous les drames étrangers, le chœur qui fait entendre de sages réflexions ; il ne sera jamais un héros !

« Tous nos poètes dramatiques, les mauvais, les bons, les excellens, tous ils ont pour type national l’absence de nationalité ; pour caractère, l’absence de caractère. Notre silencieuse nature, si réservée et si timide, nos vertus d’intérieur et notre prétendue inaptitude à la vie publique, notre résignation d’enfans dans la société civile et notre emphatique orgueil quand nous avons une plume à la main, tout cela réuni oppose un invincible obstacle au développement de l’art dramatique. La sculpture se perdit dans les premiers temps du christianisme, parce qu’on avait renoncé à l’étude du nu ; il n’y a pas de caractères francs en Allemagne, c’est pour cela que l’art dramatique n’existe pas.

« … Avec le drame français, la critique a sans doute ses difficultés et ses ennuis, le spectateur jamais. Si ce n’est pas là une vraie tragédie, une comédie vraiment digne de ce nom, c’est tout au moins un journal des événemens contemporains, et chacun s’y intéresse. On pleure ou on rit, on applaudit ou on siffle, on ne demeure pas indifférent. Dans le drame allemand, au contraire, s’il n’y a pas le mérite de l’art, il n’y a rien… C’est à désespérer de ce peuple, quand on le voit toujours en contradiction avec la température des saisons de l’année. Pendant l’hiver, son ame est toute nue ; elle porte des fourrures pendant l’été. En temps de guerre, l’Allemand fait de la politique ; en temps de paix, il remanie la carte du globe. Il écrit des livres sur l’économie politique des Athéniens ; quant à l’économie politique des Autrichiens, qui ont son argent dans les mains, il n’en sait pas le premier mot. Une académie de Berlin, pour fêter l’anniversaire de la naissance de Frédéric-le-Grand, fait une lecture sur le calcul infinitésimal ; ne serait-il pas plus à propos, ne serait-ce pas une œuvre plus bienfaisante et plus patriotique de faire, pour un tel jour, une étude sur la confédération des souverains allemands ? Les Anglais et les Français valsent avec la muse du siècle ; les Allemands ne peuvent que danser un menuet avec elle. Il sont toujours à l’opposé l’un de l’autre, le cavalier en haut, la dame en bas ; il s’éloignent, se regardent de côté, et s’ils se tendent la main, c’est un signe d’adieu au lieu d’un signe de bienvenue. Si jamais un Allemand voulait baiser la main de la noble dame, il s’y prendrait si gauchement, que le monde entier éclaterait rire… Qu’y a-t-il à faire ici pour le poète dramatique ? C’est au diable qu’il appartient d’écrire des comédies pour un tel peuple. »

On n’analyse pas un recueil critique. Les fragmens que je viens de traduire indiquent assez le rôle actif de Louis Boerne dans la littérature de son pays. Le dramaturge de Francfort a fidèlement rempli son spirituel et hardi programme. Pourvu qu’il ait l’occasion de faire entendre de rudes ventes, rien ne le rebute, ni la sensiblerie vulgaire des drames à la mode, ni la platitude du style, ni la médiocrité des acteurs. C’est cette ferme et patriotique pensée qui assure une durée sérieuse à ces feuilletons d’un jour. Ces drames, ces comédies, ces vaudevilles ont disparu depuis long-temps ; Kotzebue et Houwald sont condamnés aux limbes, pareils à ces hommes qui ne furent ni bons ni mauvais, et que Dante n’a jugés dignes ni du paradis ni de l’enfer ; qu’importe ? la critique de Louis Boerne est animée d’une radieuse jeunesse, et, quoique liée à ces choses mortes, elle vivra. D’ailleurs, au milieu de ces belles pages sur tant d’œuvres oubliées, il y a çà et là des chapitres de la plus haute morale ou de l’esthétique la plus ingénieuse à propos des sublimes modèles de l’art. L’article sur Hamlet est un chef-d’œuvre, et le Guillaume Tell de Schiller a inspiré à Louis Boerne un verdict d’une singulière audace. Il faut citer aussi le spirituel article intitulé : Henriette Sonntag à Francfort. Un vigoureux esprit qui, par son libéral et patriotique enthousiasme, a plus d’un rapport avec Louis Boerne, Édouard Gans, a écrit aussi sur Mlle Sonntag un article plein d’originalité et d’éclat. Édouard Gans était un profond jurisconsulte et un publiciste éloquent ; il rajeunissait la philosophie comme Louis Boerne renouvelait la littérature ; n’est-ce pas une piquante rencontre que celle de ces deux graves esprits, de ces deux chefs révolutionnaires, dans les élégantes régions du dilettantisme ?

La critique de Louis Boerne s’attaquait surtout au théâtre dégénéré, au drame sans caractère, aux indignes héritiers de Goethe et de Schiller. Il ne faut pas croire pour cela que Goethe soit son héros. Bien au contraire, la polémique de Boerne contre l’auteur de Faust est l’un des épisodes les plus importans de sa vie. Quand Boerne entreprit son audacieuse réforme de la poésie nationale, le grand artiste de Weimar jouissait en paix de sa gloire, et l’on sait avec quelle sérénité olympienne il cultivait, loin des luttes de ce monde, les calmes et magnifiques domaines de son inspiration. Cette superbe indifférence devait être odieuse à l’ardent esprit du novateur. Que Louis Boerne admirât les chefs-d’œuvre du poète, personne n’en saurait douter ; mais, au moment où il fallait créer l’esprit public en Allemagne, comment eût-il vu de sang-froid la plus haute intelligence de son pays s’isoler orgueilleusement dans des régions inaccessibles et refuser à ses frères les consolations du génie ? Consoler et éclairer les peuples, les relever de leur abaissement, n’est-ce pas le privilège des poètes ? Tel est le sens de cette polémique irritée, de ces reproches cruels, injustes et formulés si amèrement. Je ne suis pas de ceux qui enveniment, par des interprétations fausses, cette lutte du publiciste et du poète. On n’ignore pas que M. Wolfgang Menzel, dans son teutonisme insensé, fait un crime à Goethe de son impartialité cosmopolite et de l’élévation de son art ; Louis Boerne, nous le verrons tout à l’heure, ne combat pas sous l’étroite bannière de M. Menzel. Il ne perd pas son temps, comme le sophiste de Stuttgard, à disséquer perfidement toutes les œuvres du grand poète, à rechercher les emprunts, les imitations, à noter les influences secrètes auxquelles l’artiste le plus indépendant ne se soustrait jamais, et finalement à nier le génie du maître. Ce génie, ces facultés, il les reconnaît tout le premier, mais il lui en demande compte. « Moi l’honorer ! s’écrie-t-il en appliquant au poète les beaux vers de son Prométhée ; moi ! que je te rende hommage ! et pourquoi ? As-tu jamais adouci les souffrances des opprimés ? as-tu séché les larmes des malheureux ? »

Ich dich ehren wofür ?
Hast du die Schmerzen gelindert
Je des Beladenen ?
Hast du die Thraenen gestillet
Je des Geaengstigten ?


Ces beaux vers contiennent la véritable pensée de Louis Boerne dans ses rapports avec Goethe. Un des plus récens, un des plus ingénieux commentateurs de Goethe, M. Rosenkranz, a finement remarqué le caractère admiratif des accusations de Louis Boerne, et combien elles attestent chez le publiciste une foi sans bornes dans l’autorité du poète. Ce ne sont pas des critiques dénigrantes comme les invectives de M. Menzel, ce sont des pétitions hautaines. Louis Boerne demande à Goethe le soulagement des maux de la patrie, les réformes promises, les institutions libérales. Prince de la poésie et de l’intelligence, c’est Goethe qui doit répondre pour les souverains de l’Allemagne. Goethe ne l’a pas voulu ; il a détourné les yeux, il a craint que les maux de ses concitoyens ne troublassent la majesté souveraine de sa pensée, et il s’et réfugié dans un sanctuaire où les bruits du siècle n’arrivaient pas : c’est là que l’ont poursuivi les flèches rapides de Louis Boerne.

Quel est donc le poète préféré de l’éminent critique ? Sans doute le généreux enthousiasme de Schiller convient mieux à Louis Boerne que la froideur de Goethe ; mais tout ne lui plaît pas cependant chez l’auteur de Don Carlos, et, si les instincts de son cœur sont satisfaits, sa verve aventureuse, sa finesse humoristique, ont maintes objections à soulever N’a-t-il pas dénoncé Guillaume Tell comme le héros des philistins, comme un de ces vulgaires teutomanes de 1813, chez qui la juste haine de l’étranger épuise toutes les forces morales et supplée à toutes les idées ? Il y a un écrivain qui, bien mieux que Schiller, devait attirer les sympathies de Louis Boerne : c’est le grand humoriste allemand, c’est ce rêveur inspire qui a répandu à profusion dans ses romans fantastiques toutes les tendresses du cœur le plus aimant, tous les trésors de l’imagination la plus riche. Si Louis Boerne, en jugeant les œuvres du théâtre, est le continuateur de Lessing, dans ses articles de fantaisie, dans tous ses travaux de polémique ou de dilettantisme littéraire, il est le plus brillant disciple de Jean-Paul. Jean-Paul n’eût-il pas signé volontiers cette belle profession de foi ?


« Tout ce que j’ai dit, je le croyais ; ce que j’ai écrit, mon cœur me le dictait, et je n’aurais pu lui résister. En aimant mes ouvrages, c’est moi que l’on aime. On rirait vraiment si l’on savait combien je suis ému quand je mets la plume à la main. Mauvais signe, je le sais ; cela m’avertit que je ne suis pas un écrivain. Le véritable écrivain doit faire comme l’artiste ; ses pensées, ses sentimens, lorsqu’il leur a donné une forme, il ne faut pas qu’il y laisse son ame, il doit en faire une chose étrangère à lui-même. Ah ! cette maudite nécessité de se séparer de son ame, jamais je n’ai pu y réussir ! Je ne sais, après tout, si je dois m’en affliger sérieusement. Il se peut bien que l’art soit quelque chose de beau. L’art est aimé des princes, des grands seigneurs, des riches, des heureux du monde, des intelligences calmes et paisibles ; mais ils sont si impitoyables dans leur justice, ces fins connaisseurs, que souvent j’en frissonne. Ils se soucient bien de ce que l’art représente ! c’est l’art tout seul qui les touche. Une grenouille, un concombre, un gigot de mouton, un Wilhelm Meister, un Christ, tout cela a la même valeur : oui, en vérité, ils daignent même excuser la sainteté de la Vierge, pourvu que la peinture soit bonne ! Tel je ne suis pas, tel je ne fus jamais. Dans la nature, je n’ai jamais cherché que Dieu ; dans l’art, je n’ai jamais cherché que la nature divine, et là où je n’ai pas trouvé Dieu, je n’ai vu que monstruosités ; là où je n’ai pas trouvé la nature divine, je n’ai vu, au lieu d’art, qu’un affreux bousillage. C’est ainsi que j’ai jugé les événemens, les hommes, les livres, et il peut bien se faire que j’aie blâmé de bonnes et belles œuvres d’art, uniquement parce que l’ouvrier me semblait méchant et laid. »


Chez Jean-Paul, quelle que soit la distinction originale de ses œuvres, c’est l’ouvrier surtout qui est beau. Louis Boerne avait un culte pour Jean-paul. Il ne se lassait pas d’admirer cette candeur inépuisable et cette généreuse prodigalité d’inspiration. Les génies sobres et contenus, les sévères artistes de la tradition grecque et latine apprécieront difficilement l’auteur de Siebenkaes et de la Vallée de Campan ; Boerne l’aimait pour cette négligence même, pour cette profusion irrégulière où se révèle avec tant de sincérité le poète le plus confiant qui fut jamais. Lorsque Jean-Paul se donne tout entier, lorsqu’il ouvre son cœur et en répand les richesses, il y a là, selon Boerne, de quoi nourrir des milliers de poètes ; c’est un grand fleuve qui roule de l’or.

À la mort de Jean-Paul, au mois de novembre 1825, Louis Boerne prononça son éloge funèbre dans un cercle littéraire de Francfort. Cet éloge est un hymne d’enthousiasme ; la douleur et la reconnaissance les regrets et les actions de graces, tout se croise, tout se mêle dans une langue éclatante et confuse qui semble vouloir reproduire la tumultueuse affliction de la foule. Ce sont des pleurs, puis des hymnes puis des bouffées d’encens. Il serait difficile de donner une idée exacte de ce beau discours, car Louis Boerne, pour mieux louer son maître, lui emprunte son style, ce style dont la confusion grandiose est ce qu’il y a de plus antipathique au génie de notre langue. J’en traduirai seulement les passages les plus accessibles :


« Une étoile a disparu des cieux ! Une couronne est tombée de la tête d’un roi ! Une épée s’est brisée dans la main d’un général ! Un grand prêtre vient de mourir ! — Ah ! pleurons cet homme qui nous avait été donné en compensation de nos misères et que rien désormais ne remplacera chez nous. En échange des biens qui lui manquent, chaque pays a reçu du ciel une consolation précieuse. Le Nord, au cœur froid, possède la vigueur du fer ; le Midi énervé a son soleil d’or ; la sombre Espagne a sa croyance ; la France, épuisée de ressources, a des trésors d’esprit, et la liberté illumine les brumes de l’Angleterre. Nous, nous avions Jean-Paul et nous ne l’avons plus, et nous perdons avec lui ce que nous ne possédions que par lui seul, la force, la douceur, la foi, la gaieté charmante, l’éloquence qui ne tarit pas.

« Les siècles passent, les saisons se succèdent Il n’y a de durable que le changement, il n’y a de vivant que la mort. Chaque battement de nos cœurs marque une souffrance, et la vie serait une blessure éternellement saignante, si Dieu ne nous avait donné la poésie. C’est elle qui nous prodigue ce que nous a refusé la nature, un âge d’or qui ne se flétrit pas, un printemps qui ne se fane jamais, un bonheur sans nuage, une jeunesse sans fin. Le poète est le consolateur de l’humanité ; il est ce consolateur, oui, quand le ciel lui-même lui a donné ses pouvoirs, quand Dieu lui a imprimé le signe sacré sur le front et qu’il ne porte pas son message pour un vil salaire. Tel fut Jean-Paul. Il ne chantait pas dans les palais des rois, il ne jouait pas de la lyre à la table des riches. Il était le poète des humbles, il était le chanteur des pauvres, et là où des affligés pleuraient, on entendait toujours les sons si doux de sa harpe. Honorons la cloche superbe qui retentit majestueusement aux jours de fêtes solennelles, mais réservons notre amour à l’horloge familière dont la voix accompagne chaque battement de nos cœurs, qui sonne à chaque quart d’heure pour nos joies, et qui, de minute en minute, nous distrait de nos chagrins.

« Dans un pays, on ne compte que les villes ; dans les villes, on compte seulement les tours, les temples et les palais ; dans les maisons, les maîtres ; dans le peuple, les confréries, et, dans chaque confrérie, celui qui la préside de toutes les saisons, le printemps seul est aimé ; en voyage, on n’admire que les larges routes, les fleuves et les montagnes, et ce que la foule admire est célébré par les poètes complaisans. Jean-Paul n’était pas le flatteur de la foule, il n’était les le complaisant de la vulgarité. Par de petits sentiers étroits, il allait visiter le village dédaigné du voyageur. Dans le peuple, il comptait les hommes, dans les villes les toits, et, sous chaque toit, chaque cœur l’intéressait. Toutes les saisons pour lui se paraient de fleurs, toutes lui donnaient des fruits. Le plus pauvre de tous les poètes, n’eût-il qu’une seule corde sa lyre, sait chanter la fête du premier amour. Jean-Paul veille sur la flamme sainte de l’amour jusqu’à l’heure où le souffle de la mort vient l’éteindre… À travers le brouillard et l’ouragan, au milieu des glaces de l’hiver, il pénétrait dans le misérable taudis d’un maître d’école de village, pour distribuer à ses enfans les joyeux présens de Noël. Il chantait à pleine poitrine la vie splendide des princes dans les îles enchantées du lac Majeur ; mais combien sa voix était plus douce, combien son enthousiasme plus vrai, quand il chantait le modeste bonheur d’un bon vieillard allemand et les jours fortunés d’un pasteur suédois !

« Pour la liberté de la pensée, Jean-Paul a eu des compagnons de guerre ; dans les luttes pour la liberté du sentiment, il était seul. Étranges natures que nous sommes ! nous cherchons à dissimuler notre amour plus soigneusement encore que notre haine, et nous craignons de paraître bons autant que nous craindrions de paraître riches en présence des voleurs. Que de fois, dans le tumulte de la vie quotidienne, dans le va et vient des conversations banales, que de fois nous donnons aux choses sérieuses qui s’y font où s’y disent une attention qui n’est que mensonge ! Nous paraissons calmes, et nous sommes émus ; nous paraissons graves, et nous serions près de pleurer ; notre esprit semble très éveillé, et nous sommes bercés par des songes ; nous marchons à pas comptés, et notre cœur bondit de souvenir en souvenir ; nous courons à travers les lits de fleurs de notre enfance, ou bien, sur les ailes de la fantaisie, nous nous élevons vers les derniers nuages enflammés, vers les derniers soleils couchans de notre jeunesse disparue. Avec quel embarras vous épiez autour de vous si aucun regard ne vous a surpris, si aucune oreille n’a soupçonné vos silencieux soupirs ! C’est alors que Jean-Paul s’approche de vous, et souriant, et de sa voix la plus douce : « Je vous connais, dit-il. Vous cachez vos joies, elles vous semblent trop enfantines pour que des esprits sérieux s’y intéressent ; vous enfermez secrètement vos douleurs, trop petites, pensez-vous, pour qu’on y compatisse. Je viens me réjouir, je viens pleurer avec vous. »

« Jean-Paul était le poète de l’amour, en donnant à ce mot sa signification la plus belle et la plus sublime. Il avait fait dans sa jeunesse le serment que voici : « Grand génie de l’amour ! j’adore ton cœur sacré ; qu’il emploie une langue morte ou une langue vivante, qu’il parle avec des lèvres de feu, ou qu’il s’exprime péniblement, je l’adore ! Et partout, partout je te reconnaîtrai, soit que tu habites dans une étroite vallée des Alpes, soit que tu te caches dans une cabane de l’Ecosse, soit que tu brilles au sein de l’éclat du monde ! » Ce serment, il l’a tenu jusqu’à sa mort. Mais qu’est-ce que l’amour sans la justice ? C’est la générosité du bandit qui donne à l’un ce qu’il vient de prendre à l’autre. Jean-Paul était aussi un prêtre du droit. L’amour était pour lui une flamme sainte, et le droit était l’autel où cette flamme devait brûler. Jean-Paul est le poète de la morale. Jamais il ne para le vice des fleurs de sa parole, jamais l’or de son imagination ne couvrit des sentimens vils…

« Consoler ceux qui ont besoin de consolations, et rassasier les cœurs affamés, ce n’est pas là toute la mission du poète. Il doit être aussi le juge de l’humanité, il doit être la foudre et l’orage qui dissipent les miasmes et les corruptions de la terre. Jean-Paul était le dieu de la foudre, quand il s’irritait ; un fouet sanglant, quand il frappait. Ses railleries emportaient la pièce. Malheur à qui attirait sur lui cette terrible ironie ! Il n’y avait plus qu’à fuir, car de lui résister en face, personne n’aurait eu ce courage. Si le géant de l’orgueil osait braver Jean-Paul, d’un coup de fronde il le jetait à bas. Si la ruse se cachait dans ses cavernes sombres, Jean-Paul y mettait le feu… »


Il est impossible de louer plus dignement ce grand esprit, d’apprécier avec plus de vérité et de vie tout ce qu’il y a de trésors divins, de merveilles incomparables, tout ce qu’il y a de sagement et de religieusement démocratique dans les gracieuses peintures de Siebenkaes, dans les sublimes fantaisies d’Hespérus et de la Loge invisible. Cet hymne enthousiaste à Jean-Paul forme comme un point de repos, comme un centre lumineux et grave au milieu de la carrière de Louis Boerne. C’était là qu’il devait se cantonner à jamais. Disciple de ce grand poète, il était digne de continuer son influence en la transformant. Quel écrivain sérieux n’a pas eu dans sa vie un éclair, une illumination subite pour lui marquer sa voie ! Le jour qu’il traçait avec une émotion si sincère cette poétique oraison funèbre de son glorieux modèle, Louis Boerne, j’en suis sûr, a entendu distinctement les conseils du maître intérieur. Son malheur, nous le verrons bientôt, est de les avoir si vite oubliés. Que de fois, lorsque l’explosion de 1830 l’eut jeté hors de sa route, l’ingénieux et libéral humoriste dut regretter cette poésie ravissante, abandonnée par lui pour les tumultueuses aventures de la place publique ! Que de fois le souvenir de Jean-Paul dut troubler ses insomnies et faire apparaître à ses yeux, comme un reproche, tous ces chastes fantômes, toutes ces créatures idéales qui peuplaient le paradis de sa jeunesse ! Hélas ! les embrassemens du radicalisme ont aussi dévoré chez nous des intelligences d’élite et flétri des poètes adorés. Carpe diem, disait la sagesse antique ; hâtons-nous, jouissons des heures rapides où le rêveur aimé nous appartient encore.

Le meilleur moyen, ce me semble, d’apprécier un critique, un brillant humoriste littéraire, c’est de chercher le caractère commun de ses travaux, c’est aussi de marquer les rapports qui l’unissent aux grands écrivains de son pays. J’ai dit ce qu’était Louis Boerne en face de Lessing, en face de Schiller et de Goethe ; j’ai dit son enthousiasme pour Jean-Paul : je me demande à présent ce qu’il pensa de Hegel et s’il se soumit, comme tant d’intelligences plus fortes et plus hardies que la sienne, au joug bizarre de ce formidable esprit. Il n’est guère possible, en Allemagne, d’échapper aux écoles philosophiques. Hegel particulièrement a exercé sur ses contemporains une fascination prodigieuse. Descartes, on ne l’ignore pas, a gouverné la société du XVIIe siècle, il a imprimé aux poètes et aux orateurs, aux théologiens et aux savans, la marque reconnaissable de sa pensée ; c’est lui qui a enseigné aux plus glorieux maîtres cette rectitude hardie, cette fermeté élégante, toutes ces graces chastes et sévères qui sont le charme incomparable de cette époque ; mais Descartes n’agit que sur la société d’élite : Hegel s’est emparé de toute l’Allemagne. Malgré la rudesse barbare de son langage, malgré les étranges hallucinations de son système, Hegel a pénétré partout. Il n’y a pas de critique, pas de poète, pas de literat, il n’y a pas d’écrivain si frivole et si sceptique qui ne porte superbement la livrée de ce singulier maître. Qu’on le comprenne ou non, peu importe ; on lui emprunte des lambeaux de son panthéisme pour en faire des drames et des romans. J’ai trouvé la Phénoménologie de Hegel dans je ne sais quel conte bleu, et l’Encyclopédie des sciences philosophiques m’est apparue un jour au fond d’un sonnet printanier. Un des plus éminens écrivains de ce temps-ci, le Byron de la moderne Allemagne, M. Henri Heine, a donné l’exemple de ces raffinemens alexandrins, et, grace à sa verve moqueuse, grace à l’art qu’il possède de se persifler très sincèrement lui-même, il y a déployé une incontestable originalité. Louis Boerne a-t-il puisé aussi à ce gouffre profond de la philosophie hégélienne ? Nullement, et c’est encore par là qu’il est fidèle à Jean-Paul. On sait avec quel empressement furent accueillis dans cette mystique Allemagne les premiers systèmes de Schelling. Kant et Fichte lui-même avaient creusé un abîme entre l’homme et la divinité. Cet esprit incommunicable que le kantisme nous avait interdit de connaître et qu’il avait placé dans les inaccessibles mystères de l’infini, tout à coup Schelling le découvre et le montre vivant au sein de la nature ; il n’est plus seulement au-dessus de nos têtes, il nous porte et nous enveloppe. « L’ame avait perdu son dieu, s’écrie éloquemment Hegel ; comme Cérès à la poursuite de sa fille, elle alluma des signaux sur les montagnes et descendit dans les entrailles de la terre. » Contemporain de Fichte, de Schelling et de Hegel, témoin des premiers enivremens du panthéisme germanique, Jean-Paul ne se laissa pas prendre à ces séductions périlleuses. Malgré l’impétueux dévergondage de sa fantaisie, il avait le cœur trop simple pour ces subtilités de la science, il a écrit gaiement que tout système de philosophie est un immense point d’interrogation. Des quatre métaphysiciens de l’Allemagne, Kant est le seul qui ait eu quelque influence sur son esprit, et encore la sécheresse de son langage devait-elle peu convenir à cette ardente imagination. Le vrai directeur de Jean-Paul, celui dont il acceptait le plus volontiers la confession philosophique, c’était Herder ; il aimait ce caractère profondément humain et la sympathique sérénité de ses doctrines. Louis Boerne n’a jamais eu plus de goût que son maître pour les systèmes et les écoles ; il appartenait à cette philosophie sans formules, à cette science traditionnelle qui se compose de ce qu’il y a de meilleur dans le travail des siècles et qui ne s’adresse pas à un petit nombre d’initiés. Lessing et Mendelsohn, Herder et Jean-Paul étaient pour lui les chefs du vrai savoir. Il admirait la France pour cette haute place qu’elle accorde aux vulgarisateurs des idées, et il nous enviait non-seulement Voltaire et Rousseau, mais cette belle famille de moralistes qui, de Montaigne à Pascal, de Pascal à La Bruyère et à Vauvenargues, ne s’interrompt pas dans notre littérature. Il a écrit dans ce genre des aphorismes, des fragmens, une collection de maximes où la netteté française s’allie heureusement à l’humour germanique. Louis Boerne eût aimé passionnément le dernier venu de ce groupe illustre, l’ami de Chateaubriand et de M. Molé, — M. Joubert.

Ces systèmes de Schelling et de Hegel, qui se partageaient depuis plus de vingt ans toutes les intelligences de l’Allemagne, ont toujours rencontré une résistance invincible dans la pensée de Louis Boerne. On dirait un fils de Voltaire au milieu des Germains, tant son bon sens est audacieux, tant il ébranle, à force d’ironie et de sagesse, ces fières constructions métaphysiques. Un jour, l’un de ses anciens maîtres à l’université de Halle, le Danois Steffens, paraît sur le point d’abandonner la philosophie de la nature et de se convertir au catholicisme. La colère est grande dans le cénacle. Qui osera prendre la défense de Steffens ? Un seul écrivain, le chef même du libéralisme, Louis Boerne, et cette défense de Steffens est l’attaque la plus spirituelle et la plus sensée contre l’intolérance philosophique. « On l’accuse, dit-il, d’avoir abjuré la philosophie de Schelling ; quant à moi, je le déclare, c’est cette philosophie qui m’a abjuré ; elle s’est détournée de moi ; un beau jour, je la cherchai dans ma mémoire et ne la trouvai plus. » Est-il possible d’indiquer plus gaiement ce qu’il y a d’artificiel dans certaines théories et comme elles jettent peu de racines dans le fond de notre nature ? Cela n’empêche pas M. de Schelling d’être un grand et vénérable esprit ; ce n’est pas moi qui amoindrirai jamais ces courageux chercheurs dont la vie s’est dévouée au plus sérieux emploi de l’intelligence humaine, à la solution du problème de nos destinées, à la poursuite de la grande énigme. Ce que Louis Boerne attaquait surtout ici, c’était l’intolérance. Vrai disciple de Lessing et de Voltaire, tout fanatisme lui est odieux. En face de la tyrannie des écoles, il proclame sa théorie aimable, la tolérance universelle ; non pas cette tolérance sceptique, cette indifférence paresseuse où s’endormait Montaigne, mais cette impartialité supérieure qui sait que tout âge a ses préférences, tout esprit ses penchans, et que l’éternelle vérité, toujours ancienne et toujours nouvelle, enchante continuellement l’esprit de l’homme par les aspects sans nombre de sa lumière infinie. On connaît la belle parabole de Lessing dans Nathan le Sage ; Louis Boerne la traduit ainsi à sa manière : « Quelle est la vraie philosophie ? quelle est la croyance orthodoxe ? Je vais te le dire, lecteur. La vraie philosophie est celle qui, pour rester vraie n’a pas besoin d’accuser de mensonge tout ce qui n’est pas elle. La vraie croyance est celle qui, pour rester orthodoxe, n’est pas forcée de condamner toute autre croyance comme hérétique. Tu demandes où est la vérité ? Demande plutôt où est l’erreur. » La vérité est partout, selon Boerne ; il ne faut que la dégager par l’indulgence, par la sympathie de l’éclectisme, c’est-à-dire par le respect et l’amour du genre humain.

En même temps qu’il attaquait l’intolérance du dogmatisme, il invitait les philosophes à sortir de l’enceinte des écoles pour se mêler au monde. Le pédantisme des systèmes est fatal, se disait-il ; que d’intelligences perdues pour la vraie philosophie libérale, pour les conquêtes de la civilisation ! Et il s’écriait avec sa gaieté habituelle :


« Combien j’ai ri l’autre jour ! Une académie allemande avait résolu de supprimer sa classe de philosophie ; elle disait que le lourd fardeau de la métaphysique l’empêchait de marcher. Un homme d’état, membre de cette académie, prit la philosophie sous sa protection. — Ce n’est pas de cela que j’ai ri ; je trouvais, au contraire, la décision de l’académie parfaitement louable et la conduite de l’homme d’état parfaitement naturelle ; mais voici ce qui causait ma gaieté : — Un savant allemand, qui apprit cette circonstance et qui eut grand soin de l’imprimer, trouvait le zèle de l’homme d’état si merveilleux, qu’il ne se lassait pas de l’admirer. Ce savant n’est pas un rêveur, c’est un esprit net et éveillé, et pourtant il n’a pas compris ! L’homme d’état savait bien ce qu’il faisait ; il savait bien qu’en Allemagne agrandir le domaine de la philosophie, c’est rétrécir le champ de la liberté, tandis que la liberté gagnerait tout l’espace qui serait enlevé à la philosophie. »


Bien différent de ce savant et de cet homme d’état, Louis Boerne eût écrit le panégyrique de cette académie allemande qui supprimait la classe de philosophie. Il fait du moins tous ses efforts pour entraîner loin des écoles tous ces graves docteurs et ces conseillers auliques. Ce qu’il reproche à la poésie allemande, nous l’avons remarqué, c’est l’isolement où elle s’enferme : nous voici au second point du sermon, et les philosophes en feront les frais. Voyez quel bon sens sous ces fantaisies joyeuses :


« Unissez la science, l’art et la vie. Si vous les séparez, la science est pâle, l’art est maigre et la vie est maladive. Voulez-vous éternellement faire la cuisine et ne jamais servir la table ? Ne voulez-vous pas avoir, vous aussi, votre XVIIIeSiècle, comme les savans français ? Est-ce que d’Alembert et Duclos, Condorcet et Mably, n’étaient pas de sérieux écrivains, parce qu’ils remplissaient leur verre avec les flacons au lieu d’aller puiser aux sources ? Est-ce que leurs écrits ne sont pas de l’or, parce qu’ils sont brillans, et que tout ce qui brille n’est pas or ? Ne pouvez-vous être spirituels, parce que vous êtes profonds ? Est-ce servir la science que de la rendre déplaisante ? Si la pensée est pour vous un poids si lourd qu’il faille vous délasser ensuite, eh bien ! ne pensez pas. Pour un esprit sain, c’est la vie qui est le travail, et la science le repos. Vous avez retourné tout cela. O conseillers auliques ! tâchez d’être aimables.

Ah ! je pleurerais de bon cœur, quand je songe que le char de Jean-Paul, ce char aussi lumineux que celui du soleil, a été cahoté pendant cinquante ans sur le mauvais pavé, sur les tas de fumier des petites villes, et que, le soir, après que le soleil de son génie s’était couché, au lieu de se plonger dans la fraîcheur des vagues, il était enveloppé de la fumée de pipe des casinos ! Jamais il ne lui a été possible d’atteindre à ces pures régions d’une société d’élite où l’on oublie les pesans soucis, et toutes les tristesses, et toutes les misères de la vie commune. À qui la faute ? À vous et à votre pédantisme. Dans votre morgue de savans, vous avez éloigné les heureux, ceux qui cherchent l’agrément, en toute chose ; vous les avez rendus, comme vous, exclusifs et inaccessibles. Ils vous dédaignent comme vous les avez dédaignés. La vraie philosophie élève le travail à la dignité de l’art, — j’appelle ici travail la vie elle-même et toute espèce de fonction, — et l’art, elle l’élève jusqu’à soi. Voilà ce que vous êtes incapables de faire, vous ne réussissez qu’à alourdir le sang de vos lecteurs. Parmi les nombreux savans de Paris, je n’en ai vu qu’un seul qui fut hypocondriaque ; il s’occupait de philosophie allemande ! C’était l’homme le plus noble, le plus bienveillant et le plus réservé du monde. Un jour, il voyageait en Allemagne, — je ne puis m’empêcher de rire quand j’y pense, — on l’arrêta comme démagogue. Vous le voyez bien, votre philosophie conduit à l’hypocondrie, l’hypocondrie à la démagogie, et la démagogie à la prison.

« …J’avais encore bien d’autres choses à vous dire ; mais silence ! silence ! j’ai une idée. — Oh ! quelle idée divine ! — mon cœur éclate de joie quand je pense à mon idée. Les beaux-esprits se rencontrent partout ; il n’y a que ceux d’Allemagne qui ne se rencontrent jamais. Eh bien ! il faut nous rencontrer, il faut nous réunir, il faut apprendre à nous connaître, et nous réjouir de nous connaître, et nous embrasser, et nous serrer les mains. Nous inviterons aussi les Français, Benjamin Constant, Villemain, Thiers, Cousin, — celui-là aura la présidence, — Guizot, Mignet, Delavigne, Rémusat, tous gens de bonne compagnie. Ils se moqueront de nous ; qu’importe ? tout commencement est pénible. Venez, venez, philosophes, historiens, politiques, romanciers, humoristes, faiseurs d’esthétique, journalistes, critiques ! nous nous lirons nos ouvrages, ceux qu’on n’a pas encore imprimés et ceux qui n’ont pas été lus, — nouvelles et articles de fantaisie, traductions du français, tragédies, comédies, bouffonneries, poèmes dramatiques et critiques de théâtre. Chacun fera son rapport sur le théâtre de la ville qu’il habite et sur les progrès de l’art depuis la chute de Robespierre. Nous serons nombreux, et il est impossible que nous puissions tous achever notre lecture. Qu’à cela ne tienne ! chacun ne lira que le commencement de son article : la suite à l’année prochaine. Connaissez-vous un projet plus charmant ? Quant aux frais de route, il n’y a pas lieu de s’en inquiéter. Nous voyagerons, c’est vrai, mais nous écrirons la description de notre voyage. Malheur aux libraires ! Ainsi, voilà qui est convenu, nous nous réunissons à la canicule et nous commençons par le Hanovre. Le Hanovre ! vrai séjour de l’esprit, de la plaisanterie fine, de la joyeuse humeur ! C’est là que nos admirateurs nous porteront sur leurs épaules et joncheront de fleurs notre chemin. Cela pourra bien nous coûter la vie : la noblesse nous donnera des festins à nous tuer, elle nous étouffera de caresses ; mais douce est la mort que cause l’amour. Voir le Hanovre et mourir ! Vedere Annovera e poi morire.

« Mais que sert tout cela ? J’ai parlé dans le désert. On va dire : un article humristique ! il n’y a rien à faire avec un tel homme. »

Ces conseils qu’il donnait si gaiement aux philosophes, Louis Boerne se les appliquait à lui-même. Ce n’était pas assez d’avoir fait une révolution dans le style, d’avoir ouvert la route à Henri Heine et à tous les écrivains de la jeune Allemagne ; ce n’était pas assez d’avoir popularisé, à force d’ironie et de vivacité charmante, toutes les questions d’esthétique, tous les problèmes de philosophie, toutes les théories libérales qui, jusque-là, ne se débattaient guère en dehors des universités et de leur littérature officielle ; malgré une certaine humeur misanthropique dont il ne se débarrassa jamais, Louis Boerne renouvelait sans cesse, au sein de la société même, les inspirations de son esprit. Il n’alla pas sans doute jusqu’à obtempérer aux désirs de son père, qui voulait encore, après des publications si hardies, lui ouvrir la carrière diplomatique ; il ne réclama pas, on le pense bien, les faveurs promises à son grand-père par l’impératrice Marie-Thérèse, et la destinée de Frédéric de Gentz, que sa famille entrevoyait déjà pour lui, ne l’éblouit pas un seul instant. Il aimait mieux s’inspirer selon son choix du commerce des hommes, gardant toujours la franchise de sa pensée et le libre mouvement de sa fantaisie. Il visita Berlin, il visita Munich, il passa à Paris les deux années 1822 et 1823. Les ébauches, les notes écrites par lui pendant ce séjour, forment tout un volume de ses œuvres et l’un des plus piquans. Quoique très sympathique à la France, il ne l’est pas encore autant qu’il le sera plus tard, et il ne nous ménage pas les critiques. Ces critiques, d’ailleurs, parfaitement sensées, ne s’appliquent plus à la France d’aujourd’hui. C’était le temps où s’éteignait la triste littérature de l’empire, et Louis Boerne, qui ne la croyait pas si malade, lui faisait l’honneur de l’attaquer énergiquement. Il serait curieux de comparer la jeune critique du Globe à ces spirituelles notes de Louis Boerne ; l’humoriste allemand s’y montre déjà comme un ami, comme un collaborateur de cette génération d’élite qui allait bientôt inaugurer, dans la philosophie et dans la poésie, dans l’histoire et dans la critique, le véritable génie du XIXe siècle. Il est aussi son auxiliaire dans les débats politiques. Les pages qu’il a écrites sur le ministère Villèle et sur l’entêtement des vieux partis doivent être rangées parmi ses plus beaux titres. Quelques années après, encouragé par les leçons de Louis Boerne, un disciple de Hegel qui, le premier, fit sortir la science de l’ombre des écoles et corrigea maintes fois la doctrine de son maître par les inspirations de la vie pratique, le profond, l’éloquent Édouard Gans, vint aussi à Paris et s’associa, comme le publiciste de Francfort, au généreux enthousiasme de l’opposition libérale. La France agissait alors par les idées sur les peuples allemands, elle préparait par les travaux de l’esprit les futures victoires de la liberté constitutionnelle, et cette brillante phalange, que conduisait Benjamin Constant et Casimir Périer, Laffitte et le général Foy, fut aussi féconde pour les progrès de l’Allemagne que notre démagogie de 1848 a été stérile ou désastreuse.

Les sept ou huit années qui s’écoulent entre ce premier séjour à Paris et la révolution de 1830 forment la période brillante de la vie de Louis Boerne. Les dispositions fécondes que nous analysions chez lui tout à l’heure, ce vrai talent de critique et de publiciste est désormais dans toute sa maturité, et l’enthousiasme qu’il a puisé à Paris multiplie ses forces. C’est l’époque de sa guerre avec la censure, de ses courageuses protestations contre les lois qui oppriment la presse, de ses luttes infatigables au nom de tous les droits méconnus. L’ironie, la finesse, la parfaite élégance de son style, lui assurent partout des lecteurs, et ces dons aristocratiques de l’esprit consacrés à la défense du droit commun ne font pas seulement l’originalité de l’écrivain, ils sont la meilleure tactique qu’on ait employée à la transformation de la vieille Allemagne. Henri Heine, inspiré par lui, entre avec éclat dans la lice ; les Reisebilder paraissent en 1826. De mesquines circonstances, plusieurs de ces froissemens, inévitables dans la vie littéraire, qui prennent souvent des proportions ridicules, ont séparé plus tard ces deux hommes ; réunissons-les aujourd’hui. J’oublie tout ce qui s’est passé, je supprime toutes les traces de ces divisions funestes, je jette au feu le livre de M. Henri Heine sur son rival, sur son maître ; encore une fois, j’oublie tout, et ne veux me rappeler que leur communauté de sentimens, leur vaillante fraternité sur les mêmes champs de bataille. Louis Boerne et Henri Heine sont les deux chefs de la génération littéraire qui occupe aujourd’hui la scène, et tous leurs disciples ne sont pas encore nés ; en donnant à la littérature allemande les qualités françaises, la netteté et le bon sens, l’agilité et la gaieté, ils ont fait une révolution durable. Louis Boerne ne se contentait pas d’accroître chaque jour sa légitime influence sur son pays, il continuait de tenir ses yeux attachés sur la France ; ses œuvres complètes renferment tout un volume sur les principaux ouvrages parus chez nous de 1825 a 1830. N’est-ce pas un intéressant spectacle de voir ce critique étranger, qui, de Berlin ou de Francfort, s’associe à toutes nos luttes ? La phalange du Globe n’a pas su qu’elle avait en Allemagne un auxiliaire si dévoué : elle n’a pas su qu’un disciple de Jean-Paul et de Lessing surveillait alors, au nom des mêmes idées, le travail intérieur de notre littérature, signalant avec joie les hardiesses de l’esprit nouveau et faisant une guerre sans pitié à toutes les tentatives illibérales. Dans ses articles sur Jouffroy et Farcy, sur M. de Rémusat et M. Magnin, M. Sainte-Beuve a tracé avec l’émotion pénétrante du souvenir personnel une suite de tableaux exquis sur cette vive époque de transformation et de rajeunissement. On dirait les chapitres d’un beau livre. Quand l’histoire sera terminée, quand on fera le tableau complet de cette généreuse adolescence du XIXe siècle, le disciple de Jean-Paul y tiendra dignement sa place.

Derniers momens de philosophie libérale, d’enthousiasme sans reproche, d’ardeur intelligente et féconde ! La révolution de 1830, en couronnant les efforts de cette France qu’il aimait, va ouvrir au publiciste allemand les abîmes révolutionnaires et lui donner le vertige. C’est en ces heures de crise que se fait l’épreuve des caractères. Louis Boerne avait plus d’ardeur que de force, plus d’esprit et d’imagination que de maturité pratique. L’ivresse de ces jours de flamme lui monta au cerveau.

Certes, un publiciste tel que lui avait un rôle sérieux à remplir après la révolution de 1830. S’il avait nettement interrogé la situation, il se serait dit que l’Allemagne ne pouvait pas encore profiter de la victoire de juillet, que la pensée publique n’était pas prête, et que les tentatives démagogiques, inévitables après une telle secousse, amèneraient infailliblement une répression excessive. Il aurait prévu enfin les nouveaux dangers du parti libéral. Que faire alors ? Rester à son poste, reprendre sa tâche, écarter toutes les embûches en mettant le frein aux folles passions révolutionnaires, et défendre par ces moyens pacifiques tout le terrain que l’opinion publique avait gagné depuis quinze ans. Louis Boerne ne comprit pas son rôle de cette façon. La dernière période de sa vie est la condamnation de tous ses travaux antérieurs. Il quitte l’Allemagne, il court à Paris, il va se jeter, les yeux fermés, au milieu de ces émotions ardentes qui feront trébucher sa raison. Les Lettres de Paris, écrites au jour le jour, sous le feu des événemens, sous le coup de chaque impression, donnent un tableau fidèle de la fiévreuse exaltation de son ame. L’esprit, assurément, n’y manque pas ; le talent y est plein de vigueur. Si ce n’était là qu’une œuvre d’art, une poétique étude sur le lendemain de 1830, on admirerait volontiers la verve fougueuse des peintures et la hardiesse des commentaires ; mais Louis Boerne, c’est lui-même qui l’a dit maintes fois, Louis Berne n’écrit pas avec de l’encre, il écrit avec le sang de son coeur, et, quand on voit dans ses lettres cette tumultueuse incohérence, cette agitation désordonnée, cet affligeant mélange de calme et de fureur, de finesse et de grossièreté, de sagacité ingénieuse et de caprices incendiaires, on comprend bien que ce n’est pas là un artifice du peintre, que c’est la maladie d’une intelligence déroutée qui ne trouve plus sa voie. Les premières lettres indiquent assez l’état de son ame au moment du départ, et ce qu’il va chercher loin de son pays. Elles sont écrites de Carlsruhe et de Strasbourg à la date du 5 et du 7 septembre 1830.


« Carlsruhe, dimanche.5 septembre 1830.

« Je commence à sentir la bonne influence du voyage. J’avais en moi une légion de diables ; en voilà déjà quelques-uns de partis. Cependant, plus j’approche de la frontière de France, plus je deviens fou. Je sais bien ce que je ferai sur le pont de Kehl, quand j’aurai tourné le dos à la dernière sentinelle badoise ; mais, en vérité, je ne puis confier cela à une dame. »


« Strasbourg, mardi 7 septembre 1830.

« J’ai vu la première cocarde française au chapeau d’un paysan qui, venant de Strasbourg, passa près de moi dans une rue de Kehl. Elle m’apparut comme un arc-en-ciel après le déluge de nos jours, comme le signe de paix du Dieu apaisé. Et quand le drapeau tricolore flotta tout radieux au-devant de moi :… je ne saurais décrire l’émotion que j’éprouvai. Le cœur me battait au point de me faire mal, et ce n’est qu’en pleurant que je soulageai ma poitrine oppressée. C’était un mélange indécis d’amour et de haine, de joie et de deuil, d’espérance et de crainte. Le courage ne pouvait vaincre dans mon sein la tristesse, ni la tristesse le courage. Je sentais en moi une lutte sans fin et sans relâche. Le drapeau était au milieu du pont, le bâton s’enfonçait dans la terre de France ; mais une partie de l’étoffe flottait dans l’air allemand. C’était la bande rouge qui se déployait toute seule dans notre mère-patrie. C’est aussi la seule couleur que nous demanderons à la liberté de la France. Rouge, sang, sang ! — Et ce sang ne coulera pas sur les champs de bataille. Dieu ! que ne puis-je une fois combattre sous ce drapeau, écrire un seul jour avec de l’encre rouge !… »


Il est évident que ce n’est pas là une émotion artificielle, mais une fureur vraie qui va s’enflammer encore. Tous les diables qui le possédaient ne se sont pas enfuis. Le style même, ordinairement si fin, se ressent de la fièvre démagogique de l’auteur. Les deux premiers volumes, tels qu’ils ont paru en français, avec des suppressions et des atténuations considérables, ne donnent qu’une idée affaiblie de l’original. Le traducteur a reculé, et je l’en félicite, devant certaines bouffonneries de sans-culotte. Plût à Dieu que Louis Boerne eût montré le même respect de son nom ! Quand on lit tel ou tel passage de cette correspondance, on se demande, en vérité, si c’est bien là cet ingénieux esprit tant admiré de Rachel de Varnhagen et de Frédéric de Gentz. Est-ce bien lui qui promet à l’Allemagne de si étranges adieux sur le pont de Kehl ? Est-ce lui qui fait de si maussades plaisanteries sur la beauté ou la laideur des rois, et qui voit dans la forme de leur nez un suffisant motif de révolution ? Est-ce lui surtout qui prodigue les derniers outrages à sa patrie ? Singulière façon d’aimer la France et de propager au-delà du Rhin les bienfaisans principes de 89 ! Mais non, ce n’est plus de la véritable France, ce n’est plus de 89 qu’il s’inspire. Quand il combattait sous les drapeaux de Benjamin Constant, son style était le style d’un maître, et la généreuse ardeur de sa foi embellissait encore la race de ses discours. Il prêchait gaiement ses concitoyens ; il les tenait éveillés par les mille surprises de l’humour ; affectueuse comme celle de Jean-Paul, son ironie semait au fond des cœurs maintes pensées libérales qui s’épanouissaient sans peine. Maintenant que la démagogie nous l’a pris, il n’a plus que l’injure à la bouche. Les Allemands sont des lâches. L’Allemagne est le pays de la bassesse et de la stupidité. Dieu lui-même éclate de rire dans le ciel, quand il songe aux balourdises des peuples germaniques. Voilà ce que lui dictent ses croyances nouvelles. L’Allemagne ne se demanda pas si c’étaient là les inspirations de la France, ouù si Louis Boerne avait la fièvre chaude ; quand elle vit un publiciste formé à notre école, un missionnaire de 89, fouler aux pieds le sentiment sacré de la patrie, elle se détourna de nous avec fureur. La victoire de juillet avait porté l’enthousiasme au-delà du Rhin, et les deux peuples, oubliant le passé, entrevoyaient un fraternel avenir. L’histoire dira que les Lettres de Louis Boerne ont réveillé toutes les rancunes, ranimé toutes les haines et servi à souhait la diète germanique et la Russie. Merveilleux résultat qui détruisait l’œuvre de sa vie entière ! L’influence démagogique ne remporte jamais d’autres victoires. Lourde et stupide ivresse qui déchaîne la brutalité des masses grossières et déshonore les plus charmans esprits !

C’est à peine si Louis Boerne fut dégrisé par la fête de Hambach. La leçon était rude pourtant. Le 27 mai 1832, jour de la fête de la constitution bavaroise, une manifestation populaire eut lieu dans la Bavière rhénane, au pied du vieux château de Hambach, sur l’une de ces pittoresques hauteurs qui dominent le Rheingau. Des journaux violens, le journal du docteur Wirth et de M. Siebenpfeiffer, venaient d’être supprimés ; mais une association fut aussitôt formée pour la défense de la liberté de la presse ; les gazettes proscrites continuaient de paraître, et plusieurs des rédacteurs avaient été acquittés par les juges. La fête de Hambach avait pour but de fortifier cette association. Une foule immense se pressait au pied des ruines féodales. Les modérés et les violens, l’opposition constitutionnelle et le parti républicain y avaient fraternisé. On sait ce que c’est que la fraternité démagogique ; M. Wirth et ses amis firent si bien, que les chefs de l’opposition furent forcés de se retirer en protestant. Louis Boerne avait quitté Paris depuis l’automne de 1831 ; il courut à Hambach. Là, il se mêla à tous les groupes, suivit toutes les bizarres cérémonies de la fête et s’enivra de passions révolutionnaires. Il eut beau se montrer cependant, le héros de la fête était le docteur Wirth. Des étudians voulurent faire une ovation au publiciste de Francfort ; l’ovation fut maigre. Louis Boerne resta condamné à entendre les emphatiques, les interminables discours de cet honnête docteur qui, de sa plus grosse voix et de son style le plus lourd renvoyait à la France tous les outrages dont les Lettres de Paris avaient chargé l’Allemagne. Louis Boerne au-dessous du docteur Wirth ! Un esprit de cette valeur sacrifié au don Quichotte de la presse allemande C’est là, bien certainement, la plus cruelle punition qui pût être infligée au transfuge de la vérité et du bon droit. Louis Boerne parut ne pas le comprendre. Soit dissimulation de l’amour-propre blessé, soit obstination aveugle, il sembla content de cette fête, et raconta son triomphe dans le troisième volume des Lettres. Malheureusement le récit n’est pas complet. Hélas ! pourquoi l’ancien Louis Boerne avait-il disparu ? Quel tableau charmant, quelle peinture humoristique nous aurions de cette glorieuse fête de Hambach !

En se jetant ainsi au milieu des agitations révolutionnaires, Louis Boerne se manquait à lui-même ; il reniait la foi de toute sa vie. Que voulait-il en effet ? Je suppose que cette fête de Hambach ne soit pas une manifestation ridicule ; je suppose que l’émeute de Francfort, arrivée l’année d’après, ne soit pas, comme l’a spirituellement remarqué M. Saint-Marc Girardin[1], une émeute de pédans qui espèrent dominer l’Allemagne, parce qu’ils auront pris la salle où fut couronné Barberousse ; je suppose une insurrection sérieuse dans un grand centre, une insurrection où la victoire puisse donner quelque force, et je me demande ce que voulait Louis Boerne. Changer le pouvoir par un coup de main et imposer à un pays mal préparé je ne sais quelle révolution sans racines ? Ceux qui agissent ainsi sont de mauvais citoyens, car la situation qu’ils font à leur patrie est la plus fausse et la plus désastreuse qui se puisse imaginer ; mais si ce sont des penseurs, si ce sont des philosophes et des publicistes, je dis qu’ils sont doublement coupables, et je les nomme des renégats.

Il y a deux sortes de révolutions, celles qui se font dans la rue et celles qui s’accomplissent dans les esprits ; les unes précipitées et violentes, les autres progressives et cachées ; les unes qui sont l’explosion d’une colère soudaine, les autres qui ne s’arrêtent pas et marchent sans bruit par des chemins sûrs. Ce ne sont pas les plus bruyantes qui sont les plus fécondes. Qu’est-ce que l’histoire entière du genre humain ? Les anciens disaient de la pensée continuus animi motus ; on peut dire la même chose de l’histoire, c’est une révolution continue. Ce continuus motus, cette lente et infatigable révolution, c’est aux philosophes, aux législateurs, aux poètes même, c’est aux intelligences d’élite qu’il appartient de l’entretenir sans cesse et de la conduire patiemment vers des conquêtes nouvelles. Dans notre monde moderne, ces grands révolutionnaires pacifiques s’appellent Bacon et Shakspeare, Descartes et Molière, Leibnitz et Lessing, Montesquieu et Rousseau. Sans doute, quand les sociétés doivent se transformer violemment, Dieu suscite les hommes d’action ; mais il est rare qu’il les prenne dans cette chambre haute de l’intelligence. Philosophes et poètes, soit que vous ouvriez à la pensée des domaines inconnus, soit que vous vous borniez à propager les idées par les ressources de votre art, gardez-vous de l’oublier jamais, vous êtes les soldats de la révolution continue. N’abandonnez pas votre poste pour les aventures et les coups de main. À chacun suffit sa tâche. Si la révolution soudaine est le résultat légitime de la marche des idées, elle réussira sans vous ; et si c’est une fièvre impatiente qui vous pousse, prenez garde de ne vous associer qu’à une œuvre de ténèbres, à une surprise du hasard, à une révolution sans idéal : c’est alors que vous seriez des renégats, car vous auriez retardé les progrès de la vraie civilisation libérale. La fête de Hambach, si on sait en profiter, disait M. de Metternich, sera la fête des honnêtes gens. Dès le lendemain, en effet, les principes de 89 perdaient tout le terrain conquis pendant quinze années de luttes sérieuses et de discussions pacifiques.

Louis Boerne revint bientôt à Paris ; il y publia deux nouveaux volumes de Lettres, puis deux autres encore. La pensée y est plus calme. Le socialisme naissant est jugé par le disciple de Jean-Paul avec cette même raison qui se révoltait dix ans auparavant contre les théories hégéliennes. Ce sont les saint-simoniens qui ont commencé la guérison de Louis Boerne. Il se dégrise en effet ; les derniers volumes de ses Lettres contiennent des pages dignes de ses meilleurs jours. On verra désormais chez lui deux inspirations très différentes. Tantôt il traduit avec enthousiasme les Paroles d’un croyant et se mêle encore aux sociétés secrètes, tantôt il revient à ses études chéries et publie en français de spirituels articles sur M. Henri Heine, sur M. Gutzkow, sur les Chants du crépuscule, et surtout une brillante et ingénieuse comparaison de Béranger et d’Uhland. Pour réparer ses fautes envers l’Allemagne et la France, pour renouer, s’il est possible, entre les deux pays cette sympathique union que ses premières lettres avaient tant contribué à détrôner, il publie un journal français destiné à entretenir les relations des deux peuples. L’introduction est un excellent manifeste, plein de finesse et de profondeur. On n’a jamais rien dit de plus ingénieux, de plus sensé, sur l’alliance intellectuelle et politique de la France et de l’Allemagne, et sur les conditions de cette alliance[2]. Ai-je tort enfin de remarquer que ce journal était intitulé la Balance comme celui qu’il fondait à Francfort, en 1818, et qui commença sa réputation ? Retour volontaire, je veux le croire ; à ces belles années où sa conscience ne lui reprochait rien ! témoignage de repentir et de regret !

Cette alliance de la France et de l’Allemagne le préoccupait sans cesse. Quelques mois avant sa mort, dans l’automne de 1836, il écrivit à ce sujet un manifeste qui est certainement son chef-d’œuvre. Louis Boerne comprenait plus clairement chaque jour le mal qu’il avait causé en s’abandonnant contre son pays à d’injurieuses colères. Il voulut mettre sa conscience en règle et analyser une dernière fois, avec toute la netteté qui dépendait de lui, ce grave problème des rapports réciproques de l’Allemagne et de la France. Boerne était le chef de l’école libérale qui sympathisait avec la France et proclamait les principes dont nous avons le dépôt ; en face de cette école, dont M. Henri Heine est aussi l’un des plus charmans interprètes, l’Allemagne avait vu se former le parti teutonique, issu des fantaisies réactionnaires qui suivirent l’explosion de 1813, et reconstitué après 1830, grace aux imprudences de Louis Boerne. Ce parti jaloux avait suscité un écrivain d’un fanatisme implacable, M. Wolfgang Menzel, esprit étroit et véhément, qui possède au plus haut degré le génie de la rancune et l’éloquence de la haine. C’est à M. Menzel que s’attaque Louis Boerne. Menzel le mangeur de Français (Menzel der Franzosen fresser), tel est, le titre de ce vigoureux écrit que les Allemands appellent le testament de Louis Boerne ; admirable testament, où les plus sages conseils sont donnés à l’Allemagne avec la hardiesse du vrai patriotisme. Assez d’historiens et de publicistes ont flatté les peuples germaniques et entretenu chez eux des sentimens de défiance et d’envie indignes d’une grande nation : Louis Boerne oppose aux sophistes une logique formidable. Non-seulement M. Menzel, mais tous ses aides-de-camp, M. le prince de Puckler-Muskau, M. de Raumer, sont victorieusement réfutés, tantôt avec cette ironie pénétrante dont il avait le secret, tantôt avec une vigueur, avec une sûreté de coups, avec une puissance magistrale qu’on ne lui soupçonnait pas. Entre les flatteries de M. Menzel et les rudes explications de Louis Boerne, les esprits sérieux de l’Allemagne n’ont pas hésité ; ils ont compris de quel côté était l’amour du pays, de quel côté l’intelligence de son présent et de son avenir. Le parti teutonique a diminué de jour en jour, et le parti libéral s’est accru. Si les prétentions exclusives des teutomanes ont reparu à l’assemblée de Francfort, elles ont trouvé peu d’écho chez les esprits qui ne confondent plus le patriotisme avec la haine de la France. Quoi qu’il arrive enfin, les paroles de Louis Boerne ne seront pas perdues, ses conseils seront entendus tôt ou tard des intelligences les plus rebelles, et les mangeurs de Français, voués au ridicule par l’éloquent publiciste, ne se relèveront pas de cette défaite.

Celui qui écrivait de telles pages, celui qui réparait si magnifiquement ses erreurs, serait revenu tout-à-fait, on peut le croire, à la tâche pacifique et féconde qu’il n’aurait jamais dû abandonner. Ah ! s’il avait pu voir tout ce qui a suivi, s’il avait pu assister aux conséquences et aux transformations du radicalisme, comme il se serait détourné avec dégoût ! ou plutôt avec quelle impétuosité il aurait marché droit à l’ennemi ! comme il aurait maudit les indignes héritiers de l’école hégélienne, lui qui déjà, il y a vingt ars, résistait au puissant Hegel ! La mort ne lui a pas permis de faire ce travail sur lui-même. Tout bien pesé cependant, et tel qu’il se présente à la postérité dans sa vie et dans ses écrits, il est bien de ce grand parti constitutionnel, de cette noble société libérale qui se rattache à l’affranchissement de 89, et qui, malgré ses fautes et ses malheurs, réussira, nous l’espérons, à se constituer sur une base solide. La démagogie a prononcé, il y a douze ans, l’oraison funèbre de Louis Boerne ; nous reprenons aujourd’hui le droit qu’elle usurpa. Écrivain et artiste, Louis Boerne occupe une place glorieuse dans la littérature de son pays ; il a rajeuni le style, il a réveillé l’imagination, il a indiqué des routes nouvelles où les générations survenantes sont entrées avec éclat. Il a conquis enfin à l’art, à la poésie, à la philosophie, à tous les travaux de la pensée, la place qu’ils doivent tenir, non pas dans le silence des écoles, mais au sein même de la vie sociale. Publiciste, il a été l’infatigable adversaire des abus, le propagateur des idées de réforme, le vigilant gardien de l’opinion. Eprouvé long-temps au service de cette révolution continue qui est la force des sociétés et l’impérieuse condition de leur existence, s’il a abandonné son poste dans une heure de crise pour se jeter dans les entreprises coupables, il a effacé ses fautes par ses regrets, il les a réparées par ses écrits, il aimait la France et l’Allemagne comme les deux patries de son ame : l’Allemagne et la France n’oublieront pas son nom.


SAINT-RENÉ TAILLANDIER.

  1. Notices politiques et littéraires sur l’Allemagne.
  2. Les articles que je viens de citer et l’introduction de la Balance ont été recueillis dans une édition populaire. Fragmens politiques et liueraires de Ludwig Boerne, précédés d’une note par M. de Cormenin. Paris, 1842. Chez Pagnerre.