Psychologie du calembour

Revue des Deux Mondes4e période, tome 142 (p. 862-903).
PSYCHOLOGIE DU CALEMBOUR

On a pu dire que la marche de l’homme se composait d’une série de chutes évitées. On pourrait dire de même que le progrès de notre esprit n’est qu’une suite d’innombrables erreurs enrayées et rendues profitables. Nos doctrines, nos sciences, nos langues ont, à leur origine, des généralisations hâtives, des illusions de l’esprit ou des sens, des erreurs positives, des rapprochemens d’idées injustifiables au point de vue de la logique. D’invraisemblables intuitions, de vagues raisonnemens par analogie sont le germe d’idées très précises et de théories irréprochables. Peu à peu le travail de l’expérience, le frottement, les heurts que la vie impose à toutes nos idées, le passage d’une même conception à travers différens esprits qui, chacun selon sa nature, la modifient, la compliquent ou la débarrassent de sa gangue, arrivent à la dégager de sa confusion première. Elle peut être alors soumise avec succès aux épreuves qui achèvent de la purifier en la vérifiant. La logique intervient à son tour pour la préciser et la formuler. À ce moment, l’idée philosophique, scientifique ou littéraire a fini son évolution personnelle, elle est entrée dans un cadre d’idées qui la reçoit et auquel elle s’applique exactement. Tant que ce cadre restera solide, elle y demeurera à sa place et vivra de la vie de l’ensemble dont elle fait partie.

Mais cette logique qui achève la perfection de l’idée, qui régularise cette immense quantité de phénomènes psychologiques et sociaux dont se compose la vie d’une langue, d’une doctrine philosophique, ou d’une forme littéraire, ce n’est pas elle qui les a créés. Les grammairiens n’inventent pas la langue, ni les théoriciens n’inventent l’art. Ils inventent aussi, mais dans un autre domaine ; et leurs inventions, comme celles qu’ils discutent, devront, à leur tour, être contrôlées et subir l’évolution lente qui les érigera en corps de doctrine exprimant la façon générale de comprendre une langue ou d’apprécier des œuvres d’art qui sera celle d’un peuple, d’un siècle, ou peut-être, en certains cas, de l’humanité. L’invention est chose spontanée ; elle est produite par des forces psychiques puissantes, souvent mal connues de l’inventeur même, mal harmonisées, peu conscientes. Elle a quelque chose de libre, d’imprévu, de rude, de gauche, de heurté, de vivant qui contraste fort avec la régularité, la monotonie, la pureté, et l’apparence, pour ainsi dire, cristallisée, des idées achevées, des théories parfaites, des sentimens reçus, imposés par la coutume. Aussi ne faut-il pas s’étonner si nous voyons les mêmes forces mentales, dans leur jeu spontané, non soumis encore à la pression des faits sociaux et des nécessités de la vie, donner naissance à des phénomènes très différens par l’aspect et surtout par l’importance. L’esprit de l’homme primitif, — et, c’est un point sur lequel il faudra revenir, nous sommes tous des primitifs, nous en avons tous la gaucherie et la fraîcheur, par rapport aux nouvelles formes de vie et de pensée qui commencent à s’ébaucher en nous, — l’esprit de l’homme primitif s’agite en cent façons, comme un enfant gesticule, et ses idées durables se forment et se développent comme se coordonnent les mouvemens de l’enfant. A côté d’idées que le temps fera prospérer, de sentimens que la vie développera, l’esprit produit à tort et à travers, et toujours par les mêmes procédés spontanés, des milliers d’ébauches sans avenir, des rêves avortés de passions embryonnaires qui ne grandiront jamais.

La grande force qui engendre cette multitude de germes vivans d’idées, de doctrines, d’habitudes et d’affections nouvelles, ce sont les besoins mêmes de l’homme, plus ou moins aperçus par lui, les aspirations de son être entier ou des élémens qui le composent ; mais la loi selon laquelle ces besoins se forment et se satisfont est celle de l’analogie. Le rapprochement, la soudure par l’esprit de choses distinctes réunies elles-mêmes à des choses semblables, voilà la base de l’invention et la cause des transformations psychologiques et de tout ce qui en dérive, langues, philosophies et littératures. Ce procédé même de l’esprit n’est pas irréductible, et j’aurai l’occasion d’indiquer tout à l’heure comment il résulte du jeu intime des élémens de notre esprit, mais nous pouvons, pour le moment, le prendre en bloc tel qu’il est. Une série de généralisations justes ou fausses, et même toujours, à l’origine, plus ou moins fausses et troublées par des élémens parasites ou défigurées par l’absence d’élémens importans ou essentiels, c’est l’évolution de l’esprit humain et de ses produits vue par un de ses côtés essentiels. La confusion est la mère des idées. Le sauvage qui ne distinguait pas l’animé de l’inanimé ou prêtait des désirs et des volontés aux pierres et aux arbres, a préparé la voie au monisme contemporain, et à la théorie de l’unité des forces naturelles. Le premier germe de la pratique des injections de substances empruntées à des êtres vivans, pratique dont les résultats sont si curieux et qui d’ailleurs ne sont pas encore arrivés à leur constitution définitive, se trouve peut-être chez les hommes naïfs qui pensaient augmenter leur vaillance en mangeant le cœur d’un animal courageux.

Parmi toutes les méprises fécondes, les généralisations trompeuses et puissantes qui nous ont faits ce que nous sommes, il en est une dont je voudrais indiquer ici la portée et l’influence, c’est celle qui a fait rapprocher dans l’esprit de l’homme les choses, les idées désignées par un même son ou par des sons à peu près semblables et qui s’appellent naturellement l’un l’autre. Cette opération est l’essence même du calembour ; elle a été l’un des plus puissans facteurs de l’esprit humain ; et, si je ne me trompe, en même temps que nos connaissances psychologiques nous permettent de mieux saisir son mécanisme et les raisons de son importance, l’étude du rôle qu’elle a joué nous laissera pénétrer un peu plus avant dans la nature de l’homme et nous en fera reconnaître avec plus de précision les faiblesses et la grandeur.


I

Le jeu de mots est « naturel » à l’esprit humain. Je veux dire qu’il est un produit normal de l’exercice de nos facultés, ou mieux encore que, si l’on oppose, comme on le fait assez souvent, ce qui est « naturel » à ce qui est plus proprement « humain » ou « raisonnable », — et ce n’est pas le lieu de montrer le fort et le faible de cette habitude, — le jeu de mois est surtout fréquent dans le cas où l’esprit est laissé à lui-même, sans direction rigoureuse, sans effort imposé. Tout le monde a pu observer avec quelle facilité les mots qui se ressemblent s’appellent l’un l’autre, lorsque nulle raison particulière ne vient empêcher cette association. L’assonance et l’allitération, qui sont comme des formes affaiblies du calembour, sont naturelles comme lui. C’est le fait essentiel qu’il nous faut tout d’abord mettre en lumière pour expliquer l’importance qu’ont pu prendre, dans l’histoire de l’esprit humain, ces formes inférieures de la pensée. Il implique, avec l’association des mots semblables, l’association des sens qui sont étroitement reliés à ces mots, et, tout naturellement, l’association des sens divers d’un même mot.

Ce qui empêche bien souvent de voir la réalité et la force de ces associations, c’est qu’elles restent virtuelles dans un grand nombre de circonstances. Dans le cours ordinaire de la vie, quand nous sommes éveillés, sains d’esprit, et que nous n’avons aucun motif de rechercher les calembours, les mots s’associent en nous selon leur sens et non d’après leur son, comme M. Bréal l’a bien fait remarquer ; et ils n’éveillent que les idées logiquement appelées par les mots voisins. Si je parle des chaînes d’un prisonnier, je ne penserai pas aux autres sens qui peuvent être ceux du mot chaîne, et bien moins encore à l’arbre dont le nom sonne à peu près de la même manière. Si l’esprit est sérieusement occupé et s’il fait bien son œuvre, ces confusions ne se produisent généralement pas. Mais les tendances qui les feraient naître sont enrayées et non détruites ; elles agissent dès qu’elles le peuvent, quand l’attention se relâche, dans le rêve, ou quand la maladie délie les idées et les laisse, pour ainsi dire, divaguer sans contrôle.

Alors nous ne luttons plus avec succès contre l’envahissement du calembour. Parfois on n’essaie pas d’y résister et même on l’encourage ; parfois aussi l’on ne l’aperçoit pas, il résulte d’une méprise dont nous demeurons ignorans. L’association des sons semblables et des sens qui leur correspondent est une des formes que prend le caprice des idées livrées à elles-mêmes sans la direction d’une idée supérieure qui les domine. Déjà ce n’est pas toujours sans peine qu’on évite les répétitions et les assonances quand l’on écrit ou que l’on cause. Si l’on parle familièrement et sans but précis, le double sens d’un mot, les idées disparates éveillées par des analogies de sons, forcent la causerie à dévier et la font tourner comme sur un pivot. On peut remarquer aisément, pour peu qu’on y veuille appliquer son attention, cette allure de la causerie. Même dans une conversation suivie, dans une discussion sérieuse, il faut une grande vigueur d’esprit et une rare précision pour éviter les confusions et les erreurs involontaires toujours possibles.

A mesure que l’attention se relâche, et que les tendances directrices s’affaiblissent, l’empire de l’assonance s’étend. Il est considérable aussi, et pour des raisons faciles à entendre, avant que ces idées directrices ne se soient formées. Tant que des habitudes régulières n’ont pas été prises, on voit l’esprit hésiter, tâtonner, passer selon les hasards de l’assonance d’un mot à un mot voisin, d’une idée à une idée différente. Les gens qui parlent de choses qu’ils ne savent pas se méprennent aisément sur la forme des mots et rapprochent des sens et des idées qui ne peuvent s’accorder. Les sens divers amenés par des rapprochemens bizarres se heurtent sans pouvoir former un tout à peu près homogène. Il se produit des lapsus comme fièvre moqueuse pour fièvre muqueuse ; et des erreurs provenant d’associations trop superficielles, comme l’opinion que les boissons fortes donnent « de la force. » Ces faits sont très fréquens tant que les idées ne sont pas débrouillées, rendues claires, logiquement associées. Ils caractérisent l’état primitif de la pensée, et il ne faut pas les prendre pour le signe d’une intelligence inférieure. Ils indiquent plutôt le premier moment, — lequel n’est parfois suivi d’aucun autre, — de la formation des idées, des doctrines, des produits psychiques de toute espèce. On ne les rencontre guère moins dans les esprits puissans, en qui germent les idées qui vont transformer les sciences ou les sociétés, que chez les intelligences étroites en qui commencent à s’infiltrer des connaissances ou des croyances longtemps établies mais qui parviennent à peine jusqu’à elles. Tout le temps des origines, l’époque où les idées, les langues, les religions même commencent à s’organiser, où les habitudes mentales se dessinent, sont naturellement fort propres à la naissance des confusions de diverse nature et, en particulier, de celles qui résultent du rapprochement plus ou moins incohérent des sens différens rattachés à des sons semblables.

Nous voyons revenir ces méprises dès que les idées directrices se relâchent ou disparaissent. La simple distraction amène déjà des quiproquos parfois amusans. Il n’est pas rare de voir l’esprit inattentif changer de voie à la faveur d’un son dont le double sens forme comme une bifurcation. Dans le rêve, dans la folie, le rôle de l’assonance devient frappant. Elle impose à l’esprit des séries d’images dont le lien ne se révèle que par une minutieuse analyse. M. Maury fait en rêve un pèlerinage à Jérusalem, puis il se trouve chez M. Pelletier, le chimiste, qui lui donne une pelle. Cette pelle joue un rôle important dans une nouvelle aventure, et les trois scènes différentes du rêve sont ainsi reliées entre elles par l’identité partielle des mots pèlerinage, pelle et Pelletier. Une autre fois il pense au mot kilomètre et rêve qu’il lit, sur une route, les bornes indicatrices des distances, puis il voit accumulés des kilos sur le plateau d’une balance, après il est question de l’île Gilolo, ensuite apparaissent le lobélia, le général Lopez, et le rêve se termine par une partie de loto. Ici, bien évidemment, la syllabe Io a été le pivot des images successives qui se sont en quelque sorte remplacées autour d’elle. Une autre fois encore la succession des scènes est due à l’assonance des mots jardin, Chardin, et Janin. Le dormeur voit en songe le Jardin des plantes où il rencontre le voyageur Chardin qui lui donne un roman de Jules Janin. Ces associations sont de véritables calembours incomplets et rudimentaires.

Chez les fous ces liaisons d’idées et de mots ne sont pas rares[1]. On a souvent cité le malade de Trousseau qui avait écrit plus de cinq cents pages de mots selon les hasards d’une association provoquée en partie par le sens, mais surtout par l’assonance : « Chat, chapeau, peau, manchon, main, manches, robes, jupons, poupon, rose, bouquet, bouquetière, cimetière, bière, etc. » Un autre aliéné écrivait des phrases dans le genre de celle-ci où l’on voit très bien la double influence du sens et du son, et où nous saisissons assez bien le mécanisme de l’esprit en qui les systèmes d’idées directrices viennent à se relâcher : « Si au lieu de m’appeler censure je m’appelais tombola. (On donnera des dessins, des broderies, des fadaises, quoi !) Tombe ô la Censure ! Or donc, messieurs et mesdames, nous dirons que pour l’usage des fous sensés, quelques censés fous ont pensé à la création d’une censure[2]. » Parfois, au lieu d’un rapprochement de sons identiques ou semblables, nous avons la confusion de deux homonymes en un seul mot. Un ancien prêtre voulait fonder une théocratie universelle. Il fallait pour cela, d’après lui, créer une chancellerie divine et, naturellement, il s’y réservait le poste principal. Ses appointemens devaient être de 20 000 francs, et ce chiffre était toujours écrit vin mille francs « parce que la France, éprouvée par le phylloxéra, ne produira plus de vin jusqu’au moment où les ordres de Dieu auront été exécutés[3]. » Il ne faut pas voir dans ces faits singuliers de curieuses exceptions. L’importance de l’association des idées par les ressemblances de son a été bien constatée chez les aliénés, et elle est, comme on pouvait s’y attendre, plus considérable chez eux que chez les sains d’esprit.

L’explication de la tendance à l’association des mots par l’assonance nous en montrera mieux encore la généralité. Cette association est un cas particulier de l’association par ressemblance où l’on a voulu voir, à tort selon moi, une des lois primordiales de l’esprit. Elle n’est en réalité qu’une forme inférieure, subordonnée et dérivée, de l’activité mentale, et nous en trouvons la raison d’être dans une loi plus universelle et plus profonde : la loi d’association systématique[4] d’après laquelle tout élément psychique, idée ou fragment d’idée, image, sensation, désir ou sentiment, tend à susciter les autres élémens, les autres faits psychologiques qui peuvent le compléter, s’unir à lui pour une fin commune, et former avec lui un ensemble organisé. C’est là, à mon avis, la grande loi de la vie de l’esprit, celle dont toutes les autres ne sont que des corollaires ou des formes particulières. Mais elle se manifeste par des faits très variés et d’apparence bien différente. Dans les momens où l’activité psychologique atteint son degré le plus élevé, — chez le mathématicien qui résout un problème, chez le compositeur de génie qui invente une symphonie — elle régit l’esprit dans son ensemble. D’innombrables élémens sont unis par elle et collaborent à un même travail. Tout désir, toute idée qui romprait l’harmonie sont à peu près ou complètement enrayés, détruits, empêchés même de naître. Mais si l’attention s’affaiblit ou que l’esprit se relâche, ou bien si la tendance capable de grouper et de diriger nos désirs et nos idées n’est pas encore suffisamment développée, nous voyons chaque élément, sentiment ou idée, au lieu d’être tout à l’ensemble, se mettre à agir pour son propre compte. Si la dissolution s’accentue, chacun arrive à se diriger surtout au hasard de ses affinités propres sans entrer comme partie subordonnée dans un tout plus grand que lui. Ainsi un élément psychique quelconque peut faire naître successivement divers petits systèmes, des idées fugitives, des sentimens passagers, des illusions légères, sans lien logique qui les rattache. Deux mots qui pour le sens n’ont aucun rapport entre eux, mais dont le son est identique ou même partiellement semblable, peuvent s’unir en se soudant par cette partie qui leur est commune, par cet élément qui leur appartient à tous deux, et manifeste encore ses aptitudes et sa force en suscitant tour à tour les deux composés dont il fait partie. C’est ainsi que nous avons vu, tout à l’heure, des mots divers se succéder, chacun amenant avec lui tout un cortège d’idées et d’images, autour d’une syllabe commune. Et dans ce cas, comme en beaucoup d’autres, les divers composés, reliés seulement par les lois de la psychologie et non par celles de la logique, ne pouvant réussir à s’unir dans un commun système, l’ensemble restait incohérent.

Il faut se méfier des tendances des élémens psychiques. A force d’attention ou d’habitude nous les enrayons, mais nous ne les détruisons pas. Une maladie, un état de fatigue, une simple distraction même, et parfois une cause trop ténue pour être aperçue rompt l’équilibre et leur permet de triompher de nouveau. L’harmonie de l’esprit est chose instable ; ni tous nos désirs n’ont la solidité qu’il faudrait, ni toutes nos idées la cohérence nécessaire. Chez certains peuples, dès que le roi est mort, l’anarchie éclate et, toute règle suspendue, chacun s’abandonne à ses instincts ; de même dans l’esprit, si nos tendances principales s’affaiblissent, ou ne sont pas encore assez fortes, le désordre règne, et chaque élément ne travaille plus que pour lui. Les lapsus linguæ, les erreurs d’audition, les illusions de la vue, les méprises de l’intelligence, les incohérences de la folie, du songe, de la rêverie même n’ont pas d’autre origine. Si la force de l’assonance, que nous étudions ici, ne se manifeste pas plus souvent même dans les états morbides inférieurs ou primitifs de l’esprit, ce n’est pas qu’elle en soit empêchée par la raison, par l’harmonie générale de l’âme : c’est qu’elle est enrayée par d’autres forces élémentaires comme elle. Mais elle reste toujours prête à se manifester dès que l’occasion le permettra, La seule existence de sons semblables, de parties identiques dans des mots différens, est une menace continuelle de confusions, de réunions illogiques, de substitutions imprévues. Et les occasions ne sont pas rares. Fréquemment deux sons, que leur ressemblance a associés, se succèdent ou se remplacent en nous à notre étonnement et parfois à notre confusion. Brantôme cite des lapsus linguæ que je n’ose rappeler ici. Mais lorsque, à ce que l’on raconte, dans une assemblée un peu tumultueuse, un législateur novice, entendant crier autour de lui « à l’ordre, à l’ordre », se méprit sur les intentions de ses collègues et se mit à crier de bonne foi « oui, oui, à mort, à mort », il montrait bien le danger des illusions causées par la ressemblance des mots et le jeu intempestif des élémens psychiques.

Comme tous les procédés élémentaires de l’esprit, l’association des mots par assonance n’a rien de très élevé au point de vue psychique. Lorsqu’elle domine, elle caractérise une forme inférieure de l’intelligence. Il n’y a pas en effet de raison pour que les mots appelés par la logique à se réunir se ressemblent très souvent par le son ; et il semble bien que, d’une meulière générale, la fréquence des associations de mots par ressemblance indique plutôt, par elle-même, une sorte de défaut de l’esprit, une légère infirmité qu’il faut surveiller et qui tend à diminuer, dans la vie des races comme dans celle des individus, à mesure que l’esprit se forme, comme elle tend à augmenter lorsqu’il se dissout. En effet, le rapprochement forcé des sens divers d’un même mot ou de mots homonymes n’est pas sans danger pour la logique et pour la raison. D’un autre côté, la tendance qui les produit est une tendance naturelle qu’il ne s’agit, comme toutes les autres, que de savoir utiliser. Outre qu’elle cause un certain plaisir quand elle est satisfaite ; elle peut, de plus, avoir son emploi légitime dans les formes, même les plus hautes, de la vie mentale. Et il est assez intéressant de voir comment l’homme a su, inconsciemment parfois, en tirer parti, soit pour son amusement, soit pour son développement intellectuel, soit pour la satisfaction de son sens esthétique, soit pour le développement de sa conception du monde.

Deux états qui s’opposent et qui se ressemblent, comme l’aurore et le crépuscule, favorisent surtout la naissance spontanée des jeux de mots, des méprises, des calembours. Ce sont l’état primitif et l’état de décadence. L’état primitif nous intéresse le plus, c’est le contemporain de la formation des idées, des mythes et des langues. Ne le considérons pas comme une chose lointaine et difficile à retrouver 1 Nous le rencontrons, il est vrai, aussi loin dans le passé que l’histoire nous peut faire remonter ; mais il subsiste encore et il durera tant que de nouvelles voies s’ouvriront pour l’homme, tant que de nouvelles idées fleuriront en lui, tant que de nouveaux apprentissages lui seront imposés. C’est dire que nous ne pouvons en prévoir la fin. Il est caractérisé par un jaillissement d’émotions et d’idées un peu confuses, mal ébauchées encore, mais fraîches et souvent vivaces. Les associations par analogie sont les sources vives d’où sort ce torrent ; l’association par assonance est une de ces sources et non la moins abondante, ni la moins utile si nous pouvons faire remonter en partie jusqu’à elle le cours de nos doctrines et de nos croyances, comme des termes de notre littérature et des apparences mêmes de notre langage. L’état de décadence nous intéresse moins : il est une fin, non une origine ; et les méprises du dément n’engagent guère l’avenir. Cependant, comme en chacun de nous il y a des momens et des parties de décadent à côté de momens et de parties de primitif et d’esprit mûr, il arrive que ce qu’il y a de bon en nous profite de ce qu’il y a d’inférieur et en tire parti pour son plaisir ou pour son utilité. Ce qu’il y a de mauvais dans notre nature travaille ainsi, pourvu que l’ensemble de notre développement s’opère bien, à s’éliminer soi-même en fortifiant ce qu’il y a de meilleur.


II

La façon la plus simple de tirer parti des associations de mots par ressemblance, c’est de les prendre pour elles-mêmes, de laisser l’esprit suivre sa fantaisie, et de s’en amuser. Le plaisir, ici, est double. Il résulte d’abord de l’exercice d’une faculté naturelle et en temps ordinaire un peu réprimée : en cela il ressemble au plaisir qu’on éprouve après être resté longtemps assis, à remuer, sans but précis, ses jambes et ses bras. D’autre part on peut ressentir à l’occasion d’un mauvais calembour un plaisir analogue à celui que produit une incohérence quelconque. La chute d’un individu paraît quelquefois drôle et fait rire ; le calembour agit de même par le choc, par l’inattendu, par le heurt de deux images incohérentes présentées simultanément à l’esprit ; cela peut amuser comme un chapeau de femme sur une tête d’homme. Ces divertissemens n’ont rien de très supérieur ; le jeu de mots ici tire toute sa valeur de sa nature même. J’aime autant n’en pas citer d’exemple. Comme tous les dons naturels, celui de remarquer ou de trouver des assonances est très inégalement réparti. Des personnes bien douées cultivent leurs dispositions et font de la virtuosité. Cette sorte d’acrobatie intellectuelle donne parfois la célébrité, et le marquis de Bièvre ne serait plus rien aujourd’hui s’il ne restait le plus fameux des faiseurs de jeux de mots. Au reste je crois que chacun pourrait laisser largement développer en lui, sans trop de peine, la tendance souvent latente, mais toujours vivace, à rapprocher les mots dont les sons se ressemblent.

Le rébus se fonde sur le même fait psychique que le calembour. Il est un calembour continué et très compliqué dans lequel, un des sens étant figuré, il faut retrouver l’autre par l’intermédiaire du mot qui désigne la figure. Le son de ce mot rattache les deux sens. Souvent, par exemple, sera représenté par l’image d’un sou précédant celle d’un van ou la figure d’Eole. La charade, le métagramme, le logogriphe même, à un degré bien moindre, reposent sur l’association des sens différens rattachés à des sons semblables. D’autres jeux se rattachent au calembour : ce sont ceux qui se fondent sur l’assonance et l’allitération, calembours imparfaits et partiels, dans lesquels la ressemblance de son peut se borner à l’identité d’une lettre. Le petit enfant s’amuse à répéter la même syllabe, et les premiers mots qu’il emploie sont composés selon ce procédé. Il subsiste à un âge plus avancé quelque chose de cette tendance et de ce plaisir. Aussi des pédagogues ingénieux ont-ils imaginé d’enseigner gaîment l’orthographe par des dictées où les mots assonances se multiplient, et qui font rire ceux qu’elles n’exaspèrent pas. Dans certains jeux l’assonance intervient, soit qu’on la recherche, soit qu’on prescrive d’éviter certaines lettres, ce qui exerce le pouvoir de les reconnaître. On essaye encore l’acrobatie en s’efforçant de répéter des phrases difficiles à force d’allitérations, et les générations se les passent de l’une à l’autre. Enfin c’est un plaisir apprécié que de relever, de répéter, et d’embellir les allitérations involontaires des auteurs célèbres. Ces amusemens sont assez inoffensifs, mais la place qu’ils occupent dans la vie des enfans, des désœuvrés, ou des personnes que la vocation emporte, vient confirmer ce qui a déjà été dit précédemment sur la force de la tendance à l’association par ressemblance du son.

A un degré un peu plus élevé, le calembour prend une certaine signification. Le second sens du mol sur lequel on joue se rattache vaguement au premier, mais sans que ce nouveau sens puisse prendre dans la phrase une place bien précise. Je me rappelle, en ce genre, un vieux dessin représentant un général qui trouvait, disait la légende, « un moyen aussi neuf qu’habile de réveiller la guerre en Algérie. » Cela n’est pas encore bien remarquable ; cependant ce procédé bien employé peut donner des allusions voilées assez piquantes. Enfin, à un degré supérieur, les deux sens s’accompagnent jusqu’au bout et peuvent ou doivent se remplacer. « Sire, disait le marquis de Bièvre au roi qui lui demandait un calembour sur sa propre personne, sire, vous n’êtes pas un sujet. » Il peut d’ailleurs y avoir mieux. Un cordonnier dans une réunion publique prend la parole, la garde, s’embrouille, et s’essouffle. « Citoyen, lui crie-t-on, reprenez votre haleine. » Le prince de Ligne, qui se servait sans ménagement de son esprit, rencontre l’archiduc Albert battu à Jemmapes et relevant d’une maladie qui avait été la suite de son insuccès. L’archiduc demande au prince s’il ne le trouve pas changé. « Je vous trouve, monseigneur, repart celui-ci, l’air encore un peu défait. »

On voit comment, dans ce genre d’exercice, le plaisir s’élève à mesure que l’association par ressemblance ne devient plus qu’un moyen ; à mesure que le double sens éveillé par un seul son sert de deux côtés à la fois une pensée définie et précise, au lieu de rester incohérent ; c’est-à-dire, à mesure que l’association systématique générale l’emporte sur l’association par ressemblance et se la subordonne. Dans tous ces derniers exemples, le second sens en effet ne vient pas au hasard, il est même parfois l’essentiel ; tout au moins il complète, rectifie ou transforme la signification du premier. De là résulte, ou peut résulter, dans les cas les plus heureux, une impression assez complexe, avec l’indécision nécessaire pour la rendre plus subtile et écarter les obstacles qui l’empêcheraient de pénétrer. Il faut déjà reconnaître ici au jeu de mots, une certaine importance pour l’expression des idées qu’on ne voudrait pas énoncer explicitement. L’allusion, si fine parfois et souvent si utile, se rattache étroitement au calembour, puisqu’elle consiste essentiellement à éveiller, au moyen d’un mot ou d’une phrase à double entente, deux cortèges distincts d’images et d’idées représentés par un son unique auquel ils sont tous deux associés.


III

Les faits précédens ont surtout une importance pour ainsi dire individuelle ; quelle que soit la place qu’ils puissent occuper dans la vie d’un individu, ils n’intéressent pas au même degré la vie propre de l’ensemble dont il fait partie. Déjà cependant ils l’intéressent à quelque titre peut-être, mais nous allons voir maintenant le véritable rôle de l’association par assonance. Elle a contribué pour une grande part à donner aux hommes et leurs moyens de s’exprimer, c’est-à-dire de communiquer ensemble, de se comprendre et de sympathiser, et leurs idées à exprimer, leurs conceptions et leurs sentimens même. Un enfant prend volontiers pour jouet les instrumens de travail de son père. Les hommes restent enfans, et nous jouons volontiers avec ce qui fut pour nos aïeux une chose sérieuse et, sans doute, une cause d’innombrables erreurs, mais un outil merveilleux aussi pour les conquêtes intellectuelles.

S’il est maintenant une habitude utile à l’exercice de notre intelligence et que la répétition nous ait rendue facile et nous fasse paraître simple, c’est celle de représenter à peu près chaque son ou chaque modification d’un son, chaque voyelle et chaque consonne, par un signe particulier. Il fallut longtemps pour en arriver là, et notre alphabet, assez imparfait d’ailleurs, est le terme d’une longue série de transformations. De l’idéographisme à l’alphabet, les étapes furent nombreuses. L’écriture figurative, qui représentait simplement l’objet dont on voulait donner l’idée, marquait déjà un progrès considérable sur les grossiers moyens mnémotechniques qui paraissent l’avoir précédée, et que rappelle suffisamment le nœud fait au mouchoir, cette manière classique de se rappeler ce que l’on ne veut pas oublier. Le symbolisme la compliqua bientôt sans doute, comme le pense M. Lenormant, et permit de voir dans le signe non une image, mais un symbole de l’objet signifié. Deux jambes en mouvement, par exemple, éveillèrent l’idée de marche.

Mais un pas plus décisif fut fait par l’usage du rébus. Le son du mot que désignait la chose représentée et cette chose même étaient également évoqués par l’image. En la voyant on pouvait se rappeler soit l’objet même, soit le nom qui servait à le désigner en parlant. Il est rare encore que, en reconnaissant sur un tableau une personne ou un objet quelconque, un chaudron ou des œufs, leur nom ne nous vienne pas immédiatement à l’esprit. Mais ce nom peut avoir une signification double ou triple ; il peut désigner un autre objet que l’objet figuré ; et la réunion de plusieurs mots pouvait aussi, par un calembour assez normal, représenter d’autres objets encore. On comprend que la faculté d’associer, de confondre même des mots qui ont le même son sans avoir le même sens, permît de rapprocher d’un signe graphique l’idée d’un objet sans rapport avec celui qu’il désignait. Il suffisait pour cela de prendre le signe comme une représentation non pas de l’objet même, mais du nom de cet objet. L’homme élargit ainsi, par le calembour et le rébus, sa méthode de traduction du langage parlé par des signes gravés ou écrits. Le signe, au lieu de rappeler un objet, rappelait un son, du moins il pouvait, à volonté et suivant les circonstances, rappeler l’un ou l’autre. Cette substitution du mot parlé, du son à l’objet même dans la pensée évoquée par le signe était un progrès capital. Des exemples très simples, et que j’emprunte à M. Maspéro, permettent de s’en rendre compte immédiatement. Le même assemblage de sons : Nowek, marquait en égyptien l’idée concrète de luth et l’idée abstraite de bonté. Le même signe qui indiquait, par figure, le sens de luth put ainsi donner et donna, par rébus, par calembour, l’idée de bonté. Le lapis-lazuli s’appelait khesdeb : on l’indique parfois par la figure d’un homme qui tire (khes) la queue d’un cochon (deb). On arriva ainsi à décomposer le mot en syllabes. Un signe hiéroglyphique indiqua la première syllabe du mot qui servait à nommer l’objet représenté par ce signe. Plus tard la syllabe se décomposa à son tour et dans les lettres qui résultèrent de cette opération on retrouve encore les traces de leur origine[5].

Le passage de l’idéographisme au phonétisme paraît un des caractères généraux de l’évolution du langage ; et ce qui semble bien prouver que l’usage du rébus ne fut pas un simple accident, mais qu’il est un procédé naturel à l’esprit humain, étroitement rattaché à son fonctionnement ordinaire, c’est qu’on le retrouve dans des civilisations très différentes et que nous n’avons guère de raisons de ne pas supposer indépendantes l’une de l’autre. En effet il a été employé au Mexique comme en Égypte. Le nom d’un roi de Mexico par exemple, Itzcohuatl, le serpent d’obsidienne, pouvait se représenter par un idéogramme complexe : un serpent garni de flèches d’obsidienne, mais il se représentait aussi en rébus par une flèche d’obsidienne, un vase, et le signe de l’eau.

Si le calembour et même l’usage intelligent du jeu de mots ne sont pas d’un seul temps ni d’un seul pays, à une époque très reculée la confusion des sons présentait déjà, à côté d’avantages singuliers, de très visibles inconvéniens. Les Chinois, avec leur idiome monosyllabique, employaient beaucoup de mots dont le son était le même et dont les sens différaient. Le calembour devenait trop facile et même gênant. Il fallut recourir à des moyens artificiels pour enrayer l’association ou la confusion des idées par l’assonance. Les Chinois se préservèrent de ses désagrémens, dans le langage écrit, par l’emploi des « clés » indiquant la catégorie d’idées dans laquelle il fallait prendre le sens du mot employé, et, dans le langage parlé, par l’adjonction à un mot d’un autre mot dont une des acceptions coïncide avec le sens que l’on veut donner au premier. Les forces psychiques, comme toutes les forces naturelles, ont besoin de surveillance et de direction : l’irrigation utile dégénère facilement en inondation désastreuse.

On ne saurait être trop reconnaissant au calembour de nous avoir valu l’alphabet. Jamais peut-être il ne fut aussi utile. Mais son intervention dans la vie du langage ne s’est pas bornée là, et d’ailleurs, elle ne s’est pas encore arrêtée. Je rappellerai ici que l’onomatopée a contribué soit à former soit à enrichir la langue. On a beaucoup discuté sur la nature et la portée de son influence. Son rôle ne paraît pas avoir été aussi essentiel que quelques-uns l’ont prétendu. Cependant son importance fut réelle, et non seulement on a pu désigner certains objets en reproduisant vaguement les sons qui les rappelaient, mais encore on a souvent, semble-t-il, été conduit à faire l’onomatopée quand elle n’existait pas, à rapprocher le son du mot du son produit par l’objet qu’il désigne. Certains mots se seraient ainsi modifiés peu à peu, de manière à devenir plus rapprochés qu’ils n’étaient d’une onomatopée. Dans tous ces faits, le rôle de l’analogie des sons et des rapprochemens qu’elle occasionne est assez évident pour n’y pas insister. Mais je crois aussi que nous sommes très portés à exagérer la ressemblance des sons du langage et des sons naturels. Ceci mettrait d’ailleurs en évidence la force de l’association par ressemblance à qui suffirait, pour agir, une analogie assez vague que cette association même nous ferait paraître beaucoup plus précise qu’elle ne l’est.

Je rappellerai encore l’analogie qui fait former les mots nouveaux sur le patron des formes anciennes. Si nous forgeons un adverbe, nous le terminons en ment autant qu’il nous est possible ; si la création d’un verbe nous paraît s’imposer, nous le rangeons dans une des conjugaisons connues et lui donnons la terminaison convenable. Il y a une attraction du son déjà employé dans certaines circonstances et qui exige un son semblable à lui ; et ceci est conforme au principe du moindre effort. D’une manière générale les nouveaux mots sont formés d’après des types existant déjà. Non seulement les sons appellent les sons semblables, les suscitent et les éveillent dans notre esprit ; mais s’ils n’existent pas déjà ils les créent, ils nous obligent, en quelque sorte, à les former. Si, en effet, ce n’est plus l’idée qui est évoquée par la jonction préalable de deux mots dont les sons se ressemblent, c’est le mot qui est évoqué par les mots de forme semblable et de rôle grammatical analogue, sous l’influence de l’idée. Il faut bien remarquer que l’association par ressemblance, — et c’est ce qui fait sa valeur, — est ici sous la dépendance d’une association systématique. Entre l’enfant, l’aliéné qui enfile l’un à la suite de l’autre une série de mots se terminant par un même son, et l’homme qui donne au mot qu’il crée la forme générale et la terminaison des mots appartenant à la même classe, c’est précisément là que se trouve la différence. Chez les premiers l’association par ressemblance ne sert qu’à elle-même ; chez le second elle sert à classer un mot, à lui donner un signe qui permettra de le reconnaître immédiatement, de lui attribuer sa vraie fonction, et de s’en servir utilement.

L’association par ressemblance de son préside ainsi à la formation des termes nouveaux qui s’introduisent dans une langue. Descendons des lois générales à des faits particuliers, nous la verrons à l’œuvre, et en choisissant des exemples, nous aurons occasion de constater une fois de plus combien la force psychique élémentaire que nous étudions est aveugle par elle-même, aussi prompte à faire dévier l’esprit qu’à le maintenir dans la bonne voie. Nous rencontrerons des associations qui nous rappelleront par plus d’un côté les méprises, les illusions des aliénés. Souvent une erreur ou un calembour involontaire devient le point de départ d’une nouvelle prononciation, d’une nouvelle orthographe qui persiste parfois et s’impose. Cette association par ressemblance de son que nous voyions tout à l’heure, dans le fonctionnement normal de l’esprit, servir à créer les mots en les plaçant dans des cadres nettement formés, nous la verrons, dans quelques cas singuliers, sous l’influence de l’habitude, d’un sentiment dominant, d’une préoccupation prépondérante, modifier à tort et à travers le sens et la forme des mots. L’homme parfois cherche trop à comprendre ; si les sons qu’il entend ne lui rappellent rien de familier, il les modifie, les rapproche d’un son qu’il connaît mieux et qui attire à lui le nouveau venu. Cela produit parfois des bévues amusantes. Une colline des environs de Nîmes, le Puech du Teil (colline du tilleul) se transformait en pied d’autel. M. Lorédan Larchey mentionne des changemens assez curieux consacrés même par des cartes qui font autorité. Le Pré Marie, en Poitou, s’appelait autrefois le pré maudit ; un lieu dit le Pui du Fou, qui prête fort à l’erreur, indique seulement la colline du hêtre. M. de Rochas, — que je cite d’après M. Larchey[6], — a indiqué un hameau de Millaures écrit Mylord ; le col de la Buffe (tempête) qui devient le col du Buffle ; le bois de la Bessée (bois de bouleaux), bois de l’A B C. Le Jas (gîte de troupeaux) de Ghigo s’est transformé en Jus de gigot ; l’Abeourou (abreuvoir) s’est appelé l’Abbé heureux. M. Julien Havet signalait naguère certains noms géographiques : Ingrandes, Ingrannes, Aigurande qui paraissent avoir pour origine un mot gaulois Igoranda ou Icoranda, avec le sens de frontière. Or, on trouve près de Douvres un lieu appelé de la Délivrande, dont le nom paraît venir par corruption du même mot. « Le lieu, qui est un but de pèlerinage, n’a pris ce nom qu’à une date assez rapprochée de nous. L’ancien nom, dit-on, était Yvrande, on a dit d’abord Notre-Dame d’Yvrande ou Notre Dame de l’Yvrande, puis Notre-Dame de Delle-Yvrande (forme usitée au XVIIe et au XVIIIe siècle) et enfin Notre-Dame de la Délivrande[7]. » Au moyen âge, depuis le Xe siècle et surtout au XIIIe, lorsque la langue vulgaire l’emporta, on avait quelquefois à écrire dans des chartes ou des chroniques en latin des noms de lieux dont on ne connaissait que la forme française. On traduisait cette forme en latin par un véritable calembour qui, parfois, a laissé des traces. Sannois, par exemple, fut traduit par Centum nuces, Louâtre par Lupus ater. Dans l’Indre-et-Loire on trouve un Cinq Mars qui proviendrait d’un saint Mard ou saint Médard, par l’intermédiaire de Quinque martes[8].

Nous retrouvons l’influence de la confusion des sens et les déviations qui en sont l’effet ailleurs que dans la formation des noms de lieu. Les mots parapluie, paratonnerre, paracrotte, etc., ont été formés sur le modèle de parasol, qui est lui-même d’origine espagnole, para-sol, arrête soleil. « Mais, dit M. Darmesteter, pour influer sur la formation de mots analogues, le mot a dû être décomposé en élémens français, on a dû y voir pare à sol, pare à pluie. La préposition à n’existe pas dans le composé primitif, mais elle a été mise dans le composé français par l’imagination populaire[9]. » Et si l’on veut croire que les analogues français se sont formés parfois plus instinctivement et sans analyse consciente, l’appel des sons n’en est guère moins important et l’analyse erronée a toujours pu et dû confirmer la formation instinctive et, sans doute, la répandre et en faciliter l’usage.

Après la forme des mots, nous voyons l’association des sons semblables en modifier le sens. Quand deux mots se ressemblent par le son, il arrive assez souvent que leurs sens se confondent et que l’un exerce sur l’autre une sorte d’attraction. Génin en a relevé plus d’un exemple dans un livre amusant, mais vieilli et peut-être même trop dédaigné aujourd’hui. M. Bréal a indiqué la confusion qui s’est faite dans les esprits entre vil et vilain. Vil est l’équivalent du latin vilis ; le vilain était l’habitant de la villa, le serf, le roturier. Il signale aussi le rapprochement qu’on fait volontiers entre habit et habillé. Habillé, « qu’on devrait écrire abillé, est une expression métaphorique dont la signification est « apprêté, arrangé ». On l’a employé d’abord en parlant du bois, et le souvenir de l’ancien sens s’est conservé dans les expressions : « habiller un poulet, le voilà bien habillé. » De même on fait facilement un rapprochement entre force et forcené, qui s’écrivait autrefois forsenê, et représente l’italien forsennato, privé de raison. Souffreteux, qui se prend dans le sens de souffrant, vient du vieux mot souffraite qui signifiait manque ou disette[10]. Ces méprises-là, comme on voit, ne ressemblent pas tout à fait aux calembours que nous citions tout à l’heure. Cependant elles sont fondées sur le même fait, sur le rapprochement des sens associés aux mots dont les sons sont identiques ou analogues. Sans doute, au lieu que, dans un cas, l’esprit se sert volontairement d’une méprise ou d’un rapprochement spontané, dans l’autre il n’en prend pas connaissance et s’il s’en sert, si quelquefois il en profite et, plus souvent, s’il en pâtit, c’est sans s’en être rendu compte. Mais cela ne saurait suffire pour établir entre ces faits des différences essentielles et le procédé psychologique est, au fond, identiquement le même partout.

Ce procédé, nous l’avons retrouvé dans les lois générales du fonctionnement normal de l’esprit apprenant à parler, comme dans les déviations particulières, dans ces formations spéciales qui constituent, pour employer l’expression de Littré, une sorte de pathologie du langage. Mais on peut aller plus loin. Le principe même du langage, en effet, ne saurait être que le rapprochement des sens associés à des sons semblables. Les déviations exceptionnelles nous frappent plus que la régularité normale, et nous remarquons bien plus aisément le rapprochement des sens et des sons quand il produit des incohérences ou des erreurs que lorsqu’il nous aide simplement à nous exprimer. Plus attentifs au fond des choses et aux idées mêmes que nous voulons communiquer, nous le sommes moins à la forme même de l’expression. Et cette forme même, étant moins singulière, est plus effacée et plus difficile à reconnaître et à interpréter. Mais si nous examinons les choses de près, nous reconnaissons facilement que le langage le plus normal ne se distingue du calembour que parce que les sons d’une part et les sens de l’autre se rapprochent jusqu’à se confondre. Nous pouvons passer de l’à-peu-près grossier, à l’à-peu-près plus acceptable ; de celui-ci au jeu de mots où les deux mots différens gardent à peu près le même son ; de celui-ci au calembour où le son est identique, quoique les mots soient différens ; et enfin à celui où le mot est exactement le même et où les deux sens sont rattachés à la même forme verbale. Nous pouvons, d’autre part, suivre, pour les sens, une série analogue à celle des sons et voir les sens primitivement très séparés se rapprocher peu à peu, se confondre en partie et s’identifier presque. Le dernier terme de la série nous sera donné à peu près par les allusions où, les mots restant exactement les mêmes, les sens ne changent guère, où, seulement, un sens applicable souvent dans une seule occasion et qu’on vise particulièrement vient se joindre à l’autre. L’épigramme de Racine sur le duc de Créqui nous donne bien par son dernier vers :


Si quelqu’un l’entend mieux, je l’irai dire à Rome


le modèle du procédé. Rien n’est plus éloigné du calembour grossier, et cependant on y retrouve le procédé du jeu de mots, Rien aussi n’est plus rapproché du langage simple et normal. Rappelons-nous encore que les sons que nous entendons ne sont jamais identiquement les mêmes ; que ce que nous appelons « un mot » c’est une abstraction qui représente des milliers de prononciations ou d’écritures différentes variant avec le timbre de la voix, l’accent, l’époque, les habitudes prises, le degré d’instruction, et dont sûrement il n’est pas deux qui soient pleinement identiques. Il en résulte que, lorsque nous comprenons un mot, nous l’interprétons à l’aide de souvenirs qui ne lui ressemblent pas absolument et il se produit quelque chose de ce qui se passe lorsque nous saisissons un calembour par à-peu-près. La preuve en est que nous entendons parfois mieux un de ces calembours faits par une personne dont la voix nous est familière qu’un mot connu prononcé par une personne dont la voix nous surprend. Le son d’un mot est indéfiniment variable ; il change avec le temps, le milieu, l’état social, et simplement avec l’usage que nous en faisons. Faut-il ajouter que le sens varie, comme le son, d’une personne à l’autre, qu’on n’attache jamais le même sens au même son, mais bien des sens à peu près analogues à des sons qui se ressemblent, et qu’on ne se comprend jamais que grossièrement ? Si l’on suit ces rapprochemens successifs du calembour et du langage, et si, comme disent les mathématiciens, on passe à la limite, je ne dis pas qu’on se représentera le langage comme étant en fait une méprise perpétuelle, et, en principe, un calembour continuel ; mais je crois que nous reconnaîtrons l’identité de la force psychique qui produit ces phénomènes, dont la différence peut être si grande, et reste si variable et que nous y verrons une raison d’élargir encore notre idée de la puissance de l’association des sons analogues et des sens auxquels l’évolution du langage les a peu à peu réunis.


IV

Après avoir en effet contribué à former les élémens des mots et les mots eux-mêmes, l’assonance a influé sur la manière de les arranger en phrases. Son importance littéraire n’a pas été moindre que son importance philologique.

Sans doute, on pourrait commencer à l’apercevoir dans le plaisir ou, comme on l’a dit[11], dans l’obsession du rythme. Tout au moins elle s’y mêle, mais sans y devenir prépondérante, et elle s’y allie à trop d’influences plus fortes et plus essentielles pour qu’il y ait à insister. L’allitération, au contraire, nous la montre déjà sans objection possible. Nous avons eu l’occasion de la signaler comme forme possible d’amusement. Ici c’est un plus haut emploi que nous devons lui reconnaître. Elle n’est plus une fantaisie individuelle ou un divertissement collectif, mais une forme littéraire, un moyen puissant employé par des peuples pour exprimer leurs idées et leurs sentimens, pour en faciliter le souvenir, pour en assurer l’expansion. L’allitération fut, en effet, fort remarquée. Jadis elle fut un principe de versification ; elle a précédé la rime et servi à marquer la mesure des vers. On la trouve ainsi employée dans l’ancien haut-allemand, dans les vieilles poésies saxonnes et écossaises. Au XIVe siècle encore un poète anglais l’emploie régulièrement. A côté de cette fonction générale et importante, la littérature nous montre aussi des abus individuels qui nous donnent une nouvelle occasion de remarquer et la force de la tendance à l’allitération, et les déviations que toutes nos facultés subissent à de certains momens. Le plaisir de l’allitération a donné lieu à des tours de force aussi pénibles à supporter que difficiles à exécuter. On s’est amusé, par exemple, à faire des poèmes entiers commençant par la même lettre. Tel est le Pugna porcorum de Placentius dont tous les mots ont un P pour initiale. Un meilleur usage a donné l’harmonie imitative où la répétition d’une lettre n’agit pas tant, je le crois bien, dans la plupart des cas, par la ressemblance du son à rappeler et du son des mots employés (ressemblance qui reste toujours bien moins grande qu’on ne l’admet, quoiqu’une certaine analogie soit possible et au moins utile), que parce que l’allitération détermine en nous une certaine excitation dont le sens du morceau détermine l’emploi. Au reste l’allitération qui n’est ni trop dure, ni trop répétée est par elle-même un plaisir. Les poètes contemporains l’ont particulièrement recherchée et ont su en tirer de jolis effets assez curieux.

L’assonance eut des effets analogues à ceux de l’allitération. Elle inspira autrefois les vers léonins. Plus tard la poésie s’en servit, grâce à la façon dont elle s’impose à l’esprit, pour créer un rythme nouveau et remplacer les rythmes disparus. L’assonance marqua la fin des vers de nos vieux poètes, et la rime aujourd’hui l’a remplacée pour cet office qu’elle remplit dans plusieurs langues.

Le rôle de la ressemblance des sons dans les rimes est double. D’un côté elle marque la mesure par la répétition du son qui s’impose à l’auditeur ; elle produit pour une bonne part le plaisir particulier du rythme, en même temps qu’elle peut être agréable par elle-même. D’un autre côté elle agit pour suggérer au poète un son semblable à celui que le sens lui impose, et, avec ce nouveau son, les idées et les images qui l’accompagnent. Sur le premier point aucun doute n’est possible. Sainte-Beuve en appelant la rime l’ « unique harmonie du vers » a beaucoup exagéré ; mais il n’a qu’exagéré. A propos du second, on se rappellera avec plaisir les pages que Th. de Banville a écrites dans son Petit traité de poésie française. Elles ne manquent pas non plus d’exagération ; mais, en somme, si nous faisons les réserves nécessaires, elles nous donnent assez exactement la psychologie de toute une classe de poètes. « L’imagination de la rime, dit Banville, est, entre toutes, la qualité qui constitue le poète ; tous commencez par voir distinctement dans la chambre noire de votre cerveau tout ce que vous voulez montrer à votre auditeur, et en hème temps que les visions, se présenteront spontanément à votre esprit les mots qui, placés à la fin des vers, auront le don d’évoquer ces mêmes visions pour vos auditeurs... Si vous êtes poète, le mot type se présentera à votre esprit tout armé, c’est-à-dire accompagné de sa rime !... La rime jumelle s’imposera à vous, vous prendra au collet et vous n’aurez nullement à la chercher. »

Quant à la suggestion du sens par la rime, elle est bien connue aussi : Malherbe recommandait déjà de choisir pour rimes des mots dont les sens n’eussent pas de trop visibles rapports, afin que la pensée fût plus forte et plus imprévue. On a beaucoup remarqué que, chez Boileau comme chez Molière, le second vers était assez souvent fait avant le premier et amenait plus ou moins péniblement celui-ci par l’intermédiaire du mot mis à la rime, sorte de gond autour duquel tournait la pensée de l’auteur. Il n’est pas rare, lorsqu’on lit des vers, qu’on puisse se rendre compte de l’attraction exercée par certains mots sur d’autres mots et sur les images qui les suivent.

L’art des vers repose souvent, chez les poètes qui sont vraiment nés poètes, sur une merveilleuse faculté d’associer les mots par assonance mise au service des sentimens, des idées, du sens rythmique de celui qui la possède. En ce point le poète ressemble à l’amateur de calembours. J’aime à croire qu’il est inutile d’insister sur les différences. Remarquons aussi que de l’allitération à l’assonance, de l’assonance à la rime faible, de la rime faible à la rime riche, on va se rapprochant du calembour, qui est comme la forme morbide que prennent tous les développemens excessifs des formes normales de l’association par assonance. Quelques versificateurs ont d’ailleurs recherché volontairement la rime riche et le calembour véritable. Alors, comme dans toutes les déviations, l’équilibre s’est rompu : au lieu d’être subordonnée aux sentimens, aux idées, au rythme, la faculté d’assonance se les est subordonnés presque entièrement. Quelques auteurs, suivant trop la lettre du vers de Sainte-Beuve, ont sacrifié à la richesse de la rime les vrais rythmes du vers qu’elle ne peut remplacer, et surtout le fond même de la poésie. L’amusement individuel a parfois, encore ici, remplacé la fonction générale. On est arrivé, à force, de développer la richesse de la rime, au calembour complet. Th. de Banville a visiblement pris plaisir à faire des vers comme ceux-ci :


si j’ai pu flirter incidemment,
Urgèle, qui jamais ne parle ainsi d’amant...


Enfin la poésie dépasse le calembour, ou le multiplie hors de toute proportion, lorsque le poète s’amuse à faire deux vers rimant ensemble d’un bout à l’autre, ou même, cela s’est vu. quatre vers dont les deux derniers reproduisent le son des deux premiers ; — si d’ailleurs ces amusemens parfois piquans et toujours laborieux peuvent avoir quelque chose de poétique. L’acrobatie dans la recherche des assonances s’est encore montrée, dans ce domaine, par l’invention de toute une série de rimes aussi compliquées que peu utiles : la rime annexée, la rime couronnée, quelques autres encore.

Mais quelques déviations singulières ne doivent pas nous détourner de l’extrême importance qu’a prise ici l’association par assonance. Comme elle a contribué à nous donner l’alphabet, elle a contribué à nous donner la poésie. Ce sont deux services de premier ordre : elle a aidé à former les mots, et nous a fourni un moyen de les employer, si précieux qu’il nous manquerait sans elle une des plus belles créations de l’esprit humain ! Sans doute, il n’est pas très aisé de déterminer avec précision ce qui revient à la rime dans le charme et dans la puissance de la poésie. Il n’est cependant pas douteux que, outre le plaisir qu’elle nous procure par elle-même, elle ne relève singulièrement pour nous tous les autres mérites des vers, en nous permettant d’en saisir le rythme sans peine, en ouvrant l’esprit à toutes les subtilités du mètre comme à toutes les formes gracieuses, fortes ou profondes du sentiment.

Ce n’est pas dans les vers seulement que l’association des sons par ressemblance a servi à réunir les mots, ainsi qu’à suggérer des idées ou des images. Mais, le plus souvent, en prose, le procédé reste beaucoup plus individuel, moins soumis à des règles générales précises. L’assonance reste simplement une manière d’appeler l’attention, de frapper l’esprit du lecteur, de lui enfoncer plus profondément une idée en tête. Certains auteurs expriment volontiers une idée, ou dépeignent une personne avec des mots assonances, comme le « rusé, rasé, blasé », de Beaumarchais. Hugo a beaucoup aimé ces rapprochemens, ce qui ne surprend pas chez ce prodigieux inventeur de rythmes et de rimes. Il en fait volontiers des titres de chapitre : « Buvard, bavard », « Onde et ombre » ou des aphorismes sentencieux. D’autre part, le calembour est la raison d’être de certains genres littéraires ; ici le même procédé reparaît ; moins généralisé que dans la versification, il varie plus et plus vite, la mode l’influence davantage, il n’engage guère qu’une génération, et dans cette génération quelques-uns seulement de ses représentans. Cependant sous des formes très diverses il reparaît toujours analogue à lui-même. Les concetti, les pointes si recherchées à certaines époques, sont bien souvent des jeux de mots, des alliances de sens divers, groupés autour d’un même son. Shakspeare en fournirait bien des exemples. Racine écrivant : « Brûlé de plus de feux que je n’en allumai » ; Théophile décrivant le poignard qui rougit de s’être souillé du sang de son maître ; Fléchier badinant agréablement sur le curé assassin et débauché qui va dire la messe après un meurtre et ne craint pas « d’offrir le sacrifice innocent après en avoir offert un si sanglant », emploient le même procédé. Toute une partie du « marivaudage » se réduirait à une semblable formule. De nos jours on trouverait une sorte d’équivalent de ces recherches chez quelques auteurs qui provoquent le rire plutôt que le sourire, et s’ingénient, — souvent avec esprit, — à trouver des rapprochemens imprévus et cocasses de sons et de sens, en donnant à la phrase une double portée.

Enfin nous trouvons un autre emploi important et vraiment social de l’assonance dans les proverbes populaires. La sagesse générale et moyenne s’exprime ainsi et s’impose par des séries de formules où le rapprochement des sons analogues augmente la facilité de conservation dans l’esprit, plaît à l’oreille, comme exerçant une faculté normale et frappe l’esprit plus facilement, car la même raison qui fait conserver plus longtemps dans l’esprit la phrase assonancée lui permet d’y entrer plus vite. L’assonance cause même parfois une sorte de satisfaction naïve qui dispose bien l’esprit et le porte à accepter comme vrai le sens qu’on lui présente. En imposant le mot, elle tend à imposer l’idée, à la faire persister et, par suite, passer pour satisfaisante. Tel homme se laissera difficilement ébranler par un raisonnement qui ne résistera pas à un proverbe assonance ; et, sans doute, l’autorité des générations passées dont l’esprit se transmet par le proverbe a son prestige par elle-même, mais l’assonance lui vient puissamment en aide et possède aussi son influence propre. On peut, certes, opposer la raison à la rime ; toutefois la rime est une véritable raison, — et souvent une mauvaise raison, — donnée à l’esprit qui s’en contente trop sans bien la comprendre, et sûrement les vers lui doivent une bonne part de leur pouvoir persuasif. Au reste, une idée fausse que l’on distingue aisément et que l’on retient bien a souvent plus de chances de se faire accepter qu’une idée juste et pénible à concevoir.


V

Il était impossible que l’association par assonance, prenant part à la création du langage et des formes littéraires, n’exerçât pas une influence indirecte et puissante sur l’évolution de la pensée. La forme d’une langue détermine toujours jusqu’à un certain point la nature des intelligences qui s’en servent ; les procédés littéraires ne restent pas sans effet sur le fonctionnement même de l’esprit : et. d’une manière générale, la façon dont on emploie les mots ne peut qu’agir sur la façon dont on forme et dont on arrange les idées. Le fait est que des confusions et des jeux de mots ont beaucoup contribué à la formation de nos conceptions du monde, à la naissance des mythes, et au développement des religions.

Les opinions ont varié sur la nature et la portée de leur action. Pour tous ceux qui, acceptant absolument la théorie de Max Müller sur le mythe verbal, penseraient que les premières légendes ont été fondées sur des erreurs de sens, et que la mythologie est une maladie du langage, cette action serait très considérable. Elle n’est pas nulle pour ceux qui ne voient dans le mythe qu’une interprétation des phénomènes naturels, telle que pouvait la concevoir et l’admettre un esprit primitif. Rien n’empêche du reste que les deux doctrines n’aient leur part de vérité, et cela même est assez vraisemblable. Car pourquoi certains mythes ne seraient-ils pas les résultats d’un langage insuffisamment précis et forcément mal compris, tandis que les autres seraient simplement des hypothèses plus ou moins absurdes, construites, selon ses moyens, par l’imagination de l’homme, puisque nous avons encore vu de nos jours des opinions se former selon ces deux procédés ? En tout cas, l’état psychologique que suppose la théorie du mythe verbal doit bien avoir été réel, puisqu’il subsiste encore aujourd’hui, et précisément en tant que nous sommes encore des primitifs, et par rapport aux domaines qui restent inexplorés[12].

A l’époque où se formèrent les mythes, la signification des mots n’avait pas la rigueur complète et la précision absolue qu’elle n’a d’ailleurs même pas acquises de nos jours. Les idées flottaient en quelque sorte autour d’eux, toujours prêtes à se substituer les unes aux autres par une espèce de calembour inconscient dont l’auteur pouvait quelquefois être la victime. De plus, les termes employés pour parler d’un objet pouvaient naturellement lui faire supposer une sorte de personnalité plus ou moins semblable à celle de l’homme, dont on ne se formait pas non plus une conception bien précise. Il se retrouve des traces de cet état d’esprit dans la poésie contemporaine, dans les personnifications moitié voulues, moitié inconscientes, à demi littéraires, à demi mythiques de quelques-uns de nos écrivains. On a très bien relevé chez Victor Hugo cette faculté de création des mythes qui jaillissait chez lui avec une abondance et une vigueur bien rares à notre époque en ce genre d’invention[13]. Quelques phrases fort employées parmi nous, comme « le soleil se lève » ou « le soleil se couche », nous font comprendre la confusion qui a pu s’établir. Des expressions grecques comme Ζεὺς ὕει, ou latines comme sub Jove frigido nous reporteraient au temps où Zeus et Jupiter n’étaient encore que des noms du ciel. À l’origine, la légende n’est qu’un mot, « un de ces mots nombreux, dit Max Müller, qui n’ont qu’un cours local et perdent leur valeur si on les transporte en des endroits éloignés ; mots inutiles pour l’échange journalier de la pensée, monnaie falsifiée dans les mains de la foule, qu’on ne jette point cependant, mais qu’on garde comme curiosité et comme ornement, jusqu’à ce que l’antiquaire le déchiffre après bien des siècles[14]. » On sait comment le soleil, l’aurore, l’orage ont servi à expliquer, de façon plus ou moins durable, des mythes bien nombreux, et, sans doute, trop nombreux. Endymion, par exemple, fut un des noms du soleil et désigna plus particulièrement le soleil couchant. Autour d’un même son deux groupes d’idées s’étaient formés, l’un naturaliste, l’autre mythique, beaucoup moins distincts toutefois que nous ne les ferions aujourd’hui, et l’un remplaça l’autre. Les différens sens d’un même terme ont aussi donné naissance à des mythes différens par une sorte de confusion, assez analogue aux précédentes, de sens divers associés à un même son. Ainsi la fable des Hespérides est la même que celle de la Toison d’or, le double sens d’un mot qui peut désigner une chèvre ou une pomme ayant causé la méprise. De même pour Augias, « c’est, dit M. Bréal, un surnom du soleil ; si nous voulons savoir ce qu’il faut entendre par ses écuries, il faut nous rappeler le double sens du mot go qui, dans la langue védique, désigne à la fois la vache et le nuage, et par suite la double signification de gotra, qui marque à la fois dans les védas l’écurie et le ciel.[15] »

Bien que l’on paraisse fort enclin, depuis quelques années, à rajeunir le Rig-Véda, on y retrouve bien, semble-t-il, les marques de l’état de l’intelligence et du langage qui favorise la formation des mythes. M. Regnaud, qui a fait une fort intéressante étude sur les jeux de mots védiques[16], signale cette liaison trompeuse des sens divers que peut prendre un même mot et qui ne sont pas encore nettement différenciés les uns des autres. Il retrouve même dans le Rig-Véda les traces très visibles d’une période de transition entre la période des métaphores latentes et celle de la fixation ou de l’individualisation plus ou moins complète du sens des mots.

Les causes de confusion que nous avons vues agir sur le langage ont eu le même effet sur la religion. Certaines de ces causes sont de tous les temps. L’étymologie populaire a modifié les noms de dieux comme elle a transformé les noms de lieu ou des mots usuels quelconques. Mais ce qui nous intéresse ici tout particulièrement, c’est qu’elle a, par une action corrélative, modifié l’idée qu’on se faisait des dieux. Les exemples de ces transformations ne sont pas rares. M. Gaidoz étudiait dernièrement ceux que fournissent les transformations très plausibles d’où sont sortis Dis Pater et Œre Cura. Œre Cura est dérivée très probablement de Hera Curia, la déesse grecque. Quant à Dis Pater, il serait venu de Dies pater, Dies piter, un doublet de Jupiter, et se confondit avec Pluton à cause de l’analogie de Dis ou Dies avec Dives et avec Pluton, que, quelle qu’en soit l’étymologie vraie, on expliquait par πλοῦτος, richesse. Et M. Gaidoz affirme d’une manière générale que l’étymologie populaire joue un rôle considérable dans le développement et la vogue des cultes. « Nous n’avons qu’à voir, ajoute-t-il, ce qui se passe sous nos yeux mêmes dans le culte populaire des saints. »

L’influence de l’association et de la confusion des sens d’un même mot sur la formation et le développement des mythes, des légendes et des religions paraît donc hors de doute. On ne peut discuter que sur la prépondérance de son rôle. Il semble bien que Max Müller l’avait exagéré, et ses idées, sous leur forme absolue, sont assez peu en faveur. Mais ceux mêmes qui les ont combattues admettent volontiers que certains mythes ont dû se former à l’aide de confusions et de substitutions semblables à celles dont nous avons parlé. Pour expliquer le reste, il faudrait recourir à des faits assez peu différens au fond, mais qui sortent de notre cadre : à des illusions des sens, des perceptions ou du raisonnement, et pour ainsi dire, à des calembours visuels ou intellectuels. Quoiqu’il en soit de l’importance, probablement considérable mais non exclusive, qui lui est échue, l’association par assonance se présente ici avec ses caractères ordinaires, engendrant à chaque moment des confusions et des erreurs que l’esprit rectifie plus ou moins vite, et dont, en attendant, il profite de son mieux.


VI

En dehors de quelques cas précis où le jeu de mots est employé volontairement pour suggérer une idée, l’influence de la confusion des sons sur les croyances suppose un état d’esprit primitif, une certaine gaucherie de l’intelligence. Cet état d’esprit a dû, jadis, avoir pour conséquence la création de légendes et de mythes. Mais nous sommes encore, à bien des égards, des primitifs, par rapport à ceux qui viendront longtemps après nous, — s’il vient quelqu’un encore, — ou qui pourraient venir. Sans aucun doute il faut s’attendre à trouver même à présent dans nos pensées la survivance de cet état intellectuel qui permit à nos aïeux de créer des mythes, par des moyens probablement variés. Quelques fragmens de notre savoir sont assez bien organisés désormais, pour être à l’abri des méprises et des jeux de mots. On n’en trouverait guère dans les parties bien coordonnées des sciences exactes (je ne dis pas dans leurs fondemens ou dans leurs prolongemens philosophiques). Mais ailleurs, dans tout ce que notre intelligence n’a pas encore conquis et qu’elle attaque sans cesse, la confusion n’a pas encore disparu, sa fonction se continue et l’état d’esprit de nos contemporains n’est pas sans analogie avec celui qui inspira les jeux de mots védiques. Les termes n’arrivent pas toujours chez nous à avoir un sens précis, ils traînent après eux différens systèmes de pensées, divers cortèges d’idées où l’ordre ne règne pas sans trouble et que nous brouillons facilement les uns avec les autres. Une science achevée, disait Condillac avec bizarrerie mais avec profondeur, est une langue bien faite ; on peut dire aussi et avec moins d’exagération qu’une langue bien faite suppose une science achevée. Dans les domaines que nous ne parcourons encore qu’en tâtonnant, en politique, en philosophie, et dans bien d’autres, la langue n’acquiert pas une rigueur suffisante, quoique d’ailleurs ses progrès correspondent, la plupart du temps aux progrès de la pensée.

Quelquefois un auteur élargit le sens d’un mot. La sélection naturelle, par exemple, fut pour Darwin une sorte de choix parmi les êtres vivans, choix involontaire et spontanément opéré par le jeu des forces de la nature. Il indiquait ainsi que la mort des êtres mal adaptés à leurs conditions d’existence ne laissant survivre que les êtres mieux adaptés, plus développés ou plus forts, produisait des effets analogues à ceux d’un choix intelligent et raisonné. Le sens de son expression était très précis pour lui et il l’est devenu pour tous ceux qui ont étudié la théorie de l’évolution. Mais quand parut l’Origine des espèces, la nouveauté relative des idées eut son effet ordinaire ; et ce « choix de la nature » troubla beaucoup de gens qui ne pouvaient employer le mot choix ou ses synonymes sans y rapporter les idées ordinaires d’intelligence et de volonté réfléchie qui s’harmonisaient fort mal avec les nouvelles idées que Darwin voulait représenter par sa « sélection naturelle. » Des savans s’y trompèrent complètement. Flourens montra en cette circonstance une indignation entièrement fondée sur une méprise qui nous fait sourire aujourd’hui. Elle a été très souvent rappelée et mérite bien de l’être une fois de plus, car c’est un très bel exemple. Il reprocha vivement à Darwin d’avoir personnifié la nature. Son involontaire jeu de mots, s’il n’a pas tout à fait les mêmes apparences, ne diffère pas essentiellement de ceux qu’a toujours amenés l’état primitif de la pensée. Si, au lieu d’être hostile à la doctrine, Flourens s’y était montré favorable, il créait ou recréait plutôt une sorte de mythe où la nature apparaissait comme une mère, bienveillante ou cruelle, selon qu’on pensait plus particulièrement aux êtres conservés ou aux êtres détruits, qui produit sans cesse, et, continuellement aussi examine et modifie son œuvre. Mais le mythe de la bonne nature a suffisamment duré et persiste bien assez encore pour nous donner une idée de cet état singulier de l’esprit où des séries de sens très peu conciliables sont attachées au même mot et mal critiquées par l’esprit qui passe de l’une à l’autre sans s’en rendre compte. Si de nos jours la résurrection de ce mythe plus ou moins modifié à propos du darwinisme n’a pas séduit un savant ou un philosophe, elle n’a pu manquer de s’imposer aux poètes et je rappelle simplement ici les deux pièces de Mme Ackermann, la Nature à l’Homme et l’Homme à la Nature. Mais au lieu qu’autrefois les métaphores étaient des mythes, les mythes de nos poètes ne sont plus guère que des métaphores. En tout cas nous nous sommes habitués à ne pas les prendre au pied de la lettre.

La conscience et la liberté en philosophie, légalité en politique sont le sujet de fréquents malentendus qui confinent au calembour. Ici encore plusieurs sens flottent autour du même son ; et l’esprit trompé passe abusivement de l’un à l’autre par l’intermédiaire du mot qui les relie. La conscience, c’est la connaissance que nous avons de l’état de notre esprit, mais c’est aussi l’instinct qui nous fait porter un jugement moral sur nos actes ou sur nos désirs, comme sur les actes et sur les désirs d’autrui. De même la liberté est le pouvoir d’agir selon notre volonté, mais c’est aussi le pouvoir d’accomplir un acte sans que cet acte ait aucune cause qui le détermine, sans qu’il résulte nécessairement d’un état organique, d’un désir ou d’une idée. On dira, par exemple, dans le premier sens que le vote est « libre » si l’électeur en choisissant son candidat n’est déterminé que par ses convictions ; mais ce vote peut très bien n’être pas « libre » dans le second sens du mot, car on peut supposer que, chez un individu donné, les convictions doivent nécessairement déterminer le vote dans un certain sens. Inversement, et quoiqu’on y pense moins, il est très possible de supposer un acte « libre » dans le second sens du mot, c’est-à-dire qui arriverait sans cause suffisante et aurait pu être remplacé par un autre, et qui, en même temps, ne serait nullement l’expression de la volonté de l’être en qui il se produirait, puisque, par définition même, il n’aurait pas de rapport nécessaire avec la nature de cet être. Dans le premier sens le mot libre implique l’absence de causes hétérogènes de détermination, comme la corruption ou la menace. Dans le second, il indique l’absence de toute détermination rigoureuse quelle qu’elle soit. Si l’on s’est aussi mal entendu sur les conséquences de la liberté, c’est faute d’avoir toujours assez soigneusement distingué ces deux sens, et vérifié leur portée. On comprend que, dans la première acception du mot, la liberté est compatible avec le déterminisme le plus rigoureux : avec la seconde il n’en est plus de même. D’autre part, en un sens, la liberté est nécessaire à la constitution de la morale, à la sanction et à la responsabilité, en un autre elle ne l’est pas. S’il importe peu, pour que nous soyons responsables de nos actes, que ces actes échappent à toute détermination, il importe beaucoup qu’ils soient l’expression même de notre volonté et de nos vrais désirs. C’est, comme j’ai tâché de le montrer ailleurs, par des considérations de finalité et non de causalité qu’il faut traiter ce problème, qui demanderait d’ailleurs plus de distinctions de sens que je ne puis en faire ici.

Des confusions comme celles que je viens d’indiquer se produisent presque fatalement dans les discussions, alors même quelles sont menées avec soin et par des personnes habituées à raisonner. Lorsqu’on commence à les apercevoir on peut espérer qu’elles vont cesser ou, tout au moins, diminuer d’intensité et de fréquence. Mais sur beaucoup de points il ne faut pas compter les découvrir et les éviter, parce que nos idées ne sont pas encore assez formées, assez mûres pour pouvoir clairement se distinguer et se préciser. Parmi les notions qui nous sont acquises, beaucoup restent vagues et englobent des élémens dont l’incompatibilité ne s’est pas encore révélée à nous et qu’il faudra séparer plus tard. L’état primitif est celui même des plus avisés d’entre nous dans le domaine des connaissances qui s’ébauchent aujourd’hui ; et chacun apporte bien souvent un esprit quelque peu analogue à celui du sauvage ou de l’enfant aux questions auxquelles il commence à s’initier et qu’il croit pouvoir traiter à l’aide du « sens commun » tel qu’il le possède et le comprend. Quand les théories et les mots qui les énoncent arrivent dans des milieux intellectuels où leur sens exact ne saurait les suivre, d’innombrables confusions se produisent qui n’amusent même pas ceux qui les font. Elles s’imposent presque à tous ceux qui ne sont pas assez familiers avec le sujet qu’ils traitent. Des mythes et des légendes naissent encore autour de nous, et d’étranges théories se dessinent. Les idées bizarres qu’on a pu entendre énoncer à propos de la loi sur le divorce, de l’hypnotisme, de l’anarchie, montrent bien le singulier rôle du mot comme agent de méprise et comme facteur de confusions plus ou moins durables et fécondes. L’égalité, qui, dans la bouche d’un théoricien politique, peut avoir un sens à peu près satisfaisant, bien que je l’aie toujours trouvé insuffisamment précis, devient pour trop de gens le prétexte de croyances vagues, à moitié justes, à moitié fausses, et de désirs, à moitié légitimes, à moitié excessifs, et certainement plus vifs qu’ils ne sont clairvoyans.

Une cause assez fréquente de confusion est la transposition de formules très exactes dans un ordre d’idées ou de faits pour lequel elles ne sont pas faites. On se livre ainsi à de véritables jeux de mots qui vont de l’allusion fine et parfaitement légitime à la méprise incontestable. Des brocards juridiques sont ainsi souvent cités dans un sens détourné, et il n’y aurait sans doute rien de mal à cela si l’on ne prétendait faire profiter le nouveau sens de l’autorité acquise à l’ancien. Les formules scientifiques ont le même sort. L’expression « rien ne se perd, rien ne se crée », qui a une signification très précise en physique, peut devenir ailleurs une maxime plus que contestable. Il se perd beaucoup de choses et il s’en crée aussi quelques-unes. Cela n’empêche pas de rappeler la loi scientifique pour appuyer des idées qu’aucune logique ne justifie et qui ne se fondent que sur un véritable jeu de mots portant sur toute une phrase. Parfois aussi cette transposition de formules n’est guère qu’une plaisanterie, une manière piquante de présenter un fait en appelant vivement l’attention sur le point qu’on veut faire ressortir.

Bien entendu les confusions sur lesquelles j’appelle ici l’attention ne sont pas, dans l’histoire de la pensée humaine, des exceptions sans importance, des cas rares et singuliers. Je crois que la méprise a joué un rôle très important dans l’évolution des philosophies, comme l’association par assonance, qui en est le fondement, a puissamment contribué au développement des langues, des mythes et des formes littéraires. Je ne suis pas bien sûr qu’à l’origine d’un grand nombre de systèmes on ne trouvât non seulement l’association par juxtaposition des sens divers autour d’un même son et le passage de l’un à l’autre, mais encore de véritables méprises. Dans un des premiers écrits qui le désignèrent comme un penseur et un écrivain d’avenir, Taine releva deux équivoques de Victor Cousin et montra l’importance qu’elles prenaient dans sa philosophie. Schopenhauer, je le crains bien, malgré les quelques précautions qu’il a prises, n’a pas toujours conservé bien rigoureusement au mot volonté le sens très spécial qu’il lui avait attaché. Ajouterai-je que, s’il le lui avait maintenu, son système, plus exact, serait peut-être moins intéressant[17] ? Auguste Comte, par les applications de la méthode subjective à l’organisation d’un fétichisme nouveau, éleva en quelque sorte la méprise consciente et la confusion voulue à la hauteur d’une méthode. Et cependant il me semble qu’on n’a pas rendu pleine justice à cette partie de son puissant système. Il est tout à fait ordinaire que dans une série de raisonnemens abstraits un groupe d’idées se substitue à un autre de manière à former une discordance qui passe inaperçue. Et même les analystes qui relèvent avec soin et subtilité les erreurs des autres, ne se montrent pas toujours sans défaut.

Si le rébus a pu avoir son utilité dans le développement de l’écriture, peut-être penserait-on volontiers que la confusion ne saurait jamais aider l’évolution de la pensée. Je crois que cette opinion serait une erreur. Il est bon que la signification d’un mot reste, dans de certaines limites, diverse, variable et quelque peu flottante. Peut-être ai-je moi-même besoin qu’il en soit ainsi, car, dans ce travail, j’ai réuni sous le nom de calembour ou de jeu de mots des choses qui diffèrent entre elles notablement. Et certes je n’en méconnais pas la diversité, mais ces choses ont cependant en commun un caractère très important et le mot par lequel ou les désigne également toutes permet, en parlant d’elles, de rappeler constamment ce caractère. Bien souvent, les rapports des choses nous échapperaient sans la ressemblance ou l’identité des mots. Je sais bien tous les inconvéniens que peuvent avoir l’impropriété des termes et le manque de rigueur du langage. D’innombrables bévues en résultent. Mais les erreurs mêmes peuvent être utiles sans qu’on les remarque, et, d’autres fois, en les relevant, nous pouvons en tirer parti. Dans le développement ou l’application des idées morales le rôle de la confusion du sens des termes est bien remarquable. Que de mauvaises actions ont été commises parce qu’elles pouvaient prendre un nom respectable et bénéficier, aux yeux mêmes de l’auteur, de ce mérite usurpé ! Mais que de fois aussi n’arrive-t-il pas qu’une confusion suggère des idées supérieures à celles qu’aurait données le sens rigoureusement exact ! Un grand courant d’idées dont les résultats pourront être salutaires et d’une immense portée ne commence Lien souvent, et surtout ne s’élargit que par d’involontaires confusions sur des mots que chacun comprend à sa manière. Cela s’est vu pour la Réforme et pour la Révolution ; cela se voit à peu près toutes les fois qu’on se rallie autour d’un mot, toutes les fois qu’il se produit un courant d’idées large et fort. Si l’on se comprenait très exactement les uns les autres, peut-être agirait-on moins souvent de concert.

Au point de vue de la pratique, il n’est pas douteux que nos erreurs puissent être fécondes. Même au point de vue de la science toutes les méprises ne sont pas à regretter. Il faut tâcher de les éviter ; il faut aussi, si l’on veut, critiquer ceux qui les ont commises ; il faut surtout voir comment ils se sont trompés, d’abord pour ne pas faire comme eux et aussi parce que leur erreur peut nous instruire. Déjà elle a peut-être permis, au prix d’une illusion, de réaliser un progrès théorique et d’en préparer d’autres. Une fois avertis, nous saurons développer les avantages obtenus et faire naître les autres. Si nous examinons, par exemple, Terreur qui a fait confondre les différens sens du mot conscience, nous ne tardons pas à voir que, sous la diversité des idées, se retrouvent certains caractères communs qu’il était bien difficile de voir avec précision sans confondre les sens distincts et sans les séparer arbitrairement. Après tout, entre connaître notre état d’esprit et le juger en jugeant aussi l’état d’esprit des autres que nous faisons revivre en nous, il n’y a pas un abîme. L’une des opérations implique l’autre, car s’il est bien évident qu’on ne peut juger sans connaître, il n’est pas moins vrai, — bien que la vérité en soit moins acceptée, — qu’on ne peut bien connaître sans juger. Connaître bien une chose c’est en savoir les causes et les effets, les relations multiples avec tout ce qui l’entoure, c’est pouvoir en dire le caractère utile ou nuisible. Toute connaissance implique un jugement du genre dont le jugement moral est une espèce, comme tout jugement implique une connaissance. La connaissance complète des êtres à propos de qui le jugement moral peut intervenir implique donc ce jugement. L’un des sens du mot conscience indique seulement une connaissance plus approfondie et en même temps un instinct plus spécialisé. On comprend que le danger de confondre ces deux sens peut ne pas aller sans quelque compensation, et que, si la méprise est à éviter, le rapprochement peut être utile.

De même la méprise sur la sélection naturelle nous fera réfléchir. En quoi le choix de la nature diffère-t-il du nôtre, et, en général, de celui qu’un être intelligent serait capable de faire ? Cela saute d’abord aux yeux, mais si l’on regarde de plus près, peut-être verra-t-on entre les deux plus d’analogie qu’on ne l’aurait cru. Les résultats sont à peu près analogues, et c’est déjà un point intéressant, mais les mécanismes ne sont pas sans ressemblance. Il n’a pas été impossible de retrouver dans l’esprit même de l’homme la lutte pour la vie et la sélection nécessaire qui en résulte par la survivance des plus aptes. Notre choix lui aussi n’est-il pas une véritable sélection naturelle quand des motifs, des idées, des tendances diverses luttent en nous, et que l’un de ces élémens, mieux adapté au milieu psychique et physiologique dans lequel il se produit, plus vigoureux, plus intense, finit par triompher et se fait même accepter volontairement par nous pendant que ses rivaux disparaissent ? Si l’on a pu retrouver dans la nature comme une apparence de choix intelligent, notre intelligence et notre volonté agissent comme des forces naturelles. Parfois le hasard y règne et le triomphe des idées les plus fortes ou des désirs les plus légitimes ne diffère pas toujours essentiellement de la survivance de l’animal le mieux doué ou le plus heureusement placé au sein d’une nature indifférente ou aveugle. La « sélection naturelle » est une occasion de rapprocher la nature de l’esprit, parce qu’elle a permis aussi de rapprocher l’esprit de la nature. Ces vérités, que nous pouvons tirer de confusions habituelles, y existent en germe, elles ont pu déjà, avant d’être reconnues, produire de bons effets. Il n’y a qu’à débarrasser les idées de quelques élémens parasites pour leur donner la pureté et l’exactitude qui leur manquaient. Mais il faut reconnaître que, dans bien des cas, la vérité pure aurait été moins bien accueillie que le mélange hétérogène qui, précisément à cause de sa complexité et de son incohérence, trouve plus facilement à s’accrocher par quelque bout dans un esprit d’homme toujours imparfait, illogique et incapable d’un degré d’abstraction extrêmement élevé. Non seulement la confusion est malheureusement un procédé général, mais on peut dire que, plus malheureusement encore, elle est d’une utilité générale pour le progrès des idées.

Il faut bien s’y résigner, le développement des conceptions amène la transformation graduelle du sens des mots qui les représentent, et l’opération ne s’effectue guère sans quelque ambiguïté, sans quelque risque d’erreur. Mais le risque de l’erreur et l’erreur même sont, pour des esprits imparfaits, la condition du progrès. L’esprit de l’homme est trop conservateur pour ne pas être heureux de garder ses mots lorsque ses idées changent, les transitions sont ainsi ménagées, et, souvent, rendues possibles. On ne pourrait guère, par un autre procédé, mieux indiquer tout ce qui reste d’une conception dans la conception nouvelle qui la remplace. Le même terme abritera successivement des idées changeantes qui s’écarteront de plus en plus du point de départ et deviendront tout autres qu’elles n’étaient à l’origine, sans que l’on ait trop souffert du changement. Renan s’en rendait bien compte quand il louait complaisamment les bons vieux mots auxquels l’humanité s’est habituée. Un langage trop précis, trop raide, trop arrêté, où chaque mot aurait un sens bien défini et n’en aurait pas d’autre, ne nous permettrait pas actuellement d’acquérir des vues justes et suffisamment modifiables. L’esprit humain ne pourrait le suivre.

D’autre part, le langage un peu flottant et vague dont nous nous servons, nous expose continuellement à la méprise, au jeu de mots involontaire, père des sophismes et des erreurs. C’est à nous à remédier à ses inconvéniens, à surveiller le sens des termes que nous employons, à ne pas passer abusivement d’un sens à l’autre. Le mot par lui-même ne saurait avoir une signification précise, il faut savoir par ailleurs ce que nous voulons lui faire dire ; les mots qui l’accompagnent, une phrase, un chapitre ou même un livre entier peuvent seuls indiquer, parmi toutes ses acceptions possibles, celle qu’il convient de lui attribuer en un cas donné. Cette souplesse des mots sait entretenir la souplesse de l’esprit en même temps qu’elle est entretenue par elle, et nous voyons comment elle doit faire de l’art d’exprimer sa pensée un des plus délicats et des plus personnels, des plus éloignés de la formule pratique et des procédés appris, un des plus difficiles, des plus périlleux, des plus féconds aussi, car, si l’expression traduit la pensée, elle sait également la former, la suggérer et la faire naître. Le maniement correct d’une langue exige, avec une exceptionnelle rectitude de l’esprit, une prudence et une dextérité presque impossibles à posséder. Aussi est-il rare que, dans une étude un peu longue et ardue, l’auteur ne gâte pas une partie de ses conclusions par quelque confusion vicieuse. Au milieu des jeux de mots qui le tentent de toute part dès qu’il veut sortir des banalités courantes ou des idées déjà formées, il lui est difficile de garder toujours l’équilibre ; de profiter des avantages que lui offre la plasticité sans en faire abus. C’est aussi que la langue n’a pas toujours été très bien faite. L’indécision du sens des mots correspond bien dans une certaine mesure à l’indétermination des choses et permet de rappeler aisément certains rapports fondamentaux qui les unissent, mais elle ne se prête pas toujours bien à cet office. Elle a été formée par des esprits imparfaits, pour exprimer souvent des idées fausses, superficielles ou grossières. Elle offre donc une résistance appréciable à celui qui veut la refaire, ce qui s’impose plus ou moins à chacun selon ses besoins et son pouvoir ; et c’est ainsi que se créent de nouvelles sources d’équivoque. L’association par ressemblance agira ici comme toujours, et son activité sera dangereuse aussi bien que profitable[18].


VII

Ainsi, un même fait psychologique assez élémentaire, — l’association dans l’esprit des sons semblables ou identiques et des idées, des images, des sentimens qu’éveillent naturellement ces sons, — est la raison d’être, est une condition essentielle d’une immense quantité de faits qui vont du calembour inconscient de l’aliéné, au jeu de mots plus ou moins plaisant, à l’allusion fine et voilée et, bien plus loin encore, à l’évolution de nos moyens d’expression, à la création de nos termes littéraires, au développement de nos idées et de nos conceptions religieuses et philosophiques. Partout nous trouvons, non seulement que l’assonance agit, mais que son pouvoir se manifeste, non pas toujours, mais très souvent, par toute une série d’erreurs et de méprises variées qui peuvent devenir utiles et fécondes. Et si, au lieu d’étudier la méprise qui porte sur le mot ou qui se produit par l’intermédiaire du mot, j’avais étudié la méprise en général, j’aurais trouvé son rôle encore plus considérable. Confusions d’images, confusions d’idées, erreurs des sens et de l’esprit tiennent une large place dans la vie de l’humanité. Au moyen âge on a mal compris le sujet de certains tableaux et cela nous a valu quelques légendes nouvelles. N’y a-t-il pas là une confusion produite par des images visuelles tout à fait semblable à celles que nous avons vues sortir de l’ambiguïté du sens de certains mots ? C’est une sorte de rébus mal compris, et le rébus, en nous montrant l’influence de l’image visuelle en même temps que celle du mot, est très propre à nous faire saisir la possibilité d’erreurs analogues causées par les sensations de différens ordres. On pourrait citer bien des erreurs d’interprétation de symboles, de représentations quelconques, de choses vues, en un mot, qui ont influé sur le développement des croyances, des idées, des grands courans de sentimens, et même, sans doute, des conceptions scientifiques, les erreurs d’observation se réduisant, en somme, à des associations par analogie. La musique qui s’adresse à l’esprit par l’oreille, comme la parole, mais autrement qu’elle, nous permettrait encore de remarquer l’association des sons semblables et des impressions qui leur sont jointes. Je rappelle simplement la musique imitative et ses bizarreries, ainsi que les différentes interprétations qu’on peut donner d’un même morceau[19]. Mais il faut bien remarquer — c’est un fait assez considérable — que l’équivoque sur un son, sur une suite de sons, sur un accord ou une suite d’accords, est la base et la condition de la modulation. Nous retrouvons, doué d’une fécondité rare, ce procédé qui se fonde sur l’association de plusieurs systèmes d’idées (ici de représentations musicales) autour d’un même son et qui consiste à passer de l’un à l’autre avec plus ou moins d’à-propos. La modulation est une sorte de jeu de sons analogue à un jeu de mots qui serait soumis aux lois d’une logique supérieure. Examiner tous ces points serait sortir de mon sujet, mais ils sont trop voisins de nous pour que nous ne les reconnaissions pas d’un regard. Et, pour en finir avec les alentours du sujet, j’ajoute qu’on aurait pu insister sur le rôle conservateur de l’association par ressemblance et par contiguïté qui maintient en somme les formes des mots et des phrases, comme les idées, les croyances et tous les phénomènes complexes, en les faisant réapparaître toujours semblables à eux-mêmes ; mais je voulais surtout montrer l’influence de l’assonance sur la vie de notre intelligence et le changement, l’évolution de ses produits.

Ce qui frappe dans tous ces phénomènes, c’est l’infirmité, c’est en même temps la puissance qu’ils supposent à l’esprit humain. L’association par assonance, et d’une manière générale l’association par ressemblance et l’association par contiguïté sont des procédés inférieurs et périlleux qui tendent à disparaître devant une coordination plus avancée de nos idées et de nos sentimens. Elles agissent beaucoup encore et causent d’innombrables erreurs et des fautes blâmables, dont le caractère général est d’être fondées sur une insuffisance d’abstraction. L’esprit reste impuissant à décomposer avec rapidité ses propres élémens ; dans une perception qui lui arrive du dehors, dans une idée qui lui est suggérée, dans un sentiment qu’il éprouve, dans un ensemble de croyances, il ne peut faire assez vite le triage indispensable à la régularité des opérations. Il avale des morceaux entiers qu’il reste impuissant à digérer, gardant les élémens parasites avec les élémens essentiels. C’est que ces élémens parasites et ces élémens essentiels sont étroitement amalgamés entre eux ; les uns ne sont parasites, les autres essentiels que par rapport à l’ensemble de l’esprit ; mais dans la petite société qu’ils forment entre eux, ils ont tous leur emploi utile. Et chaque système psychique ainsi formé cherche à vivre par lui-même, à maintenir cette logique interne qui lui permet de subsister, et, par suite, à n’abandonner aucun de ses élémens. S’annexer, par le sacrifice de ceux-ci, à des systèmes plus élevés et représentant la vie générale de l’esprit, est une opération qui ne va pas sans trouble et sans résistance, et tout à fait analogue à l’abandon, sans esprit de retour, de la vie de famille pour la vie sociale. Il y a trop, dans la vie des élémens de notre âme, d’esprit individualiste, et, si je le puis dire, d’esprit de clocher. A coup sûr cette disposition varie beaucoup d’une âme à l’autre, il en est dont la souplesse est plus grande, qui dissocient avec bien moins de peine les élémens de leurs émotions et de leurs idées pour les arranger mieux, qui ne pensent pas et n’aiment pas par « bloc » ; mais ceux-là mêmes, et les plus avancés parmi ceux-là, restent encore, bien que dans une moindre mesure, impuissans à coordonner parfaitement tous les élémens de leur être, et soumis encore aux illusions de l’association par assonance.

Et puis, ils risquent fort de perdre en ampleur, en richesse et en puissance ce qu’ils gagnent en pureté. Toutes ces petites associations dont je parle, parfois nuisibles, sont des forces, et elles vivent. C’est un grand point. De même que l’esprit de famille et l’intensité de la vie municipale peuvent, malgré quelques heurts et quelques discordances, contribuer à la grandeur de l’État, de même la vie propre et égoïste des élémens psychiques peut contribuer à la grandeur de l’esprit. Beaucoup de pureté s’allie trop souvent à pas assez de vie. L’indifférence accompagne volontiers la raison raisonnante et raisonnable, et la passion, si forte et si puissante pour nous faire agir, est toujours quelque chose de trouble et d’imparfait. Si les élémens psychiques ne tenaient pas trop les uns aux autres, il est probable que l’activité de la vie psychique s’en ressentirait, et si les associations par assonance, que nous avons étudiées, venaient, en ce moment, à ne plus se produire et à ne plus entraîner d’erreurs il serait à craindre qu’elles fussent remplacées non par des associations plus régulières, mais par l’absence d’associations, par l’affaiblissement ou la cessation de la vie de l’esprit.

C’est là assurément un défaut de l’esprit, mais ce qui montre sa force c’est que, malgré tout, il continue à vivre et à se développer. L’évolution intellectuelle et morale ne se fait pas graduellement et régulièrement par le développement continu des bons principes et l’élimination des autres, mais avec des arrêts, des secousses, des chocs, par des moyens souvent hasardeux et périlleux, mal adaptés, semble-t-il, à ce qu’ils doivent produire et en contradiction avec la fin poursuivie, qui pour faire triompher les meilleures causes mettent en jeu des procédés déjà dépassés ou condamnés. En cela elle ressemble à l’évolution des sociétés, et la vie sociale nous éclaire au moins autant que la vie physiologique sur la forme et sur le fond de la vie mentale. Mais ce qui est merveilleux, c’est la puissance d’harmonie qui de toutes ces erreurs, de toutes ces méprises, de toutes ces confusions qu’elle n’a pu prévenir et qui jaillissent spontanément du jeu des forces psychiques élémentaires, sait faire sortir un ordre nouveau, qui coordonne tant bien que mal en un système supérieur tous ces petits groupes indépendans d’idées, d’émotions et de perceptions si jaloux de leur indépendance ; qui prévient sans cesse, et souvent avec succès, le développement des méprises et s’emploie à les faire tourner au plus grand profit de l’ensemble ; qui des associations par assonance fait sortir le rébus, la poésie, et de naïves ou grandioses conceptions du monde quelle rectifie sans cesse. Cette puissance c’est l’esprit même, la forme coordonnée qui résulte du jeu systématisé d’innombrables élémens (comme la vie repose sur le jeu coordonné des unités organiques et la société sur celui des unités sociales) et cherche à profiter des produits des élémens qui lui échappent encore et ne se subordonnent pas. L’organisation physiologique et l’organisation sociale lui viennent en aide, et reçoivent également son secours. Imparfaites toutes les trois, elles s’entr’aident, marchant, — sans certitude de réussite, — vers l’harmonie complète, tirant parti de l’erreur et du mal pour la vérité et le bien et tâchant de se faire encore, de devenir encore plus et encore mieux ce qu’elles sont déjà. Ce sont elles qui font la fécondité de ces procédés imparfaits dont j’ai essayé d’expliquer le rôle. Si l’association par assonance a pu avoir la portée que nous avons dû lui reconnaître, ce n’est pas à elle-même que le mérite en revient, car elle produit indifféremment la connaissance et la méprise, mais à la force qui en a su tirer parti, à l’âme humaine, à l’harmonie directrice qui n’existe pas encore absolument mais qui s’est formée déjà et se forme encore peu à peu par l’association toujours plus étroite et plus systématique de ses élémens, comme une nation s’établit par la réunion et l’unification de tribus, de peuplades, en de petits groupes encore indépendans dans une certaine mesure, mais déjà reliés par le jeu des croyances, des intérêts et des besoins.


FR. PAULHAN.

  1. Voir en particulier les Troubles du langage chez les aliénés, par M. le Dr Séglas. 1er partie, ch. IV.
  2. Regnard, les Maladies épidémiques de l’esprit.
  3. Bail, Leçons sur les maladies mentales.
  4. Je me permets de renvoyer, pour le développement de la question de psychologie générale, à mon livre : l’Activité mentale et les élémens de l’esprit, où j’ai touché aussi, en passant, au sujet de cette étude.
  5. Pour l’histoire de l’alphabet, consulter : Lenormant, Histoire ancienne de l’Orient jusqu’aux guerres médiques ; Lenormant. article Alphabet, dans le Dictionnaire des antiquités grecques et romaines de Daremberg et Saglio ; Ph. Berger, Histoire de l’écriture ; Maspéro, Histoire ancienne des peuples de l’Orient.
  6. Lorédan Larchey, Dictionnaire des noms propres. Préface.
  7. Revue archéologique, sept.-oct. 1892. M. Longnon croit plutôt à la forme primitive Ewiranda. (Même Revue, nov.-déc. 1892.)
  8. Quicherat, De la formation française des anciens noms de lieux : , p. 18, 79.
  9. A. Darmesteter, De la création actuelle de mots nouveaux dans la langue française et des lois qui la régissent, p. 164.
  10. On peut voir, au sujet de la transformation du sens des mots, le remarquable petit livre d’A. Darmesteter, la Vie des mots, les articles de M. Bréal dans cette Revue et de M. G. Paris dans le Journal des savans, l’étude de Littré sur la Pathologie du langage et, avec des précautions, les Récréations philologiques, de Génin .
  11. P. Souriau, la Suggestion dans l’art.
  12. M. Lang, l’un des représentans les plus connus de l’école anthropologique, l’un des principaux adversaires du système de Max Müller, reconnaît qu’ « il n’est pas douteux qu’un grand nombre de mythes, de ceux particulièrement qui se rapportent aux noms de lieux, aient pour origine des étymologies populaires ; ce qui est contestable et contesté, c’est qu’il faille donner une aussi large place à cette cause dans la formation des mythes. » Mythes et cultes et religions. Trad. De M. Marinier, p. 523 (en note). Cela me suffit, en somme, pour montrer la tendance à l’association par assonance et son rôle.
  13. Voir, en particulier, l’étude de M. Renouvier.
  14. Essai sur la mythologie comparée, trad. De M. G. Perrot, p. 106.
  15. Mélanges de mythologie et de linguistique. Hercule et Cacus.
  16. Revue de l’histoire des religions, XVI, 166-169.
  17. Voir à le sujet, dans cette Revue, 1886, t. V, l’étude de M. Brunetière sur la Philosophie de Schopenhauer.
  18. Je n’indique ici que l’influence intellectuelle de l’assonance. Son influence sur les affections n’est pas moins importante. Elle est indirecte et se rattache aux effets produits sur l’intelligence, mais, en certains cas, elle est surtout visible et parait l’emporter. Des émotions fugitives comme des sentimens durables sont dues pour une part à des méprises sur le sens des mots, à des associations éveillées par l’assonance. Il serait trop long de le montrer en détail, mais cela résulte suffisamment de ce qui vient d’être dit.
  19. Cf. Weber, les Illusions musicales.