Psychologie de la révolution chinoise

Psychologie de la révolution chinoise
Revue des Deux Mondes6e période, tome 8 (p. 295-330).
PSYCHOLOGIE
DE LA
RÉVOLUTION CHINOISE

La Révolution chinoise a surpris le monde par son apparente spontanéité, par sa rapidité, par son dénouement, ou plutôt par le dénouement de son premier acte qui a changé une antique monarchie en république toute moderne. Au mois d’août 1911, le ciel diplomatique était encore sans nuages du côté de Pékin. Les luttes ou les accords des syndicats financiers qui se disputaient les concessions de mines et de chemins de fer dans l’Empire chinois ne passionnaient pas le grand public. Parfois, sous la rubrique Nouvelles de l’étranger, les journaux d’Europe donnaient, en termes succincts, quelques vagues renseignemens sur une révolte qui venait d’éclater dans le Seu Tchouan. Mais, depuis le soulèvement boxer et la répression de 1900, le pillage de quelque cité, l’incendie de quelque église, l’assassinat de quelque missionnaire paraissaient être des incidens bénins, d’ailleurs de plus en plus rares, dont la suppression serait complète dans une Chine bientôt réorganisée. Explorateurs, diplomates, attachés militaires, prônaient les efforts d’un gouvernement réparateur, le progrès des idées et des pratiques occidentales dans un monde officiel jusqu’alors rebelle à toute innovation. Les édits prohibitifs de l’opium, l’envoi d’étudians dans les Universités étrangères, la modernisation des examens du mandarinat, l’essai d’institutions parlementaires succédant au pouvoir absolu, l’application projetée des principes occidentaux à l’organisation des services publics, semblaient raffermir pour longtemps le trône de la dynastie mandchoue.

L’édifice politique, jusqu’alors en équilibre instable, où les contrastes des conditions géographiques, l’antagonisme des intérêts économiques, la diversité des races menaçaient sans cesse de disloquer un assemblage hétéroclite de provinces plus vastes et plus peuplées que les États européens dont elles ont les haines ou les rivalités, allait, croyait-on, être consolidé par la forte armature de la centralisation. Afin de montrer leur confiance dans l’heureux dénouement de l’œuvre entreprise, les puissances européennes étaient disposées à faire cesser un cauchemar douloureux pour l’orgueil chinois, en rappelant leurs troupes d’occupation du Pe-Tchi-Li, en supprimant les gardes de leurs Légations. Cependant, quelques vieux missionnaires, quelques consuls oubliés dans leurs postes, quelques agens clairvoyans des Douanes Impériales, affirmaient, parfois, que l’ordre apparent, les traditions séculaires, le régime lui-même, allaient être emportés par une tourmente telle que l’orage de 1900 paraîtrait un léger zéphyr. Nous rappellerons aussi l’article prophétique publié ici même, il y a deux ans, par le général de Négrier[1]. Le général de Négrier était allé en Chine et il y avait distingué tous les symptômes d’une décomposition prochaine. Mais les observateurs les plus pessimistes n’imaginaient pas que trois mois suffiraient pour dresser une République puissante en face d’un gouvernement impérial aux abois.

Durant cette courte période, la Révolution a passé. Le programme de Kang-Yu-Ouei, qui, en 1898, séduisait par sa nouveauté le timide Kouang-Hsiu et causait le coup d’Etat de la despotique Tseu-Hi, ce programme, auquel la vieille souveraine avait dû se rallier à son tour, semblait insuffisant et désuet. La régénération chinoise, d’après les principes de la mentalité nationale que Confucius, Mencius et Lao-Tseu ont modelés, ne pouvait convenir à des théoriciens épris d’américanisme, et qui voulaient tenter un changement de décor à vue imité du Japon. Une évolution paisible et rationnelle paraissait trop lente à des patriotes ardens et pressés.

En décembre 1911, quatorze provinces sur dix-huit brisaient le lien qui les rattachait à Pékin ; une armée nombreuse, commandée par des généraux inconnus la veille encore, se préparait à écraser les dernières troupes loyalistes du Nord. Quelques hommes d’action, que n’avaient pas rebutés de sanglans échecs antérieurs, donnaient une apparente cohésion à l’insurrection maîtresse des trois quarts de l’Empire ; ils affirmaient leur pouvoir et la volonté de couler la Chine tout entière dans le moule des Etats modernes. La République Une et Indivisible était leur rêve, la guerre civile leur moyen, la régénération de la patrie chinoise leur but. Ils ont bientôt attiré les tournesols de la politique, les courtisans du succès, les profiteurs de troubles, les enthousiastes, les mécontens et les désabusés. Prétendant faire une nouvelle édition de la Révolution française d’où ils supprimeraient les pages de la Terreur, ils ont eu leurs États-Généraux à Nankin ; Yuan Chi Kaï a failli être leur La Fayette, Sun Yuât Sen s’est présenté comme leur Desmoulins, propre à devenir peut-être leur Robespierre ou leur Danton. Mais les amateurs d’analogies doivent arrêter là leurs pronostics. Si, guidé par la connaissance de l’âme chinoise, on peut entrevoir dans les brumes de l’avenir les silhouettes de nombreux Barras, on n’aperçoit pas à l’arrière-plan l’ombre grandissante d’un Napoléon.


I

Il arrive parfois que les ambitions déçues, les vanités inassouvies, les intérêts lésés, impuissans à troubler l’équilibre d’un Etat bien ordonné, se coalisent contre un gouvernement débonnaire, un organisme politique débile, un système social où les dirigeans ont perdu la foi dans la grandeur de leur mission. Les déclassés, les mécontens, les déracinés, agens naturels de désordre, qui, dans leur isolement, s’épuisaient sans résultat contre l’inertie des masses populaires, rencontrent enfin un chef dont la volonté leur impose une discipline, dont le programme habile et plein de promesses les séduit. Ils deviennent alors les artisans intelligens ou passifs d’une transformation prochaine qui leur est cachée, ou qu’ils devinent en l’approuvant. Ils se dévouent sans marchander, mais ils escomptent au jour du triomphe le prix de leur dévouement. Et, peu scrupuleux dans le choix des moyens, dans la sélection des comparses indispensables qu’ils doivent utiliser, ils attendent fébrilement que « l’invisible chef d’orchestre » donne le signal du déchaînement des appétits, de la frénésie des rancunes, du délire de l’orgueil. Un incident suffit alors pour déclancher une Révolution.

Dans la Chine laborieuse, pacifique et pauvre, une foule misérable végète autour des villes, sur les cours d’eau, dans les auberges des chemins. Mafous des caravanes, sampaniers des convois fluviaux, mineurs de la montagne, ils vivent au jour le jour, victimes innombrables des agiotages de marchands, des combinaisons de financiers, des édits de mandarins. Une brève interruption des affaires, une augmentation de quelques sapèques dans le prix des denrées, une modification des coutumes traditionnelles dans l’exploitation ou le transport des produits du sol, bouleversent l’existence de millions d’individus. Or, le Chinois qui, dans la légende ou d’après les observations superficielles des voyageurs pressés, nous apparaît bonhomme et satisfait, se mue en impulsif rageur contre une atteinte à son bien-être, une diminution de ses ressources, une aggravation de sa misère. La morale indépendante, dépourvue de sanction, qui règle en principe son éducation d’enfant et ses devoirs d’homme, ne lui a pas enseigné l’indifférence et la résignation. Qu’il vénère théoriquement Confucius ou Lao-Tseu, qu’il soit musulman, fétichiste ou vaguement disciple de Bouddha, nulle notion de sacrifice ne modère son matérialisme grossier, nul retour de générosité n’atténue son emportement, nul frein n’arrête la brute qui sommeille derrière une physionomie placide, et qu’un mot d’ordre a réveillée.

La populace chinoise est la pire des populaces. Dans les agglomérations urbaines, dans les centres miniers, dans les labyrinthes flottans qui encombrent les ports fluviaux, elle se met d’elle-même en mouvement contre une taxe nouvelle, un abus de pouvoir, une réglementation imprévue. C’est alors un cyclone qui passe dans les cités ou sur les campagnes, et qui s’apaise promptement par l’excès de sa violence ou la brutalité de la répression. Le calme reparait soudain après des scènes de Jacquerie. Les foyers d’ « anarchie spontanée » s’éteignent dans le sang ; les fermens sporadiques de révolte s’endorment pour un temps dans la dépression qui suit toujours les crises de la fureur populaire. Quiconque a parcouru la Chine a été témoin de ces émeutes locales qui éclatent chaque jour sans motif apparent à travers l’Empire, comme les incendies d’été dans les forêts de la Côte d’Azur. Pendant les études du chemin de fer Lao Kay-Yunnan Sên, notamment, j’en vis un exemple expressif ; il peut être cité comme le type parfait des incidens qui occupent les loisirs des diplomates et dérangent les projets des voyageurs.

A trente kilomètres de Mongtse, les riches gisemens d’étain rassemblaient dans les mines de Ko-Chiu plusieurs centaines d’ouvriers ; la conduite des caravanes quotidiennes employait un nombre égal de mafous. Tout ce personnel travaillait paisiblement, extrayait le minerai, fondait les saumons ; les théories des chevaux de bat égayaient les abords de la Douane Impériale, et les négocians bénissaient les génies protecteurs de la cité. Soudain, un soir, vers cinq heures, le tao-taï de Mongtse avisa les Européens établis aux environs de la ville d’une effervescence insolite qui se manifestait chez les mineurs. A minuit, une troupe de 400 forcenés arrivait près des remparts, incendiait la Douane Impériale, voisine du Consulat de France, massacrait quelques serviteurs indigènes, poursuivait à coups de fusil les fonctionnaires européens qui purent à grand’peine se réfugier chez le tao-taï. Elle tournait ensuite sa fureur contre le Consulat dont les habitans, avertis par le tumulte, s’étaient éclipsés prestement pour se mettre en sûreté dans un yamen de la ville ; les émeutiers, secoués par une indescriptible et bruyante rage de destruction, mirent en pièces les archives, réduisirent en miettes la vaisselle et le mobilier, brûlèrent les vêtemens, défoncèrent le coffre-fort, abattirent le mât de pavillon, et traînèrent le drapeau français dans la boue. Le tao-taï, le général, les troupes régulières, la population, rassemblés sur les remparts, contemplaient ce spectacle, éclairé par une lune splendide et les flammes de l’incendie ; ils affirmaient leur réprobation par les sons des trompes de guerre et les détonations d’inoffensives coulevrines. Juché en observation sur le toit de la pagode d’un village voisin dont les habitans, apeurés, se terraient dans leurs maisons, j’attendais le dénouement prévu. Au petit jour, la bande s’évanouit dans la brume légère ; les guerriers de l’Empereur esquissèrent un mouvement offensif quand le dernier ennemi eut disparu à l’horizon ; les Européens, en costumes improvisés, se lamentèrent dans les ruines fumantes ; le général et le tao-taï placèrent des postes pour empêcher le retour improbable des pillards. Quelques jours plus tard, les dénonciations intéressées, où s’exhalèrent de vieilles rancunes, firent affluer dans les prisons des coupables ahuris et douteux ; puis, cinq ou six têtes, dans des cages balancées par le vent, montrèrent à tous que le bourreau du tao-taï maniait sans faiblesse le glaive de la Loi. Une vague rumeur avait été le prétexte de cet incompréhensible attentat : les mineurs avaient soupçonné, dans les visites d’un touriste anglais, une concession imminente des terrains de Ko-Chiu à quelque syndicat étranger favorisé par le tao-taï. Ils avaient voulu attirer sur ce fonctionnaire les foudres du gouvernement impérial en massacrant les Européens.

Si, livrée à elle-même, la populace chinoise est inconsciente, ignorante, aveugle dans ses manifestations brutales, elle est un instrument admirable pour qui sait et qui veut s’en servir. Elle fournit des Boxers variés au gouvernement, d’après les exigences périodiques d’une politique hostile aux étrangers. Souvent, aussi, elle sert des intérêts particuliers. Entre elle et les agens d’une conspiration organisée pour obtenir un résultat quelconque, les déclassés sont des intermédiaires précieux.

Les déclassés chinois sont innombrables. Ils se recrutent surtout dans les déchets des examens de lettrés. Parmi les candidats qui briguent les titres de bachelier, licencié, agrégé ou docteur, indispensables pour la nomination aux emplois publics, accessibles à tous et plus recherchés que chez nous, les deux tiers environ échouent piteusement. Plusieurs dizaines de milliers d’hommes, chaque année, sont les épaves de ces concours ardus, dont les édits impériaux de 1908 voulaient modifier les programmes vieillots. Un Chinois qui a pâli pendant quinze ou vingt ans sur les mystères de l’écriture idéographique, qui a bourré sa mémoire des citations de tous les auteurs classiques et canoniques, dont les mains se sont affinées au maniement du pinceau, dont la poitrine s’est creusée sur la table ou la natte de l’étudiant, dont les ressources matérielles se sont épuisées dans la vaine poursuite des honneurs littéraires, est incapable, après une dernière tentative infructueuse, de coiffer le grand chapeau du laboureur, de revêtir le sarrau du boutiquier. Il croirait déchoir s’il abandonnait les souliers, les lunettes, la calotte et la soutanelle du lettré. Les besognes manuelles répugnent à sa vanité d’intellectuel aigri ; son cerveau, accoutumé aux spéculations élevées de l’esprit, est rebelle aux calculs misérables du négoce.

Les vieux, les désabusés, ceux dont un tardif diplôme de bachelier guérit la blessure d’amour-propre sans éveiller l’ambition des emplois inférieurs, ouvrent des écoles que le prestige de leur titre ou de leur science achalandé promptement. Ils préparent à leur tour des candidats, et méritent parfois la vénération d’une province pour les succès de quelque élève aux examens suprêmes de Pékin, Les autres, s’ils ne se transforment pas en instituteurs, — avatar toujours possible dans un pays où l’enseignement privé n’a pas besoin de brevet, — deviennent conseillers d’affaires, satellites dans un yamen, archivistes ou comptables des sociétés secrètes ou des associations de marchands, employés de bureau chez des banquiers, des industriels ou des commerçans, secrétaires des conseils de notables dans les localités urbaines ou rurales, mais surtout écrivains publics. D’ailleurs, cette fonction convient mieux à leurs goûts d’indépendance, à leur vanité de lettrés malchanceux. Ils sont les confidens de la foule ignorante des faubourgs, des jonques et des champs ; ils la dominent par l’usure, par les services rendus dans les prétoires des juges, dans les contrats d’association, dans les règlemens d’intérêts. Ils lui commentent les nouvelles des journaux, les ordonnances de l’administration. Orateurs improvisés, ils excitent ses convoitises et ses rancunes, son chauvinisme et ses colères, en servant le plus souvent leurs propres vengeances et leurs haines de ratés. Ils détiennent en tout temps, dans les villes comme dans les campagnes, un pouvoir occulte et dangereux.

Les mécontens des classes bourgeoises ne l’ignorent pas. C’est aux déclassés qu’ils s’adressent quand ils veulent réduire l’hostilité des pouvoirs publics contre la réalisation d’un projet, l’exécution d’une entreprise, le succès d’une combinaison. Par eux, ils déchaînent une émeute, bouleversent un district. Et le soulèvement cesse avec la capitulation traditionnelle des mandarins, anxieux de ne pas attirer inutilement l’attention du gouvernement central, qui les récompense ou les punit d’après la tranquillité de la région qu’ils administrent. Dans l’Empire, dépourvu, jusqu’au timide essai de 1910, des garanties constitutionnelles, les contribuables n’avaient d’autre moyen que la révolte pour faire entendre leurs doléances à Pékin. « Pas d’histoires » était, en Chine comme en France, la règle de conduite des fonctionnaires ambitieux. Sans doute, par la puissance du sentiment de solidarité qui unit tous les membres d’une corporation, par leur extraordinaire aptitude aux groupemens d’intérêts, les bourgeois chinois paraissent représenter une force respectable. Mais ces industriels ou commerçans, positifs et laborieux, ne sont pas combatifs. Ils ne se compromettent pas dans les troubles de la rue. S’ils ne peuvent faire écouter leurs plaintes, ils préfèrent soudoyer des auxiliaires impressionnables et turbulens. Nous avons dit comment ils y parviennent, et comment s’exécutent les programmes de revendications. La crainte d’un soulèvement populaire, toujours à redouter, paralyse ainsi les fantaisies des dirigeans, les exactions de leurs sous-ordres, en donnant à la marche des rouages administratifs une apparente régularité.

Parfois, le mécontentement a d’autres causes que des incidens purement locaux. Elles sont loin des murs de la cité, des limites de la bourgade ; elles intéressent la bourgeoisie d’une province entière. Dans un pays plus vaste qu’un grand Etat européen éclate alors une révolte inopinée. Un signal mobilise les forces du désordre ; les agens disséminés de l’anarchie lancent leurs troupes à l’assaut des yamens, chassent ou massacrent vice-rois, grands-juges et grands-trésoriers, chen-taïs et tao-taïs ; les troupes impériales se débandent ou passent aux insurgés ; le comité directeur des mécontens, maître de la situation, attend sans impatience les propositions de paix du gouvernement, ou coordonne sa conduite avec celle des groupes des provinces limitrophes que le même dommage a, de même, poussés hors de la légalité. C’est ainsi que l’édit du ministre des Travaux publics qui supprimait, en juillet 1911, les concessions de chemins de fer faites aux compagnies locales, provoqua la révolte du Se Tchouan, imité par les provinces voisines où existaient des intérêts identiques. La révolte partielle se transformait en révolution.

En temps ordinaire, un édit comme celui du 26 octobre, qui destitua le ministre auteur involontaire des troubles et consacra la capitulation piteuse du gouvernement impérial, aurait terminé le différend. Les concessionnaires satisfaits auraient promptement ramené dans les régions soulevées la tranquillité nécessaire à leurs opérations. Mais, après avoir fait servir à la réalisation de leurs desseins les groupes toujours disponibles d’émeutiers et leurs meneurs, ils n’étaient déjà plus eux-mêmes que des instrumens dans les mains des déracinés qu’ils avaient admis parmi eux.

Les déracinés sont d’institution récente. Ils ont fait leur apparition sur la scène politique après la guerre de 1895. Ce sont, presque tous, des fils de Chinois établis à l’étranger, enrichis par l’industrie ou le négoce, et que la fréquentation des écoles anglaises, américaines, japonaises, a frottés de vernis occidental. Quand leurs familles reviennent en Chine, après fortune faite, les nouveaux européanisés se plient difficilement aux usages nationaux qui leur paraissent ridicules. Les uns, riches, se fixent de préférence dans les « ports ouverts, » s’introduisent dans la société cosmopolite qui les habite, dont ils copient servilement les rites extérieurs ; ils deviennent des « gentlemen, » jouent au tennis, au polo, font courir, fréquentent les « Américaines, » et, parfois, causent politique entre deux cocktails. Les autres, disséminés dans les provinces de l’Empire, sont dévorés d’ambition. Ils souffrent de ne pas pouvoir prendre part à la direction des affaires publiques dont les écarte la privation des grades littéraires, les récompenses des concours traditionnels. Ils comparent dédaigneusement les diplômes surannés des mandarins, la science livresque et puérile qu’ils représentent, où la sûreté de mémoire et l’absence de personnalité ont la plus grande part, aux titres ronflans que leur ont parfois décernés de complaisans jurys. Avec leurs baccalauréats, leurs licences, leurs doctorats, leurs brevets d’ingénieurs ou de médecins, ils s’imaginent posséder l’expérience absolue, la connaissance parfaite des hommes et des choses. Si leurs aptitudes héréditaires les éloignent des sciences exactes, leur esprit subtil et raisonneur se plaît à nos doctrines philosophiques, qu’ils adoptent sans les comprendre et dont ils ne retiennent que les termes redondans. Des grandes villes et des capitales où ils jetèrent leur gourme en se façonnant aux usages européens, ils rapportent, avec le souvenir attendri des music-halls, un scepticisme prétentieux, une confiance aveugle dans les rêves politiques des théoriciens. Ils se découvrent des talens de réformateurs, des facultés de conducteurs d’hommes, qui n’ont pas d’utilisation possible sous un régime vermoulu. Il faut donc faire table rase du passé, fonder un nouvel ordre social, où leur exceptionnelle valeur intellectuelle et morale, dont ils ne doutent pas, s’affirmera sans entraves. Demi-philosophes, demi-savans, ils prennent comme modèles les grands remueurs d’idées, les grands pasteurs de peuples dont ils se croient les héritiers. Napoléon Ier, Washington, les « géans de 1789 » hantent leurs pensées, symbolisent leurs ambitions. Ils pensent que la société chinoise peut se transformer à coups d’ordonnances, et que les hommes d’État ne doivent pas craindre de faire, même par le fer et le sang, le bonheur d’un peuple malgré lui. Semblables à de nombreux révolutionnaires hindous, à quelques nationalistes annamites, ce sont, en réalité, de pauvres cervelles grisées par le vin capiteux des sophismes, des « primaires » éblouis par la faconde des rhéteurs. Ils ne comprennent pas que la vieille Europe et la jeune Amérique représentent quinze siècles de mentalité chrétienne, de culture scientifique et philosophique uniforme ; que les révolutions qu’ils y admirent ont aidé parfois, contrarié souvent, la marche d’une évolution lente, mais sûre vers le progrès social ; qu’on n’improvise pas un État moderne avec une baguette de magicien ; que les innovations politiques sont éphémères, si elles ne sont pas réclamées par les mœurs de la nation.

Leurs humiliations de patriotes augmentent leurs souffrances de déracinés. Au contact des Européens, ils ont appris l’histoire de leur pays. Ils savent comment une infime minorité de conquérans mandchous a pu dominer la masse énorme des Chinois ; que l’incurie des dirigeans a consacré la décadence de l’Empire et arrêté la marche d’une civilisation dont les vestiges étonnent encore les étrangers ; que les grands travaux d’utilité publique, les canaux, les routes, les palais, les digues, ont disparu comme les forces de l’armée, comme la fierté de la diplomatie impériales. Ils frémissent en songeant que le petit Japon, un ancien vassal, a battu honteusement leurs soldats et leurs marins ; que, pendant trois ans, leur gouvernement n’a pu empêcher le Japon et la Russie de guerroyer sur le sol chinois pour se disputer une province chinoise ; que des troupes de toutes nations profanent les villes du Pe Tchi Li et gardent, comme en pays sauvage, les Légations de Pékin. Un gouvernement qui inflige de telles hontes incarne un régime pourri. Puisqu’il est d’origine étrangère, il faut renvoyer son Empereur, ses princes et ses nobles, ses vice-rois, ses maréchaux et leurs huit bannières dans les déserts d’où ils sont venus. Les Chinois, libérés du joug, consciens et organisés, sauront eux-mêmes se préparer une nouvelle et glorieuse destinée.

Tels sont les sentimens qui bouillonnent dans les âmes de ceux à qui les théories de Kang-Yu-Onei paraissent aujourd’hui timides et rétrogrades. Ce n’est pas à quelque opportuniste adaptation de la civilisation européenne aux principes de Confucius qu’ils demandent le salut de l’Empire, mais à la suppression complète des entraves du passé, à la transformation radicale de la vieille société chinoise que doit animer désormais un esprit nettement démocratique et républicain.

Mêlés à leurs compatriotes des provinces du Sud, ils ont propagé avec adresse, dans les grandes villes où le souvenir de la tentative des Taï-Pings est encore vivace, leurs idées qui ont cheminé doucement à l’abri des revendications locales, des intérêts menacés de corporations. Ailleurs, les associations agricoles, industrielles ou commerciales dont ils font partie et où ils prennent un rôle prépondérant ; les sociétés secrètes où ils se font inscrire et dont ils ne tardent pas à diriger les actes, ont cessé d’être des coalitions d’intérêts professionnels, des syndicats de secours mutuels pour devenir, à leur insu, des groupemens d’agitation révolutionnaire au service des politiciens. Cependant, les grèves, les révoltes partielles qu’ils fomentaient, les accès de fureur antidynastique ou de haine contre l’étranger qu’ils provoquaient périodiquement dans les régions les plus diverses de l’Empire, n’étaient jusqu’ici que des tentatives isolées qui ne parvenaient pas à mettre en péril l’existence du gouvernement. Cette agitation stérile émoussait leur ardeur, ces échecs répétés ébranlaient leur confiance, quand Sun-Yuat-Sên leur démontra les avantages de la cohésion sur la dispersion des efforts. Il leur exposa son programme d’action qui les séduisit. La « Jeune Chine » s’organisa. La Révolution chinoise avait un chef.

Sun-Yuat-Sên est un des plus intéressans parmi ceux des Asiatiques éclairés qui tentent d’émanciper l’Asie de la tutelle ou de la suprématie des étrangers. Il veut démolir la façade impériale et détruire les témoignages de déchéance nationale qu’elle accuse : les gardes des Légations, l’exterritorialité, le contrôle des Douanes, les enclaves étrangères dans les grandes villes, les concessions de mines et de chemins de fer. La Chine doit prendre dans le monde la place qui lui revient par l’étendue de son territoire, le nombre et les qualités de ses habitans ; elle doit avoir, comme le Japon et le Siam lui-même, les prérogatives complètes des nations civilisées, devenir maîtresse de son administration et de ses revenus, se dégager des protections humiliantes, effrayer les convoitises, forcer l’estime en acceptant les charges léguées par un régime déchu, se préparer un avenir glorieux et vengeur.

Tout le passé de Sun-Yuat-Sên garantit la précision de la méthode, l’acharnement de la volonté dans la destruction du vieil ordre social. Ce fils de Cantonnais, né vers 1865 aux îles Sandwich et vaguement christianisé, étudiant laborieux à Tien-Tsin, puis à Hong-Kong où il est reçu médecin, expulsé de Macao qu’il avait choisi comme base de propagande révolutionnaire, fondateur de la « Jeune Chine » où il fusionne les patriotes et les déracinés avec leurs appétits, leurs colères et leurs illusions, est devenu légendaire par ses tentatives d’où l’audace folle n’exclut pas l’observation et le calcul. Déclaré hors la loi, la tête mise à prix pour ses pétitions au trône, ses campagnes de presse et l’aventure de Canton dont il faillit se rendre maître vers 1896, le gouvernement le considérait depuis lors comme un adversaire dangereux. A Londres, où il se réfugia, le ministre chinois le fit attirer dans un guet-apens, l’emprisonna dans la Légation, d’où il allait être conduit en secret à Pékin. Il fut assez adroit pour prévenir ses amis, et l’impérieuse intervention du gouvernement anglais lui rendit la liberté. Pendant son séjour en Europe, il était entré en relations avec des personnalités politiques, des groupemens occultes qu’il avait captivés par son programme de lutte contre l’absolutisme impérial : il devait en recevoir, quelques années plus tard, une aide efficace. Il courut de nouveau le monde, compléta ses études au Japon où « le docteur Tokono » devint bientôt célèbre. En 1900, il est avec 10 000 partisans sur le Si-Kiang, d’où il ordonne à ses fidèles de punir partout le pillage, de ménager les habitans, de respecter les existences et les propriétés des missionnaires et de tous les étrangers. Lnu-Vinh-Phuoc, l’ancien chef des Pavillons-Noirs devenu général de l’Empire, lui interdit l’approche de Canton. Il médite alors un complot à la manière de Saint-Réjant et de Malet : l’indépendance des deux Kouang obtenue par le massacre simultané du vice-roi et des grands mandarins réunis dans la pagode impériale à l’occasion du nouvel an. La conspiration est découverte à temps et Sun-Yuat-Sên peut encore s’échapper.

Cependant, les sentimens antidynastiques se propageaient, et ses affidés étendaient partout leurs ramifications. Ils sympathisaient avec les étudians, avec les officiers que la vieille impératrice puis le régent expédiaient en Europe comme aux Etats-Unis pour préparer l’évolution moderniste annoncée par les édits. Par la fusion, en 1906, des grandes sociétés secrètes, « la Triade » et « les Vieux frères, » jusqu’alors ennemies, l’entente avec des associations locales nombreuses et puissantes, surtout dans le Sud, ils pouvaient instantanément transformer en actes, dans presque toutes les provinces, les instructions de leur chef. Le programme séparatiste du début, limité à la constitution des provinces méridionales en république indépendante avec Canton pour capitale, est devenu insuffisant. C’est à la libération complète du territoire que paraît aspirer le réformateur. La bienveillante neutralité du gouvernement français en 1907, lors de la deuxième tentative des « réformistes » au Kouang Si, où « nos frères les républicains chinois » s’affirmèrent au Tonkin comme des hôtes encombrans, la sympathie qu’on lui témoigne à Hong-Kong, l’intérêt qu’excite sa personnalité dans les concessions étrangères, lui donnent la confiance qui assure le succès. Il voyage, visite les riches communautés chinoises à l’étranger, en obtient des subsides généreux qui enflent son trésor de guerre, et tente en vain de soulever le Yun-Nan. Il établit à Hong-Kong, puis à Changhaï, le quartier général de la Révolution, va raviver les sympathies anglaises et françaises, et reparaît enfin à Changhaï le 26 décembre 1911, pour y prendre la direction effective du gouvernement insurrectionnel qui siège à Nankin et qui groupe dans la « République chinoise » quatorze des dix-huit provinces de l’ancien Empire du Milieu. Ses projets, qu’il n’avait jusqu’alors dévoilés que progressivement, semblent se montrer à découvert. Dans l’enivrement du triomphe prochain presque assuré, sa réserve naturelle laisse enfin percer de précises résolutions. Fier de ses succès, de son armée, de ses ministres et de ses généraux, il n’a guère que du mépris pour les novateurs de l’école évolutionniste, les Kang-Yu-Ouei, les Tchang-Che-Tong. En termes lapidaires, il en fait l’aveu au correspondant du Bulletin de l’Asie Française : « Ce sont des réformateurs de l’école des fabricans de cercueils ; l’abcès mandchou a besoin du bistouri et non de l’emplâtre. » Certain de la victoire définitive puisque les Taï-Pings, moins bien organisés, ont failli réussir, il résume en trois articles son programme : suppression du régime impérial des Mandchous ; organisation de la Chine en monarchie constitutionnelle sur le modèle anglais, ou création d’une république fédérative, si le choix d’un souverain national paraît impossible ; réforme des institutions politiques et sociales, par l’application des théories européennes et l’imitation du Japon. En cas d’échec, les provinces du Sud échapperont à la suprématie du Nord, et formeront une République indépendante qui s’annexera le Seu-Tchouan.


II

A cet ennemi si entreprenant et si résolu, à la coalition d’ambitieux, de mécontens, de naïfs, d’enthousiastes, de patriotes ardens, de théoriciens vertueux, de trafiquans égoïstes qu’il endoctrine et qui forme son état-major, aux masses qu’il déchaîne en leur promettant toutes les satisfactions du bien-être, de la justice, de Tordre administratif, du su tirage universel, et qu’il lance à l’assaut d’un régime discrédité, le gouvernement impérial pouvait-il opposer un programme pratique de réformes, des ministres honnêtes, des troupes valeureuses, des populations fidèles ?

Les offres de concours intelligens et loyalistes n’ont pas manqué à la dynastie mandchoue. Tandis que des tendances inquiétantes commençaient à se manifester parmi les adeptes de la « Jeune Chine, » Kang-Yu-Ouei proposait au jeune empereur Kouang-Hsiu l’adoption d’un programme évolutionniste qui sauverait l’Empire en le préservant d’une révolution. Le conseiller du souverain pouvait être le Turgot de la monarchie impériale. Ses livres sur la Réforme en Russie et la Réforme au Japon, groupaient autour de lui toute une école de lettrés à qui la culture européenne, acquise dans les Universités et les grandes écoles d’Europe et d’Amérique, n’avait pas enlevé le sentiment des réalités. Comme leur maître intellectuel et politique, ils comprenaient qu’il fallait arracher l’Empire à sa cristallisation dans le passé, que les désastres de la guerre japonaise étaient un avertissement. Ils voulaient, comme lui, moderniser la Chine en lui conservant sa traditionnelle mentalité.

Kouang-Hsiu avait l’ambition d’être un réformateur. Instruit par Kang-Yu-Ouei, aidé de ses disciples, il rêvait d’égaler Pierre le Grand et Mutsu-Hito. Mais, avec le zèle des néophytes, il voulut tout modifier à la fois. Les édits se succédèrent pour annoncer des changemens imminens dans l’administration intérieure de l’Etat. Les coteries dévouées à l’ancien ordre social, par intérêt, par la frayeur des innovations, s’émurent. L’édit du 11 juin 1898 changea leur émotion en colère. Il abolissait les concours littéraires pour les grades du mandarinat, et leur substituait des examens analogues à ceux des Universités d’Occident ; il promettait la fondation de collèges pour l’enseignement des lettres, des sciences et de la philosophie européennes ; il créait des comités pour l’étude rationnelle des questions administratives et agricoles ; il organisait les finances par l’établissement d’un budget impérial et des budgets provinciaux ; il supprimait la vénalité des charges, reconnaissait la hiérarchie catholique et proclamait la liberté des cultes étrangers.

À cette époque, Yuan-Chi-Kaï était le chef des traditionalistes chinois. Il s’exagéra les périls, plus grands pour sa situation et son prestige que pour la paix intérieure de l’Empire, où conduisait la politique de Kouang-Hsiu et prépara le coup d’Etat de l’impératrice douairière, qui reprit le pouvoir par une rapide et sanglante révolution de palais. L’Empereur est interné, soumis à un traitement de dégénérescence physique et morale qui devait le transformer, suivant l’expression du docteur Matignon, en « triste échantillon de l’espèce humaine ; » ses conseillers, emprisonnés, périssent presque tous dans les supplices ; Kang-Yu-Ouei s’échappe et se réfugie dans l’Inde britannique où l’Angleterre le pensionne et d’où, moins tenace que Sun-Yuat-Sên, il ne sortira plus.

Pendant trois ans, l’énergique Tseu-Hi régna selon les antiques formules ; mais, après l’échec du mouvement boxer, elle dut comprendre qu’elle ne pouvait résister plus longtemps à la poussée des idées nouvelles. De tous côtés, le moule de la tradition craquait. Des émeutes ensanglantaient sans cesse les provinces ; les conspirations, que la maladresse ou la vantardise des conjurés faisait toujours avorter, révélaient un désordre chronique, une désaffection croissante, des compromissions insoupçonnées. Les légations étrangères signalaient discrètement, mais avec instance, la nécessité de concessions à l’esprit nouveau qui se manifestait. Pressée par les circonstances, l’impératrice douairière devint, comme novatrice, plus audacieuse que Kang-Yu-Ouei.

De 1901 à 1908, elle ordonne la réorganisation du ministère de la Guerre et de l’armée qu’elle essaie de rendre populaire et respectée ; elle fonde un grand nombre d’écoles militaires où elle s’efforce d’attirer la jeune noblesse et les fils de lettrés. Elle proscrit la coutume barbare de la compression des pieds pour les jeunes Chinoises. D’accord avec le gouvernement des Indes, elle édicté la suppression progressive, en dix ans, de l’opium et menace de peines sévères les fonctionnaires qui ne renoncent pas à la drogue ; les champs de pavots devaient être affectés à d’autres cultures, et cette prohibition amenait plus tard l’adhésion de plusieurs provinces à la Révolution. Elle rajeunit l’enseignement dans les collèges impériaux, engage des professeurs européens, des instructeurs allemands et japonais pour l’armée, envoie des jeunes gens dans les Universités étrangères ; mais ces étudians, bientôt ralliés aux idées révolutionnaires, devaient tromper de cœur ou de fait les espérances du gouvernement. Elle ouvre l’Empire aux étrangers, facilite la formation de syndicats mixtes pour l’exploitation des mines ou la construction des chemins de fer dont elle multiplie les concessions. Ces projets, à leur tour, causaient des tripotages dont la répression devait exciter le mécontentement de la grosse bourgeoisie, Enfin, souveraine absolue, elle octroie d’elle-même une constitution à l’Empire, en modifiant les attributions et l’organisation des ministères et en fixant à la fin de 1910 la réunion du Parlement chinois. Cette réforme eut, elle aussi, de graves conséquences, car elle éveilla dans toutes les provinces l’esprit de critique et de discussion, fit éclore de nombreux politiciens prêts à se dévouer aux fonctions de conseillers du gouvernement impérial, pour mieux le supprimer.

La mort de Tseu-Hi fut, pour le régime mandchou, une perte irréparable. On disait alors que la terrible impératrice avait entraîné le falot Kouang-Hsiu dans la tombe pour qu’il ne pût pas compromettre l’avenir de la Chine par sa faiblesse et ses excentricités. Une telle supposition n’est pas en désaccord avec ce qu’on sait du caractère et des actes de la vieille souveraine. Quoi qu’il en soit, seule peut-être dans tout l’Empire, elle avait la volonté, la puissance et la décision nécessaires pour diriger l’évolution vers les idées nouvelles et mater les artisans de révolution.

Cette tâche était trop lourde pour un régent inhabile aux affaires publiques, timoré, aux prises avec les partis qui se disputaient l’influence éventuelle sur l’Empereur à peine âgé de trois ans. La nécessité des réformes, le maintien de la tradition divisaient les princes de la famille impériale. La réaction contre les derniers actes de Tseu-Hi aurait vraisemblablement triomphé si le corps diplomatique de Pékin n’avait signalé, maintes fois, les dangers dont une guerre implacable à l’esprit nouveau menaçait l’Etat. Mais les fluctuations du pouvoir central désorganisaient les antiques institutions, ruinaient l’autorité des vice-rois, troublaient les fonctionnaires devenus incapables de discerner leurs devoirs et leurs responsabilités. L’incertitude entre le blâme et la récompense que mériterait un acte de gouvernant décourageait les zélés, paralysait les timides, endormait les indifférens. Dans plusieurs provinces, les délégués du pouvoir négociaient avec les fauteurs du désordre, acceptaient des compromissions tacites pour différer, jusqu’à l’arrivée d’un successeur, la solution des difficultés, la répression inévitable de crimes évidens. Favorisés par cette inertie, moins encore que par la « politique à contretemps » dont le gouvernement donnait l’exemple, presque sûrs de l’impunité, les ennemis du régime impérial devenaient plus audacieux, leurs partisans plus résolus. Parfois, une de leurs intrigues, trop apparente, rendait clairvoyans des fonctionnaires qui auraient préféré ne pas voir ; mais comment annoncer à Pékin qu’une conspiration contre le trône avait pu s’organiser dans la ville ou dans le district, sans s’accuser en même temps d’imprévoyance et de mauvaise administration ? Ainsi, les agitateurs, les républicains, les séparatistes, avaient le champ libre. Ils en profitèrent si bien que le gouvernement fut le seul à s’étonner lorsqu’il apprit, en novembre 1911, que quatorze provinces sur dix-huit acclamaient la Révolution.

L’attitude du Sénat, composé cependant de personnalités graves, plus encore que les méfiances des banquiers qui n’osaient risquer un emprunt dans les finances d’un État chancelant, aurait dû inspirer au Régent des résolutions viriles et une politique hardie. Mais, de son frère Kouang-Hsiu, le prince Choun avait la faiblesse et la versatilité. Les membres du « Tseu-Tcheng-Yuan, » à qui l’ordonnance de Tseu-Hi réservait un rôle de conseillers, ne tardèrent pas à juger insuffisant, leur pouvoir : Si la première session, terminée le 11 janvier 1911, fut incolore et sans intérêt, ils se prirent vite au sérieux et prétendirent exercer, sur les actes de l’autorité suprême, tout le contrôle d’un Parlement. Or, comme au début de la Révolution française, le Régent, tel Louis XVI, faisait succéder les capitulations aux rigueurs. Après avoir, entre deux sessions, destitué de la présidence du Sénat le prince Pou-Lun dont les tendances réformistes lui étaient suspectes, pour le remplacer par un réactionnaire fougueux ; après avoir diminué les attributions que s’arrogeait l’Assemblée, publié le décret de nationalisation des chemins de fer, promulgué l’édit de l’impératrice douairière sur l’éducation traditionaliste de l’Empereur âgé de cinq ans, il fut effrayé des conséquences de ses actes qui se manifestèrent aussitôt. Louis XVI coiffait le bonnet phrygien, tandis que roulaient vers la frontière les berlines des émigrés ; le Régent chinois sacrifiait son ministre des Travaux publics et signait, dans le célèbre édit du 30 octobre, la confession publique de l’Empereur, tandis que les chariots chargés d’or transportaient loin de Pékin la fortune des princes mandchous.

Comme à Versailles avant le 5 octobre, le gouvernement était environné de conseillers équivoques, d’agens provocateurs, de troupes que travaillaient des émissaires suspects. Une division entière, imitant les gardes-françaises, pactisait avec la Révolution. Le Sénat, copiant l’Assemblée constituante, réduisait les pouvoirs souverains, imposait les ministres de son choix, et se déclarait investi du droit d’élaborer une nouvelle Constitution. Pendant ce temps, un gouvernement insurrectionnel proclamait la déchéance de la dynastie mandchoue ; les armées impériales, sans argent, se fondaient peu à peu dans les forces républicaines. Dans cette anarchie, le Régent parut prêt à copier, vers Jehol, la fuite de Varennes. Mais les ministres étrangers, y compris le représentant du Japon, dont le gouvernement ne devait pas voir sans ennui le triomphe des républicains chinois, donnèrent de sages conseils. Les groupes financiers, que le Régent sollicitait en vain, ne montrèrent de confiance que dans les talens de Yuan-Chi-Kaï qui semblait être la dernière ressource de la dynastie. Le Régent céda ; il adressa un appel pressant à Yuan-Chi-Kaï.

L’ancien ami de Li-Hung-Chang, le conseiller de l’impératrice Tsen-Hi, est, avec Sun-Yuat-Sen, le personnage le plus énigmatique de la Chine. Ce sauveur tant attendu, qui devait, dès son arrivée à Pékin, faire affluer l’or, enrôler la victoire, dissiper l’orage de la Révolution, n’a pu encore par ses actes confondre de calomnie ses ennemis, ni justifier l’enthousiasme de ses partisans. Les excès que lui reprochait un de ses fervens admirateurs ont-ils, pendant sa retraite, détruit ses brillantes facultés, ou, comme tout bon Chinois, ne compte-t-il que sur le temps pour résoudre les difficultés présentes ? À ces questions la venir seul répondra.

Après la guerre sino-japonaise, Yuan-Chi-Kaï s’était montré partisan résolu des réformes. Il avait, comme chef militaire du Pe-Tchi-Li, transformé l’armée du Nord d’après les modèles européens. Tous les attachés militaires, tous les officiers des troupes étrangères qui stationnaient dans sa province, en vantaient la discipline, l’ordre administratif, les qualités manœuvrières, l’aspect imposant, qui paraissaient jusqu’alors incompatibles avec une armée chinoise. On eut donc raison de s’étonner quand on apprit, en 1898, le rôle joué par le réformateur dans le coup d’Etat de Tseu-Hi qui, brisant les initiatives de l’Empereur, restaurait le régime de la tradition. Cependant, on présuma que, peu confiant dans la valeur et la persévérance de Kouang-Hsiu, il avait préféré confier les destinées de la Chine à une main plus ferme qu’il pourrait diriger. Sa conduite dans la répression du soulèvement boxer, — qui fut sans doute pour le gouvernement une affaire manquée, — les projets de réformes qui marquèrent les dernières années de l’impératrice douairière et du règne nominal de son fils, donnent une grande vraisemblance à l’explication de cette volte-face, dont ses ennemis n’ont pas perdu le souvenir. En réalité, jusqu’à la mort de son amie et protectrice, il fut tout-puissant. Sur les troupes qu’il avait formées, son influence était sans bornes. Ses fonctions de vice-roi du Pe-Tchi-Li, la clientèle immense qu’il avait à Pékin, les sympathies qu’il s’était acquises dans les colonies et les légations étrangères, en faisaient un personnage redoutable. Ses détracteurs, qui étaient nombreux, lui attribuaient de perfides desseins ; ils affectaient de lui supposer une ambition insatiable, que réaliserait bientôt sa connaissance pratique des coups d’Etat. Peut-être Yuan-Chi-Kaï eut-il, un instant, la velléité de remplacer à son profit par une dynastie chinoise la dynastie mandchoue, dont il connaissait la grandissante impopularité ; mais sa mentalité de finaud irrésolu n’en faisait pas un conspirateur dangereux.

Sa situation, à la vérité, était perplexe. Le frère du malheureux Kouang-Hsiu ne lui avait pas pardonné son rôle dans la triste destinée de l’empereur défunt. Un des premiers actes de sa régence avait été la disgrâce de Yuan-Chi-Kaï. Avec une délicatesse toute chinoise, il se montra douloureusement inquiet pour un abcès au pied, d’ailleurs imaginaire, qui exigeait, croyait-il, le repos absolu du vice-roi du Pe-Tchi-Li. Afin de montrer son affection à cet éminent serviteur et ami, il lui permettait de s’éloigner des affaires publiques pour se consacrer exclusivement à la guérison de sa maladie qui devait être longue ; le Ho-Nan était un pays délicieux où Yuan-Chi-Kaï pourrait se soigner en paix, loin des importuns. Docilement, Yuan-Chi-Kaï se démit de toutes ses fonctions et s’exila dans la retraite qui lui était assignée. Pendant deux ans, il y parut inactif, déguisant son dépit dans les satisfactions d’un matérialisme raffiné. Mais il entretenait des relations suivies avec ses anciens amis et cliens de Pékin et observait avec attention l’orage révolutionnaire qui grondait dans le Sud. Quand cet orage éclata, les financiers qui avaient fait avec lui de bonnes affaires, les sénateurs qui réclamaient une Constitution, Tang Chao-Yi son confident qui devenait ministre des Travaux publics, les partisans de la résistance qui escomptaient son prestige, demandaient au Régent son retour avec pleins pouvoirs. D’autre part, Li-Yuan-Houng, le généralissime des insurgés, avait été son meilleur élève et son collaborateur dans la réorganisation des troupes du Pe-Tchi-Li et les délégués des provinces rebelles, réunis à Nankin, l’invitaient à prendre la présidence du futur gouvernement républicain. Que devait-il faire ? L’option entre les deux partis se posait devant lui comme un problème plus difficile que celui de 1898.

Ses ennemis, qui ne désarmaient pas, l’accusaient de pencher vers les adversaires de l’Empire. Son hésitation à rentrer en grâce quand le Régent lui offrit la vice-royauté des deux Hou, le commandement suprême des troupes impériales avec le droit de choisir ses généraux, semblait donner raison aux méfians. Non moins subtil que le prince Choun, Yuan-Chi-Kaï invoquait maintenant le symbolique abcès au pied, prétexte diplomatique de sa disgrâce, pour différer sa réponse ; le mal, à peine en voie de guérison, ne lui permettait pas de s’exposer aux fatigues d’un voyage d’hiver. En réalité, pouvant être le premier chez les rebelles, il attendait, pour se décider, la dernière enchère du gouvernement impérial. Il n’attendit pas longtemps. Aux yeux des groupes anglais, français, allemands et américains que le Régent avait pressentis en vue d’un emprunt, Yuan-Chi-Kaï était l’homme indispensable. Le clan réactionnaire dut céder. Le Sénat, réuni en session régulière depuis le 22 octobre, finit par triompher des résistances et de l’antipathie du Régent. Yuan-Chi-Kaï, dont les amis avaient fait vigoureusement campagne en sa faveur, était appelé par le choix de l’Assemblée à la présidence du Conseil des ministres ; l’autorité que lui donnait une Constitution rédigée, adoptée en toute hâte, le transformait en dictateur.

Il prit la route de Pékin, mais, tout en la suivant, il se demandait s’il ne ferait pas mieux d’aller vers le Sud. Dans son indécision temporisatrice, il différait de se déterminer à être le sauveur de la monarchie ou le chef acclamé d’une république populaire. Enfin, il choisit le premier rôle, par esprit chevaleresque, ou par calcul, ou par un pressentiment vague de l’impuissance finale des révoltés. Le 13 novembre, il arrivait à Pékin, trop tard peut-être pour réparer les fautes déjà accumulées. Il risquait sa réputation d’énergie et de finesse politique au service d’un trône vermoulu, d’institutions croulantes dans une lutte fratricide. Peut-être a-t-il vu dans le bloc républicain, si solide en apparence, une fissure suffisante où la corruption, l’adresse, la patience feraient leur œuvre naturelle de désagrégation, si familière aux diplomates chinois. Peut-être encore, trompant les pronostics fondés sur son apparente irrésolution, a-t-il médité de se révéler à son jour comme le pacificateur des partis. Quoi qu’il en soit, Yuan-Chi-Kaï apparaissait alors comme le maître de l’heure. Mais il lui manquait les moyens d’action efficaces, les collaborations dévouées, sans lesquelles son loyalisme et ses qualités d’organisateur devaient être impuissans. L’incurie ou la peur paralysaient les représentans du pouvoir dans les dernières provinces fidèles ; la trahison s’introduisait avec les ministres dans les conseils où se discutait le sort de la dynastie ; des vice-rois se ralliaient sans pudeur aux rebelles pour conserver, dans l’organisation administrative des territoires de la jeune République, les places que leur avait confiées le Régent, et le plénipotentiaire impérial, envoyé au Congrès de la Paix, se ménageait par son adhésion prévoyante la reconnaissance des gouvernans républicains.

L’impassibilité de la capitale déconcertait quiconque n’avait pas étudié, dans l’âme du peuple chinois, la passivité apparente des bourgeois et du paysan. Quand le télégraphe annonce à l’Europe qu’une province entière se rallie à la République, il ne faut pas en conclure que la population est consciente de l’événement, et surtout de ses résultats. Comme ailleurs, ce sont les ardens, les actifs, qui parlent pour leurs compatriotes et ceux-ci, dans leur amour invétéré de la stabilité, laissent dire sans protester. Dans nos pays occidentaux, où l’éducation politique est le résultat d’une préparation séculaire et de plusieurs révolutions, les contribuables tranquilles, qui sont en majorité, savent que les charges publiques ne seront pas supprimées par un changement de régime, que l’impôt subsistera toujours, et qu’il y aura toujours des juges, des gendarmes et des lois. La paix intérieure, seule, importe pour la bonne marche des affaires et la sécurité du lendemain ; un gouvernement stable, seul, est capable de la garantir. Ainsi, la masse populaire est, par principe, pour le gouvernement établi ; et la foule qui travaille acclame toujours les triomphateurs, au lendemain d’une révolution. Naïfs sont les dirigeans qui se prennent au mirage des votes, car la solidité d’un régime ne se mesure pas au chiffre électoral de ses partisans. Les coups d’Etat sont toujours possibles, et les scrutins qui les précèdent dévoilent rarement la désaffection générale qui les fait réussir. Mais, en Chine, les millions d’hommes qui pataugent dans les rizières, qui cheminent courbés par les fardeaux sur les étroits sentiers, qui produisent, vendent, spéculent dans les échoppes ou les grands magasins, ignorent tout de la politique, de la Constitution, des devoirs qui les attendent, des droits qu’on leur promet. Si l’on excepte les minorités organisées dont il a été parlé au début de cette étude, la masse grouillante des Chinois de la plaine et de la montagne, des villes et des bourgs, croit que le succès de la Révolution amènera l’âge d’or, par la suppression des impôts, des réquisitions, des corvées et des mandarins. Le désarroi général, qui accompagne toutes les convulsions politiques, les confirme dans cette croyance, car il arrête, pour un temps, la vie administrative et ses manifestations. Les représentans de l’autorité déchue sont partis, se cachent ou cherchent à se faire pardonner leur présence ; les agens du pouvoir nouveau se font amènes et tolérans pour ne pas effaroucher les sympathies naissantes. Les contributions ou les prises de guerre suffisent, dans les débuts, aux besoins financiers de la Révolution ; les militans qui la soutiennent par conviction, ou par intérêt, assurent par zèle bénévole un fonctionnement sommaire de l’organisme social. D’ailleurs, c’est dans les villes que se décide le sort du conflit, et les campagnes lointaines échappent aux troubles de la fièvre politique des cités. Or, nous savons comment une préparation méthodique peut y rendre faciles des succès retentissans. Plus tard, après le triomphe définitif, sur les villageois sans méfiance, la bureaucratie de la Chine républicaine étendra un filet obligations plus lourd et plus serré que celui du régime patriarcal des Mandchous ; la centralisation gouvernementale remplacera l’indépendance des provinces par un fédéralisme helvétique ou américain ; en attendant, campagnards et citadins mènent la vie joyeuse du contribuable en grève. Il n’en faut pas davantage pour rendre sympathique an gouvernement nouveau.

Donc, dans les provinces, la Révolution chinoise à son aurore signifiait liberté absolue, éloignement indéfini du cauchemar administratif. Le gouvernement impérial signifiait au contraire aggravation des charges publiques, imminence de la guerre civile avec son cortège d’horreurs. D’une part la licence, de l’autre la contrainte. La fidélité des quatre dernières provinces monarchistes a résisté difficilement à cette comparaison. Et les quelques troupes dressées d’après les principes européens n’étaient plus capables de modifier à elles seules la suite inévitable des événemens.

De l’armée impériale qui était l’orgueil de Yuan-Chi-Kaï, de Yin-Tchang et du Régent, qui étonnait les attachés militaires, inquiétait les prophètes, enrichissait les fournisseurs, il ne restait plus que quelques détachemens épars autour de Pékin. Leur loyalisme et leur entrain suivaient les fluctuations de la solde et de la fidélité des chefs. Les causes qui paraissent perdues soutiennent mal, en effet, l’enthousiasme ; un trésor en détresse est un faible excitant pour l’héroïsme de ses défenseurs ; les intrigues politiques des généraux sont des tentations et des exemples dangereux pour la correction loyaliste de leurs subordonnés. C’est donc aux séditions militaires que la Révolution doit ses rapides progrès. Travaillée adroitement par les amis de Sun-Yuat-Sên, masquant sous une discipline de parade une ignorance totale des principales vertus guerrières, exposée par l’éloignement des garnisons provinciales à toutes les cupides combinaisons de ses chefs, l’ « armée moderne » chinoise était la planche pourrie qui soutenait le régime impérial et qui devait soutenir bientôt le régime républicain. Hâtivement organisée par le décret de 1910, piètrement encadrée par des officiers qui dédaignaient les enseignemens des instructeurs étrangers, elle manquait de cohésion et l’infinie vanité nationale y remplaçait la notion du devoir. Elle était, comme la plèbe où elle se recrute, passive en apparence, d’un dressage mécanique facile, rustique, résistante, mais raisonneuse, violente, avide, et prête aux manifestations collectives par son aptitude naturelle aux groupemens mystérieux. Les jeunes intellectuels qui, en leur qualité d’officiers, vivaient au contact de la troupe, acquéraient sur elle un indiscutable ascendant ; peu gênés par les scrupules, par la formation mentale et professionnelle de leurs collègues occidentaux, ils ont renouvelé sans hésiter, par intérêt ou par ambition, les séditions des prétoriens. La lenteur des communications à travers l’immense Empire ayant imposé l’organisation régionale, l’esprit particulariste des chefs et des soldats s’est en effet manifesté dès les débuts de la Révolution. C’est ainsi que les garnisons du Seu-Tchouan fraternisèrent avec l’émeute, que les troupes de Nankin durent être désarmées par les autorités prévoyantes, qu’il fallut éloigner des opérations celles du Ho-Nan, que l’armée de Canton passa aux rebelles. De tous côtés, ce sont des massacres d’officiers, de grands personnages dont la fermeté gêne les conjurés ; c’est le maréchal tartare de Canton, le vice-roi du Seu-Tchouan, le général Wou-Lou-Tcheng qui paient de leur vie leur fidélité à l’Empereur. L’armée du Nord elle-même, celle que Yuan-Chi-Kaï avait formée, où l’émulation provoquée par la présence des troupes étrangères, la tradition vieille déjà de quinze ans avaient développé quelques apparences de vertus militaires, celle qui passait pour être le soutien inébranlable de la dynastie, intervient dans les conflits politiques en imposant son opinion par un pronunciamiento inattendu. Les désertions l’entamaient, et la disette pécuniaire a fini de la désagréger.

C’est donc avec un Régent indécis, un Empereur enfant, des conseillers divisés, une aristocratie avide, un premier ministre habile, mais inquiétant, des populations inertes, une armée déjà douteuse que le Régime impérial a affronté la lutte contre des adversaires qui agissaient comme s’ils étaient sûrs de la victoire. Et, presque sans combattre, il était obligé de s’avouer vaincu.


III

Cette esquisse des partis en présence explique comme une légende la rapide série des événemens du drame chinois, qui se déroule suivant un ordre logique, dans un imbroglio de péripéties.

Comme toujours, un fait banal est à l’origine apparente de la Révolution. Il a mis en mouvement tout le mécanisme insurrectionnel, que le comité directeur installé à Hong-Kong ne croyait pas encore suffisamment au point. C’est le Seu-Tchouan qui a donné l’impulsion initiale.

L’immense Cheng-Tou-Fou, la capitale, était le siège social d’une de ces compagnies de chemins de fer locales dont le progrès des idées nationalistes et les derniers édits de Tseu-Hi avaient favorisé le développement. Les Chinois prétendaient, en effet, qu’ils sauraient bien construire leurs voies ferrées, exploiter leurs mines, sans le secours des étrangers. Mais, s’ils excellent comme négocians dans la spéculation, l’accaparement, l’emploi de la fausse nouvelle, ils sont, dans les affaires industrielles, victimes de leur absence complète d’esprit et de préparation scientifiques. Cependant, une fièvre de grands travaux passait sur toutes les provinces. Chaque ville voulait avoir sa gare, comme chaque montagne son haut fourneau. Les syndicats étrangers, que la richesse du sol et la densité de la population attiraient, étaient exclus de toutes les affaires. Quelques vagues talus, quelques wagonnets perdus dans les herbes justifiaient les combinaisons aventureuses des banquiers et des actionnaires, ainsi que les vanités de bourgeois friands d’appellations sonores ; mais les communications terrestres menaçaient de rester toujours précaires. L’Etat risquait de se trouver plus tard dans la situation où a été le Japon quand il a dû racheter les lignes établies sans tenir compte de l’intérêt général. Cheng-Hsouan-Hoai, ministre des Travaux publics, voulut mettre fin à ce particularisme gênant. En août 1911, les compagnies locales, qui avaient suffisamment prouvé leur inaptitude, furent déchues de leurs concessions que le gouvernement s’empressa de promettre à des groupes étrangers. Les compagnies de Han-Keou-Cheng-Tou-Fou, Hankeou-Canton, notamment, étaient au nombre des compagnies dépossédées.

Aussitôt, grand émoi à Cheng-Tou-Fou. L’obéissance du directeur des travaux du chemin de fer à l’édit impérial provoque, le 24 août, la grève des marchands et des étudians. Cette grève, d’abord pacifique, où le souvenir de l’empereur Kouang-Hsiu est acclamé, dégénère en agitation violente par la pression de la Ta-Tong-Houei, société secrète favorisée par le vice-roi intérimaire dont le remplaçant venait d’arriver. Ce dernier, gêné malgré sa réputation d’énergie par les intrigues de son prédécesseur, perd un temps précieux. Il est assiégé dans son yamen, ainsi que les grands dignitaires de la province, et les révoltés sont, un instant, maîtres de la ville. Ils en sont expulsés grâce à la fidélité de la garnison, composée de soldats du Hou-Peh. De la capitale, l’insurrection gagne la province, et les troupes du Seu-Tchouan, dont « l’obéissance allait jusqu’à la charge et la décharge exclusivement, » font cause commune avec les insurgés. A la fin du mois, Cheng-Tou-Fou est bloqué.

Le Régent essaie de réprimer le soulèvement qui, jusqu’alors, ne dépassait pas en gravité les troubles de tout temps si communs dans l’Empire, mais qui, dans une atmosphère d’orage, pouvait avoir de dangereuses conséquences. Avec une décision louable, il confie à l’un de ses meilleurs fonctionnaires la mission de réduire le Seu-Tchouan. Le pacificateur allait être secondé par le général Tchang-Piao, formé à l’école japonaise, et qui amenait de I-Chang et de Wou-Chang ses troupes du Hou-Peh dont le loyalisme était certain. Mais cette mobilisation partielle devait laisser le gouvernement désarmé dans les provinces douteuses de la vallée du Yang-Tse. Les propagandistes révolutionnaires y avaient recruté une infinité d’adhérens. Heureusement servis par la facilité des communications fluviales, par la vie intense des énormes agglomérations industrielles et des centres commerciaux, par le souvenir patriotique de l’ancien empire chinois qui avait Nankin pour capitale, par l’analogie de leurs projets avec ceux des Taï-Pings qui auraient libéré la Chine sans l’intervention de Gordon, ils trouvaient partout des complices discrets et des partisans zélés. C’est en effet sur le Yang-Tse que la Révolution affirme d’abord son programme et déploie son drapeau.

A Wou-Chang, dont la grosse garnison était partie presque tout entière vers le Seu-Tchouan, une explosion fortuite dans une fabrique de bombes oblige l’autorité provinciale à faire des enquêtes et des arrestations. Près d’être découverts, les chefs locaux de la conjuration républicaine prennent l’offensive ; la foule, excitée d’après la traditionnelle formule, se révolte ; les troupes font cause commune avec les émeutiers ; le vice-roi, les grands fonctionnaires s’enfuient ; le mouvement s’étend aux énormes cités voisines de Han-Kéou et de Han-Yang. Après trois jours de luttes, les 12, 13, 14 octobre, les insurgés sont maîtres de cette agglomération de deux millions d’habitans, du meilleur arsenal de l’Empire, de ses approvisionnemens, de ses fonderies et de son matériel, du Trésor provincial que le vice-roi n’avait pu emporter. Canton suit aussitôt le mouvement ; le maréchal tartare est assassiné ; le vice-roi temporise, et toute la province ainsi que le Kouang-Si arborent le drapeau rouge étoile de blanc. Le Hou-Nan, le Kiang-Si, les grandes villes du Yang-Tse, le Kouei-Tchou, le Yun-Nan adhèrent à la révolution. Jusqu’à la fin d’octobre, le régime impérial assiste, impuissant, à la désagrégation de l’Etat. Chang-Haï, l’arsenal de Kiang-Ngan sont enlevés à leur tour, et le Comité central de l’Union Chinoise s’installe à Nankin qui est choisie pour capitale des insurgés. Wou-Ting-Fang, leur ministre des Affaires étrangères, adresse au Corps diplomatique de Pékin, aux consuls des grandes villes, un mémoire où il expose le programme de la Révolution, et réclame pour son parti les privilèges des belligérans. Le général de brigade Li-Yuan-Houng, affilié au comité de Hong-Kong, qui avait dirigé le coup de main de Wou-Chang, est nommé président du gouvernement provisoire de la République chinoise et généralissime de ses forces. Il publie aussitôt un manifeste où il promet le respect des biens et des personnes des étrangers, la reconnaissance des emprunts jusqu’alors contractés, des traités et conventions diplomatiques signés, des concessions accordées par le gouvernement impérial. En même temps, il adresse un patriotique appel aux troupes encore loyalistes qu’il invite au service du gouvernement nouveau ; il garantit l’égalité civile et politique aux Mandchous, et déclare qu’il veut, avec la déchéance de l’Empereur, rendre la Chine aux Chinois.

L’incident imprévu de Wou-Chang avait fait éclater la Révolution avant l’époque fixée par les calculs de ses dirigeans. C’est ainsi que s’explique la malencontreuse inaction de Li-Yuan-Houng après les triomphes éclatans du début. Peut-être aussi croyait-on qu’ils démoraliseraient le gouvernement impérial, et qu’on pourrait esquisser en paix une organisation administrative et militaire indispensable pour réserver à la République toutes les chances de succès. Dans les provinces, des comités préalablement désignés dépossédaient les fonctionnaires impériaux dont le loyalisme était plus fort que l’ambition, et préparaient la formation d’une République fédérale analogue à celle des Etats-Unis. Ils choisissaient les délégués qui devaient se réunir en Convention nationale. L’armée républicaine augmentait ses effectifs grâce aux désertions, aux enrôlemens volontaires facilités par l’appât d’une grande considération sociale et d’une solde élevée. Des émissaires allaient trouver Yuan-Chi-Kaï dans son exil, et tentaient d’obtenir son adhésion aux offres séduisantes du Comité central ; mais Yuan, monarchiste alors par raison ou par intérêt, sans décourager complètement les républicains, ne manifestait pas le désir de mettre à leur service son prestige et ses talens.

Cependant, tandis que la République s’organisait, le gouvernement impérial, d’abord affolé, prenait vigoureusement l’offensive. Tous les élémens disponibles de l’armée du Pe-Tchi-Li, conduits par le ministre de la Guerre Yin-Tchang étaient dirigés vers Han-Kebu par le chemin de fer que Li-Yuan-Houng négligeait de détruire ou d’occuper. Avant qu’il eût pu s’opposer à leurs desseins, les Impériaux débarquaient à une petite étape de Han-Keou. Le 27 octobre, ils reprenaient la ville, et faisaient un grand massacre de républicains pour venger la précédente tuerie de Mandchous mais ils ne pouvaient enlever Wou-Chang et Han-Yang. Sur le fleuve, une flottille gênait les rassemblemens ennemis. A l’Est, le maréchal Tie-Leang, l’ancien ennemi de Yuan-Chi-Kaï, reprenait Nankin après un sanglant combat, et le Comité central, les délégués des provinces devaient s’enfuir en toute hâte à Changhaï. Les discordes qui divisaient déjà les provinces de la République augmentaient l’importance de ces succès : Canton prétendait s’organiser en Etat indépendant ; le Yun-Nan était en pleine anarchie. Le Comité central affirmait bien que ces divisions n’affaiblissaient pas son œuvre, et que la victoire finale ramènerait la cohésion. En attendant, les agens diplomatiques étrangers refusaient aux républicains la qualité de belligérans, et le Régent offrait à Yuan-Chi-Kaï le commandement suprême des forces impériales. L’acceptation de cet homme que se disputaient les partis semblait, à tous, valoir une armée.

Le gouvernement, quoique gêné par la pénurie du Trésor, semblait donc sur le point de triompher d’un soulèvement plus général et mieux organisé que celui des Taï-Pings, quand la manifestation des passions politiques dans l’armée produisit soudain ses effets coutumiers. Les théoriciens, les « idéologues, » comme les appelait Napoléon Ier, sont partout et de tout temps les mêmes. Toutes les occasions leur sont bonnes pour les faire servir à la réalisation de leurs désirs. En général, ils profitent de l’aggravation des difficultés intérieures ou de l’approche de l’ennemi pour modifier les constitutions ou renverser les gouvernemens. Les sénateurs de Pékin ne pouvaient manquer à la tradition. Le Régent, qui les cantonnait dans les limites tracées par l’édit de 1908, gênait leurs projets de contrôle politique et de participation effective aux affaires de l’Etat. Les conservateurs étaient en minorité dans l’Assemblée ; les réformistes de l’Ecole de Kang-Yu-Ouei, les amis de Yuan-Chi-Kai, les républicains, protestaient contre l’effacement dont les menaçait la récente destitution de leur président Pou-Lun. Ils passèrent de la protestation aux actes, et contraignirent le gouvernement à capituler.

Le 29 octobre, une des meilleures divisions de l’armée du Nord devait prendre le train pour aller, vers Han-Keou, renforcer les troupes de Yin-Tchang. Au moment de s’embarquer, officiers et soldats déclarèrent qu’ils ne partiraient pas si le Régent n’acceptait pas les propositions formulées par le Sénat : exclusion des princes mandchous de tous les ministères et grandes fonctions de l’Etat ; amnistie pour Kang-Yu-Ouei et ses amis, droit reconnu au Sénat de choisir le président du Conseil des ministres qui seraient sous le contrôle exclusif de l’Assemblée. Or, le Régent, prévoyant l’orage, était entré déjà dans la voie des concessions. Le 26, il avait destitué le tao-taï Cheng, ministre des Travaux publics, dont l’ordonnance du mois d’août avait provoqué la révolte du Seu-Tchouan. Cheng, menacé de la peine capitale, n’avait dû la liberté et la vie qu’aux instances des Légations. La confession de l’Empereur, publiée par l’édit du 30 octobre, consacrait le succès du pronunciamiento. L’édit du 3 novembre faisait de la Chine une monarchie constitutionnelle et donnait au Sénat les réalités du pouvoir. Tang-Chao-Yi, d’autres Chinois amis de Yuan-Chi-Kaï remplaçaient les Mandchous dans les ministères et la présidence du Sénat ; le prince Choun résignait ses fonctions de régent et s’effaçait devant Yuan-Chi-Kaï. Pendant ce temps, les troupes, enorgueillies de leur rôle, se mutinent ; leurs meilleurs généraux démissionnent ; des rixes fréquentes mettent aux prises soldats mandchous et soldats chinois. L’offensive des armées impériales est arrêtée par l’anarchie ; la consultation nationale des provinces insurgées, réunie à Changhaï, va discuter, dès le 20 novembre, le programme proposé par le Comité central : organisation du régime républicain, établissement de la Constitution, règlement électoral, choix de la capitale. Toutefois, si tous les délégués étaient d’accord pour adopter la République et lui donner Nankin pour capitale, ils étaient indécis pour le choix du type administratif ; leurs préférences allaient de la constitution britannique au fédéralisme des Etats-Unis d’après des conceptions politiques variant du suffrage universel sans conditions, même étendu aux femmes, au suffrage restreint établi sur l’aisance matérielle et l’instruction des électeurs.

Sur ces entrefaites, Yuan venait enfin de prendre parti pour le régime impérial en acceptant la Présidence du Conseil. Il revenait en maître à Pékin d’où il était parti, deux ans auparavant, honni et disgracié. Le 21 novembre, en réponse à Wou-Ting-Fang, il s’adressait publiquement « au peuple américain » que les dirigeans révolutionnaires avaient adopté pour modèle, et disait notamment : «... On a déjà démontré que l’agitation qui existe actuellement en Chine en vue de l’établissement d’une République n’avait éveillé dans les masses qu’une idée : c’est que le gouvernement populaire est synonyme de « pas d’impôt, pas de gouvernement. » Mais pendant que Yuan parlait dans un sens, les événemens se prononçaient dans l’autre : le 28 et le 29, les Républicains entraient de nouveau à Nankin, comme ils avaient repris Han-Keou. La Consultation Nationale s’installait aussitôt et définitivement à Nankin.

Cependant, la traditionnelle subtilité chinoise s’accommodait mal de la turbulence des hommes d’action. Impériaux et Républicains comptaient également sur le temps pour trouver la solution définitive du conflit. En Chine, c’est par les combinaisons des négociateurs bien plus que par les exploits des gens de guerre, qu’on aplanit les difficultés, qu’on émousse les résistances, qu’on prépare les défections. D’ailleurs, des deux côtés, un armistice tacite s’imposait. Le Comité central attendait Sun-Yuat-Sên, qui intriguait en Europe, et qui s’embarquait à Marseille le 20 novembre. Sa présence était, en effet, plus nécessaire que jamais : le généralissime Li-Yuan-Houng devenait inquiétant ; les provinces méridionales manifestaient des tendances séparatistes ; le mouvement révolutionnaire, d’abord très vif dans le Seu-Tchouan et les régions limitrophes, se ralentissait ; enfin, il fallait organiser la République en prévision de longues hostilités. Le gouvernement impérial n’avait pas moins besoin de temps pour se mettre en état de résister à la Révolution. Les groupes de banques ne se hâtaient pas de convertir en numéraire leurs promesses de secours financiers. Sans argent, on ne pouvait reconstituer les approvisionnemens perdus avec les arsenaux conquis par les Républicains ; le rétablissement de la discipline dans les troupes était urgent ; avec le temps, les chances de désaccord parmi les rebelles augmentaient. Le souci de la civilisation et de l’humanité servit, une fois encore, de prétexte pour justifier, de la part des Légations étrangères, une intervention que les adversaires souhaitaient sans oser la réclamer. Le corps diplomatique à Pékin, le corps consulaire à Changhaï furent persuasifs. Yuan-Chi-Kaï et Wou-Ting-Fang se laissèrent convaincre aisément. Le 9 décembre, ils ordonnent à leurs troupes un armistice de quinze jours, font connaître leur adhésion au projet de conférence contradictoire pour la paix, et Tang-Chao-Yi, le fidèle ami de Yuan-Chi-Kaï, est choisi comme plénipotentiaire impérial.

Le siège de la conférence, la désignation de leur représentant, rendaient apparentes les divergences entre les républicains. Li-Yuan-Houng, leur généralissime et chef nominal, d’accord avec Yuan-Chi-Kaï, comptait recevoir la mission de traiter en leur nom et proposait Han-Keou comme centre des négociations. Mais les membres du gouvernement provisoire se méfiaient des sympathies anciennes qui unissaient leur chef à Yuan, comme ils redoutaient pour lui les funestes tentations de la force et de l’éloignement. Ils préféraient Changhaï qui, par sa situation géographique, la présence d’une colonie étrangère nombreuse et d’un corps consulaire complet, donnerait aux débats une publicité mondiale. Le gouvernement impérial, cependant, crut pouvoir passer outre à ce désir, et Tang-Chao-Yi s’achemina vers Han-Keou. La riposte ne se fit pas attendre. La délégation provinciale réunie à Nankin refuse à Li-Yuan-Houng la qualité qu’il réclamait, et le plénipotentiaire de la dynastie est obligé de se rendre à Changhaï pour s’y rencontrer avec Wou-Ting-Fang, désigné comme mandataire des républicains.

Soit pour compromettre le premier ministre auprès de son gouvernement et des Légations étrangères, soit par scepticisme à l’égard des sentimens monarchistes de Yuan-Chi-Kaï, les dirigeans de la Révolution affectaient de lui offrir la présidence de la République. L’attitude équivoque du représentant impérial, d’ailleurs, pouvait entretenir leurs espérances. Tang-Chao-Yi, dès l’ouverture de la conférence, le 18 décembre, s’affirmait bénévolement partisan de la paix à tout prix. Pour montrer à Wou-Ting-Fang la sincérité de ses intentions pacifiques et son mépris des préjugés, il allait même jusqu’à se déclarer républicain.

Tang-Chao-Yi était, de notoriété publique, le confident de Yuan-Chi-Kaï. On s’explique donc que les républicains aient pu sincèrement soupçonner le premier ministre du gouvernement impérial de jouer un double jeu. Leur conviction dura jusqu’après le retour de Sun-Yuat-Sên qui arrivait le 26 décembre, et faisait, le 1er janvier 1912, son entrée à Nankin. Proclamé aussitôt Président de la République chinoise à l’unanimité, le chef suprême de la Révolution télégraphiait encore à Yuan-Chi-Kaï pour lui en offrir le titre et les pouvoirs, en déclarant qu’il se contenterait de la vice-présidence dont on écarterait Li-Yuan-Houng.

De capitulations en capitulations, Tang-Chao-Yi consacrait en effet la disparition de la monarchie. Sans résistance, il lâchait pied devant toutes les exigences des républicains. Quand Wou-Ting-Fang assura que l’incapacité reconnue des Mandchous rendait inévitable et nécessaire l’établissement d’une République où Chinois et Mandchous seraient égaux, le plénipotentiaire impérial transmit à son gouvernement une proposition de consultation nationale. Contre toute attente, Yuan-Chi-Kaï, de concert avec l’impératrice douairière et les princes du sang, accepta ce projet et, fin décembre, il lui donna comme base un mémoire où il préconisait la création d’une république fédérative gouvernée par un monarque héréditaire et un président. Wou-Ting-Fang était invité à rédiger un règlement électoral pour la convocation de la future Assemblée nationale, qui serait soumis à l’approbation du gouvernement de Pékin. Par un édit du 29 décembre, l’impératrice douairière annonçait au peuple chinois que la dynastie et les Mandchous obéiraient docilement à la volonté de l’Assemblée.

Mais après l’arrivée de Sun-Yuat-Sên, Wou-Ting-Fang esquivait les dangers de la temporisation et précisait ses exigences avec brutalité. Il refusait au gouvernement impérial le droit de prononcer des emprunts jusqu’au vote définitif de l’Assemblée ; il réclamait l’évacuation de plusieurs provinces ; sans tenir compte du chiffre de la population, il déterminait arbitrairement le nombre des délégués ; il en fixait le quorum, aux deux tiers, et la réunion à Changhaï. Sun-Yuat-Sên lui prêtait en outre l’appui de la pression morale en faisant connaître son intention de rompre l’armistice si les discussions traînaient en longueur, et de lancer toutes les forces républicaines vers Pékin.

La Cour ne se croyait servie que par des traîtres. Les pusillanimes, les avares, conseillaient de nouveau la fuite à Jehol. Les groupes financiers, incertains, fermaient leurs caisses. Tuan-Fang, un des meilleurs soutiens de la Chine monarchiste, venait d’être massacré par ses troupes en allant rétablir l’ordre dans le Seu-Tchouan ; les soldats de Laïn-Tcheou s’étaient mutinés et livraient l’arsenal aux rebelles. Yuan-Chi-Kaï, découragé, parlait d’offrir sa démission si la famille impériale, les princes et les nobles mandchous n’offraient leurs trésors en sacrifice à leur cause. En vain, les conseillers du trône, qui savaient l’histoire, leur citaient en exemple Louis XIV monnayant sa vaisselle, et de Napoléon Ier engloutissant en 1814 sa fortune particulière dans la lutte contre les alliés : ces exemples semblaient sans effet sur leur égoïsme et leur cupidité. Soudain, on apprend que l’ancien vice-roi du Seu-Tchouan, aidé par des troupes fidèles venues du Thibet, a débloqué Tcheng-Tou-Fou, et que la province va, tout au moins, garder la neutralité entre l’Empire et la Révolution, Les officiers de l’armée du Nord remettent à Yuan-Chi-Kaï une adresse affirmant leurs sentimens loyalistes ; les princes et les nobles du clan impérial donnent trois millions de taëls pour la continuation des hostilités ; une souscription publique ouverte à Pékin fournit en quelques jours des sommes considérables. Yuan-Chi-Kaï reprend confiance, garde le pouvoir, destitue Tang-Chao-Yi, refuse d’aller à Changhaï pour continuer les négociations, et proclame que le peuple seul, par l’intermédiaire d’une Assemblée véritablement nationale, fixera les destinées de l’État.

Cette velléité d’énergie dura peu. Le gouvernement impérial laissa passer l’occasion de prendre, dès le 6 janvier, à la fin de l’armistice, une vigoureuse offensive, que facilitaient les difficultés éprouvées par les républicains dans l’organisation administrative de leurs provinces, et aussi leurs embarras financiers. L’Impératrice douairière aurait eu besoin d’un Richelieu ; elle ne pouvait compter que sur un Trochu. Les mémoires diplomatiques aux puissances remplacèrent les actes décisifs. Avant la reprise des hostilités, de nouveau différées, Yuan-Chi-Kaï et Sun-Yuat-Sên s’accusèrent réciproquement de mauvaise foi. Dans son manifeste, le président de la République chinoise prononça la déchéance de la dynastie mandchoue, en exposant les griefs historiques, administratifs et politiques du peuple chinois ; il confirma toutes les promesses faites, tous les engagemens pris au début de la Révolution par le général Li-Yuan-Houng. Ensuite, te télégraphe fonctionna, des émissaires tirent la navette sans interruption entre Changhaï et Pékin.

La finesse réputée de Yuan s’avérait, en fait, comme une irrésolution incurable, sinon comme une profonde duplicité. Il renonçait à sa bizarre conception d’une monarchie républicaine sanctionnée par la future Assemblée nationale, pour assurer à la dynastie les bienfaits d’une avantageuse capitulation. Il semblait plus préoccupé de lui épargner les amertumes de l’exil que les aléas d’une résistance obstinée. Incapable, par sa mentalité chinoise, de comprendre l’héroïsme d’une lutte sans espoir, la grandeur de la tin d’un Charles Ier ou d’un Louis XVI, il croyait remplir tous ses devoirs en faisant garantir par la République l’existence, la sécurité, la fortune de son souverain. D’autre part, il s’efforçait par tous les moyens de montrer à l’Impératrice douairière que l’abdication de l’Empereur, seule, rendrait la paix au pays ; les dernières troupes qu’il concentrait autour de Pékin, pour protéger le gouvernement, étaient plus dévouées à Yuan-Chi-Kaï qu’à la Cour.

Malgré un apparent acharnement à chicaner sur les conditions offertes par le premier ministre, l’entente était faite dès le début de février : l’Empereur abdiquerait avant la réunion de l’Assemblée nationale ; il aurait une liste civile d’environ 10 millions de francs, les honneurs dus aux souverains étrangers et pourrait résider à Pékin ; il conserverait ses prérogatives religieuses et le droit de conférer la noblesse aux Mandchous ; les apanages des princes seraient respectés. En échange, le ministère promulguait, le 11 février, trois édits impériaux qui semblent consacrer la ruine de la dynastie des Tsings. L’Empereur y donne pleins pouvoirs à Yuan-Chi-Kaï pour la formation d’un gouvernement provisoire qui établira, de concert avec Sun-Yuât-Sên et ses amis, le nouveau régime de la Chine ; il fait appel à la concorde entre les races de l’Empire et déclare qu’il renonce à tout pouvoir politique pour mettre fin à la guerre qui imposait tant de malheurs aux populations[2].

Peut-être, le gouvernement impérial avait-il compté jusqu’au dernier moment sur l’intervention et l’appui de l’étranger. Le Japon par intérêt politique, l’Allemagne pour monnayer la reconnaissance du régime secouru, auraient volontiers offert leurs bons offices ; mais les autres puissances avaient des intérêts trop différens pour accepter de tenter une action commune. La Russie espérait trouver dans une Mongolie anarchique des compensations à ses déboires de Mandchourie ; l’Angleterre ne pouvait oublier l’inviolable asile offert par Hongkong aux Républicains ; les Etats-Unis se devaient de témoigner au moins une impassible neutralité à ceux qui les invoquaient comme leur modèle politique ; la France prévoyait les contre-coups d’une réaction sur son chemin de fer du Yunnan et sur sa frontière tonkinoise. D’ailleurs, les assurances formelles du gouvernement républicain provisoire garantissaient les droits acquit par les étrangers en territoire chinois. Il n’y avait donc qu’à laisser Chinois et Mandchous vider leur querelle jusqu’à ce que l’un des deux partis eût triomphé, comme on l’avait fait pendant les révolutions de Turquie et de Portugal.

Quoi qu’il en soit, par le concours des circonstances ou par le résultat de ses calculs machiavéliques, Yuan-Chi-Kaï apparaît actuellement comme l’arbitre de la situation. Dépositaire provisoire des volontés impériales, il peut se dresser comme un obstacle devant la proclamation définitive de la République chinoise, car le nombre est grand de ceux qui le soupçonnent d’avoir uniquement travaillé pour lui. Mais, à propos de l’ère nouvelle qui s’ouvre pour la Chine, il serait vain de prophétiser. Comme au temps de Catherine de Médicis, les hommes et les partis qui vont disputer la suprématie politique s’apercevront qu’il est moins difficile de tailler que de recoudre.

En prévision d’une lutte qui peut être longue, et dont l’intervention inévitable des fanatiques et des bandits modifiera dans plusieurs régions la nature et les conséquences, les puissances européennes ont dû prendre des mesures de sûreté. Elles ont renforcé les gardes des Légations, occupé dès le 7 janvier le chemin de fer de Pékin à la mer. Le Japon sur son territoire, l’Allemagne à Tsing-Tao, les Etats-Unis aux Philippines, l’Angleterre à Hong-Kong, la France au Tonkin, tenaient d’ailleurs, bien avant cette date, des troupes toutes prêtes pour les jeter en Chine sans retard, à la première alerte. L’opinion des meneurs populaires, à l’égard des étrangers, paraît bien modifiée depuis le soulèvement boxer ; mais on peut s’attendre à voir le parti vaincu chercher dans quelque « Commune » gigantesque une consolation à sa défaite, et la haine atavique des Chinois contre les « diables occidentaux » se manifester plus violente et plus sanguinaire encore qu’en 1900. D’autre part, les vainqueurs seront eux-mêmes tellement affaiblis par leur victoire qu’ils auront besoin de collaborateurs étrangers, plus ou moins généreux, pour les aider à rétablir l’ordre dans l’Etat désorganisé.


PIERRE KHORAT.

  1. Voyez la Revue du 1er août 1910.
  2. Les agences télégraphiques faisaient connaître, le 15 février, que Yuan-Chi-Kaï était proclamé à l’unanimité, par l’Assemblée nationale réunie à Nankin, président provisoire de la République chinoise. Ce choix, qu’approuvait Sun-Yuat-Sên, ne modifie pas les conclusions de notre article.