Flammarion (p. 282-292).
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Livre V


CHAPITRE VI

L’enseignement des mathématiques.



Au point de vue de leur rôle éducateur, on peut classer les sciences de la façon suivante :

1o  Les sciences naturelles, qui exercent l’esprit d’observation ;

2o  Les sciences physiques et chimiques qui exercent à la fois l’esprit d’observation et le jugement ;

3o  Les sciences mathématiques, qui sont considérées comme des sciences exclusivement de raisonnement, mais que nous montrerons être expérimentales et devant être apprises d’abord d’une façon expérimentale.

L’enseignement des mathématiques est très développé chez tous les peuples latins. Ce sont les connaissances qui exercent chez eux le plus de prestige. Elles constituent le moyen de sélection employé pour recruter les candidats des grandes écoles. Les programmes d’admission à l’École Polytechnique ou à l’École Centrale, roulent presque exclusivement sur les mathématiques, et l’enseignement y est surtout mathématique. Les démonstrations au tableau y remplacent entièrement les expériences.

Ce n’est pas ici le lieu de rechercher si l’aptitude aux mathématiques constitue une supériorité transcendante, comme pourraient le faire croire les programmes d’admission aux grandes écoles. On montrerait aisément que c’est une faculté analogue à tout autre disposition pour un art ou une science quelconques.

Prétendre que le développement de l’enseignement des mathématiques, tel qu’il est donné par nos grandes écoles, fortifie le raisonnement et développe le jugement, constitue une assertion illusoire. Cet avis est, du reste, celui des savants qui sont le mieux à même de connaître les élevés adonnés presque exclusivement à ces études. Voici, par exemple, comment s’est exprimé M. Buquet, directeur de l’École Centrale, devant la Commission d’enquête :

C’est par les mathématiques élémentaires, par la géométrie, que les élèves se rendent compte des choses, raisonnent. Quand on s’enfonce plus avant dans les mathématiques spéciales, on arrive à une certaine gymnastique de chiffres, de lettres et de formules, qui ne forme pas beaucoup l’intelligence, et pas du tout le jugement quand ils ne sont pas suivis d’explications qu’on devrait donner et qu’à mon avis, on ne donne pas assez, ou précédés d’études approfondies[1].

Les mathématiques peuvent développer le goût des raisonnements subtils, mais il est fort douteux qu’elles exercent le jugement. Les mathématiciens les plus éminents ne savent souvent pas se conduire dans la vie et, sont embarrassés par les choses les plus simples. Napoléon le constata quand il eut fait de Laplace, le plus illustre mathématicien de son temps, un administrateur. Voici comment il raconte lui-même l’aventure :

Géomètre de premier rang, Laplace ne tarda pas à se montrer administrateur plus que médiocre. Dès son premier travail, nous reconnûmes que nous nous étions trompé. Laplace ne saisissait aucune question sous son véritable point de vue ; il cherchait des subtilités partout, n’avait que des idées problématiques et portait enfin l’esprit des infiniment petits jusque dans l’administration[2].

Ce fut, on le sait, à un des plus célèbres mathématiciens modernes, qu’un facétieux escroc vendit, pendant plusieurs années, des autographes fabriqués de toutes pièces, de divers savants illustres, autographes qui furent d’ailleurs reproduits dans les comptes rendus de l’Académie des sciences. Parmi les documents ainsi achetés par le candide mathématicien, il y en avait, paraît-il, de Cléopâtre et de Jésus-Christ ! On peut raisonner parfaitement sur les quantités toujours très simples qui entrent dans une équation et ne rien comprendre à l’enchaînement des phénomènes.

Les mathématiques constituent une langue dont la connaissance ne développe pas plus l’intelligence que celle des autres langues. Un idiome ne s’apprend pas pour exercer l’intelligence, mais uniquement parce qu’il est utile à connaître. Or l’habitude d’écrire les choses les plus simples en langage mathématique est tellement répandue aujourd’hui qu’il y a nécessité pour les élèves d’apprendre ce langage, tout comme ils seraient obligés d’apprendre le japonais ou le sanscrit si tous les livres de sciences étaient écrits dans ces langues.

Le seul point important est de savoir comment on peut arriver rapidement à comprendre puis à parler la langue spéciale des mathématiciens. Les débuts seuls de cette étude, comme ceux de toutes les langues, sont difficiles.

Il faut la commencer dès l’enfance, en même temps que la lecture et l’écriture, mais d’une façon diamétralement opposée à celle qui s’emploie aujourd’hui.

Elle doit s’enseigner par l’expérience, en substituant aux raisonnements effectués sur des symboles, l’observation directe de quantités qu’on peut voir et toucher. Ce qui rend si difficile l’instruction mathématique pour l’enfant, c’est l’indéracinable habitude latine de toujours commencer par l’abstrait sans passer d’abord par le concret.

Si l’ignorance de la psychologie infantile était moins universelle et moins profonde, tous les pédagogues sauraient que l’enfant ne peut comprendre les définitions abstraites de grammaire, d’arithmétique ou de géométrie, et qu’il les récite comme il le ferait pour les mots d’une langue inconnue. Seul le concret lui est accessible. Quand les cas concrets se seront suffisamment multipliés, c’est son inconscient qui se chargera d’en dégager les généralités abstraites.

Donc les mathématiques doivent, à leur début surtout, s’enseigner expérimentalement, car, contrairement à l’idée courante, ce sont des sciences expérimentales. C’est une opinion que j’ai été heureux de voir défendre par un illustre mathématicien, M. Laisant :

Je considère, dit-il, que toutes les sciences sans exception sont expérimentales au moins dans une certaine mesure. En dépit de certaines doctrines qui ont voulu faire des sciences mathématiques une suite d’opérations de pure logique reposant sur des idées pures, il est permis d’affirmer qu’en mathématiques aussi bien que dans tous les autres domaines scientifiques, il n’existe pas une notion, pas une idée qui pourrait pénétrer dans notre cerveau sans la contemplation préalable du monde extérieur et des faits que ce monde présente à notre observation[3].

Joignant l’exemple à la théorie, M. Laisant montre comment on peut, avec la règle, le compas, quelques morceaux de carton et du papier quadrillé, apprendre expérimentalement à un enfant une partie de l’algèbre, y compris les quantités négatives et une foule de connaissances géométriques, telles que l’équivalence du parallélogramme et du rectangle de même base et de même hauteur, l’aire du triangle, le carré de l’hypoténuse, etc. J’ajouterai qu’avec un ruban gradué et un cylindre, on peut lui faire trouver tout seul le rapport du diamètre à la circonférence et bien d’autres choses encore.

M. Duclaux, membre de l’Académie des sciences, a traité le même sujet dans un mémoire sur l’enseignement des mathématiques[4] et arrive à des conclusions analogues.

Ce savant pense, comme M. Laisant et nous-même, que c’est dès la plus tendre enfance, c’est-à-dire à l’âge où se créent certaines habitudes d’esprit, qu’il faut commencer l’étude des mathématiques, de la géométrie notamment. Il s’est rencontré avec le célèbre philosophe Schopenhauer, sur les dangers pédagogiques de la géométrie d’Euclide, livre que 2 000 ans de vénération respectueuse ont auréolé d’une autorité presque divine dans l’enseignement, et qui n’a guère réussi qu’à infuser chez des milliers d’êtres l’horreur intense de la géométrie. Voici comment s’exprime Schopenhauer :

Nous sommes certainement forcés de reconnaître, en vertu du principe de contradiction, que ce qu’Euclide démontre est bien tel qu’il le démontre ; mais nous n’apprenons pas pourquoi il en est ainsi. Aussi éprouve-t-on presque le même sentiment de malaise qu’on éprouve après avoir assisté à des tours d’escamotage, auxquels, en effet, la plupart des démonstrations d’Euclide ressemblent étonnamment. Presque toujours, chez lui, la vérité s’introduit par la petite porte dérobée, car elle résulte, par accident, de quelque circonstance accessoire ; dans certains cas la preuve par l’absurde ferme successivement toutes les portes, et n’en laisse ouverte qu’une seule, par laquelle nous sommes contraints de passer, pour ce seul motif. Dans d’autres, comme dans le théorème de Pythagore, on tire des lignes, on ne sait pas pour quelle raison ; on s’aperçoit, plus tard, que c’étaient des nœuds coulants qui se serrent à l’improviste, pour surprendre le consentement du curieux qui cherchait à s’instruire : celui-ci, tout saisi, est obligé d’admettre une chose dont la contexture intime lui est encore parfaitement incomprise, et cela à tel point qu’il pourra étudier l’Euclide entier sans avoir une compréhension effective des relations de l’espace ; à leur place, il aura seulement appris par cœur quelques-uns de leurs résultats… À nos yeux, la méthode d’Euclide n’est qu’une brillante absurdité[5].

M. Duclaux qualifie très justement l’ouvrage d’Euclide de livre « terriblement ennuyeux, méticuleux, pédant et qui subtilise sur tout ». Il montre l’absurdité de vouloir démontrer des vérités qu’on saisit par intuition, telles par exemple celle-ci : un côté quelconque d’un triangle est plus petit que la somme des deux autres — proposition connue du plus humble caniche, qui sait fort bien que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre. Pourquoi vouloir démontrer à l’enfant que deux circonférences de même rayon sont égales ? L’élève s’apercevra parfaitement tout seul que si après avoir tracé une circonférence avec son compas ouvert, il en fait une seconde sans changer l’écartement du compas, il tracera la même courbe que la première fois. « Rien n’est plus pitoyable, conclut M. Duclaux, que l’enseignement de la géométrie. Voici plus de trente ans que je fais passer des examens du baccalauréat et que je constate cette décadence. Je ne crois pas qu’il y ait en ce moment plus d’un élève sur vingt qui ait le sentiment net de la méthode euclidienne. C’est bien la peine de l’avoir suivie, et vraiment je crois que l’enseignement secondaire ferait bien d’y renoncer. »

Peu d’auteurs ont tenté de présenter les mathématiques sous forme concrète, ou du moins de n’arriver à l’abstrait qu’après être passé par le concret[6]. Il faudrait, il est vrai, avoir presque du génie pour réussir à écrire un livre qui conduirait l’élève par des méthodes expérimentales de l’enseignement primaire jusqu’au calcul infinitésimal. Un tel ouvrage n’ayant aucune chance d’être adopté dans les écoles ne sera certainement jamais écrit.

Pour qu’il puisse l’être, les pédagogues devraient d’abord essayer de se faire une idée de la psychologie de l’enfant, qu’ils ne soupçonnent guère, à en juger par leurs méthodes d’enseignement. Seulement alors ils pourraient comprendre l’absurdité de commencer l’enseignement de toutes choses, langues, mathématiques, etc., par l’apprentissage mnémonique de règles et de symboles abstraits, alors que l’intelligence de l’enfant — et sur ce point beaucoup d’hommes restent longtemps enfants — ne peut saisir que le concret.

Le principe général de tout ce qui précède : donner la notion expérimentale des choses avant d’expliquer les transformations de leurs symboles, ne s’applique pas seulement à l’enseignement primaire des mathématiques, mais bien à l’enseignement secondaire et même supérieur. Il existe une méthode, la méthode graphique, qui a transformé l’art de l’ingénieur et qui permet de représenter les diverses phases des phénomènes, les variations des grandeurs, et révèle, tout aussi bien aux mathématiciens qu’aux élèves, les relations voilées sous les symboles.

Une grandeur quelconque, force, poids, durée, température, etc., peut s’exprimer soit par des chiffres ou des lettres équivalentes, soit par des lignes. L’expression par des chiffres ou des lettres représente les méthodes numérique et algébrique, l’expression par des lignes, la méthode graphique. Quand il s’agit de traduire, et surtout de comparer les rapports et les changements de grandeurs variables, la seconde est à la première ce que serait la carte d’un fleuve à la description en langage ordinaire des sinuosités de ce fleuve.

Rien n’est plus facile que d’amener un jeune élève à comprendre par la méthode graphique les principes fondamentaux de la géométrie analytique, qui ne fait que traduire les relations existant entre les coordonnées d’une courbe. On montre très facilement, d’une façon expérimentale, qu’une courbe quelconque est graphiquement déterminée quand on connaît la distance de plusieurs de ses points à deux axes fixes, perpendiculaires l’un à l’autre. Il sera bien aisé ensuite de faire saisir que le géomètre, l’astronome, le géographe, l’architecte, n’emploient pas d’autre méthode que ce procédé graphique pour déterminer sur la carte la position d’un point quelconque. Il suffit de montrer expérimentalement que la position d’une partie quelconque d’un objet est déterminée sur un plan quand on connaît ses distances horizontales et verticales à ce plan. On explique alors à l’élève que le nom seul de ces deux longueurs, dites coordonnées, varie suivant les choses auxquelles on les applique. En géographie, les deux coordonnées d’un point s’appellent longitude et latitude ; en astronomie, ascension droite et déclinaison ; en géométrie analytique, abscisse et ordonnée. Sous des noms différents, c’est exactement la même chose.

Si l’élève arrive en réfléchissant, à voir qu’avec l’emploi de deux coordonnées on ne donne que deux des dimensions d’un même objet, c’est-à-dire la longueur et la largeur, mais non son épaisseur, il sera bien simple de lui montrer expérimentalement que la troisième dimension des corps, la hauteur d’une montagne par exemple, peut être représentée également par la méthode graphique. Il suffira de lui indiquer avec un verre d’eau et un corps solide quelconque plus ou moins immergé comment se construisent les courbes dites d’égal niveau, avec lesquelles sont fabriqués les plans en relief et qu’un enfant peut apprendre facilement à construire.

Les équations et les formules par lesquelles les mathématiciens expriment les relations entre les diverses grandeurs, constituent un mode de raisonnement très abrégé, très utile à connaître, mais qui présente, surtout au début de l’enseignement, l’inconvénient de faire perdre de vue la nature des faits sous les transformations des signes qui les représentent.

Les résultats de la méthode graphique sont fort différents. Elle donne aux grandeurs des valeurs figurées, dont l’aspect est frappant, et dont il est facile de saisir les relations, alors même que ces relations ne pourraient être traduites que par des équations d’une complexité extrême. Sans doute de telles lignes sont, elles aussi, des symboles, mais ces symboles figurés ont une clarté que les chiffres ou les lettres ne sauraient offrir à l’esprit[7].

Appliquée à la recherche des relations des diverses grandeurs entre elles, la méthode graphique possède sur l’expression algébrique et numérique une supériorité incontestable, et il serait fort utile de l’introduire dans l’enseignement des mathématiques élémentaires. On leur ôterait ainsi ce qu’elles ont parfois d’empirique et d’abstrait. Loin de développer l’aptitude à raisonner, les mathématiques, telles qu’on les enseigne, produisent souvent un résultat tout à fait contraire.

La plupart des raisonnements mathématiques sont d’ailleurs d’une très grande simplicité. C’est uniquement la difficulté de manier des formules, dont on ne saisit pas le sens pendant la série de leurs transformations, et l’impossibilité de considérer les choses en elles-mêmes, qui rendent ces formules d’un emploi compliqué. « Ce qui a pu faire illusion à quelques esprits, dit le grand mathématicien Poinsot, sur cette espèce de force qu’ils supposent aux formules de l’analyse, c’est qu’on en retire avec assez de facilité des vérités déjà connues, et qu’on y a pour ainsi dire soi-même introduites, et alors il semble que l’analyse nous donne ce qu’elle ne fait que nous rendre dans un autre langage. »

La simplicité des raisonnements mathématiques est prouvée d’ailleurs par ce fait que l’on construit des machines peu compliquées résolvant aisément les plus difficiles problèmes de l’algèbre et du calcul intégral. (Résolution des équations, quadrature des surfaces, etc.) On ne voit pas d’autres sciences où le raisonnement direct pourrait être remplacé par les opérations d’une machine.




  1. Enquête, t. II, p. 503. Buquet, directeur de l’École Centrale.
  2. Cité par A. Rebierre, Mathématiques et Mathématiciens, 2e  édition, p. 185.
  3. Laisant, examinateur à l’École Polytechnique. L’Instruction mathématique, Revue Scientifique, 1899, p. 358.
  4. Revue Scientifique, 1899, p. 353.
  5. Le monde comme volonté et comme représentation. t. I, p. 76.
  6. Je ne vois que quatre auteurs à citer. Macé pour l’arithmétique, Clairaut pour la géométrie, Lagout, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, pour l’algèbre et la géométrie, et Laisant pour l’enseignement général des mathématiques.
  7. On connaît les applications de la méthode graphique à la statistique. Elle a été aussi, bien que trop rarement, appliquée à l’histoire. Elle y remplacerait utilement bien des pages de littérature. Je citerai comme exemple de cette application le graphique construit autrefois par Minard et destiné à représenter les pertes de l’armée française dans la campagne de Russie de 1812. Il constitue la plus concise, la plus éloquente et la plus instructive des pages d’histoire que je connaisse. L’armée française, au moment où elle franchit le Niémen, est représentée par un ruban qui va en décroissant toujours dans la proportion des pertes qu’elle subit. La large bande du départ n’est plus qu’un mince filet au retour. Ce tableau montre tout de suite combien sont erronées les idées qu’on se fait souvent de cette campagne, en répétant que ce sont les froids et la neige qui anéantirent la Grande Armée. La vérité est que plus des trois quarts en étaient détruits avant que la retraite fût commencée. Des 422 000 hommes qui franchirent le Niémen, et dont 10 000 à peine devaient le revoir, 322 000 hommes étaient morts avant d’arriver à Moscou, et, quand les grands froids commencèrent, des 100 000 repartis de Moscou, il en restait à peine la moitié. Le froid n’eut donc à sévir que sur des débris, et sans son action, la campagne n’en fût pas moins restée un des plus grands désastres des temps modernes.