Psychologie d’une sainte - Sainte Thérèse

Psychologie d’une sainte - Sainte Thérèse
Revue des Deux Mondes3e période, tome 75 (p. 549-579).
PSYCHOLOGIE D’UNE SAINTE

SAINTE THERESE.

I. Œuvres complètes de sainte Thérèse. — II. Histoire de sainte Thérèse. Paris, 1883; Bray et Retaux.

L’idée que l’on se fait d’un saint a subi dans notre siècle la fortune de beaucoup d’autres idées : elle s’est affadie. Le côté héroïque et quelquefois aventureux du type s’est effacé, et le public en est venu à se représenter un homme bon à canoniser comme un être parfait, bien qu’un peu béat, absorbé dans ses dévotions, ne péchant jamais, mélancolique et, pour tout dire, très ennuyeux. Lorsque, par hasard, la vieille et forte race ressuscite, on ne la reconnaît plus. Nous en avons eu l’exemple, de notre temps, avec Gordon. Le monde a salué Gordon héros ; mais, parce que Gordon était violent, enclin à pendre ou à fusiller le méchant, le monde n’a point vu son air de famille avec les saints d’autrefois. Ce n’était pas un saint correct et, sans la correction, il est bien difficile d’arriver à quelque chose au XIXe siècle.

Il y a eu une époque, et un pays, où l’ancien type des élus de Dieu a eu tout son relief et tout son éclat. C’est l’Espagne, au XVIe siècle. La piété douceâtre et sage à laquelle nous sommes arrivés n’était point du tout le fait des contemporains de don Quichotte. Il y avait alors en Espagne, parmi les personnages des deux sexes que les ouvrages de dévotion recommandent à la vénération des fidèles, toute une légion de figures originales et hardies. En voyant quelle sorte de femme était une sainte Thérèse, le lecteur profane sentira peut-être qu’en dehors de toute idée religieuse, quelque chose s’est perdu, un rien, une petite étincelle, qui rendait le monde plus pittoresque et la vie plus intéressante. Pour des raisons qu’il est aisé d’entendre, nous laisserons en dehors de cette étude tout ce qui touche de près ou de loin aux miracles. Nous n’y ferons même aucune allusion. Ce sont là des matières où l’église romaine est le seul juge et, nous osons le dire, le seul intéressé. Elle est d’ailleurs elle-même encore divisée sur une partie au moins des points que nous nous interdisons de toucher[1].


I.

Sainte Thérèse naquit en 1515 à Avila, dans la Vieille-Castille. Il nous est facile de nous représenter le milieu où elle a grandi, car rien n’est changé, sauf que la ville dépeuplée est comme morte sur son rocher. Avila s’est conservée intacte, avec ses merveilleuses fortifications du moyen âge, ses murailles énormes, ses tours rondes en granit, ses neuf portes très hautes, sa cathédrale à mine de forteresse. La sierra de Gredos, aux crêtes pelées et aux immenses éboulis de pierres, qui domine la ville au sud, est toujours sans routes, à peine explorée, et habitée par des populations presque sauvages. On voit toujours dans les environs d’Avila, sur le sol hérissé de blocs de pierre, les grossières statues d’animaux taillées dans le granit, à une époque inconnue, par des artistes barbares. Sur ces paysages âpres pèse un dur climat; l’hiver est froid et long, et il n’y a pas de printemps.

Les Avilais étaient une race belliqueuse, qui avait soutenu pendant de longs siècles de continuels assauts. Un jour que les hommes étaient partis en expédition, l’ennemi survint. Les femmes coururent aux portes et aux remparts, nommèrent une commandante, Ximena Blasquez, et repoussèrent l’attaque. La ville reconnaissante conféra à Ximena, pour elle et ses descendantes, le droit de siéger et de voter dans les assemblées publiques. Le courage et l’humeur batailleuse des habitans avaient valu à Avila le surnom de Cité des chevaliers. Plus tard, quand les Maures furent loin, les guerres civiles calmées; quand la politique royale, sous Charles-Quint et son fils, eut accoutumé les grands à vivre dans la paix et l’oisiveté et poussé le hidalgo pauvre vers l’église, le commerce ou le service du roi, les Avilais cherchèrent un autre emploi de leurs instincts héroïques, et la religion un peu farouche de l’époque le leur fournit. La ville se transforma en une vaste pépinière de saints, emportant le paradis d’assaut, à coups de discipline, comme leurs pères prenaient les châteaux à coups d’épée. La cité en reçut un nouveau surnom. Le peuple caractérisa en trois mots le lieu et ses habitans : Avila cantos y santos, disait le proverbe; — Avila n’est que pierres et saints.

Le père de sainte Thérèse, Alphonse Sanchez de Cepeda, comptait parmi ses ancêtres un roi de Léon. Sa mère, Béatrix Davila de Ahumada, appartenait à la plus vieille noblesse de Castille. La ligne paternelle et la ligne maternelle possédaient également, dans toute son intégrité, la limpieza ; c’est-à-dire qu’elles n’avaient jamais été alliées aux Maures, aux juifs ou autres races de sang impur. Le fait était de la plus haute importance dans l’Espagne d’alors, pour la considération publique et la situation sociale. Les préjugés contre le sang impur étaient si forts que, faute de fournir la preuve de la limpieza, on était exclu de la plupart des fonctions publiques. Sancho lui-même comprenait que, s’il avait cette tache, son maître ne pourrait jamais le faire duc ou gouverneur d’île. Il avait soin de lui dire : « Je suis vieux chrétien, et cela suffit. » — Sainte Thérèse, devenue carmélite, faisait fi, comme il convenait à son état, des distinctions mondaines : « Étant tous pétris du même limon, disait-elle, disputer sur la noblesse de l’origine, c’est débattre si telle sorte de terre vaut mieux que telle autre pour faire des briques ou du torchis. » Au fond, il lui resta toute sa vie, à son insu, un petit coin d’admiration pour la terre à briques dont se pétrissent les gentilshommes. Cela lui échappe çà et là. Elle a une manière de dire, en parlant d’une femme : « Elle était éminemment fille de gentilhomme, » qui sent jusque sous la bure l’arrière-petite-fille de roi.

Alphonse de Cepeda était de haute taille et de grande mine, l’air noble, l’humeur austère; il aimait qu’on fût pieux dans sa maison et entendait être obéi. Secourable aux pauvres, bon pour ses serviteurs, il refusa toujours, ce qui frappa beaucoup les siens, de posséder des esclaves, tandis qu’autour de lui on en avait des troupeaux, marqués au feu comme nos chevaux de cavalerie. Il vivait assez renfermé, lisant assidûment, et toujours des livres sérieux ou des ouvrages de dévotion. Suivant la tradition léguée à l’Espagne par les Maures, il tenait sa femme et ses filles étroitement recluses et écartait de sa maison les visites d’hommes. Toutefois, il admettait que les femmes eussent quelque instruction, ce qui était presque une rareté, j’allais dire presque une faiblesse alors ; l’un des derniers couvens fondés par sa fille Thérèse faillit échouer parce que, sur neuf postulantes, dont quatre filles nobles, il n’y en avait qu’une « qui sût bien lire. »

Les écrits des contemporains nous font entrevoir Alphonse de Cepeda dans sa grande bibliothèque, où les auteurs latins, les pères de l’église, les poèmes religieux ou didactiques tiennent la plus grande place. Dans un coin dorment, ou semblent dormir, les œuvres profanes : romans de chevalerie, cancioneros galans et subtils, romanceros héroïques. La maison est entourée de grands jardins qui la rendent silencieuse. Le maître du logis lit. Il a l’allure fière, l’expression loyale et sévère de ces vieux gentilshommes castillans que les peintres espagnols nous montrent en pourpoint sombre et collerette blanche : corps maigres, âmes fidèles jusqu’à l’entêtement, très bons et très cruels, selon que Dieu, le roi ou l’honneur le commande. De temps à autre, Alphonse de Cepeda fait venir un de ses enfans. Il lui remet un volume, choisi parmi les auteurs graves, se fait rendre compte de la lecture précédente, éclaircit et redresse les idées et sourit aux réflexions naïves d’Antoine, le futur moine, ou aux saillies de cette mauvaise tête de Pierre, qui donnera tant d’embarras aux siens. Cette grande figure froide et digne, avec sa parfaite pureté de mœurs et sa véracité scrupuleuse, cet homme inflexible, mais que « nul, écrit sa fille, n’entendit jamais ni jurer ni médire, » était tout à fait le chef de famille qu’il fallait pour brider et diriger une nichée de douze petits Avilais, c’est-à-dire de douze créatures indépendantes entre toutes.

Il avait eu deux fils et une fille d’un premier lit. Il eut sept fils et deux filles de Beatrix de Ahumada, la mère de Thérèse.

Beatrix est une délicieuse figure qui illumine la vieille demeure seigneuriale des Cepeda. Mariée à quinze ans, morte d’épuisement à trente-trois, d’une beauté rare et exquise, d’une santé délicate, elle avait le caractère modeste et doux, le cœur tendre, l’imagination vive et curieuse, l’esprit orné de toutes les grâces et de toutes les séductions. Son état maladif l’avait contrainte à remettre le gouvernement domestique à sa belle-fille. Toute jeune et dans la fleur de sa merveilleuse beauté, elle avait renoncé à la parure et s’était habillée en vieille. Elle vivait sévèrement, en apparence tristement, dans une retraite indolente d’infirme. Cette chambre où la souffrance avait établi sa demeure et où la mort planait était cependant, pour Beatrix, un monde enchanté peuplé de visions charmantes. De son lit, il lui semblait voir passer une foule martiale et amoureuse. Tous les romans de chevalerie de la bibliothèque, auxquels Alphonse de Cepeda se gardait de toucher, tous ces volumes de poésies jugés par lui dangereux, qui contaient la folie héroïque et les passions enflammées des ancêtres, leur mysticisme violent, leurs sentimens alambiqués et leur fantaisie picaresque, tout cela venait défiler derrière les rideaux de Beatrix et la ravissait dans une région poétique où Dieu, les fées et les magiciens secouraient les bons chevaliers et délivraient les dames vertueuses. Elle passait ensuite les livres à ses enfans, qui les dévoraient à l’insu de leur père, et dont l’âme s’embrasait ainsi, si j’ose employer cette expression très espagnole, de deux feux différens : l’un sombre et dévorant, attisé par un père austère et dominateur; l’autre léger, capricieux, éblouissant, soufflé par les lèvres souriantes d’une mère spirituelle et romanesque. Les enfans se ressentirent de cette double influence.

Les documens nous manquent sur l’un des fils, le second. On a vu qu’Antoine, qui était le cinquième, se fit moine. Les sept autres furent soldats et partirent pour l’Amérique, sauf peut-être l’aîné, sur lequel on n’a pas de détails précis. L’Amérique était alors le terre demi-fabuleuse où l’Espagne allait vivre ses romans de chevalerie. On y avait des aventures et on y accomplissait des exploits qui n’étaient guère moins extraordinaires que ceux des livres chéris de Beatrix. C’est même ce qui explique que les romans de chevalerie aient eu en Espagne une vogue si prodigieuse, si persistante, et que tant de gens, qui n’étaient point fous, s’en soient nourris et y aient cru sans y croire. Charles-Quint faisait des lois contre eux et lisait en cachette, comme un écolier, l’un des plus insensés : don Belianis de Grèce. Sous Philippe II, les cortès furent contraintes d’intervenir. Ils demandèrent au roi de brûler en masse tous les romans de chevalerie, pour mettre fin aux ravages qu’ils faisaient dans les esprits, et en particulier, disait la pétition, chez la jeune fille que sa mère enferme par prudence et qui passe son temps à lire Amadis. On promit satisfaction aux cortès et l’on ne fit rien. Le courant était trop puissant, il avait une source trop profonde dans l’histoire de l’Espagne de la Renaissance.

Un peuple qui avait entendu les récits des compagnons de Cortez et de Pizarre trouvait toutes naturelles les entreprises les plus extravagantes et les faits d’armes les plus mirifiques, ou plutôt, c’est à peine s’il trouvait que les conteurs rendissent justice à la réalité: ses frères et ses fils en avaient fait bien d’autres au pays de l’or. Quant à l’élément merveilleux des romans de chevalerie, les Espagnols du XVIe siècle n’avaient même pas besoin de regarder vers le Nouveau-Monde pour le retrouver. Ils y vivaient en plein, ils s’y baignaient. La moisson de saints qui avait levé sur leur sol les enveloppait dans une atmosphère de visions et de miracles. Le merveilleux était devenu le surnaturel, les magiciens s’étaient métamorphosés en saints, et l’imagination populaire ne distinguait pas bien les uns des autres, à tel point que le souci des âmes et « de la doctrine sainte, véritable et chrétienne » était au fond de la pétition des cortès contre Amadis et ses pareils. Comment, en effet, se démêler dans les prodiges ?

Les enfans de Cepeda mirent parfaitement en action, pour leur compte, leurs lectures de jeunesse. Les garçons s’acquittèrent avec éclat de la partie des aventures et des batailles. Ferdinand prit part à la conquête du Pérou, montra une valeur brillante, et reçut de grandes possessions dans le pays conquis. Rodrigue fut tué en combattant sur les bords du Rio de la Plata. Pierre se battit en tête brûlée et revint l’esprit tout à fait détraqué. Augustin fut un grand homme de guerre; il gagna dix-sept batailles sur les Chiliens et fut fait gouverneur d’une place importante du Pérou. Tous les autres furent de vaillans soldats, de bons chrétiens et des hommes intègres. Quant aux trois filles, Marie et Jeanne se contentèrent d’être des personnes vertueuses, qui se marièrent à de bons gentilshommes et vécurent dans une grande piété; mais Thérèse se chargea de nourrir sa génération de merveilleux ou, si l’on aime mieux, de surnaturel.


II.

Thérèse de Ahumada était parfaitement bien faite et marchait comme une déesse. Elle avait le beau teint mat des pays du soleil, la peau fine et blanche; elle rougissait facilement. Ses cheveux noirs frisaient sur un grand front intelligent. Ses yeux, très noirs aussi, étaient un peu trop ronds et trop à fleur de tête, mais étincelans d’esprit, vifs, expressifs, de ces yeux jaseurs et rieurs qui disent tout. Ils étaient surmontés de deux sourcils en coup de sabre, point arqués, qui achevaient d’éclairer la physionomie. Le nez était banal, petit et rond ; la bouche plutôt mal que bien ; la lèvre inférieure pendait un peu. Mais les dents étaient superbes, le sourire franc, et trois petits signes, coquettement posés par la nature sur la joue gauche, donnaient un piquant adorable à cette jolie tête radieuse.

Elle avait la voix douce, les mouvemens souples, des mains de race, longues, fines et blanches, qu’elle soignait beaucoup. Elle rappelait son père par la mine noble et le grand air. C’était, dit un contemporain, « une de ces beautés brunes qui sont toujours accompagnées de majesté.» Elle tenait de sa mère une grâce à laquelle personne ne résistait et qui lui servit, plus que les règles et les constitutions, à obtenir de ses religieuses des prodiges de renoncement et d’obéissance. Sa gaîté fit le reste. Elle en avait tant, et de si jaillissante, qu’avec elle on serait allé au bûcher en riant. Déjà âgée, déjà la grande réformatrice et la grande sainte, elle alla s’installer dans un couvent de carmélites où elle avait appris qu’on se mourait, à la lettre, d’ennui et de tristesse, et fut si aimable, si enjouée, rogna si gentiment les pénitences, qu’elle les laissa contentes et heureuses, le cœur épanoui.

Elle avait l’esprit étendu et ferme, l’imagination chaude et emportée. L’éducation en partie double qu’elle reçut la développa dans tous les sens. Son père, dont elle était la favorite, la fit beaucoup lire de très bonne heure et lui inspira un goût pour la science si juste et si sain, qu’elle ne redoutait rien tant pour ses religieuses que les directeurs et confesseurs demi-savans : elle aimait encore mieux les ignorans, pourvu qu’ils eussent du bon sens et point de prétentions. D’autre part, les romans de chevalerie prêtés par sa mère donnaient des ailes à son imagination. Elle passait une partie des jours et des nuits à les lire, tremblant d’être surprise par son père. Puis, Beatrix lui faisait réciter des rosaires, des prières difficiles à comprendre; don Alphonse lui donnait la Vie des saints, presque aussi amusante que les romans de chevalerie; elle entendait le bruit d’armes de ses neuf frères, tous occupés, depuis le maillot, de jeux militaires, et sa petite tête travaillait, et elle voulait, elle aussi, faire des actions extraordinaires, elle ne savait pas encore quoi.

A sept ans, elle persuada à son frère Rodrigue, qui en avait onze, de s’en aller ensemble chez les Maures, pour être martyrs, comme dans la Vie des saints. Ils s’échappèrent de la maison, sortirent de la ville et rencontrèrent un de leurs oncles, qui les ramena. Rodrigue ne fut pas brave. Il accusa sa sœur : « c’est la petite, dit-il, la nina qui m’a entraîné. » La nina se défendit hardiment et soutint qu’elle n’avait pas eu tort. Elle voulait aller chez Dieu et il n’y avait qu’à voir dans ses livres si elle n’avait pas pris la bonne route. A quatorze ans, elle devint amoureuse d’un petit cousin. Don Alphonse, cet homme si sage, avait eu l’imprudence, que sa fille, dans son autobiographie, dénonce à tous les parens, d’admettre des petits cousins dans sa maison. Ils étaient tous aux pieds de la sirène, qui s’accuse, comme d’un affreux péché, d’avoir su « donner de l’intérêt à la conversation. » À ce moment-là, le ciel perdit du terrain. Satan et ses pompes, sous la forme de pommades et de parfums, envahirent la place. Thérèse de Ahumada devint coquette et frivole. Elle persuada à Rodrigue, qu’elle opprimait décidément, de faire ensemble un roman de chevalerie ; ils le firent, le roman courut dans Avila et il surprit d’admiration tous ceux qui le furent.

Don Alphonse s’alarma : Beatrix était morte ; Marie, la grande sœur, se mariait; il se défiait de lui pour gouverner cette fille supérieure, son orgueil et sa joie. Elle était trop brillante, trop exaltée. Sa nature la jetait sans cesse d’un extrême à l’autre, des ravissemens mystiques de la longue prière solitaire à l’amour passionné de la parure et du succès. Don Alphonse la mit assez brusquement en pension dans un couvent, sans soupçonner, raconte-t-elle, à quel point la mesure était nécessaire et urgente.

Les huit premiers jours furent terribles ; le couvent lui parut une prison. Dès la seconde semaine, elle subit l’ascendant de la religieuse chargée des pensionnaires. Cette sœur était une fille de mérite et d’esprit, très sereine, possédant à un si haut degré, raconte son élève, « la grâce de bien dire, » que les moins dévotes prenaient plaisir à l’écouter parler des choses du ciel. Sous sa direction discrète, Thérèse de Ahumada se consola par le travail, tout en conservant l’horreur des couvens et de l’état religieux. Ce fut au milieu de cette horreur, et sans l’en corriger, que la vocation vint la saisir.

De toutes les raisons, et elles étaient nombreuses, pour lesquelles une Espagnole du XVIe siècle pouvait prendre le voile, la vocation vraie, par la foi, était la plus terrible pour une âme noble, capable de mesurer le fardeau. Thérèse de Ahumada se débattit. Pour comprendre son effroi, il faudrait pouvoir évoquer tout un ordre d’émotions religieuses dont l’Espagne actuelle a gardé des restes, et qui ne sont plus guère en France que des souvenirs, même pour les meilleurs catholiques. La religion était dure comme les mœurs. L’Espagne avait de hautes vertus, elle n’avait point d’humanité. Ses peintres aimaient à représenter des supplices. Philippe IV commandera à Velasquez les portraits de quatre nains hideux : l’idée de faire immortaliser par un grand artiste les difformités d’un malheureux ne peut venir qu’à une âme pour qui l’expression de « frères humains » est dénuée de sens. Le Dieu des rois catholiques était sombre comme eux. On n’était point tout à fait à lui si l’on ne croyait, comme n’est pas loin d’y croire encore un écrivain espagnol contemporain[2], à « l’efficacité bénie du sang répandu et des membres mis en pièces, » en d’autres termes, du sacrifice sanglant offert à la divinité. On sait combien la croyance d’après laquelle la divinité aimait le sang était répandue dans les temps anciens, et quelles profondes racines elle avait poussées. Sans avoir besoin de l’aller chercher chez les païens, Jéhovah se réjouissait à la vue des victimes, et il n’est pas difficile, en suivant notre filiation religieuse, d’arriver à travers le Golgotha aux gouttelettes de sang que sainte Thérèse, devenue carmélite, versait à coups de discipline devant son crucifix.

Ce Dieu exigeant et redoutable ne se traitait point avec le sans-façon du Dieu débonnaire et un peu sceptique de beaucoup de bons chrétiens d’aujourd’hui. On se donnait à lui si l’on avait un espoir raisonnable d’être « bien avec lui, » selon la jolie expression de sainte Thérèse ; sinon, mieux valait ne pas s’en mêler. En revanche, quand il avait daigné étendre sa main sur vous, de quel bras, avec quelle fidélité invincible, il vous soutenait et vous emportait ! Dans la Dévotion à la croix, de Calderon, un scélérat chargé de tous les crimes ressuscite afin qu’il puisse recevoir l’absolution et être sauvé, parce qu’il est né devant une croix, dont le signe est allé s’imprimer sur sa poitrine. Dieu avait signé un billet ; il a voulu faire honneur à sa signature. Il n’était pas jusqu’à la récompense offerte à ceux qu’il appelait qui n’effrayât en même temps qu’elle attirait. La récompense était un mysticisme à donner le vertige, dont on se racontait tout bas, de peur de l’inquisition, qui se défiait des miracles, les terreurs sacrées et les joies sublimes. L’Espagne était en train d’enfanter la grande école des Juan d’Avila et des Luis de Grenade, qui produisit plusieurs milliers d’ouvrages en prose et en vers; et l’âme des élus se sentait enlever, de degré en degré, d’extase en extase, jusqu’à l’union intime avec son Créateur, mais c’était d’ordinaire au prix d’indicibles souffrances.

Thérèse de Ahumada était trop intelligente pour ne pas discerner que la fête céleste à laquelle elle était conviée serait durement achetée. Elle résista. Son père l’ôta du couvent à seize ans et demi, la promena, l’amusa. Aux grandes raisons importantes qui lui faisaient redouter l’état religieux s’en joignaient de petites : elle avait une peur physique des austérités, et les livres de piété l’ennuyaient. D’un autre côté, elle était poussée vers le cloître, en dehors de la vocation, par un sentiment que plusieurs femmes comprendront. Elle était d’un caractère trop indépendant pour se marier. Obéir à Dieu, passe encore ; mais à un homme ! Une de ses contemporaines, la noble Catherine de Sandoval, dira « qu’il y a de la bassesse à s’assujettir à un homme, » et entrera au Carmel pour échapper à cette honte. Thérèse de Ahumada n’était pas éloignée de penser de même et, avec le bon sens dont toute son imagination ne viendra jamais à bout, elle voyait bien qu’en dehors du mariage il n’y avait pas de place souhaitable, dans une société organisée comme la sienne, pour une fille sans mère, belle, spirituelle et impatiente du frein.

Elle finit par demander à son père la permission de prendre le voile. Don Alphonse refusa. Elle lutta encore, mais Dieu la tirait. Le 2 novembre 1533, elle se leva de grand matin et s’en alla, avec une douleur effroyable, se jeter dans le couvent des carmélites de l’Incarnation, en dehors d’Avila. « Il me semblait, raconte-t-elle, que mes os se détachaient les uns des autres. » l’apaisement se fit à l’instant en revêtant la robe des novices, et le bonheur l’inonda. À qui ne comprend pas ces choses si particulières, peu accessibles par la seule intelligence, nous citerons le cri de triomphe poussé par Thérèse de Ahumada quelques mois plus tard, après avoir prononcé ses vœux : « Je n’avais pas encore vingt ans, et il me semblait tenir sous mes pieds le monde vaincu. » Je ne sais ; mais cette ligne est pour moi comme une porte ouverte sur un monde où les règles habituelles de la conduite humaine ne sont plus de mise, où ce que nous appelons sagesse et folie reçoit d’autres noms, en vertu de jugemens qui nous échappent, où les choses et les mots ont un autre sens, et où l’homme de peu de foi, lorsqu’il hasarde une opinion, est semblable à celui d’entre nous qui essaierait d’appliquer nos procédés de mesure dans l’espace à quatre ou cinq dimensions.


III.

Pendant près de vingt ans, la sœur Thérèse se contenta d’être une bonne religieuse selon le XVIe siècle. Les prières l’ennuyaient décidément. « Pendant des années entières, écrit-elle, j’étais moins occupée du sujet de mon oraison que du désir d’entendre l’horloge sonner la fin de l’heure consacrée à la prière. » Très proprette, elle savourait les joies du balayage. Ce n’était point pour elle des joies ordinaires. À défaut d’autre titre, elle aurait mérité d’être la sainte du balai. Tant qu’elle put remuer, elle rangea, nettoya, lava, épousseta, trotta en faisant la guerre aux araignées et aux serviettes sales. Devenue la grande réformatrice avec qui le roi et le nonce comptaient, elle suppliait le provincial de ses carmes, « pour l’amour de Dieu, » de faire au besoin des constitutions pour obliger les moines à être propres. « Si Sa Paternité, écrit-elle, considérait leurs lits et leur linge de table, elle n’hésiterait pas. » Il est vrai, ajoute mélancoliquement sainte Thérèse, qu’aucune constitution n’y fera, « étant comme ils sont. »

Les deux événemens de cette période de sa vie furent sa grande maladie et la mort de son père. La maladie fut cruelle et étrange. Sœur Thérèse avait, des pieds à la tête, des douleurs si atroces, qu’il lui semblait être « déchirée par des dents aiguës, » et qu’on la crut enragée. Les médecins n’y connaissaient rien, sinon que les nerfs y jouaient un grand rôle. Une dernière crise la laissa privée de sentiment, le corps tout tordu. Elle revint à elle au bout de quatre jours. « Ma langue, écrit-elle, était en lambeaux à force d’avoir été mordue... Je sentais tout mon corps comme disloqué, et ma tête dans un désordre extrême. Mes nerfs étaient tellement contractés, que je me voyais en quelque sorte ramassée en peloton. » Il lui resta de cet assaut une paralysie qui ne disparut qu’au bout de plusieurs années et diverses infirmités pénibles qui ne la quittèrent jamais et dont ses futurs couvens profiteront; elle aura sur l’hygiène, sur les relations entre le corps et l’esprit en général et, en particulier, entre certains phénomènes de haute spiritualité et les excès de jeûnes et de veilles, des idées que ne désavouerait pas un de nos physiologistes modernes.

Don Alphonse mourut en 1541, soigné par sa fille. Il avait passé ses dernières années dans une grande intimité avec elle, de plus en plus frappé du jugement et de la capacité qui se développaient chez cette petite nonne, au fond de sa cellule, et prenant l’habitude de la consulter sur tout. Elle eut un chagrin violent de sa mort. « Je sentais mon âme s’arracher de mon corps, » dit-elle en décrivant l’agonie de son père.

Insensiblement, l’existence que Thérèse menait à l’Incarnation arriva à lui faire honte, et il est véritable que c’était une existence insipide. On ne voit pas qu’elle ait eu rien de grave à se reprocher. Elle s’accuse amèrement, dans sa Vie, d’avoir eu en dégoût les exercices de piété et d’avoir pris trop de plaisir à la conversation d’hommes distingués. Il n’y avait pas là de quoi remplir de remords une fille qui s’est toujours targuée de « ne s’embarrasser pas pour des riens, » et de laisser aux sots les sots scrupules. D’autre part, quand elle considérait à quoi avaient abouti les nobles ardeurs et les grands rêves du début, ce qu’ils avaient produit en fin de compte, il n’y avait pas de quoi la contenter. Ce n’était pas précisément mal ; c’était bien peu de chose. L’Incarnation était parmi les couvens où la décence était à peu près gardée et la dissipation médiocre : rien de plus. La louange semblait mince à ce cœur haut et ambitieux, et, lorsqu’elle regardait au dehors, son désappointement se changeait en indignation.

Il est d’usage de se récrier sur le relâchement des anciens couvens de femmes. Sans prétendre les justifier, il nous semblerait juste de ne pas perdre de vue que les couvens étaient devenus, par la force des choses, une institution sociale autant que religieuse. Il est déraisonnable d’attendre du zèle pour les austérités d’une réunion de filles dont beaucoup ont pris le voile sans goût, souvent même contre leur gré, parce qu’il faut bien être quelque part quand votre famille vous trouve de trop ou ne peut vous doter. L’opinion du monde poussait d’ailleurs dans le sens de l’indulgence. La fille ou la sœur embarrassante une fois embéguinée, les parens trouvaient le sacrifice suffisant et souhaitaient eux-mêmes qu’elle ne fût pas trop resserrée, trop dénuée de douceurs et d’agrémens. Un gentilhomme pauvre, dit un personnage de Calderon, qui ne peut marier sa fille selon son rang, « la met dans un couvent pour ne pas déconsidérer son sang. Pour lui, la pauvreté est un vice. » Dans la même pièce, l’héroïne bien et dûment religieuse, son amant pénètre dans le couvent au moyen d’une échelle et arrive, sans être aperçu, à la cellule de sa belle. Ces sortes de choses étaient fâcheuses si on les découvrait; elles ne « déconsidéraient » pas le sang comme l’aurait fait un mariage inégal. Sainte Thérèse, qui avait sondé la plaie, conseillait aux parens de marier leurs filles « même un peu au-dessous de leur rang, » plutôt que de les mettre au couvent sans la vocation, et elle déclarait leur donner ce conseil « dans l’intérêt même de leur honneur. » Nous croyons que si l’on a présente à l’esprit la manière dont se recrutaient les religieuses, non-seulement on se sent devenir indulgent, mais on admire qu’avec les mœurs du temps la perversion n’ait pas été plus profonde.

Quoi qu’il en soit, un couvent, fût-il de carmélites, était en général un lieu assez mondain, où les grilles étaient rares. La trop célèbre Mme d’Estrées, sœur de la belle Gabrielle et abbesse de Maubuisson, faisait jouer la comédie à ses nonnettes devant brillante compagnie, et c’était encore ce qu’elle faisait de mieux. Une religieuse de Ravenne, contemporaine de sainte Thérèse, a raconté, dans des pages ingénues, ses discussions avec sa charmante abbesse sur l’amour, et les grands chagrins qu’eut la « chère mère, » très honnête personne, pour avoir réduit son « serviteur » aux joies épurées et immatérielles de l’amour platonique. Les couvens espagnols offraient un peu moins de scandales que ceux de France et d’Italie ; cependant, sainte Thérèse, malgré sa réserve, nous laisse entrevoir à l’Incarnation même, qui comptait parmi les plus réguliers, un singulier va-et-vient dans le parloir sans clôture, dans les beaux jardins ombreux, aux eaux courantes, dans les cellules parées « d’objets mondains » qui les transformaient en boudoirs, dans les petits coins favorables aux rencontres discrètes. C’était un mouvement de visites reçues et rendues, de petits rendez-vous licites et « illicites » le jour et « dans les ténèbres ; » c’était un bruissement de romances et d’instrumens profanes, c’était des séjours au dehors, en vue de se récréer, c’était mille mondanités qui, pour être innocentes au fond, n’en étaient pas moins malséantes, et qu’un père de famille prudent n’aurait pas souffertes dans sa propre maison. Il est assez curieux d’observer que les Espagnoles, qui subissaient l’influence des mœurs mauresques et vivaient dans le monde à demi cloîtrées, trouvaient la liberté au couvent. Les mêmes actes, commis à l’abri et pour ainsi dire sous la garantie du voile, prenaient une autre physionomie aux yeux du public. Tel d’entre eux aurait été jugé trop « mondain » hors d’un couvent « qui, là, nous dit sainte Thérèse, passait en quelque sorte pour être du domaine de la vertu. »

Il y avait une compensation à ces faiblesses. Grâce à la largeur de sa règle, l’église voyait venir à elle, plus que de nos jours, des hommes et des femmes qui lui arrivaient tard, après avoir épuisé le monde et ses expériences, et qui gardaient sous le froc ou le voile, avec une certaine difficulté à plier, l’esprit d’initiative et le goût des actions rares. Ces sortes de personnes étaient précieuses pour l’armée militante de l’église romaine. Sainte Thérèse le vit bien et s’empressa d’en tirer parti. Ce fut elle qui donna aux carmes le fougueux Mariano, un superbe Italien, grand, vigoureux, énergique, vif comme la poudre, la langue leste, la main qui lui démangeait. Il était Napolitain, d’une famille noble et riche, et «excellait dans la poésie et l’éloquence. » Il coiffa le bonnet de docteur en théologie et se montra si habile en affaires, que les pères du concile de Trente l’envoyèrent en mission dans les pays du Nord. Pendant le voyage, la reine de Pologne eut la fantaisie d’en faire son intendant, après quoi il renonça solennellement à toutes les femmes, entra dans l’ordre de Malte, se battit comme un diable à Saint-Quentin et vint échouer dans une prison, accusé de meurtre. Au bout de deux ans, il fut reconnu innocent, et Philippe II, le jugeant à point pour diriger la jeunesse, le nomma gouverneur d’un prince. Il l’utilisait en même temps à des travaux d’ingénieur. En cet état, Mariano apprit qu’il existait dans un désert, non loin de Séville, une colonie d’ermites qui vivaient saintement dans une grande indépendance. C’était son fait. Il alla se faire ermite, et il l’était depuis huit ans quand sainte Thérèse le rencontra et se proposa à l’instant de le gagner. Il se laissa froquer et fut pour la réforme des carmes un soldat admirable, mais point commode. Il resta, jusqu’à son dernier soupir, le fougueux Mariano, toujours bouillant, toujours prêt à confondre le méchant, toujours saint Jean Bouche d’or. Dans les instans critiques où il aurait fallu temporiser, user de ménagemens, il mettait sainte Thérèse dans les transes à force d’être « franc et ingénu. » Catherine de Cardonne, que sainte Thérèse admirait de tout son cœur, est une figure encore plus originale et plus pittoresque que le père Mariano. Elle descendait des rois d’Aragon et était duchesse. A treize ans, ses parens voulurent la marier, mais elle avait fait un vœu, elle aussi, et elle pria le ciel de lui épargner ce calice. « L’attente de Catherine de Cardonne n’est point trompée; son fiancé meurt, » écrit un pieux historien qui aurait dû avoir la charité, avant de se réjouir et de louer le ciel, de s’assurer que ce pauvre fiancé, qui n’en pouvait mais, était allé en paradis. Lorsque les années l’eurent mûrie, Philippe II mit aussi la main dessus et la fit gouvernante de deux princes, don Carlos et don Juan d’Autriche, âgés de quatorze ans. Catherine de Cardonne fut une gouvernante vertueuse ; fut-elle pour don Carlos une gouvernante calme et judicieuse? Le doute est permis sur ce point. Toujours est-il qu’une belle nuit elle passa par une fenêtre du palais, se coupa les cheveux, mit une robe d’ermite, et partit à la recherche d’un désert et d’une grotte. Elle trouva l’un et l’autre dans la Manche, contrée prédestinée, où les romans de l’Espagne, les vrais et les faux, venaient se placer comme dans leur cadre naturel.

Au bout de quelques années, des pâtres la découvrirent dans sa grotte et elle fut bientôt un ermite célèbre, qu’on venait visiter de loin. Personne ne se doutait que ce fût une femme. Quel temps et quel pays, pour la fantaisie, que ceux où une duchesse, l’un des premiers personnages de la cour, pouvait disparaître par la fenêtre sans causer aucun émoi, et devenir un but de pèlerinage sans redouter les questions indiscrètes !

Elle fut trahie par des lettres de don Juan d’Autriche, qu’elle avait laissées traîner dans sa grotte. Sa popularité s’en accrut. « A certains jours, dit sainte Thérèse, la campagne était toute couverte de chariots remplis de gens qui venaient pour la voir. » Elle résolut finalement de fonder un couvent et de prendre l’habit, mais un couvent d’hommes et un habit d’homme, et s’en fut demander de l’argent à l’Escurial, où elle eut un succès extraordinaire. Il y eut bien le nonce du pape, qui lui fit des observations sur son costume et sur certaines allures « d’évêque, » mais elle lui répondit avec tant d’à-propos qu’il n’eut plus qu’à lui donner sa bénédiction et à la laisser en paix. Elle fonda un monastère de carmes sur l’emplacement de sa grotte, garda sa robe de carme et passa le reste de ses jours dans une autre grotte que lui avait bâtie le père Mariano. Ils étaient dignes de se comprendre. Sainte Thérèse aussi la comprenait, et tenait en piètre estime les personnes qui traitaient Catherine de Cardonne de folle.

L’atmosphère religieuse qui produisait les furieux emportemens de piété qu’on vient de voir pouvait ne pas être pure ; elle n’était pas froide. Le bon grain selon le ciel devait y germer. Sainte Thérèse avait quarante-cinq ans. Ses idées, longtemps troublées, s’éclaircissaient et se fixaient. Elle savait à présent ce qu’elle voulait faire. Dans son couvent, les sœurs commençaient à la croire folle ou, ce qui revenait au même en ce temps-là, possédée du démon. Le bruit de ce malheur s’était répandu dans Avila. Elle laissa dire, méditant son plan en silence et l’exécutant d’une manière qui aurait dû détromper Avila et l’Incarnation.


IV.

L’ordre du Carmel était venu de Palestine. Au XIIIe siècle, on le trouve répandu dans une grande partie de l’Europe. Il ne comprenait alors que des hommes ; quelques couvens de femmes, en Orient, lui étaient affiliés, mais il n’y avait point de carmélites proprement dites. La règle avait été rédigée aux environs de l’an 1200 par Albert, patriarche de Jérusalem. Elle était rigoureuse : un carme devait vivre en retraite, silence et oraison, en abstinence perpétuelle et jeûne presque continuel. Au XIVe siècle, la débâcle morale qui atteignit tous les ordres religieux emporta le Carmel avec le reste, et le père général fut chargé par ses moines de demander au pape d’adoucir la règle d’Albert. La « mitigation, » d’où resta aux carmes le nom de Mitigés, fut accordée par le pape Eugène IV, le 15 mars 1431. Elle abolissait l’abstinence perpétuelle, supprimait le grand jeûne, du là septembre à Pâques, la retraite et le silence. Ainsi soulagés, les carmes glissèrent doucement sur la pente qui menait tout droit à l’abbaye de Thélème. C’était le temps où Navagero, ambassadeur de Venise à Madrid, écrivait à propos de la chartreuse de Séville, riante et délicieuse : « Ces frères se trouvent ici à moitié chemin du paradis. »

Les carmélites furent fondées en 1442 par Jean Soreth, général du Carmel. Ce Jean Soreth, de race normande, que le peuple se montrait du doigt en l’appelant l’Éthiopien, ou le démon, à cause de son teint brûlé, a été le précurseur de sainte Thérèse. Il a essayé, un siècle avant elle, de ramener le Carmel à la règle primitive, allant sur sa mule de pays en pays, de couvent en couvent, rétablir la discipline et prêcher les austérités. Ses religieux le recevaient avec effroi, beaucoup d’entre eux avec haine. Il était trop tôt, et Jean Soreth eut le sort des réformateurs venus avant l’heure. Les carmes de Nantes l’empoisonnèrent dans une pêche. Après sa mort, presque toutes les maisons d’hommes retournèrent à la vie facile et agréable, les carmélites suivirent, et la règle mitigée gouverna l’ensemble de l’ordre.

Il s’agissait pour sainte Thérèse, simple religieuse, sans ressources et sans appui, d’exécuter ce dont n’avait pu venir à bout un père général, pourvu par le pape de pouvoirs spéciaux et étendus. Si l’on songe à sa situation, à son naturel, devenu au couvent timide et craintif, il semble que le difficile, dans son entreprise, n’était pas de donner l’exemple des macérations ou de s’exposer au sort de Jean Soreth. C’était de sortir de sa cellule, d’oser parler, de se mettre en avant, dans un lieu comme Avila, où l’on entendait que les femmes restassent très tranquilles et où sœur Thérèse était sûre d’être mal jugée et blâmée. Elle avait beau être très brave au fond et avoir du génie, si elle n’avait eu encore autre chose, elle n’aurait jamais pris sur elle d’agir. Mais elle était mystique et il n’y a rien, absolument rien, dont un mystique ne soit capable.

Son mysticisme perce après la grande maladie de la vingtième année. Il croît pendant les années d’attente et de travail intérieur qui suivirent. A l’époque où nous sommes arrivés, il est épanoui, et l’on ne connaît pas sainte Thérèse tant que l’on n’a pas contemplé en elle la grande rêveuse, que doublait si curieusement la bonne ménagère préoccupée dès la veille de la soupe qu’elle ferait le lendemain, afin de varier le menu du couvent. Le sujet ne laisse pas d’être délicat, mais sainte Thérèse l’a traité elle-même avec une franchise qui facilite beaucoup la tâche. Elle pensait qu’il faut se défier des nerfs excités et des sangs appauvris et soigner les épidémies d’extases et de visions avec de la viande et du sommeil. Elle déclarait crûment que la plupart des visionnaires et des extatiques sont simplement des « cerveaux malades » et, loin d’admirer, quand un couvent se distinguait en ce genre, elle rabrouait: « Si j’étais là, écrit-elle en 1578 à une supérieure, vous n’auriez pas tant de choses extraordinaires. « Il est vrai qu’elle acceptait pour son propre compte, comme envoyés par Dieu, les phénomènes qu’elle pourchassait chez les autres. Elle s’était soumise en cela à l’autorité de personnes « fort savantes » de l’église et elle était prête à s’y soumettre pour ses religieuses, mais, en attendant, elle exigeait qu’on soignât « ces corps, » car, lorsqu’on les méprise trop, ils se vengent sur « l’esprit, ce qui est une terrible souffrance. »

Sainte Thérèse nous a raconté ce que son corps éprouvait tandis que ses yeux contemplaient Dieu dans le monde invisible, que la foule ne voit point, et que ses oreilles entendaient la voix de Dieu lui donner des ordres. Le mot « âme » désigne ici la personne en extase. « (L’âme), écrit-elle, tombe dans une sorte d’évanouissement. Elle ne pourrait alors, sans beaucoup de peine, remuer seulement les mains. Les yeux se ferment, sans qu’elle veuille les fermer ; si elle les ouvre, elle ne voit presque rien. Elle entend sans comprendre ce qu’elle entend. Elle est incapable de former une parole et de la prononcer. »

Ces crises la laissaient « brisée et accablée de lassitude. » Elle dit encore : « j’ai été quelquefois réduite à une telle extrémité, que j’avais presque entièrement perdu le pouls... De plus, mes os se séparent et demeurent déboîtés ; mes mains sont si raides, que souvent je ne puis les joindre. Il m’en reste souvent jusqu’au jour suivant, dans les artères et dans tous les membres, une douleur aussi violente que si tout mon corps eût été disloqué. » Cela dura ainsi de longues années et, la merveille, c’est que la « petite femme » ou la « petite vieille » comme elle dit en parlant d’elle-même, garda l’esprit sain jusqu’à son dernier soupir. La ménagère profitait des communications de son autre moi avec le ciel pour en tirer des renseignemens pratiques, le chargeant, par exemple, de lui procurer un patron de bonnet pour les nouvelles carmélites, commission qui fut faite.

De ces étranges états d’esprit, de ces bizarres mélanges de préoccupations, se dégageait un mysticisme transcendant dont on trouve l’analyse subtile dans les œuvres de sainte Thérèse, particulièrement dans sa Vie, écrite par elle-même, dans le Chemin de la perfection et le Château intérieur. Nous n’essaierons pas de la suivre et d’expliquer en quoi l’oraison mentale diffère de l’oraison de quiétude et celle-ci de l’oraison d’union, ou par quels degrés l’âme s’élève de la première demeure spirituelle à la septième, où « les trois personnes de la très sainte Trinité se montrent à elle avec un rayonnement de flammes. » Nous nous contenterons de faire remarquer au lecteur, afin de rendre ce qui va suivre compréhensible, que le mysticisme peut avoir deux sources, l’imagination et le sentiment. Le mysticisme qui est tout entier dans l’imagination la surexcite prodigieusement et mène d’ordinaire à la folie. Celui qui provient surtout du sentiment et qui s’épanche en élans de tendresse passionnée laisse la tête plus calme; il n’est pas rare de le rencontrer joint à une haute raison et à un sens pratique incomparable. Sainte Thérèse va en être un exemple.

C’est en 1560 que lui vint l’idée de fonder une maison de carmélites où l’on vivrait selon la règle primitive. Une amie à qui elle s’en ouvrit promit quelque argent. Au premier mot qui leur échappa de leur projet, tout Avila prit feu contre ces deux brouillonnes, avec la furie d’indignation de la petite ville de province dont on trouble les habitudes. Ce fut un ouragan de paroles où les religieuses de l’Incarnation ne s’épargnèrent pas. On jasait, pérorait, commérait, commentait, discutait, critiquait, on s’indignait, on levait les bras au ciel et on se regardait. Le père provincial s’ennuya de ce tapage ; il ordonna aux deux amies de renoncer à leur dessein. Avila respira et se rendormit. Sœur Thérèse en abusa. Doucement, discrètement, elle fit solliciter une autorisation à Rome. Un prête-nom acheta une petite maison pouvant contenir une douzaine de religieuses et la mère Marie-de-Jésus fournit ses lumières, qui n’étaient pas petites. La mère Marie-de-Jésus était une religieuse de famille noble, qui ne savait pas lire. Ayant eu aussi l’idée de fonder un couvent, elle était bravement partie pour Rome, à pied, afin de se mettre en règle. Elle en était revenue si versée dans les paperasses et formalités, que ce fut elle qui expliqua à sainte Thérèse les constitutions que celle-ci avait sous les yeux, et qui lui évita les bévues.

La permission de Rome arriva en juin 1562. Sœur Thérèse alla s’installer sous un prétexte dans la petite maison, y mit des grilles, et la nomma Saint-Joseph. Le 24 août, au matin, quatre filles gagnées à ses idées vinrent la joindre et reçurent l’habit des mains d’un prêtre. La cérémonie à peine terminée, la nouvelle vola dans Avila : « Une soudaine apparition des Maures, raconte un témoin oculaire, n’y eût pas produit plus de rumeur. » La population sortit sur les places et dans les rues, les boutiques et les maisons se fermèrent, un bruit d’émeute s’éleva et grandit. La prieure de l’Incarnation, où l’on était sens dessus dessous, se fit ramener sœur Thérèse à travers la foule excitée, la reçut comme une criminelle et la remit dans sa cellule. Les jours suivans furent encore plus tumultueux. Le peuple demandait à grands cris la destruction du nouveau couvent. Le corrégidor se rendit à Saint-Joseph avec une escorte, trouva les quatre novices derrière leurs grilles et se retira intimidé. Il repartait pour démolir tout de bon le couvent, quand un moine harangua la foule, la calma et gagna du temps.

Tant d’émoi pour quatre novices de plus ne laisse pas de surprendre dans un pays où, d’après l’historien Leti, un quart des adultes étaient gens d’église. Les Avilais, quand ils prenaient ainsi le mors aux dents, étaient à cent lieues de se douter de l’importance de l’événement qui venait de s’accomplir. Leur colère venait de l’idée qu’il faudrait peut-être faire l’aumône à Saint-Joseph. Leur imagination de méridionaux aidant, ils se voyaient tous ruinés par ce petit couvent de plus. Grâce au moine, il n’y eut pas de violences, mais la ville fit un procès à doña Thérèse de Ahumada pour avoir ouvert une maison religieuse sans son autorisation. doña Thérèse se défendit en digne élève de la mère Marie-de-Jésus. Aucun homme de loi n’osait s’employer pour elle. Elle fut son propre homme de loi, se démêlant au milieu des exploits et sommations, et ripostant par le moyen d’un bon abbé, qui portait ses papiers. Elle en trouva un autre qui consentit à aller plaider sa cause au conseil du roi, à Madrid. Elle fut patiente, tenace, habile, lutta sept mois contre Avila, gagna son procès et rentra en triomphe à Saint-Joseph, rompue désormais aux affaires; ce n’est pas elle qu’on prendra jamais à signer un acte mal fait ou à payer plus de droits qu’elle n’en doit.

La réforme qu’elle introduisait, et qu’elle compléta peu à peu, s’étendait à tout. Sous sa règle, un couvent de carmélites devenait un lieu nu et silencieux où l’on a faim et froid, où l’on se fouette à saigner, où les genoux font mal et la tête tourne à force de prier, où l’on renonce à sa volonté, à son jugement, à ses affections, où l’on est séparé de tout, sevré de tout, mort à tout, où votre prière même ne vous appartient pas : elle sert à sauver les âmes des autres, dût la vôtre, après tant de sacrifices, tant de souffrances, tant d’angoisses, être abandonnée, perdue, précipitée jusqu’au jour du jugement dans les tourmens et les larmes. Cette dernière exigence paraît d’abord féroce. C’est elle pourtant qui fait la grandeur de la conception de sainte Thérèse. Sans elle la religieuse n’est pas à l’abri du soupçon d’égoïsme ; nous voyons tous les jours le monde juger sévèrement la fille qui, selon lui, tourne le dos aux devoirs de la vie pour aller dans le cloître travailler en pleine confiance à son propre salut. Grâce à elle, l’incroyant n’a qu’à s’incliner. Sainte Thérèse savait bien que ce qu’elle demandait là était plus difficile qu’aucune macération et elle a des pages énergiques sur les « certaines personnes à qui il paraît fort dur de ne pas prier beaucoup pour elles-mêmes. » En revanche, elle laissait à ses religieuses la seule liberté vraiment précieuse pour un ordre contemplatif : la liberté dans la vie spirituelle ; ses carmélites s’arrangeaient avec le ciel comme elles l’entendaient et changeaient à leur gré de confesseur et de directeur.

Sa bonne humeur et ses instincts de ménagère faisaient contre-poids aux excès d’une règle qui devient aisément terrible. Saint-Joseph s’était peuplé et n’était guère riche. La mère Thérèse (on l’avait nommée prieure) communiqua à ses religieuses un peu de sa passion pour balayer, ranger, raccommoder, fricasser. Elle leur expliquait que Dieu se tient tout autant à la cuisine, « au milieu des plats et des marmites, » qu’à la chapelle, et leur montrait à nettoyer les ordures « avec amour-propre. » Elle voulait bien qu’on eût des pièces à sa robe, mais pas de trous, et les mains calleuses, mais pas de puces. Surtout, il fallait être gaies. Il ne s’agissait pas, avec elle, d’imiter ces dévots qui « prennent un air tout refrogné, n’osent plus parler ni respirer, de peur que leur dévotion ne s’en aille. » La mère Thérèse entendait qu’aux récréations on fût aimable, qu’on s’occupât à « réjouir les autres » et qu’on se gardât « d’enfouir son esprit, » si par bonheur on en avait — « Personne n’en a trop, » disait-elle et elle prêchait d’exemple, tenant tout le couvent sous le charme. Il semblera incroyable qu’une carmélite réformée puisse être gaie. Cependant, beaucoup le sont. C’est que la manière de vivre importe infiniment moins à notre bonheur que le but pour lequel nous vivons. Dès que l’homme a trouvé à cette existence un pourquoi qui le satisfasse, le comment le laisse à peu près indifférent.

Contente de son œuvre, la mère Thérèse ne songeait qu’à demeurer en paix dans sa petite maison, à y rendre la régularité toujours plus sévère, la piété toujours plus haute et plus vive, les casseroles toujours plus reluisantes. L’idée ne lui était jamais venue d’exercer une action sur l’ensemble de son ordre, et, par lui, sur les destinées de l’église catholique. Elle n’avait en aucune façon l’ambition de Jean Soreth. Étant venue au bon moment, elle se trouva poussée à exécuter ce que Jean Soreth avait tenté inutilement. Les circonstances avaient arrêté et écrasé l’un ; les circonstances portèrent l’autre. À travers quelles difficultés et quelles résistances, on va le voir.


V.

Philippe II ne séparait pas sa propre puissance de la puissance du catholicisme. Il se croyait né, non sans raison, pour être le pilier d’une église où la soumission est la grande règle. Toutefois, il prétendait qu’on lui obéît avant d’obéir au chef de l’église. Il l’avait aisément obtenu en se réservant la collation des emplois et bénéfices et en prouvant à son clergé qu’il avait pouvoir et volonté de le défendre contre Rome ; il arriva à ce dévot de nommer archevêque un homme que le pape avait excommunié pour désobéissance, mais une désobéissance que Philippe II approuvait. Moines et évêques étaient dévoués à un monarque dont ils attendaient tout, et en qui l’Espagne aimait précisément ce que l’histoire lui reproche : l’attachement aux formes extérieures du culte et le zèle contre l’hérésie. Philippe II avait une auréole aux yeux de la plupart des Espagnols : — « Ils ne l’aiment pas, écrivait le Vénitien Contarini, ils ne le vénèrent pas, ils l’adorent et regardent ses ordres comme tellement sacrés qu’on ne peut les transgresser sans offenser Dieu. — Dans la lutte que sainte Thérèse réformatrice va avoir à subir, elle s’adressera au roi, tout naturellement, lui écrira comme elle pourra, sans souci de l’étiquette, et se soutiendra par lui contre le nonce du pape. Tout aussi naturellement, ses adversaires chercheront leur point d’appui à Rome.

En 1566, le général des carmes vint en Espagne sur l’invitation de Philippe II, qui aurait aimé que les moines fussent pauvres et saints, et qui s’apercevait qu’il y avait à faire, dans les deux sens, dans son royaume. Le père général prit quelques légères mesures contre les maisons d’hommes, qui les accueillirent fort mal, et s’en retourna prudemment à Rome. Son voyage, en apparence insignifiant, fut pourtant gros de conséquences. En passant à Avila, il avait visité Saint-Joseph et l’avait trouvé si conforme à ses vues, qu’il avait donné des patentes à la mère Thérèse pour fonder d’autres monastères semblables. « Je ne les avais pas demandées, » dit-elle, » et on peut l’en croire sur parole. Dès qu’elle les eut entre les mains, ce fut comme un trait de lumière. Le père général, en route pour l’Italie, fut rejoint à Valence par un exprès de la mère Thérèse. Elle lui demandait de donner aussi des patentes pour la fondation de couvens de carmes ramenés à la règle primitive. Il les donna.

Sainte Thérèse connaissait les progrès de la réforme protestante et l’urgence, pour l’église catholique, de lui opposer autre chose et mieux que des moines possédant « les meilleurs celliers » et des nonnes chantant la romance, au parloir, avec les jeunes gentilshommes. Elle savait que l’Espagne renfermait des élémens admirables pour l’ordre inhumain qu’elle rêvait de faire refleurir, qu’hommes et femmes se précipiteraient dans des cloîtres où l’on torturerait le corps et où l’âme s’enivrerait des voluptés mystiques. Les couvens actuels semblaient faits pour les Sancho Pança ; elle en voulait qui tentassent les don Quichotte. Au mois d’août 1567, elle se mit en route pour fonder une maison de carmélites à Medina-del-Campo, à quinze lieues d’Avila, et, dès lors, elle ne s’arrêta plus, sauf une réclusion forcée qu’on verra en son temps. Pendant les quinze ans qui lui restaient à vivre, la mère Thérèse parcourut l’Espagne sur sa mule ou dans un grand chariot installé en couvent. Elle traversa bien des fois la triste Castille, aux grands horizons couleur de poussière, vit l’Andalousie, où la mollesse du climat l’énerva, franchit les sierras sans arbres et sans routes, coucha dans les misérables auberges de muletiers, qui, aujourd’hui encore, en disent si long au voyageur sur l’Espagne, manqua continuellement de tout, et, rongée par la fièvre, un bras cassé et point remis, conspuée ici, presque adorée là, elle jeta les fondemens d’un édifice si puissant et si durable, qu’en 1713, l’Espagne comptait 266 couvens, tant d’hommes que de femmes, érigés depuis elle selon sa règle ; le reste de l’Europe en possédait environ 400. Que l’on soit son partisan ou son adversaire, on ne peut qu’admirer l’énergie et le génie d’organisation de cette infirme, assaillie de maux qui troublent d’ordinaire le jugement et qui, toujours sage, prudente et joyeuse, conduisit à bonne fin son œuvre gigantesque.

Les difficultés matérielles étaient immenses. Il fallait trouver de l’argent, surmonter les défiances des autorités et, parfois, du clergé lui-même, vaincre l’hostilité des anciens couvens, pour qui la réforme était un affront et une menace. Il fallait surtout se tirer des griffes des bienfaiteurs et bienfaitrices qui, parce qu’ils avaient aidé de leur bourse, se croyaient tous les droits, témoin la princesse d’Eboli, belle-mère de celle que Philippe II aima et fit mourir. La vieille Eboli, ayant eu la fantaisie de fonder un monastère sous les auspices de la mère Thérèse, considérait son Carmel comme son joujou et tourmentait les religieuses plus que n’eussent fait cent disciplines. Elle en fit tant, et de si fortes, que sainte Thérèse prit le parti de faire enlever les nonnes, la nuit, par des hommes sûrs. A tout prendre, les peines étaient moindres dans les maisons fondées à la grâce de Dieu, sans un son vaillant. On s’y passait souvent de dîner dans les commencemens, mais il finissait toujours par arriver des filles avec des dots et il fallait si peu au couvent, sous la nouvelle règle, que les choses s’arrangeaient. Sainte Thérèse n’admettait qu’un seul luxe, un bien beau luxe à la vérité, et pour lequel elle faisait des folies : le luxe d’une belle vue. Il lui semblait secondaire de couper une sardine en quatre, si l’on mangeait sa moitié de queue en regardant un joli paysage.

Un de ses traits de génie fut de comprendre qu’à un état nouveau il fallait un esprit nouveau. Elle mit tous ses soins à réunir un personnel de choix et employa tout son courage à repousser les postulantes que voulaient lui imposer les fondateurs et fondatrices, les bienfaiteurs et bienfaitrices, les protecteurs et protectrices, et autres fléaux. « Dieu me préserve, écrivait-elle, de ces grands seigneurs qui peuvent tout, et qui ont de si étranges travers d’esprit! » Dieu ne l’en préservait pas, mais elle restait intraitable, et déclarait que « dût le monde s’abîmer, » on ne lui ferait pas prendre un sujet qu’elle jugeait mauvais. Elle écartait tout d’abord absolument la classe de personnes qui avait été la plaie des ordres monastiques, celle des filles qui entrent au couvent sans vocation, « pour échapper à une situation gênée dans le monde; » elle n’admettait pas que ses monastères fussent des pensions de famille. Elle n’admettait pas davantage qu’ils fussent des Cours des miracles où les parens déversaient leurs boiteuses, leurs bossues et leurs idiotes. Elle envoyait des gentilshommes examiner les postulantes et refusait les difformes, quelle que fût leur dot. Quant aux « imbéciles, » elle n’en voulait non plus à aucun prix; « c’est incurable, » disait-elle.

Par-dessus tout, elle redoutait les « mélancoliques. » c’était sa terreur, car elle avait remarqué que le mal de mélancolie se gagne, qu’il y a des épidémies de mélancolie: nous dirions aujourd’hui de pessimisme. C’est une maladie, disait-elle, et « très dangereuse, » et il faut « la traiter comme telle. » Elle avait son traitement, qu’elle indique, et qui est double : pour le corps et pour l’esprit. Pour le corps, on enverra périodiquement la mélancolique à l’infirmerie et on la purgera, on l’empêchera de trop jeûner et on lui donnera peu de poisson ; dans la médecine de sainte Thérèse, le poisson forme essentiellement les humeurs peccantes de Sganarelle, source de maux. Pour l’esprit, on l’empêchera de rêvasser, quitte à abréger ses prières, on la contraindra à l’action en lui donnant les travaux manuels de la maison, on lui fera entrer dans la tête qu’elle n’est pas intéressante, en la traitant sans aucun égard particulier et en l’obligeant à obéir comme les autres. Sainte Thérèse avait remarqué que l’obéissance coûtait beaucoup à la mélancolique, et elle en avait tiré ses conclusions. « On appelle mélancolie, disait-elle, ce qui n’est au fond que le désir de faire sa propre volonté. » Elle disait aussi que le siège de ce mal est dans l’imagination, qu’il est très rare que l’en en guérisse ou que l’on en meure, mais que l’on en devient souvent fou et, toujours, insupportable.

Elle était très sensible à l’instruction, mais elle plaçait le jugement au-dessus, haïssait les pédantes et les bavardes. Dieu, leur disait-elle, « ne se soucie nullement que nous lui rompions la tête avec de longs discours. » Au fond, elle pensait que Dieu a la faculté de n’écouter que d’une oreille et qu’il tient compte surtout de l’intention; quand elle arrive chez les neuf bonnes demoiselles dont « une seule savait bien lire, » et qui passaient leur journée à épeler les offices dans des livres différens, en sorte que cela n’allait jamais ensemble, elle déclare sans hésiter que Dieu « acceptait leurs pieux efforts, » qui étaient en effet très grands. Elle aimait la jeunesse et sa « gaîté charmante, » que rien, pour sa part, ne lui enleva jamais. Il faut l’entendre raconter, à près de soixante ans, les frayeurs de la sœur Marie, vieille et très impropre de toutes façons à éveiller les mauvaises pensées, à l’idée de coucher dans une ancienne maison d’étudians. Sœur Marie ne pouvait s’ôter de l’esprit qu’un des étudians était resté caché en son honneur dans la maison : « Je ne puis y penser sans avoir envie de rire, » écrit sainte Thérèse. Elle aimait les natures saines, les esprits droits, le mérite en tout genre et les bonnes santés. Soit hasard, soit autrement, la plupart de ses carmélites étaient de sang noble.

Dès 1568, elle fonda un couvent d’hommes, non point directement, mais par deux religieux qu’elle avait convertis : le père Antoine, un grand beau moine gentilhomme, belliqueux, presque aussi compromettant aux jours de bataille que le fougueux père Mariano; et le futur auteur de la Vive flamme d’amour, Jean de la Croix, si petit, si fluet, si délicat, que sainte Thérèse disait qu’elle avait commencé la réforme des carmes avec un moine et demi. Tous deux s’installèrent dans une bicoque où, en hiver, il neigeait sur eux. Le père Antoine se mit à balayer (on n’était pas disciple de sainte Thérèse sans cela), sans plus se soucier de ses nobles ancêtres et du « point d’honneur » et, quelques mois plus tard, il aidait à installer une seconde maison d’hommes, où entra le fougueux Mariano. Les carmes réformés furent nommés, à cause de leurs sandales, les carmes déchaussés ou, plus brièvement, les déchaux. Ils se multiplièrent rapidement.

Entre temps, sainte Thérèse avait été chargée par ses supérieurs de réformer son ancien couvent de l’Incarnation. À cette nouvelle, il y eut de beaux cris parmi les nonnes. Quoi! rester enfermées dans le couvent, derrière des grilles? Ne plus avoir de parties de plaisir au dehors, de réunions galantes au parloir, de petites soirées intimes dans les cellules ? Cela ne se pouvait souffrir. Les religieuses décidèrent que pour rien au monde elles ne recevraient la nouvelle prieure, et elles appelèrent à leur secours la jeunesse dorée de la ville, qui ne se fit pas prier pour accourir, car c’était son bien qu’on lui enlevait, sa grande ressource, dans un pays de maris jaloux, pour chanter des duos et marivauder. Quand sainte Thérèse arriva, escortée du père provincial en personne, ils trouvèrent l’Incarnation occupée par les gentilshommes d’Avila. Les nonnes, criant, gesticulant, se bousculant, leur fermèrent l’entrée. Ils voulurent passer, pénétrer dans le chœur à l’aide d’une douzaine de sœurs de leur parti, et se trouvèrent au milieu de deux cents femmes furieuses qui piaillaient, menaçaient, tiraient, poussaient, injuriaient à faire penser à Vert-Vert au retour de son fatal voyage sur la Loire. Le père provincial en était tout pâle. Les gentilshommes s’agitaient, prêts à soutenir leurs alliées ; les sœurs fidèles chantaient le Te Deum, et ce mélange achevait l’opéra comique.

La mère Thérèse resta humble, douce et impassible. Le vacarme dura plusieurs heures; après quoi, suivant le cours invariable de la colère féminine, les nonnes commencèrent à pleurer et à s’évanouir. La mère Thérèse les fit revenir sans même un verre d’eau. Quelques écrivains religieux ont vu là un miracle; je ne crois pas, pour ma part, aux miracles inutiles. Les mutines lassées rentrèrent enfin dans leurs cellules et les gentilshommes se dispersèrent, n’osant vraiment pas venir étrangler la prieure dans sa stalle; mais la sédition n’était point terminée. Il fallut à la « petite femme, » pour mater ces enragées, une dépense incroyable de diplomatie, de bonne grâce et de patience. Elle se garda de trop exiger à la fois, supprima un jour la guitare et un autre jour le clavecin, substitua peu à peu des cantiques aux romances et aux boléros, réforma les guimpes et les coiffes en commençant par les « vénérables » et les « anciennes, » à qui peu importait, obtint par degrés l’exil des jolis meubles, raccourcit les séances au parloir et s’imposa d’y suppléer en amusant les sœurs. Ce n’était point facile, mais la mère Thérèse était une sainte d’esprit, et l’on a beau dire, l’esprit, cela sert toujours, même pour être saint. Elle fut si délicieuse que les plus aigres n’y purent résister. Les gentilshommes furent plus tenaces. Ils venaient en bande demander leurs amies et criailler à la grille. Un beau jour la mère Thérèse parut et les menaça du roi. Ils s’en allèrent et ne revinrent plus.

L’affaire de l’Incarnation fit du bruit. La réforme devenait populaire à cause de ses excès, que la réformatrice essayait en vain d’empêcher. Les déchaux se livraient à des macérations barbares, les carmélites ruinaient leur santé, les cloîtres s’emplissaient d’extases et de visions, et le peuple espagnol, lorsqu’il apercevait les grands manteaux blancs et les voiles noirs, ressentait une émotion que sainte Thérèse décrit en ces termes lors de son arrivée à Cordoue : « On eût dit, au tumulte de la foule, qu’il s’agissait d’une entrée de taureaux. » Pour qui connaît l’Espagne, c’est une évocation. On entend le cri : Los toros ! devant lequel chacun fuit, grimpe, disparaît. On voit passer au grand trot les superbes animaux destinés au combat du lendemain. On a devant les yeux l’expression de tendresse féroce avec laquelle le peuple contemple leurs cornes aiguës et leurs corps vigoureux, calculant combien ils éventreront de chevaux et supporteront de blessures avant de mourir. Et l’on comprend ce qui plut à cette nation farouche dans ces moines et ces religieuses qui s’enfonçaient des pointes de fer dans le corps, couchaient sur des ronces, ne dormaient ni ne mangeaient, avalaient de la vermine et pis encore. La mère Thérèse était effrayée de ces excès, elle qui ne cessait de prêcher la modération. Mais le peuple aimait déchaux et déchaussées comme il aime les toros, qui vont panteler devant lui.

Cependant les mitigés s’inquiétaient, sentant bien qu’ils seraient entraînés malgré eux dans la réforme. Ils s’alarmèrent tout à fait en apprenant qu’un déchaux avait été nommé visiteur, autrement dit inspecteur, d’une partie de leurs couvens. Alors s’engagea la grande lutte où l’œuvre de sainte Thérèse aurait péri dix fois sans la constance de la « pauvre petite vieille. »


VI.

Il existait dans cette œuvre une cause de faiblesse qui n’avait point échappé à sainte Thérèse et qu’elle explique très clairement : « Parmi les religieux, la réforme portait dans son sein un principe de ruine prochaine. D’abord, ils ne formaient pas de province particulière, mais restaient soumis au gouvernement des supérieurs de l’Observance mitigée. Ensuite, ils n’avaient pas encore de constitutions. Chaque monastère se conduisait comme il le jugeait à propos, et, les uns pensant d’une manière, les autres d’une autre, la réforme y courait de grands périls. » Les mitigés, au contraire, étaient parfaitement compacts. Ils avaient de grandes intelligences à Rome et se sentaient puissans. Ils résolurent d’anéantir les nouveaux couvens, qui provoquaient des comparaisons désobligeantes pour eux, et engagèrent la guerre à un chapitre général de leur ordre, tenu à Plaisance en mai 1575. L’avantage fut d’abord de leur côté. Le chapitre ordonna de chasser les déchaux de leurs maisons et de reléguer la mère Thérèse, cette « vagabonde, » comme on l’appelait chez les mitigés, au fond d’un couvent, avec défense d’en bouger. Elle para le coup et sauva les siens en écrivant au roi, qui s’intéressait à la réforme; puis elle conseilla sagement de se tenir coi; mais on ne conduisait pas ces moines-là comme on conduit de nos jours un séminaire. La plupart avaient du tempérament de ce fameux capucin duc de Joyeuse, qui se décapucina au temps de la ligue pour être général d’armée et se recapucina sur la fin, « ayant, dit Saint-Simon, en vingt ans de profession religieuse, fait une étrange parenthèse de dix ans. » Les déchaux ne craignaient pas non plus les parenthèses. Le beau père Antoine leur fit honte de leur conduite de lièvres, et, comme ils hésitaient encore, le bouillant père Mariano, de sa voix de clairon sonnant la charge, prêcha l’assemblée sur ce texte : Tempus pacis, tempus belli. Il les enleva et ils attaquèrent à leur tour.

Celui des leurs qui avait les pouvoirs de visiteur se rendit à la grande maison de mitigés de Séville, avec l’intention de la réduire. Le père Mariano, qui flairait la poudre, l’accompagnait. Il tomba dans la plus belle révolte de moines qu’on pût rêver, vit son visiteur presque mis en pièces au milieu d’un vacarme effroyable, courut chercher du secours, ramena le gouverneur de Séville, ramena l’archevêque, dégagea le visiteur et dut s’endormir ce soir-là en se croyant encore à Saint-Quentin.

Il serait fastidieux de raconter par le menu une querelle qui dura plusieurs années. Il suffira de dire qu’après diverses alternatives, les mitigés mirent définitivement Rome de leur côté. Les déchaux résistèrent encore un temps, grâce à sainte Thérèse, qui, de sa prison, les dirigeait et les conseillait en personne qui en sait long sur le train du monde et le prend comme il est. « Je crois qu’il dit vrai, écrivait-elle avec bonhomie au père Mariano au sujet d’un autre moine; c’est son intérêt pour le moment. » Avec un pareil chef, la réforme n’aurait jamais été vaincue si sainte Thérèse avait toujours été obéie. Elle ne le fut pas. Les déchaux se montrèrent imprudens et maladroits. Ils étaient agressifs et ils prenaient peur. Pour dernière sottise, ils fâchèrent le roi, qui les abandonna. L’année 1578 les trouva dispersés et contraints de se cacher. Les chefs que les mitigés avaient pu saisir étaient traités comme on se traitait en ce temps-là entre religieux : ils étaient enfermés dans des cachots noirs et battus comme des chiens. Un arrêt du nonce consacra la destruction des monastères réformés. Tout semblait fini.

Quand la nouvelle de l’arrêt fut apportée à sainte Thérèse dans sa cellule, pour la première fois de sa vie elle ploya. Elle se mit à pleurer, voulut être seule et s’enferma tout un jour. Le désespoir du mystique dont l’œuvre échoue n’a rien de commun avec le désespoir de l’homme ordinaire qui voit avorter ses projets. Il est troublé et angoissé, car l’œuvre était celle de Dieu, à qui le mystique parle, de qui il reçoit directement les ordres. Alors, pourquoi cette défaite et cette ruine? Pourquoi Dieu s’est-il dédit? Pourquoi s’est-il joué de son serviteur?

On aimerait à savoir ce qui se passe dans ces têtes mystérieuses, comment, pourquoi l’angoisse s’est changée soudain en ardeur, le doute en confiance, où est la jointure entre le visionnaire et l’homme d’action. On ne le sait pas. La mère Thérèse se leva le lendemain tranquille et résolue. Elle écrivit beaucoup de lettres, qui se sont malheureusement perdues, expédia une nuée de courriers, aux déchaux, à des grands seigneurs, au conseil du roi, à Philippe II. A défaut des lettres, nous connaissons leurs effets. Philippe II dit sèchement au nonce : « Obligez-moi, monseigneur, de protéger la vertu. Vous n’aimez point les carmes déchaussés et vous le leur faites trop sentir. » Le nonce se retira très ému et fit sa paix au plus vite. Le saint-siège la confirma en érigeant les déchaux en province séparée, indépendante des mitigés. La mère Thérèse retrouva sa liberté et remonta dans son chariot de voyage. Elle avait composé, pendant sa captivité, le plus célèbre de ses écrits mystiques : las Moradas, les Demeures. Le livre est de ceux qu’on lira tant qu’il y aura une église catholique et des couvens et qui perdent, je ne dirai pas leur intérêt, mais leur sens, dès qu’on les lit hors de l’ombre de l’autel. Sainte Thérèse y compare l’âme à un château fait d’un seul diamant et contenant sept demeures. L’oraison est la porte du château. Par elle, on pénètre dans les diverses demeures où habitent le recueillement surnaturel, la jubilation spirituelle et autres états mystiques, jusqu’à ce qu’on parvienne à la chambre du centre, où s’accomplit le mariage spirituel, qu’il ne faut pas confondre avec les fiançailles. Ces choses ne sont pas à la portée de tous. Quand on s’imagine les comprendre, les écrits mystiques de sainte Thérèse doivent caresser délicieusement l’âme dévote. Ils ont de petits mots doux et tendres, des comparaisons gracieuses, des cris de passion dignes du soleil de Castille et, aussi, leur part de ces antithèses cherchées, de ces subtilités, de ce clinquant que l’Espagne d’alors aimait tant et qui plairont toujours à beaucoup, surtout parmi les femmes. Sainte Thérèse avait le goût de son temps et telle strophe de sa Glose, par exemple, se continue dans Lope de Vega et Calderon pour s’achever dans Corneille. Entre les variations de la Glose sur le thème : « Je me meurs de ne pas mourir » et les stances de Rodrigue, la parenté littéraire est proche.

Fort heureusement pour ses couvens, sitôt qu’il s’agissait d’affaires, la mère Thérèse laissait de côté les belles phrases et les sentimens alambiqués. Un chat était alors un chat et n’avait aucune chance d’être pris pour un séraphin. Les déchaux victorieux s’étaient réunis en chapitre général à Alcala (1581). La mère Thérèse en profita pour faire réviser et corriger les règlemens. Elle en voulait à ses deux grands ennemis : le mal du scrupule, qui ronge les esprits étroits ou timorés, et la saleté, qui sévissait sur les déchaux comme sur tous les autres moines. Elle avait passé sa vie à combattre ces deux fléaux. « Ne faites donc pas le béat qui se scandalise de tout, » écrivait-elle rudement à un prieur peu indulgent. A un autre, un futur prélat, qui avait toujours des distractions pendant ses prières et qui en faisait des embarras à sa conscience, elle écrit : « Pour ce qui est des distractions que vous éprouvez en récitant l’office, j’y suis sujette comme vous, et je vous conseille d’attribuer cela, comme je le fais, à la faiblesse de tête ; le Seigneur sait bien que, puisque nous le prions, notre intention est de le bien prier. » Ses carmélites la désolaient par leurs enfantillages à propos de niaiseries. Elle demande au chapitre d’Alcala de supprimer autant de sujets de scrupules qu’il sera possible : « Ayez soin, pour ce qui regarde les chausses des religieuses, qu’on ne spécifie point si elles doivent être d’étoupe ou de bure, mais qu’on dise simplement qu’elles peuvent porter des chausses ; car elles n’en finissent pas avec leurs scrupules. A l’article où il est dit que les toques des religieuses doivent être de chanvre de second brin, qu’on mette simplement qu’elles doivent être de toile... Je serais d’avis qu’on abolît le règlement qui nous défend de manger des œufs en carême et du pain à la collation... C’est pour les religieuses une source de scrupules, et cela nuit à la santé de plusieurs. » (Lettre au père Gratien.)

Sa largeur d’esprit était si grande, qu’elle tranchait par la négative une question que les moralistes ont discutée maintes fois et résolue dans des sens divers. Il arrive que notre esprit est traversé par des pensées que nous n’aurions pas autorisées si nous les avions prévues, et que nous condamnons, mais qui ne nous en sont pas moins venues, ne nous en ont pas moins donné la vision, sinon le désir, d’une faute et même d’un crime. Sommes-nous coupables de les avoir eues? En sommes-nous responsables? Sainte Thérèse répond : Non. « n’allez pas vous figurer, écrit-elle à sa nièce, qu’une simple pensée soit un péché, quelque mauvaise qu’elle soit. » On peut alléguer que le problème était plus simple pour elle que pour un autre : elle voyait le malin chuchoter les mauvaises pensées dans l’oreille des hommes. Que nous ayons affaire au diable classique, avec des cornes et une queue, ou à l’invisible démon de la perversité, tapi au fond de chacun de nous, la question ne m’en semble pas moins délicate. Je serais disposé, pour ma part, à être plus sévère que sainte Thérèse et à conseiller quelques remords, ne fût-ce que pour ne pas s’acoquiner à causer avec le diable.

Pour la saleté, jamais on ne lui fera accroire qu’elle soit un mérite aux yeux de Dieu. C’est « une chose terrible, » dit-elle ; et elle supplie qu’on ne regarde pas à l’argent quand il s’agit d’introduire la propreté.

La voilà vieille, usée, mourante. Que reste-t-il de la charmante Thérèse de Ahumada? A l’extérieur, rien : une petite femme ridée, percluse d’un bras, perdue de maux de cœur, à moitié paralysée, fiévreuse, endolorie, piteuse ; ses beaux yeux noirs parlaient seuls des triomphes passés. A l’intérieur, tout : une créature vive, aimable, exquise, au cœur de feu, qui, si elle n’avait été une sainte, aurait été Dyonise, cette Juliette espagnole[3] plus heureuse, mais plus impétueuse encore que sa sœur d’Italie ; et, en même temps, une femme de génie aux idées graves et hautes, d’une dignité incomparable. La religieuse inégale et inquiète des premières années était devenue l’une des grandes figures du monde catholique. Le tout ensemble faisait un être parfaitement noble, sauvé de la singularité, ce grand écueil des natures d’exception, par le plus parfait bon sens qui ait jamais habité une cervelle humaine.

Comment l’existence double que lui créaient ses états particuliers ne troubla jamais cette grande et limpide raison; comment des maux si répétés, si longs, si sauvages., qui la rendaient « comme une morte, » mais une morte criant et gémissant, lui laissèrent la tête si claire qu’elle passa toujours, sans aucun effort, d’un « ravissement » à son plumeau, d’un « miracle » à une lettre d’affaires : c’est là le problème de cette vie extraordinaire. Ses biographies contiennent un trait qui est le raccourci de son histoire. Un jour qu’elle faisait frire un poisson pour le dîner de la communauté, elle fut saisie d’une de ces « extases » qui lui raidissaient les membres, lui étaient la parole et le mouvement. La crise passée, la mère Thérèse, instinctivement, n’avait pas lâché la queue de la poêle et avait sauvé son poisson. Jamais, parmi tant de merveilleux et de surnaturel, elle ne lâcha la queue de la poêle.

Elle avait de grandes vues, un courage d’homme, tranquille et égal. Rougissant des moines et des nonnes de son temps et sachant ce qu’il y avait de chevaleresque dans l’âme espagnole, elle avait compris que plus elle demanderait de traitemens cruels, de renoncemens farouches, de folies selon la chair et selon le monde, plus grandes seraient ses chances de succès. Elle exigea hardiment des choses surhumaines, et elle les eut; elle n’aurait rien obtenu si elle avait moins demandé. Ce qui prouve combien elle avait vu juste, c’est qu’elle fut entraînée plus loin qu’elle n’aurait voulu, obligée sans cesse de retenir, de rappeler que nous avons un corps et que ce corps, lorsqu’on en fait fi, se venge sur l’esprit. «Dieu me préserve, s’écriait-elle, de ces gens si spirituels! » Elle eut à défendre son œuvre contre un corps puissant, contre Rome, contre les fautes des siens; elle la sauva et la légua à la postérité, comme un témoin vivant de ce que peut une femme.

On peut blâmer ses idées, sourire de sa foi candide et de ses familiarités avec la Divinité, redouter son influence sur les têtes jeunes et inexpérimentées : on ne peut pas vivre dans son intimité sans subir, à trois cents ans de distance, la séduction qui domptait ses contemporains et lui faisait soulever des montagnes. La cause de ce charme est facile à saisir. Sainte Thérèse était vivante comme personne ne l’est plus dans notre siècle et comme peu l’étaient même dans le sien, où on l’était tant. Elle ne connut jamais l’indifférence amollissante. Elle détesta la mélancolie, principe de faiblesse, les poltrons et les pleurnicheurs, exigea que l’homme fût brave et ne désertât pas devant la destinée. Elle crut, voulut, agit, ne pensa jamais : « A quoi bon? » et ne dit jamais : « Pourquoi faire? »

Au mois de septembre 1582, étant fort malade, elle se rendit de Valladolid à Albe, languit encore deux semaines et mourut. On l’enterra dans le couvent de carmélites d’Albe, derrière les murs et les grilles, au fond d’une fosse très profonde et sous un amas de pierres. Ces précautions ne tinrent pas contre le naturel espagnol. Deux moines travaillèrent quatre nuits à la déterrer et lui coupèrent une main pour en faire une relique. Un autre moine arriva, envoyé par le chapitre des déchaux, la déterra encore et voulut couper le bras, qui lui resta dans la main, « comme s’il avait cueilli un fruit mûr. » Une sœur converse vint avec son couteau, arracha le cœur comme une petite bête fauve et l’emporta. Le pauvre corps a été déchiqueté, les morceaux dispersés dans les châsses des églises. Les villes se disputèrent le cadavre mutilé, afin de passer sanctuaire et but de pèlerinage. Il fut emporté, rapporté; il a fini par trouver le repos à Albe.

Tous les soirs, de dix heures à onze heures, dans l’étendue immense du monde chrétien, la carmélite prie. Sa prière n’est pas pour elle, non plus que les meurtrissures de son dos et les tiraillemens de son estomac. La prieure lui a répété tout à l’heure, comme elle le fait chaque soir, que la carmélite occupée de son propre salut est une carmélite indigne; elle est venue là pour secourir les âmes des autres et non la sienne. On lui a dit aussi que c’était l’heure où le mal se prépare dans le monde et, comme elle est entrée dans le cloître jeune et ignorante, ces mots la font rêver de mystères inconnus et redoutables. Elle prie, et il lui semble voir la grande armée du mal envahir silencieusement la terre obscure. La foule grandit, elle va couvrir le monde, mais, en travers de sa route, un groupe est prosterné. Ce sont de pauvres filles vêtues de bure. Devant elles, la sombre armée recule, et quelques-uns sont sauvés qui auraient été perdus. La carmélite emporte dans sa cellule la vision de sa victoire et s’endort heureuse. Elle doit ce magnifique rayon de poésie à sainte Thérèse, qui a cru lui payer tous ses sacrifices par l’espoir d’expier pour autrui. L’espérance, a dit saint Basile, est le songe d’un homme qui veille. L’espérance que la pauvre petite femme a léguée au Carmel est un songe sublime


ARVEDE BARINE.

  1. Voir l’Étude pathologico-théologique sur sainte Thérèse, par le père Louis de San, de la compagnie de Jésus (Paris. 1886; Fetscherin et Chuit). L’auteur s’y attache à réfuter un travail d’un autre père jésuite : les Phénomènes hystériques et les Révélations de sainte Thérèse, par le père Hahn, mémoire couronné à Salamanque. Le père Hahn concluait à l’existence, chez sainte Thérèse, d’une affection hystérique très prononcée, à laquelle il attribuait une partie des phénomènes étranges auxquels le père de San assigne, au contraire, une origine purement surnaturelle.
  2. M. Menendez y Pelayo.
  3. Dans la Fuerza Lastimosa, de Lope de Vega.