Psyché (Molière et Corneille)
PSYCHÉ,
LE LIBRAIRE AU LECTEUR[1].
Cet ouvrage n’est pas tout d’une main. M. Quinault a fait les paroles qui s’y chantent en musique, à la réserve de la plainte italienne. M. Molière a dressé le plan de la pièce, et réglé la disposition, où il s’est plus attaché aux beautés et à la pompe du spectacle qu’à l’exacte régularité. Quant à la versification, il n’a pas eu le loisir de la faire entière. Le carnaval approchoit, et les ordres pressants du roi, qui se vouloit donner ce magnifique divertissement plusieurs fois avant le carême, l’ont mis dans la nécessité de souffrir un peu de secours. Ainsi il n’y a que le Prologue, le premier acte, la première scène du second, et la première du troisième, dont les vers soient de lui. M. Corneille a employé une quinzaine au reste ; et, par ce moyen. Sa Majesté s’est trouvée servie dans le temps qu’elle l’avoit ordonné.
NOTICE.
Le passage suivant, que nous empruntons à Voltaire, est sans contredit le meilleur commentaire historique que nous puissions placer ici : « Le spectacle de l’Opéra, connu en France sous le ministère du cardinal Mazarin, était tombé par sa mort : il commençait à se relever. Perrin, introducteur des ambassadeurs chez Monsieur, frère de Louis XIV ; Cambert, intendant de la musique de la reine mère, et le marquis de Soudiac, homme de goût, qui avait du génie pour les machines, avaient obtenu en 1669 le privilège de l’Opéra ; mais ils ne donnèrent rien au public qu’en 1671. On ne croyait pas alors que les Français pussent jamais soutenir trois heures de musique, et qu’une tragédie toute chantée pût réussir. On pensait que le comble de la perfection est une tragédie déclamée, avec des chants et des danses dans les intermèdes. On ne songeait pas que si une tragédie est belle et intéressante, les entr’actes de musique doivent en devenir froids ; et que si les intermèdes sont brillants, l’oreille a peine à revenir tout d’un coup du charme de la musique à la simple déclamation. Un ballet peut délasser dans les entr’actes d’une pièce ennuyeuse ; mais une bonne pièce n’en a pas besoin, et l’on joue Athalie sans les chœurs et sans la musique. Ce ne fut que quelques années après que Lulli et Quinault nous apprirent qu’on pouvait chanter une tragédie, comme on faisait en Italie, et qu’on la pouvait même rendre intéressante : perfection que l’Italie ne connaissait pas. Depuis la mort du cardinal Mazarin on n’avait donc donné que des pièces à machines avec des divertissements en musique, tels qu’Andromède et la Toison d’or. On voulut donner au roi et à la cour, pour l’hiver de 1670, un divertissement dans ce goût, et y ajouter des danses. Molière fut chargé du sujet de la Fable le plus ingénieux et le plus galant, et qui était alors en vogue par le roman trop allongé que La Fontaine venait de donner en 1669. Il ne put faire que le premier acte, la première scène du second, et la première du troisième ; le temps pressait : Pierre Corneille se chargea du reste de la pièce ; il voulut bien s’assujettir au plan d’un autre ; et ce génie mâle, que l’âge rendait sec et sévère, s’amollit pour plaire à Louis XIV. L’auteur de Cinna, fit, à l’âge de soixante-cinq ans, cette déclaration de Psyché à l’Amour, qui passe encore pour un des morceaux les plus tendres et les plus naturels qui soient au théâtre. Toutes les paroles qui se chantent sont de Quinault ; Lulli composa les airs. Il ne manquait à cette société de grands hommes que le seul Racine, afin que tout ce qu’il y eut jamais de plus excellent au théâtre se fût réuni pour servir un roi qui méritait d’être servi par de tels hommes. Psyché n’est pas une excellente pièce, et les derniers actes en sont très languissants ; mais la beauté du sujet, les ornements dont elle fut embellie, et la dépense royale qu’on fit pour ce spectacle, firent pardonner ses défauts. »
Comme la plupart des pièces que Molière composa pour Louis XIV, Psyché, après avoir diverti la cour, fut jouée devant le public de la capitale. Le registre manuscrit de Lagrange, qui fut, comme on le sait, l’éditeur de Molière, après avoir été son camarade de théâtre, nous donne sur la mise en scène de cette pièce des détails qui se placent naturellement ici : « Ledit jour, dit Lagrange, mercredi quinzième avril(1671), après une délibération de la compagnie de représenter Psyché, qui avait été faite pour le roi l’hiver dernier et représentée sur le grand théâtre du palais des Tuileries, on commença à faire travailler tant aux machines, décorations, musique, ballets et généralement tous les ornements nécessaires pour ce grand spectacle. Jusques ici les musiciens et musiciennes n’avaient point voulu paraître en public ; ils chantaient à la comédie dans des loges grillées et treillissées ; mais on surmonta cet obstacle, et, avec quelque légère dépense, on trouva des personnes qui chantèrent sur le théâtre à visage découvert, habillées comme les comédiens… Tous lesdits frais et dépenses pour la préparation de Psyché se sont montés à la somme de 4,359 livres 15 sols. Dans le cours de la pièce, M. de Beauchamp a reçu de récompense, pour avoir fait les ballets et conduit la musique, 1,100 livres, non compris les 11 livres par jour que la troupe lui a données tant pour battre la mesure à la musique que pour entretenir les ballets. »
Après six semaines d’études, Psyché fut représentée le 24 juillet 1671, sur le théâtre de Molière. La splendeur et la nouveauté du spectacle attirèrent la foule ; et trente-huit recettes productives dédommagèrent pleinement la troupe de ses avances.
Comme directeur et comme auteur, Molière obtint donc un succès complet ; mais comme mari, il eut à supporter, à l’occasion de la nouvelle pièce, un nouveau malheur. Le jeune Baron, qu’il aimait comme son fils, était chargé du rôle de l’Amour, et mademoiselle Molière de celui de Psyché. Ces rôles furent pris au sérieux de part et d’autre ; écoutons, à ce sujet, l’auteur de la Fameuse comédienne ; on verra par son récit combien Molière dut souffrir en portant au milieu du monde qui l’entourait la susceptibilité d’un grand cœur :
« Tant que mademoiselle Molière avait demeuré avec son mari, dit l’auteur de la Fameuse comédienne, elle avait haï Baron comme un petit étourdi qui les mettait fort souvent mal ensemble par ses rapports ; et, comme la haine aveugle aussi bien que les autres passions, la sienne l’avait empêchée de le trouver joli. Mais quand ils n’eurent plus d’intérêts à démêler, et qu’elle lui eut entièrement abandonné la place, elle commença à le regarder sans prévention, et trouva qu’elle en pouvait faire un amusement agréable. La pièce de Psyché, que l’on jouait alors, seconda heureusement ses desseins et donna naissance à leur amour. La Molière représentait Psyché à charmer, et Baron, dont le personnage était l’Amour, y enlevait les cœurs de tous les spectateurs : les louanges communes qu’on leur donnait les obligèrent de s’examiner de leur côté avec plus d’attention, et même avec quelque sorte de plaisir. Baron n’est pas cruel ; il se fût à peine aperçu du changement qui s’était fait dans le cœur de la Molière en sa faveur qu’il y répondit aussitôt. Il fut le premier qui rompit le silence par le compliment qu’il lui fit sur le bonheur qu’il avait d’avoir été choisi pour représenter son amant ; qu’il devait l’approbation du public à cet heureux hasard ; qu’il n’était pas difficile de jouer un personnage que l’entendait naturellement qu’il serait toujours le meilleur acteur du monde si l’on disposait les choses de la même manière. La Molière répondit que les louanges que l’on donnait à un homme comme lui étaient dues à son mérite, et qu’elle n’y avait nulle part ; que cependant la galanterie d’une personne qu’on disait avoir tant de maîtresses ne la surprenait pas, et qu’il devait être aussi bon comédien auprès des dames qu’il l’était sur le théâtre.
» Baron, à qui cette manière de reproches ne déplaisait pas, lui dit de son air indolent qu’il avait à la vérité quelques habitudes que l’on pouvait nommer bonnes fortunes, mais qu’il était prêt à lui tout sacrifier, et qu’il estimerait davantage la plus simple de ses faveurs que le dernier emportement de toutes les femmes avec qui il était bien, et dont il lui nomma aussitôt les noms par une discrétion qui lui est naturelle. La Molière fut enchantée de cette préférence. » Nous n’avons pas besoin d’ajouter que Baron fut heureux.
M. Saint-Marc Girardin, dans son Cours de littérature dramatique, a analysé avec la finesse qui le distingue l’un des sentiments que Molière et Corneille ont le plus heureusement mis en relief dans Psyché ; ce sentiment c’est l’inimitié entre sœurs. « Ces inimitiés, dit M. Saint-Marc, vont quelquefois jusqu’à la haine ; elles s’arrêtent ordinairement à la jalousie. Les rivalités d’amour et de beauté, la vanité, la coquetterie, sont les causes les plus fréquentes de ces inimitiés, qui, selon les effets qu’elles produisent, appartiennent à la tragédie ou à la comédie.
» Il y a dans l’envie je ne sais combien de degrés, et le dépit involontaire que donne à une femme le succès d’une autre femme, fût-ce sa sœur, ne ressemble pas, il s’en faut, à l’envie farouche et meurtrière de Caïn contre son frère. Cependant il y touche, quoique de loin. Nous rions, dans Clarisse, des dépits jaloux d’Arabelle Harlowe, et nous applaudissons volontiers à la gaieté de Clarisse dans ses premières lettres, quand elle raconte les colères de sa sœur. Nous voyons cependant, à travers cette gaieté, comment l’envie de la sœur aînée deviendra la cause des malheurs de la cadette. Le drame dont Clarisse doit être l’héroïne et la victime naît de ces zizanies entre les deux sœurs, et bientôt même Clarisse, toute bienveillante et toute charitable qu’elle est, sera forcée de croire qu’il y a contre elle une sorte de conspiration, « que son frère et sa sœur veulent l’abattre ; » et elle fera cette triste et iuste réflexion « qu’on a bien tort de s’étonner que des courtisans emploient l’intrigue et les complots pour s’entre-détruire, lorsque dans le sein des familles les personnes les plus unies par le sang ne peuvent pas se supporter. »
» Ainsi, dans l’envie, tous les degrés se touchent. Les causes en sont parfois frivoles ; mais les sentiments sont amers, et les effets souvent terribles. Les sœurs de Psyché ne voudraient pas assurément tuer leur sœur ; elles ne voudraient même pas la voir mourir mais elles voudraient qu’elle fût moins belle et moins heureuse. » M. Saint-Marc Girardin, à l’appui de ces réflexions, cite les caractères d’Aglaure et de Cidippe tels qu’ils ont été tracés par Molière ; et nous avons cru devoir indiquer ici ces remarques de l’auteur du Cours de littérature dramatique, parce qu’il a signalé le premier de délicates observations morales dans une pièce où jusqu’alors les critiques n’avaient tu que la mise en œuvre, plus ou moins heureuse, d’une fable tant soit peu surannée.
JUPITER[2].
VÉNUS[3].
L’AMOUR[4].
ZÉPHYRE[5].
ÆGIALE[6], PHAÈNE[7], |
Grâces. |
PSYCHÉ[9].
AGLAURE[10], CIDIPPE[11], |
sœurs de Psyché. |
CLÉOMÈNE[12], AGÉNOR[13], |
princes, amants de Psyché. |
LYCAS[14], capitaine des gardes.
LE DIEU D’UN FLEUVE[15].
DEUX PETITS AMOURS[16].
Prologue.
La scène, représente sur le devant, un lieu champêtre, et dans l’encement, un rocher percé à jour, au travers duquel on voit la mer éloignement.
Flore paroit au milieu du théâtre, accompagnée de Vertumne, dieu des arbres et des fruits, et de Paltémon, dieu des eaux. Chacun de cet dieux conduit une troupe de divinités : l’un mène à sa suite des dryades et des sylvains, et l’autre des dieux des fleuves et des naïades. Flore chante en XXX pour inviter Vénus à descendre en terre :
Ce n’est plus le temps de la guerre ;
Le plus puissant des rois
Interrompt ses exploits,
Pour donner la paix à la terre[17].
Descendez, mère des Amours,
Venez nous donner de beaux jours.
Vertumne et Palémon, avec les divinités qui les accompagnent, joignent leurs voix à celle de Flore, et chantent ces paroles.
CHŒUR DES DIVINITÉS de la terre et des eaux, composé de Flore, nymphes, Palémon, Vertumne, sylvains, faunes, dryades et naïades.
Nous goûtons une paix profonde,
Les plus doux jeux sont ici-bas.
On doit ce repos plein d’appas
Au plus grand roi du monde.
Descendez, mère des Amours,
Venez nous donner de beaux jours.
Il se fait ensuite une entrée de ballet, composée de deux dryades quatre sylvains, deux fleuves, et deux naïades ; après laquelle Vertumne et Palémon chantent ce dialogue :
VERTUMNE.
Rendez-vous, beautés cruelles,
Soupirez à votre tour.
PALÉMON.
Voici la reine des belles,
Qui vient inspirer l’amour.
VERTUMNE.
Un bel objet, toujours sévère,
Ne se fait jamais bien aimer.
PALÉMON.
C’est la beauté qui commence de plaire ;
Mais la douceur achève de charmer.
TOUS DEUX ENSEMBLE.
C’est la beauté qui commence de plaire ;
Mais la douceur achève de charmer.
VERTUMNE.
Souffrons tous qu’Amour nous blesse ;
Languissons, puisqu’il le faut.
PALÉMON.
Que sert un cœur sans tendresse ?
Est-il un plus grand défaut ?
VERTUMNE.
Un bel objet, toujours sévère,
Ne se fait jamais bien aimer.
PALÉMON.
C’est la beauté qui commence de plaire ;
Mais la douceur achève de charmer.
TOUS DEUX ENSEMBLE.
C’est la beauté qui commence de plaire ;
Mais la douceur achève de charmer.
FLORE répond au dialogue de Vertumne et de Palémon par ce menuet et les autres divinités y mêlent leurs danses.
Est-on sage,
Dans le bel âge,
Est-on sage
De n’aimer pas ?
Que sans cesse,
L’on se presse
De goûter les plaisirs ici-bas.
La sagesse
De la jeunesse,
C’est de savoir jouir de ses appas
L’Amour charme
Ceux qu’il désarme ;
L’Amour charme,
Cédons-lui tous.
Notre peine
Seroit vaine
De vouloir résister à ses coups :
Quelque chaîne
Qu’un amant prenne,
La liberté n’a rien qui soit si doux.
Vénus descend du ciel dans une grande machine, avec l’Amour son fils, et deux petites Grâces nommées Ægiale et Phaène ; et les divinités de la terre et des eaux recommencent de joindre toutes leurs voix, et continuent par leurs danses de lui témoigner la joie qu’elles ressentent à son abord.
CHOEUR de toutes les divinités de la terre et des eaux.
Nous goûtons une paix profonde,
Les plus doux jeux sont ici-bas ;
On doit ce repos plein d’appas
Au plus grand roi du monde.
Descendez, mère des Amours,
Venez nous donner de beaux jours.
VÉNUS, dans sa machine.
Cesser, cessez pour moi tous vos chants d’allégresse ;
De si rares honneurs ne m’appartiennent pas ;
Et l’hommage qu’ici votre bonté m’adresse
Doit être réservé pour de plus doux appas.
C’est une trop vieille ? méthode
De me venir faire sa cour ;
Toutes les choses ont leur tour,
Et Vénus n’est plus à la mode.
Il est d’autres attraits naissants
Où l’on va porter ses encens.
Psyché, Psyché la belle, aujourd’hui tient ma place ;
Déjà tout l’univers s’empresse à l’adorer ;
Et c’est trop que, dans ma disgrâce,
Je trouve encor quelqu’un qui me daigne honorer.
On ne balance point entre nos deux mérites,
A quitter mon parti tout s’est licencié,
Et du nombreux amas de Grâces favorites
Dont je trainois partout les soins et l'amitié.
Il ne m’en est resté que deux des plus petites.
Qui m’accompagnent par pitié.
Souffrez que ces demeures sombres
Prêtent leur solitude aux troubles de mon cœur,
Et me laissez, parmi leurs ombres,
Cacher ma honte et ma douleur.
Flore et les autres déités se retirent, et Vénus, avec sa suite, sort de sa machine.
ÆGIALE.
Nous ne savons, déesse, comment faire,
Dans ce chagrin qu’on voit vous accabler.
Notre respect veut se taire,
Notre zèle veut parler.
VÉNUS.
Parlez ; mais si vos soins aspirent à me plaire.
Laissez tous vos conseils pour une autre saison,
Et ne parlez de ma colère
Que pour dire que j’ai raison.
C’étoit là, c’étoit là la plus sensible offense
Que ma divinité put jamais recevoir :
Mais j’en aurai la vengeance,
Si les dieux ont du pouvoir.
PHAÈNE.
Vous avez plus que nous de clarté, de sagesse.
Pour juger ce qui peut être digne de vous ;
Mais, pour moi, j’aurois cru qu’une grande déesse
Devroit moins se mettre en courroux.
VÉNUS.
Et c’est là la raison de ce courroux extrême.
Plus mon rang a d’éclat, plus l’affront est sanglant,
Et, si je n’étois pas dans ce degré suprême,
Le dépit de mon cœur seroit moins violent.
Moi, la fille du dieu qui lance le tonnerre,
Mère du dieu qui fait aimer ;
Moi, les plus doux souhaits du ciel et de la terre.
Et qui ne suis venue au jour que pour charmer ;
Moi qui, par tout ce qui respire.
Ai vu de tant de vœux encenser mes autels.
Et qui de la beauté, par des droits immortels.
Ai tenu de tout temps le souverain empire ;
Moi, dont les yeux ont mis deux grandes déités
Au point de me céder le prix de la plus belle,
Je me vois ma victoire et mes droits disputés
Par une chétive mortelle !
Le ridicule excès d’un fol entêtement
Va jusqu’à m’opposer une petite fille !
Sur ses traits et les miens j’essuierai constamment
Un téméraire jugement,
Et du haut des cieux, où je brille,
J’entendrai prononcer aux mortels prévenus :
Elle est plus belle que Vénus !
ÆGLIALE.
Voilà comme l’on fait ; c’est le style des hommes ;
Ils sont impertinents dans leurs comparaisons.
PHAÈNE.
Ils ne sauroient louer, dans le siècle où nous sommes,
Qu’ils n’outragent les plus grands noms.
VÉNUS.
Ah ! que de ces trois mots la rigueur insolente
Venge bien Junon et Pallas,
Et console leurs cœurs de la gloire éclatants
Que la fameuse pomme acquit à mes appas !
Je les vois s’applaudir de mon inquiétude,
Affecter à toute heure un ris malicieux,
Et, d’un fixe regard, chercher avec étude
Ma confusion dans mes yeux.
Leur triomphante joie, au fort d’un tel outrage,
Semble me venir dire, insultant mon courroux :
Vante, vante, Vénus, les traits de ton visage !
Au jugement d’un seul tu l’emportas sur vous
Mais, par le jugement de tous,
Une simple mortelle a sur toi l’avantage.
Ah ! ce coup-là m’achève, il me perce le cœur ;
Je n’en puis plus souffrir les rigueurs sans égales ;
Et c’est trop de surcroît à ma vive douleur,
Que le plaisir de mes rivales.
Mon fils, si j’eus jamais sur toi quelque crédit,
Et si jamais je te fus chère,
Si tu portes un cœur à sentir le dépit
Qui trouble le cœur d’une mère
Qui si tendrement te chérit,
Emploie, emploie ici l’effort de ta puissance
À soutenir mes intérêts :
Et fais à Psyché, par tes traits,
Sentir les traits de ma vengeance.
Pour rendre son cœur malheureux,
Prends celui de tes traits le plus propre à me plaire
Le plus empoisonné de ceux
Que tu lances dans ta colère.
Du plus bas, du plus vil, du plus affreux mortel.
Fais que, jusqu’à la rage, elle soit enflammée,
El qu’elle ait à souffrir le supplice cruel
D’aimer et n’être point aimée.
L’AMOUR.
Dans le monde on n’entend que plaintes de l’Amour
On m’impute partout mille fautes commises,
Et vous ne croiriez point le mal et les sottises
Que l’on dit de moi chaque jour.
Si pour servir votre colère…
VÉNUS.
Va, ne résiste point aux souhaits de ta mère ;
N’applique tes raisonnements
Qu’à chercher les plus prompts moments
De faire un sacrifice à ma gloire outragée
Pars, pour toute réponse à mes empressements,
Et ne me revois point que je ne sois vengée.
L’Amour s’envole, et Vénus se retire avec les Grâces. La scène est changée en une grande ville, où l’on découvre des deux côtés des palais et des maisons de différents ordres d’architecture.
ACTE Premier.
Scène I
AGLAURE.
Il est des maux, ma sœur, que le silence aigrit :
Laissons, laissons parler mon chagrin et le vôtre,
Et de nos cœurs l’un à l’autre
Exhalons le cuisant dépit.
Nous nous voyons sœurs d’infortune,
Et la vôtre et la mienne ont un si grand rapport,
Que nous pouvons mêler toutes les deux en une,
Et, dans notre juste transport.
Murmurer, à plainte commune,
Des cruautés de notre sort.
Quelle fatalité secrète,
Ma sœur, soumet tout l’univers
Aux attraits de notre cadette,
Et, de tant de princes divers
Qu’en ces lieux la fortune jette.
N’en présente aucun à nos fers ?
Quoi ! voir de toutes parts, pour lui rendre les armes,
Les cœurs se précipiter,
Et passer devant nos charmes
Sans s’y vouloir arrêter !
Quel sort ont nos yeux en partage,
Et qu’est-ce qu’ils ont fait aux dieux.
De ne jouir d’aucun hommage
Parmi tous ces tributs de soupirs glorieux,
Dont le superbe avantage
Fait triompher d’autres yeux ?
Est-il pour nous, ma sœur, de plus rude disgrâce
Que de voir tous les cœurs mépriser nos appas,
Et l’heureuse Psyché jouir avec audace
D’une foule d’amants attachés à ses pas ?
CIDIPPE.
Ah ! ma sœur, c’est une aventure
À faire perdre la raison ;
Et tous les maux de la nature
Ne sont rien en comparaison.
AGLAURE.
Pour moi, j’en suis souvent jusqu’à verser des larmes
Tout plaisir, tout repos par là m’est arraché ;
Contre un pareil malheur ma constance est sans arme,
Toujours à ce chagrin mon esprit attaché
Me tient devant les yeux la honte de nos charmes,
Et le triomphe de Psyché.
La nuit, il m’en repasse une idée éternelle,
Qui sur toute chose prévaut.
Rien ne me peut chasser cette image cruelle ;
Et, dés qu’un doux sommeil me vient délivrer d’elle,
Dans mon esprit aussitôt
Quoique songe la rappelle.
Qui me réveille eu sursaut.
Cidippe.
Ma sœur, voilà mon martyre :
Dans vos discours je me voi ;
Et vous venez là de dire
Tout ne qui se passe en moi.
Aglaure.
Mais encor, raisonnons un peu sur cette affaire.
Quels charmes si puissants en elle sont épars ?
Et par où, dites-moi, du grand secret de plaire
L’honneur est-il acquis à ses moindres regards ?
Que voit-on dans sa personne,
Pour inspirer tant d’ardeurs ?
Quel droit de beauté lui donne
L’empire de tous les cœurs ?
Elle a quelques attraits, quelque éclat de jeunesse :
On en tombe d’accord ; je n’en disconviens pas :
Mais lui cède-t-on fort pour quelque peu d’aînesse,
Et se voit-on sans appas ?
Est-on d’une figure a faire qu’on se raille ?
N’a-t-on point quelques traits et quelques agréments ?
Quelque teint, quelques yeux, quelque air et quelque taille
A pouvoir dans nos fers jeter quelques amants ?
Ma sœur, faites-moi la grave
De me parler franchement :
Suis-je faite d’un air, à votre jugement,
Que mon mérite au sien doive céder la place ?
Et, dans quelque ajustement,
Trouvez-vous qu’elle m’efface ?
Cidippe.
Qui ? vous, ma sœur ? nullement.
Hier, à la chasse, prés d’elle,
Je vous regardai longtemps ;
Et, sans vous donner d’encens,
Vous me parûtes plus belle.
Mais moi, dites, ma sœur, sans me vouloir flatter
Sont-ce des visions que je me mets en tête,
Quand je me crois taillée à pouvoir mériter
La gloire de quelque conquête ?
Aglaure.
Vous, ma sœur ? vous avez, sans nul déguisement
Tout ce qui peut causer une amoureuse flamme.
Des moindres actions brillent d’un agrément
Dont je me sens toucher l’âme ;
Et je serois votre amant
Si j’étois autre que femme
Cidippe.
D’où vient donc qu’on la voit l’emporter sur nous deux ;
Qu’à ses premiers regards les cœurs rendent les armes,
Et que d’aucun tribut de soupirs et de vœux
On ne fait honneur à nos charmes ?
Aglaure.
Toutes les dames, d’une voix,
Trouvent ses attraits peu de chose ;
Et du nombre d’amants qu’elle tient sous ses lois,
Ma sœur, j’ai découvert la cause.
Cidippe.
Pour moi, je la devine ; et l’on doit présumer
Qu’il faut que là-dessous soit caché du mystère
Ce secret de tout enflammer
N’est point de la nature un effet ordinaire ;
L’art de la Thessalie entre dans cette affaire ;
Et quelque main a su, sans doute, lui former
Un charme pour se faire aimer.
Aglaure.
Sur un plus fort appui ma croyance se fonde ;
Et le charme qu’elle a pour attirer les cœurs,
C’est un air en tout temps désarmé de rigueurs,
Des regards caressants que la bouche seconde ;
Un souris chargé de douceurs,
Qui tend les bras à tout le monde,
Et ne vous promet que faveurs.
Notre gloire n’est plus aujourd’hui conservée ;
Et l’on n’est plus au temps de ces nobles fiertés
Qui, par un digne essai d’illustres cruautés,
Vouloient voir d’un amant la constance éprouvée.
De tout ce noble orgueil, qui nous seyoit si bien,
On est bien descendu, dans le siècle où nous sommes
Et l’on en est réduite à n’espérer plus rien,
À moins que l’on se jette à la tête des hommes.
Cidippe.
Oui, voilà le secret de l’affaire ; et je voi
Que vous le prenez mieux que moi.
C’est pour nous attacher à trop de bienséance,
Qu’aucun amant, ma sœur, à nous ne veut venir ;
Et nous voulons trop soutenir
L’honneur de notre sexe et de notre naissance.
Les hommes maintenant aiment ce qui leur rit ;
L’espoir, plus que l’amour, est ce qui les attire ;
Et c’est par là que Psyché nous ravit
Tous les amants qu’on voit sous son empire.
Suivons, suivons l’exemple, ajustons-nous au temps ;
Abaissons-nous, ma sœur, à faire des avances,
Et ne ménageons plus de tristes bienséances,
Qui nous ôtent les fruits du plus beau de nos ans.
Aglaure.
J’approuve la pensée, et nous avons matière
D’en faire l’épreuve première
Aux deux princes qui sont les derniers arrivés.
Ils sont charmants, ma sœur ; et leur personne entière
Me… Les avez-vous observés ?
Cidippe.
Ah ! ma sœur, ils sont faits tous deux d’une manière ;
Que mon âme… Ce sont deux princes achevés.
Aglaure.
Je trouve qu’on pourroit rechercher leur tendresse
Sans se faire déshonneur.
Cidippe.
Je trouve que, sans honte, une belle princesse
Leur pourroit donner son cœur.
Aglaure.
Les voici tous deux, et j’admire
Leur air et leur ajustement.
Cidippe.
Ils ne démentent nullement
Tout ce que nous venons de dire.
Scène II
Aglaure.
D’où vient, princes, d’où vient que vous fuyez ainsi ?
Prenez-vous l’épouvante en nous voyant paraître ?
Cléomène.
On nous faisait croire qu’ici
La princesse Psyché, madame, pourroit être.
Aglaure.
Tous ces lieux n’ont-ils rien d’agréable pour vous.
Si vous ne les voyez ornés de sa présence ?
Agénor.
Ces lieux peuvent avoir des charmes assez doux ;
Mais nous cherchons Psyché dans notre impatience.
Cidippe.
Quelque chose de bien pressant
Vous doit, à la chercher, pousser tous deux, sans doute
Cléomène.
Le motif est assez puissant,
Puisque notre fortune enfin en dépend toute.
Aglaure.
Ce seroit trop à nous que de nous informer
Du secret que ces mots nous peuvent enfermer.
Cléomène.
Nous ne prétendons point en faire de mystère :
Aussi bien, malgré nous, paroitroit-il au jour,
Et le secret ne dure guère,
Madame, quand c’est de l’amour.
Cidippe.
Sans aller plus avant, princes, cela veut dire
Que vous aimez Psyché tous deux.
Agénor.
Tous deux soumis à son empire,
Nous allons, de concert, lui découvrir nos feux.
Aglaure.
C’est une nouveauté, sans doute assez bizarre,
Que deux rivaux si bien unis.
Cléomène.
Il est vrai que la chose est rare,
Mais non pas impossible à deux parfaits amis.
Cidippe.
Est-ce que dans ces lieux il n’est qu’elle de belle ?
Et n’y trouvez-vous point à : séparer vos vœux ?
Aglaure.
Parmi l’éclat du sang, vos yeux n’ont-ils vu qu’elle
À pouvoir mériter vos feux ?
CLÉOMÈNE
Est-ce que l’on consulte au moment qu’on s’enflamme ?
Choisit-on qui l’on veut aimer ?
Et, pour donner toute son âme,
Regarde-t-on quel droit on a de nous charmer ?
AGÉNOR
Sans qu’on ait le pouvoir d’élire,
On suit, dans une telle ardeur,
Quelque chose qui nous attire :
Et, lorsque l’amour touche un cœur,
On n’a point de raisons à dire.
AGLAURE
En vérité, je plains les fâcheux embarras
Où je vois que vos cœurs se mettent
Vous aimez un objet dont les riants appas
Mêleront des chagrins à l’espoir qu’ils vous jettent ;
Et son cœur ne vous tiendra pas
Tout ce que ses yeux vous promettent.
CIDIPPE
L’espoir qui vous appelle au rang de ses amants
Trouvera du mécompte aux douceurs qu’elle étale ;
Et c’est pour essuyer de très fâcheux moments,
Que les soudains retours de son âme inégale.
AGLAURE
Un clair discernement de ce que vous valez
Nous fait plaindre le sort où cet amour vous guide ;
Et vous pouvez trouver tous deux, si vous voulez,
Avec autant d’attraits, une âme plus solide.
CIDIPPE
Par un choix plus doux de moitié
Vous pouvez de l’amour sauver votre amitié ;
Et l’on voit en vous deux un mérite si rare,
Qu’un tendre avis veut bien prévenir par pitié
Ce que votre cœur se prépare.
CLÉOMÈNE
Cet avis généreux fait, pour nous, éclater
Des bontés qui nous touchent l’âme ;
Mais le Ciel nous réduit à ce malheur, madame,
De ne pouvoir en profiter.
AGÉNOR
Votre illustre pitié veut en vain nous distraire
D’un amour dont tous deux nous redoutons l’effet ;
Ce que notre amitié, madame, n’a pas fait,
Il n’est rien qui le puisse faire.
CIDIPPE
Il faut que le pouvoir de Psyché… La voici.
Scène III
CIDIPPE
Venez jouir, ma sœur, de ce qu’on vous apprête.
AGLAURE
Préparez vos attraits à recevoir ici
Le triomphe nouveau d’une illustre conquête.
CIDIPPE
Ces princes ont tous deux si bien senti vos coups,
Qu’à vous le découvrir leur bouche se dispose.
PSYCHÉ
Du sujet qui les tient si rêveurs parmi nous
Je ne me croyois pas la cause ;
Et j’aurois cru toute autre chose,
En les voyant parler à vous.
AGLAURE
N’ayant ni beauté, ni naissance
À pouvoir mériter leur amour et leurs soins,
Ils nous favorisent au moins
De l’honneur de la confidence.
CLÉOMÈNE, à Psyché.
L’aveu qu’il nous faut faire à vos divins appas,
Est sans doute, madame, un aveu téméraire ;
Mais tant de cœurs, près du trépas,
Sont, par de tels aveux, forcés à vous déplaire,
Que vous êtes réduite à ne les punir pas
Des foudres de votre colère.
Vous voyez en nous deux amis
Qu’un doux rapport d’humeurs sut joindre dès l’enfance
Et ces tendres liens se sont vus affermis
Par cent combats d’estime et de reconnoissance.
Du destin ennemi les assauts rigoureux,
Les mépris de la mort, et l’aspect des supplices,
Par d’illustres éclats de mutuels offices,
Ont de notre amitié signalé les beaux nœuds ;
Mais, à quelques essais qu’elle se soit trouvée,
Son grand triomphe est en ce jour,
Et rien ne fait tant voir sa constance éprouvée,
Que de se conserver au milieu de l’amour.
Oui, malgré tant d’appas, son illustre constance
Aux lois qu’elle nous fait a soumis tous nos vœux ;
Elle vient, d’une douce et pleine déférence,
Remettre à votre choix le succès de nos feux ;
Et, pour donner un poids à notre concurrence,
Qui des raisons d’État entraîne la balance
Sur le choix de l’un de nous deux,
Cette même amitié s’offre, sans répugnance,
D’unir nos deux États au sort du plus heureux.
AGÉNOR.
Oui, de ces deux États, madame,
Que sous votre heureux choix nous nous offrons d’unir,
Nous voulons faire à notre flamme
Un secours pour vous obtenir.
Ce que, pour ce bonheur, près du roi votre père,
Nous nous sacrifions tous deux,
N’a rien de difficile à nos cœurs amoureux ;
Et c’est au plus heureux faire un don nécessaire
D’un pouvoir dont le malheureux,
Madame, n’aura plus affaire.
PSYCHÉ.
Le choix que vous m’offrez, princes, montre à mes yeux
De quoi remplir les vœux de l’ame la plus fière ;
Et vous me le parez tous deux d’une manière
Qu’on ne peut rien offrir qui soit plus précieux.
Vos feux, votre amitié, votre vertu suprême,
Tout me relève en vous l’offre de votre foi,
Et j’y vois un mérite à s’opposer lui-même
À ce que vous voulez de moi.
Ce n’est pas à mon cœur qu’il faut que je défère,
Pour entrer sous de tels liens ;
Ma main, pour se donner, attend l’ordre d’un père,
Et mes sœurs ont des droits qui vont devant les miens.
Mais, si l’on me rendoit sur mes vœux absolue,
Vous y pourriez avoir trop de part à la fois ;
Et toute mon estime, entre vous suspendue,
Ne pourroit sur aucun laisser tomber mon choix.
À l’ardeur de votre poursuite,
Je répondrois assez de mes vœux les plus doux ;
Mais c’est, parmi tant de mérite,
Trop que deux cœurs pour moi, trop peu qu’un cœur pour vous.
De mes plus doux souhaits j’aurois l’âme gênée
À l’effort de votre amitié,
Et j’y vois l’un de vous prendre une destinée
À me faire trop de pitié.
Oui, princes, à tous ceux dont l’amour suit le vôtre,
Je vous préférerois tous deux avec ardeur ;
Mais je n’aurois jamais le cœur
De pouvoir préférer l’un de vous deux à l’autre.
À celui que je choisirois
Ma tendresse feroit un trop grand sacrifice ;
Et je m’imputerois à barbare injustice
Le tort qu’à l’autre je ferois.
Oui, tous deux vous brillez de trop de grandeur d’ame,
Pour en faire aucun malheureux ;
Et vous devez chercher dans l’amoureuse flamme
Le moyen d’être heureux tous deux.
Si votre cœur me considère
Assez pour me souffrir de disposer de vous,
J’ai deux sœurs capables de plaire,
Qui peuvent bien vous faire un destin assez doux ;
Et l’amitié me rend leur personne assez chère
Pour vous souhaiter leurs époux.
CLÉOMÈNE.
Un cœur dont l’amour est extrême
Peut-il bien consentir, hélas !
D’être donné par ce qu’il aime ?
Sur nos deux cœurs, madame, à vos divins appas
Nous donnons un pouvoir suprême ;
Disposez-en pour le trépas :
Mais pour une autre que vous-même,
Ayez cette bonté de n’en disposer pas.
AGÉNOR.
Aux Princesses, madame, on feroit trop d’outrage ;
Et c’est, pour leurs attraits, un indigne partage,
Que les restes d’une autre ardeur.
Il faut d’un premier feu la pureté fidèle
Pour aspirer à cet honneur
Où votre bonté nous appelle,
Et chacune mérite un cœur
Qui n’ait soupiré que pour elle.
AGLAURE
Il me semble, sans nul courroux,
Qu’avant que de vous en défendre,
Princes, vous deviez bien attendre
Qu’on se fût expliqué sur vous.
Nous croyez-vous un cœur si facile et si tendre ?
Et, lorsqu’on parle ici de vous donner à nous,
Savez-vous si l’on veut vous prendre ?
CIDIPPE
Je pense que l’on a d’assez hauts sentiments
Pour refuser un cœur qu’il faut qu’on sollicite,
Et qu’on ne veut devoir qu’à son propre mérite
La conquête de ses amants.
PSYCHÉ
J’ai cru pour vous, mes sœurs, une gloire assez grande,
Si la possession d’un mérite si haut…
Scène IV
LYCAS, à Psyché.
Ah ! madame !
PSYCHÉ
Qu’as-tu ?
LYCAS
Le roi…
PSYCHÉ
Quoi ?
LYCAS
Vous demande.
PSYCHÉ
De ce trouble si grand que faut-il que j’attende ?
LYCAS
Vous ne le saurez que trop tôt.
PSYCHÉ
Hélas ! que pour le roi tu me donnes à craindre !
LYCAS
Ne craignez que pour vous ; c’est vous que l’on doit plaindre.
PSYCHÉ
C’est pour louer le Ciel, et me voir hors d’effroi,
De savoir que je n’aie à craindre que pour moi.
Mais apprends-moi, Lycas, le sujet qui te touche.
LYCAS
Souffrez que j’obéisse à qui m’envoie ici,
Madame, et qu’on vous laisse apprendre de sa bouche
Ce qui peut m’affliger ainsi.
PSYCHÉ
Allons savoir sur quoi l’on craint tant ma foiblesse.
Scène V.
AGLAURE
Si ton ordre n’est pas jusqu’à nous étendu,
Dis-nous quel grand malheur nous couvre ta tristesse.
LYCAS
Hélas ! ce grand malheur, dans la cour répandu,
Voyez-le vous-même, princesse,
Dans l’oracle qu’au roi les destins ont rendu.
Voici ses propres mots, que la douleur, madame,
A gravés au fond de mon ame :
« Que l’on ne pense nullement
» À vouloir de Psyché conclure l’hyménée ;
» Mais qu’au sommet d’un mont elle soit promptement
» En pompe funèbre menée,
» Et que, de tous abandonnée,
» Pour époux elle attende en ces lieux constamment
» Un monstre dont on a la vue empoisonnée,
» Un serpent qui répand son venin en tous lieux,
» Et trouble dans sa rage et la terre et les cieux. »
Après un arrêt si sévère,
Je vous quitte, et vous laisse à juger entre vous
Si, par de plus cruels et plus sensibles coups,
Tous les Dieux nous pouvoient expliquer leur colère.
Scène VI.
CIDIPPE
Ma sœur, que sentez-vous à ce soudain malheur
Où nous voyons Psyché par les destins plongée ?
AGLAURE
Mais vous, que sentez-vous, ma sœur?
CIDIPPE
540 À ne vous point mentir, je sens que dans mon cœur
Je n'en suis pas trop affligée.
AGLAURE
Moi, je sens quelque chose au mien
Qui ressemble assez à la joie.
Allons, le Destin nous envoie
545 Un mal que nous pouvons regarder comme un bien.
PREMIER INTERMÈDE
La scène est changée en des rochers affreux, et fait voir en éloignement une grotte effroyable.
C'est dans ce désert que Psyché doit être exposée, pour obéir à l'oracle. Une troupe de personnes affligées y viennent déplorer sa disgrâce. Une partie de cette troupe désolée témoigne sa pitié par des plaintes touchantes, et par des concerts lugubres; et l'autre exprime sa désolation par une danse pleine de toutes les marques du plus violent désespoir.
PLAINTES EN ITALIEN
Chantées par une femme désolée, et deux hommes affligés.
FEMME DÉSOLÉE
Deh, piangete al pianto mio,
Sassi duri, antiche selve,
Lagrimate, fonti e belve
D'un bel voto il fato rio.
PREMIER HOMME AFFLIGÉ
550 Ahi dolore!
SECOND HOMME AFFLIGÉ
Ahi martire!
PREMIER HOMME AFFLIGÉ
Cruda morte!
SECOND HOMME AFFLIGÉ
Empia sorte!
TOUS TROIS
Che condanni
a morir tanta beltà.
555 Cieli, stelle, ahi crudeltà.
SECOND HOMME AFFLIGÉ
Com' esser puô fra voi, o Numi eterni,
Chi voglia estinta una beltà innocente?
Ahi! che tanto rigor, Cielo inclemente,
Vince di crudeltà gli stessi Inferni.
PREMIER HOMME AFFLIGÉ
560 Nume fiero!
SECOND HOMME AFFLIGÉ
Dio severo!
ENSEMBLE
Perchè tanto rigor
Contro innocente cor?
Ahi! sentenza inudita,
565 Dar morte a la beltà, ch'altrui dà vita.
FEMME DÉSOLÉE
Ahi ch'indarno si tarda,
Non resiste a li Dei mortale affeto,
Alto impero ne sforza,
Ove commanda il Ciel, l'huom cede a forza.
570 Ahi dolore! etc. Come sopra.
Ces plaintes sont entrecoupées et finies par une entrée de ballet de huit personnes affligées.
II
ACTE II, SCÈNE PREMIÈRE
LE ROI, PSYCHÉ, AGLAURE, CIDIPPE, LYCAS, SUITE.
PSYCHÉ
De vos larmes, Seigneur, la source m'est bien chère;
Mais c'est trop aux bontés que vous avez pour moi,
Que de laisser régner les tendresses de père
Jusque dans les yeux d'un grand Roi.
575 Ce qu'on vous voit ici donner à la nature
Au rang que vous tenez, Seigneur, fait trop d'injure,
Et j'en dois refuser les touchantes faveurs:
Laissez moins sur votre sagesse
Prendre d'empire à vos douleurs,
580 Et cessez d'honorer mon destin par des pleurs,
Qui dans le cœur d'un Roi montrent de la faiblesse.
LE ROI
Ah, ma fille, à ces pleurs laisse mes yeux ouverts,
Mon deuil est raisonnable, encor qu'il soit extrême,
Et lorsque pour toujours on perd ce que je perds,
585 La sagesse, crois-moi, peut pleurer elle-même.
En vain l'orgueil du diadème
Veut qu'on soit insensible à ces cruels revers,
En vain de la raison les secours sont offerts,
Pour vouloir d'un œil sec voir mourir ce qu'on aime:
590 L'effort en est barbare aux yeux de l'univers,
Et c'est brutalité plus que vertu suprême.
Je ne veux point dans cette adversité
Parer mon cœur d'insensibilité,
Et cacher l'ennui qui me touche;
595 Je renonce à la vanité
De cette dureté farouche,
Que l'on appelle fermeté;
Et de quelque façon qu'on nomme
Cette vive douleur dont je ressens les coups,
600 Je veux bien l'étaler, ma fille, aux yeux de tous,
Et dans le cœur d'un Roi montrer le cœur d'un homme.
PSYCHÉ
Je ne mérite pas cette grande douleur:
Opposez, opposez un peu de résistance
Aux droits qu'elle prend sur un cœur
605 Dont mille événements ont marqué la puissance.
Quoi? faut-il que pour moi vous renonciez, Seigneur,
À cette royale constance,
Dont vous avez fait voir dans les coups du malheur
Une fameuse expérience?
LE ROI
610 La constance est facile en mille occasions.
Toutes les révolutions
Où nous peut exposer la fortune inhumaine,
La perte des grandeurs, les persécutions,
Le poison de l'envie, et les traits de la haine,
615 N'ont rien que ne puissent sans peine
Braver les résolutions
D'une âme où la raison est un peu souveraine:
Mais ce qui porte des rigueurs
À faire succomber les cœurs
620 Sous le poids des douleurs amères,
Ce sont, ce sont les rudes traits
De ces fatalités sévères,
Qui nous enlèvent pour jamais
Les personnes qui nous sont chères.
625 La raison contre de tels coups
N'offre point d'armes secourables,
Et voilà des Dieux en courroux
Les foudres les plus redoutables
Qui se puissent lancer sur nous.
PSYCHÉ
630 Seigneur, une douceur ici vous est offerte:
Votre hymen a reçu plus d'un présent des Dieux,
Et par une faveur ouverte
Ils ne vous ôtent rien en m'ôtant à vos yeux,
Dont ils n'aient pris le soin de réparer la perte.
635 Il vous reste de quoi consoler vos douleurs,
Et cette loi du Ciel que vous nommez cruelle
Dans les deux princesses mes sœurs,
Laisse à l'amitié paternelle
Où placer toutes ses douceurs.
LE ROI
640 Ah, de mes maux soulagement frivole!
Rien, rien ne s'offre à moi qui de toi me console;
C'est sur mes déplaisirs que j'ai les yeux ouverts,
Et dans un destin si funeste
Je regarde ce que je perds,
645 Et ne vois point ce qui me reste.
PSYCHÉ
Vous savez mieux que moi qu'aux volontés des Dieux,
Seigneur, il faut régler les nôtres,
Et je ne puis vous dire en ces tristes adieux
Que ce que beaucoup mieux vous pouvez dire aux autres.
650 Ces Dieux sont maîtres souverains
Des présents qu'ils daignent nous faire;
Ils ne les laissent dans nos mains
Qu'autant de temps qu'il peut leur plaire.
Lorsqu'ils viennent les retirer,
655 On n'a nul droit de murmurer
Des grâces que leur main ne veut plus nous étendre;
Seigneur, je suis un don qu'ils ont fait à vos vœux,
Et quand par cet arrêt ils veulent me reprendre,
Ils ne vous ôtent rien que vous ne teniez d'eux,
660 Et c'est sans murmurer que vous devez me rendre.
LE ROI
Ah, cherche un meilleur fondement
Aux consolations que ton cœur me présente,
Et de la fausseté de ce raisonnement
Ne fais point un accablement
665 À cette douleur si cuisante,
Dont je souffre ici le tourment.
Crois-tu là me donner une raison puissante,
Pour ne me plaindre point de cet arrêt des Cieux?
Et dans le procédé des Dieux
670 Dont tu veux que je me contente,
Une rigueur assassinante
Ne paraît-elle pas aux yeux?
Vois l'état où ces Dieux me forcent à te rendre,
Et l'autre où te reçut mon cœur infortuné:
675 Tu connaîtras par là qu'ils me viennent reprendre
Bien plus que ce qu'ils m'ont donné.
Je reçus d'eux en toi, ma fille,
Un présent que mon cœur ne leur demandait pas;
J'y trouvais alors peu d'appas,
680 Et leur en vis sans joie accroître ma famille.
Mais mon cœur ainsi que mes yeux
S'est fait de ce présent une douce habitude:
J'ai mis quinze ans de soins, de veilles, et d'étude,
À me le rendre précieux,
685 Je l'ai paré de l'aimable richesse
De mille brillantes vertus,
En lui j'ai renfermé par des soins assidus
Tous les plus beaux trésors que fournit la sagesse,
À lui j'ai de mon âme attaché la tendresse,
690 J'en ai fait de ce cœur le charme et l'allégresse,
La consolation de mes sens abattus,
Le doux espoir de ma vieillesse.
Ils m'ôtent tout cela, ces Dieux,
Et tu veux que je n'aie aucun sujet de plainte
695 Sur cet affreux arrêt dont je souffre l'atteinte?
Ah, leur pouvoir se joue avec trop de rigueur
Des tendresses de notre cœur:
Pour m'ôter leur présent, leur fallait-il attendre
Que j'en eusse fait tout mon bien?
700 Ou plutôt, s'ils avaient dessein de le reprendre,
N'eût-il pas été mieux de ne me donner rien?
PSYCHÉ
Seigneur, redoutez la colère
De ces Dieux contre qui vous osez éclater.
LE ROI
Après ce coup que peuvent-ils me faire?
705 Ils m'ont mis en état de ne rien redouter.
PSYCHÉ
Ah, Seigneur,
je tremble des crimes
Que je vous fais commettre, et je dois me haïr...
LE ROI
Ah, qu'ils souffrent du moins mes plaintes légitimes,
Ce m'est assez d'effort que de leur obéir,
710 Ce doit leur être assez que mon cœur t'abandonne
Au barbare respect qu'il faut qu'on ait pour eux,
Sans prétendre gêner la douleur que me donne
L'épouvantable arrêt d'un sort si rigoureux.
Mon juste désespoir ne saurait se contraindre,
715 Je veux, je veux garder ma douleur à jamais,
Je veux sentir toujours la perte que je fais,
De la rigueur du Ciel je veux toujours me plaindre,
Je veux jusqu'au trépas incessamment pleurer
Ce que tout l'univers ne peut me réparer.
PSYCHÉ
720 Ah, de grâce, Seigneur, épargnez ma faiblesse,
J'ai besoin de constance en l'état où je suis:
Ne fortifiez point l'excès de mes ennuis
Des larmes de votre tendresse.
Seuls ils sont assez forts, et c'est trop pour mon cœur
725 De mon destin et de votre douleur.
LE ROI
Oui, je dois t'épargner mon deuil inconsolable.
Voici l'instant fatal de m'arracher de toi:
Mais comment prononcer ce mot épouvantable?
Il le faut toutefois, le Ciel m'en fait la loi,
730 Une rigueur inévitable
M'oblige à te laisser en ce funeste lieu.
Adieu: je vais... Adieu.
Ce qui suit, jusqu'à la fin de la pièce, est de M. C. à la réserve de la première scène du troisième acte, qui est de la même main que ce qui a précédé.
SCÈNE II
PSYCHÉ, AGLAURE, CIDIPPE.
PSYCHÉ
Suivez le Roi, mes sœurs, vous essuierez ses larmes,
Vous adoucirez ses douleurs,
735 Et vous l'accableriez d'alarmes,
Si vous vous exposiez encore à mes malheurs.
Conservez-lui ce qui lui reste,
Le serpent que j'attends peut vous être funeste,
Vous envelopper dans mon sort,
740 Et me porter en vous une seconde mort.
Le Ciel m'a seule condamnée
À son haleine empoisonnée,
Rien ne saurait me secourir,
Et je n'ai pas besoin d'exemple pour mourir.
AGLAURE
745 Ne nous enviez pas ce cruel avantage
De confondre nos pleurs avec vos déplaisirs,
De mêler nos soupirs à vos derniers soupirs;
D'une tendre amitié souffrez ce dernier gage.
PSYCHÉ
C'est vous perdre inutilement.
CIDIPPE
750 C'est en votre faveur espérer un miracle,
Ou vous accompagner jusques au monument.
PSYCHÉ
Que peut-on se promettre après un tel oracle?
AGLAURE
Un oracle jamais n'est sans obscurité,
On l'entend d'autant moins que mieux on croit l'entendre,
755 Et peut-être après tout n'en devez-vous attendre
Que gloire, et que félicité.
Laissez-nous voir, ma sœur, par une digne issue,
Cette frayeur mortelle heureusement déçue,
Ou mourir du moins avec vous,
760 Si le Ciel à nos vœux ne se montre plus doux.
PSYCHÉ
Ma sœur,
écoutez mieux la voix de la nature,
Qui vous appelle auprès du Roi.
Vous m'aimez trop, le devoir en murmure,
Vous en savez l'indispensable loi,
765 Un père vous doit être encor plus cher que moi.
Rendez-vous toutes deux l'appui de sa vieillesse,
Vous lui devez chacune un gendre, et des neveux,
Mille rois à l'envi vous gardent leur tendresse,
Mille rois à l'envi vous offriront leurs vœux:
770 L'oracle me veut seule, et seule aussi je veux
Mourir, si je puis, sans faiblesse,
Ou ne vous avoir pas pour témoins toutes deux
De ce que malgré moi la nature m'en laisse.
AGLAURE
Partager vos malheurs, c'est vous importuner?
CIDIPPE
775 J'ose dire un peu plus, ma sœur, c'est vous déplaire?
PSYCHÉ
Non, mais enfin c'est me gêner,
Et peut-être du Ciel redoubler la colère.
AGLAURE
Vous le voulez, et nous partons.
Daigne ce même Ciel plus juste et moins sévère,
780 Vous envoyer le sort que nous vous souhaitons,
Et que notre amitié sincère
En dépit de l'oracle et malgré vous espère.
PSYCHÉ
Adieu. C'est un espoir, ma sœur, et des souhaits,
Qu'aucun des Dieux ne remplira jamais.
SCÈNE III
PSYCHÉ, seule.
785 Enfin, seule, et toute à moi-même,
Je puis envisager cet affreux changement,
Qui du haut d'une gloire extrême
Me précipite au monument.
Cette gloire était sans seconde,
790 L'éclat s'en répandait jusqu'aux deux bouts du monde,
Tout ce qu'il a de rois semblaient faits pour m'aimer:
Tous leurs sujets me prenant pour déesse
Commençaient à m'accoutumer
Aux encens qu'ils m'offraient sans cesse;
795 Leurs soupirs me suivaient sans qu'il m'en coutât rien,
Mon âme restait libre en captivant tant d'âmes,
Et j'étais parmi tant de flammes
Reine de tous les cœurs, et maîtresse du mien.
Ô Ciel! m'auriez-vous fait un crime
800 De cette insensibilité?
Déployez-vous sur moi tant de sévérité,
Pour n'avoir à leurs vœux rendu que de l'estime?
Si vous m'imposiez cette loi,
Qu'il fallût faire un choix pour ne pas vous déplaire,
805 Puisque je ne pouvais le faire,
Que ne le faisiez-vous pour moi?
Que ne m'inspiriez-vous ce qu'inspire à tant d'autres
Le mérite, l'amour, et... Mais que vois-je ici?
SCÈNE IV
CLÉOMÈNE, AGÉNOR, PSYCHÉ.
CLÉOMÈNE
Deux amis, deux rivaux, dont l'unique souci
810 Est d'exposer leurs jours pour conserver les vôtres.
PSYCHÉ
Puis-je vous écouter quand j'ai chassé deux sœurs?
Princes, contre le Ciel pensez-vous me défendre?
Vous livrer au serpent qu'ici je dois attendre,
Ce n'est qu'un désespoir qui sied mal aux grands cœurs,
815 Et mourir alors que je meurs,
C'est accabler une âme tendre
Qui n'a que trop de ses douleurs.
AGÉNOR
Un serpent n'est pas invincible;
Cadmus qui n'aimait rien défit celui de Mars,
820 Nous aimons, et l'amour sait rendre tout possible
Au cœur qui suit ses étendards,
À la main dont lui-même il conduit tous les dards.
PSYCHÉ
Voulez-vous qu'il vous serve en faveur d'une ingrate
Que tous ses traits n'ont pu toucher?
825 Qu'il dompte sa vengeance au moment qu'elle éclate,
Et vous aide à m'en arracher?
Quand même vous m'auriez servie,
Quand vous m'auriez rendu la vie,
Quel fruit espérez-vous de qui ne peut aimer?
CLÉOMÈNE
830 Ce n'est point par l'espoir d'un si charmant salaire
Que nous nous sentons animer,
Nous ne cherchons qu'à satisfaire
Aux devoirs d'un amour qui n'ose présumer
Que jamais, quoi qu'il puisse faire,
835 Il soit capable de vous plaire,
Et digne de vous enflammer.
Vivez, belle Princesse, et vivez pour un autre:
Nous le verrons d'un œil jaloux,
Nous en mourrons, mais d'un trépas plus doux
840 Que s'il nous fallait voir le vôtre.
Et si nous ne mourons en vous sauvant le jour,
Quelque amour qu'à nos yeux vous préfériez au nôtre,
Nous voulons bien mourir de douleur et d'amour.
PSYCHÉ
Vivez, Princes, vivez, et de ma destinée
845 Ne songez plus à rompre, ou partager la loi:
Je crois vous l'avoir dit, le Ciel ne veut que moi,
Le Ciel m'a seule condamnée.
Je pense ouïr déjà les mortels sifflements
De son ministre qui s'approche,
850 Ma frayeur me le peint, me l'offre à tous moments,
Et maîtresse qu'elle est de tous mes sentiments,
Elle me le figure au haut de cette roche,
J'en tombe de faiblesse, et mon cœur abattu
Ne soutient plus qu'à peine un reste de vertu.
855 Adieu, Princes, fuyez, qu'il ne vous empoisonne.
AGÉNOR
Rien ne s'offre à nos yeux encor qui les étonne,
Et quand vous vous peignez un si proche trépas,
Si la force vous abandonne,
Nous avons des cœurs et des bras
860 Que l'espoir n'abandonne pas.
Peut-être qu'un rival a dicté cet oracle,
Que l'or a fait parler celui qui l'a rendu:
Ce ne serait pas un miracle,
Que pour un dieu muet un homme eût répondu,
865 Et dans tous les climats on n'a que trop d'exemples
Qu'il est ainsi qu'ailleurs des méchants dans les temples.
CLÉOMÈNE
Laissez-nous opposer au lâche ravisseur,
À qui le sacrilège indignement vous livre,
Un amour qu'a le Ciel choisi pour défenseur
870 De la seule beauté pour qui nous voulons vivre.
Si nous n'osons prétendre à sa possession,
Du moins en son péril permettez-nous de suivre
L'ardeur et les devoirs de notre passion.
PSYCHÉ
Portez-les à d'autres moi-mêmes,
875 Princes, portez-les à mes sœurs
Ces devoirs, ces ardeurs extrêmes
Dont pour moi sont remplis vos cœurs.
Vivez pour elles quand je meurs,
Plaignez de mon destin les funestes rigueurs,
880 Sans leur donner en vous de nouvelles matières:
Ce sont mes volontés dernières,
Et l'on a reçu de tout temps
Pour souveraines lois les ordres des mourants.
CLÉOMÈNE
Princesse...
PSYCHÉ
Encore un coup, Princes, vivez pour elles,
885 Tant que vous m'aimerez vous devez m'obéir;
Ne me réduisez pas à vouloir vous haïr,
Et vous regarder en rebelles,
À force de m'être fidèles.
Allez, laissez-moi seule expirer en ce lieu,
890 Où je n'ai plus de voix que pour vous dire adieu.
Mais je sens qu'on m'enlève, et l'air m'ouvre une route
D'où vous n'entendrez plus cette mourante voix.
Adieu, Princes, adieu pour la dernière fois,
Voyez si de mon sort vous pouvez être en doute.
Elle est enlevée en l'air par deux Zéphires.
AGÉNOR
895 Nous la perdons de vue. Allons tous
deux chercher
Sur le faîte de ce rocher,
Prince, les moyens de la suivre.
CLÉOMÈNE
Allons-y chercher ceux de ne lui point survivre.
SCÈNE V
L'AMOUR, en l'air.
Allez mourir, rivaux d'un dieu jaloux,
900 Dont vous méritez le courroux,
Pour avoir eu le cœur sensible aux mêmes charmes.
Et toi, forge, Vulcain, mille brillants attraits
Pour orner un palais,
Où l'amour de Psyché veut essuyer les larmes,
905 Et lui rendre les armes.
SECOND INTERMÈDE
La scène se change en une cour magnifique, ornée de colonnes de lapis enrichies de figures d'or, qui forment un palais pompeux et brillant, que l'Amour destine pour Psyché. Six Cyclopes avec quatre Fées y font une entrée de ballet, où ils achèvent en cadence quatre gros vases d'argent que les Fées leur ont apportés. Cette entrée est entrecoupée par ce récit de Vulcain, qu'il fait à deux reprises:
Dépêchez, préparez ces lieux
Pour le plus aimable des Dieux,
Que chacun pour lui s'intéresse,
N'oubliez rien des soins qu'il faut:
910 Quand l'Amour presse,
On n'a jamais fait assez tôt.
L'Amour ne veut point qu'on diffère,
Travaillez, hâtez-vous,
Frappez, redoublez vos coups;
915 Que l'ardeur de lui plaire
Fasse vos soins les plus doux.
SECOND COUPLET.
Servez bien un dieu si charmant,
Il se plaît dans l'empressement.
Que chacun pour lui s'intéresse,
920 N'oubliez rien des soins qu'il faut:
Quand l'Amour presse,
On n'a jamais fait assez tôt.
L'Amour ne veut point qu'on diffère,
Travaillez, etc.
III
ACTE III, SCÈNE PREMIÈRE
L'AMOUR, ZÉPHIRE.
ZÉPHIRE
925 Oui, je me suis galamment acquitté
De la commission que vous m'avez donnée,
Et du haut du rocher je l'ai, cette beauté,
Par le milieu des airs doucement amenée
Dans ce beau palais enchanté,
930 Où vous pouvez en liberté
Disposer de sa destinée:
Mais vous me surprenez par ce grand changement
Qu'en votre personne vous faites;
Cette taille, ces traits, et cet ajustement,
935 Cachent tout à fait qui vous êtes,
Et je donne aux plus fins à pouvoir en ce jour
Vous reconnaître pour l'amour.
L'AMOUR
Aussi, ne veux-je pas qu'on puisse me connaître,
Je ne veux à Psyché découvrir que mon cœur,
940 Rien que les beaux transports de cette vive ardeur
Que ses doux charmes y font naître;
Et pour en exprimer l'amoureuse langueur,
Et cacher ce que je puis être
Aux yeux qui m'imposent des lois,
945 J'ai pris la forme que tu vois.
ZÉPHIRE
En tout vous êtes un grand maître,
C'est ici que je le connais.
Sous des déguisements de diverse nature
On a vu les Dieux amoureux
950 Chercher à soulager cette douce blessure
Que reçoivent les cœurs de vos traits pleins de feux:
Mais en bon sens vous l'emportez sur eux,
Et voilà la bonne figure
Pour avoir un succès heureux,
955 Près de l'aimable sexe où l'on porte ses vœux.
Oui, de ces formes-là l'assistance est bien forte,
Et sans parler ni de rang, ni d'esprit,
Qui peut trouver moyen d'être fait de la sorte,
Ne soupire guère à crédit.
L'AMOUR
960 J'ai résolu, mon cher Zéphire,
De demeurer ainsi toujours,
Et l'on ne peut le trouver à redire
À l'aîné de tous les amours.
Il est temps de sortir de cette longue enfance
965 Qui fatigue ma patience,
Il est temps désormais que je devienne grand.
ZÉPHIRE
Fort bien, vous ne pouvez mieux faire,
Et vous entrez dans un mystère
Qui ne demande rien d'enfant.
L'AMOUR
970 Ce changement sans doute irritera ma mère.
ZÉPHIRE
Je prévois là-dessus quelque peu de colère.
Bien que les disputes des ans
Ne doivent point régner parmi des immortelles,
Votre mère Vénus est de l'humeur des belles,
975 Qui n'aiment point de grands enfants.
Mais où je la trouve outragée,
C'est dans le procédé que l'on vous voit tenir,
Et c'est l'avoir étrangement vengée,
Que d'aimer la beauté qu'elle voulait punir.
980 Cette
haine où ses vœux prétendent que réponde
La puissance d'un fils que redoutent les Dieux...
L'AMOUR
Laissons cela, Zéphire, et me dis si tes yeux
Ne trouvent pas Psyché la plus belle du monde?
Est-il rien sur la terre, est-il rien dans les cieux,
985 Qui puisse lui ravir le titre glorieux
De beauté sans seconde?
Mais je la vois, mon cher Zéphire,
Qui demeure surprise à l'éclat de ces lieux.
ZÉPHIRE
Vous pouvez vous montrer pour finir son martyre,
990 Lui découvrir son destin glorieux,
Et vous dire entre vous tout ce que peuvent dire
Les soupirs, la bouche, et les yeux.
En confident discret je sais ce qu'il faut faire
Pour ne pas interrompre un amoureux mystère.
SCÈNE II
PSYCHÉ
995 Où suis-je? et dans un lieu que je croyais barbare,
Quelle savante main a bâti ce palais,
Que l'art, que la nature pare
De l'assemblage le plus rare
Que l'œil puisse admirer jamais?
1000 Tout rit, tout brille, tout éclate,
Dans ces jardins, dans ces appartements,
Dont les pompeux ameublements
N'ont rien qui n'enchante et ne flatte;
Et de quelque côté que tournent mes frayeurs,
1005 Je ne vois sous mes pas que de l'or, ou des fleurs.
Le Ciel aurait-il fait cet amas de merveilles
Pour la demeure d'un serpent?
Et lorsque par leur vue il amuse et suspend
De mon destin jaloux les rigueurs sans pareilles,
1010 Veut-il montrer qu'il s'en repent?
Non, non, c'est de sa haine, en cruautés féconde,
Le plus noir, le plus rude trait,
Qui, par une rigueur nouvelle et sans seconde,
N'étale ce choix qu'elle a fait
1015 De ce qu'a de plus beau le monde,
Qu'afin que je le quitte avec plus de regret.
Que mon espoir est ridicule,
S'il croit par là soulager mes douleurs!
Tout autant de moments que ma mort se recule,
1020 Sont autant de nouveaux malheurs;
Plus elle tarde, et plus de fois je meurs.
Ne me fais plus languir, viens prendre ta victime,
Monstre qui dois me déchirer;
Veux-tu que je te cherche, et faut-il que j'anime
1025 Tes fureurs à me dévorer?
Si le Ciel veut ma mort, si ma vie est un crime,
De ce peu qui m'en reste ose enfin t'emparer,
Je suis lasse de murmurer
Contre un châtiment légitime,
1030 Je suis lasse de soupirer:
Viens, que j'achève d'expirer.
SCÈNE III
L'AMOUR, PSYCHÉ, ZÉPHIRE.
L'AMOUR
Le voilà ce serpent, ce monstre impitoyable,
Qu'un oracle étonnant pour vous a préparé,
Et qui n'est pas peut-être à tel point effroyable
1035 Que vous vous l'êtes figuré.
PSYCHÉ
Vous, Seigneur, vous seriez ce monstre dont l'oracle
A menacé mes tristes jours,
Vous qui semblez plutôt un Dieu qui par miracle
Daigne venir lui-même à mon secours!
L'AMOUR
1040 Quel besoin de secours au milieu d'un empire,
Où tout ce qui respire
N'attend que vos regards pour en prendre la loi,
Où vous n'avez à craindre autre monstre que moi?
PSYCHÉ
Qu'un monstre tel que vous inspire peu de crainte!
1045 Et que s'il a quelque poison,
Une âme aurait peu de raison
De hasarder la moindre plainte,
Contre une favorable atteinte
Dont tout le cœur craindrait la guérison!
1050 À peine je vous vois, que mes frayeurs cessées
Laissent évanouir l'image du trépas,
Et que je sens couler dans mes veines glacées
Un je ne sais quel feu que je ne connais pas.
J'ai senti de l'estime et de la complaisance,
1055 De l'amitié, de la reconnaissance,
De la compassion les chagrins innocents
M'en ont fait sentir la puissance,
Mais je n'ai point encor senti ce que je sens.
Je ne sais ce que c'est, mais je sais qu'il me charme,
1060 Que je n'en conçois point d'alarme;
Plus j'ai les yeux sur vous, plus je m'en sens charmer:
Tout ce que j'ai senti n'agissait point de même,
Et je dirais que je vous aime,
Seigneur, si je savais ce que c'est que d'aimer.
1065 Ne les détournez point, ces yeux qui m'empoisonnent,
Ces yeux tendres, ces yeux perçants, mais amoureux;
Qui semblent partager le trouble qu'ils me donnent.
Hélas! plus ils sont dangereux,
Plus je me plais à m'attacher sur eux.
1070 Par quel ordre du Ciel que je ne puis comprendre
Vous dis-je plus que je ne doi,
Moi de qui la pudeur devrait du moins attendre
Que vous m'expliquassiez le trouble où je vous voi?
Vous soupirez, Seigneur, ainsi que je soupire,
1075 Vos sens comme les miens paraissent interdits,
C'est à moi de m'en taire, à vous de me le dire,
Et cependant c'est moi qui vous le dis.
L'AMOUR
Vous avez eu, Psyché, l'âme toujours si dure,
Qu'il ne faut pas vous étonner,
1080 Si pour en réparer l'injure
L'amour en ce moment se paye avec usure
De ceux qu'elle a dû lui donner.
Ce moment est venu qu'il faut que votre bouche
Exhale des soupirs si lontemps retenus,
1085 Et qu'en vous arrachant à cette humeur farouche,
Un amas de transports aussi doux qu'inconnus
Aussi sensiblement tout à la fois vous touche,
Qu'ils ont dû vous toucher durant tant de beaux jours
Dont cette âme insensible a profané le cours.
PSYCHÉ
1090 N'aimer point, c'est donc un grand crime?
L'AMOUR
En souffrez-vous un rude châtiment?
PSYCHÉ
C'est punir assez doucement.
L'AMOUR
C'est lui choisir sa peine légitime,
Et se faire justice en ce glorieux jour
1095 D'un manquement d'amour, par un excès d'amour.
PSYCHÉ
Que n'ai-je été plus tôt punie!
J'y mets le bonheur de ma vie,
Je devrais en rougir, ou le dire plus bas,
Mais le supplice a trop d'appas:
1100 Permettez que tout haut je le die et redie,
Je le dirais cent fois et n'en rougirais pas.
Ce n'est point moi qui parle, et de votre présence
L'empire surprenant, l'aimable violence,
Dès que je veux parler, s'empare de ma voix.
1105 C'est en vain qu'en secret ma pudeur s'en offense,
Que le sexe et la bienséance
Osent me faire d'autres lois;
Vos yeux de ma réponse eux-mêmes font le choix,
Et ma bouche asservie à leur toute-puissance
1110 Ne me consulte plus sur ce que je me dois.
L'AMOUR
Croyez, belle Psyché, croyez ce qu'ils vous disent,
Ces yeux qui ne sont point jaloux,
Qu'à l'envi les vôtres m'instruisent
De tout ce qui se passe en vous.
1115 Croyez-en ce cœur qui soupire,
Et qui, tant que le vôtre y voudra repartir,
Vous dira bien plus d'un soupir
Que cent regards ne peuvent dire.
C'est le langage le plus doux,
1120 C'est le plus fort, c'est le plus sûr de tous.
PSYCHÉ
L'intelligence en était due
À nos cœurs, pour les rendre également contents:
J'ai soupiré, vous m'avez entendue;
Vous soupirez, je vous entends.
1125 Mais ne me laissez plus en doute,
Seigneur, et dites-moi si par la même route
Après moi le Zéphire ici vous a rendu
Pour me dire ce que j'écoute.
Quand j'y suis arrivée, étiez-vous attendu?
1130 Et quand vous lui parlez, êtes-vous entendu?
L'AMOUR
J'ai dans ce doux climat un souverain empire,
Comme vous l'avez sur mon cœur:
L'amour m'est favorable, et c'est en sa faveur
Qu'à mes ordres Æole a soumis le Zéphire.
1135 C'est l'amour qui pour voir mes feux récompensés
Lui-même a dicté cet oracle,
Par qui vos beaux jours menacés
D'une foule d'amants se sont débarrassés,
Et qui m'a délivré de l'éternel obstacle
1140 De tant de soupirs empressés,
Qui ne méritaient pas de vous être adressés.
Ne me demandez point quelle est cette province,
Ni le nom de son prince,
Vous le saurez quand il en sera temps:
1145 Je veux vous acquérir, mais c'est par mes services,
Par des soins assidus, et par des vœux constants,
Par les amoureux sacrifices
De tout ce que je suis,
De tout ce que je puis,
1150 Sans que l'éclat du rang pour moi vous sollicite,
Sans que de mon pouvoir je me fasse un mérite,
Et bien que souverain dans cet heureux séjour,
Je ne vous veux, Psyché, devoir qu'à mon amour.
Venez en admirer avec moi les merveilles,
1155 Princesse, et préparez vos yeux et vos oreilles
À ce qu'il a d'enchantements.
Vous y verrez des bois et des prairies
Contester sur leurs agréments
Avec l'or et les pierreries,
1160 Vous n'entendrez que des concerts charmants,
De cent beautés vous y serez servie,
Qui vous adoreront sans vous porter envie,
Et brigueront à tous moments
D'une âme soumise et ravie
1165 L'honneur de vos commandements.
PSYCHÉ
Mes volontés suivent les vôtres,
Je n'en saurais plus avoir d'autres;
Mais votre oracle enfin vient de me séparer
De deux sœurs, et du Roi mon père,
1170 Que mon trépas imaginaire
Réduit tous trois à me pleurer.
Pour dissiper l'erreur dont leur âme accablée
De mortels déplaisirs se voit pour moi comblée,
Souffrez que mes sœurs soient témoins
1175 Et de ma gloire et de vos soins.
Prêtez-leur comme à moi les ailes du Zéphire,
Qui leur puissent de votre empire
Ainsi qu'à moi faciliter l'accès;
Faites-leur voir en quels lieux je respire,
1180 Faites-leur de ma perte admirer le succès.
L'AMOUR
Vous ne me donnez pas, Psyché, toute votre âme:
Ce tendre souvenir d'un père et de deux sœurs
Me vole une part des douceurs
Que je veux toutes pour ma flamme.
1185 N'ayez d'yeux que pour moi, qui n'en ai que pour vous,
Ne songez qu'à m'aimer, ne songez qu'à me plaire,
Et quand de tels soucis osent vous en distraire...
PSYCHÉ
Des tendresses du sang peut-on être jaloux?
L'AMOUR
Je le suis, ma Psyché, de toute la nature.
1190 Les rayons du soleil vous baisent trop souvent,
Vos cheveux souffrent trop les caresses du vent,
Dès qu'il les flatte, j'en murmure;
L'air même que vous respirez
Avec trop de plaisir passe par votre bouche,
1195 Votre habit de trop près vous touche,
Et sitôt que vous soupirez,
Je ne sais quoi qui m'effarouche
Craint parmi vos soupirs des soupirs égarés.
Mais vous voulez vos sœurs, allez, partez, Zéphire,
1200 Psyché le veut, je ne l'en puis dédire.
(Le Zéphire s'envole.)
Quand vous leur ferez voir ce bienheureux séjour,
De ses trésors faites-leur cent largesses,
Prodiguez-leur caresses sur caresses,
Et du sang, s'il se peut, épuisez les tendresses,
1205 Pour vous rendre toute à l'amour.
Je n'y mêlerai point d'importune présence,
Mais ne leur faites pas de si longs entretiens;
Vous ne sauriez pour eux avoir de complaisance,
Que vous ne dérobiez aux miens.
PSYCHÉ
1210 Votre amour me fait une grâce
Dont je n'abuserai jamais.
L'AMOUR
Allons voir cependant ces jardins, ce palais,
Où vous ne verrez rien que votre éclat n'efface.
Et vous, petits amours, et vous jeunes Zéphyrs,
1215 Qui pour âmes n'avez que de tendres soupirs,
Montrez tous à l'envi ce qu'à voir ma princesse
Vous avez senti d'allégresse.
TROISIÈME INTERMÈDE
Il se fait une entrée de ballet de quatre Amours et quatre Zéphyrs, interrompue deux fois par un dialogue chanté par un Amour et un Zéphyr.
LE ZÉPHIRE
Aimable jeunesse,
Suivez la tendresse,
1220 Joignez aux beaux jours
La douceur des amours,
C'est pour vous surprendre
Qu'on vous fait entendre
Qu'il faut éviter leurs soupirs,
1225 Et craindre leurs désirs:
Laissez-vous apprendre
Quels sont leurs plaisirs.
Ils chantent ensemble.
Chacun est obligé d'aimer
À son tour,
1230 Et plus on a de quoi charmer,
Plus on doit à l'amour.
LE ZÉPHIRE, seul.
Un cœur jeune et tendre
Est fait pour se rendre,
Il n'a point à prendre
1235 De fâcheux détour.
LES DEUX, ensemble.
Chacun est obligé d'aimer
À son tour,
Et plus on a de quoi charmer,
Plus on doit à l'amour.
L'AMOUR, seul.
1240 Pourquoi se défendre?
Que sert-il d'attendre?
Quand on perd un jour,
On le perd sans retour.
LES DEUX, ensemble.
Chacun est obligé d'aimer
1245 À son tour,
Et plus on a de quoi charmer,
Plus on doit à l'amour.
SECOND COUPLET
LE ZÉPHIRE
L'Amour a des charmes,
Rendons-lui les armes,
1250 Ses soins et ses pleurs
Ne sont pas sans douceurs.
Un cœur pour le suivre
À cent maux se livre,
Il faut pour goûter ses appas
1255 Languir jusqu'au trépas,
Mais ce n'est pas vivre
Que de n'aimer pas.
Ils chantent ensemble.
S'il faut des soins et des travaux,
En aimant,
1260 On est payé de mille maux
Par un heureux moment.
LE ZÉPHIRE, seul.
On craint, on espère,
Il faut du mystère,
Mais on n'obtient guère
1265 De bien sans tourment.
LES DEUX, ensemble.
S'il faut des soins et des travaux,
En aimant,
On est payé de mille maux
Par un heureux moment.
L'AMOUR, seul.
1270 Que peut-on mieux faire
Qu'aimer et que plaire?
C'est un soin charmant
Que l'emploi d'un amant.
LES DEUX, ensemble.
S'il faut des soins et des travaux,
1275 En aimant,
On est payé de mille maux
Par un heureux moment.
Le théâtre devient un autre palais magnifique, coupé dans le fond par un vestibule, au travers duquel on voit un jardin superbe et charmant, décoré de plusieurs vases d'orangers, et d'arbres chargés de toutes sortes de fruits.
IV
ACTE IV, SCÈNE PREMIÈRE
AGLAURE, CIDIPPE.
AGLAURE
Je n'en puis plus, ma sœur, j'ai vu trop de merveilles,
L'avenir aura peine à les bien concevoir,
1280 Le soleil qui voit tout, et qui nous fait tout voir,
N'en a vu jamais de pareilles.
Elles me chagrinent l'esprit,
Et ce brillant palais, ce pompeux équipage,
Font un odieux étalage
1285 Qui m'accable de honte autant que de dépit.
Que la Fortune indignement nous traite,
Et que sa largesse indiscrète
Prodigue aveuglément, épuise, unit d'efforts,
Pour faire de tant de trésors
1290 Le partage d'une cadette!
CIDIPPE
J'entre dans tous vos sentiments,
J'ai les mêmes chagrins, et dans ces lieux charmants
Tout ce qui vous déplaît, me blesse;
Tout ce que vous prenez pour un mortel affront
1295 Comme vous m'accable et me laisse
L'amertume dans l'âme, et la rougeur au front.
AGLAURE
Non, ma sœur, il n'est point de reines,
Qui dans leur propre État parlent en souveraines,
Comme Psyché parle en ces lieux.
1300 On l'y voit obéie avec exactitude,
Et de ses volontés une amoureuse étude
Les cherche jusque dans ses yeux.
Mille beautés s'empressent autour d'elle,
Et semblent dire à nos regards jaloux,
1305 "Quels que soient nos attraits, elle est encore plus belle,
Et nous qui la servons, le sommes plus que vous."
Elle prononce, on exécute,
Aucun ne s'en défend, aucun ne s'en rebute:
Flore qui s'attache à ses pas
1310 Répand à pleines mains autour de sa personne
Ce qu'elle a de plus doux appas,
Zéphire vole aux ordres qu'elle donne,
Et son amante et lui s'en laissant trop charmer,
Quittent pour la servir les soins de s'entr'aimer.
CIDIPPE
1315 Elle a des dieux à son service,
Elle aura bientôt des autels;
Et nous ne commandons qu'à de chétifs mortels,
De qui l'audace et le caprice
Contre nous à toute heure en secret révoltés,
1320 Opposent à nos volontés
Ou le murmure, ou l'artifice.
AGLAURE
C'était peu que dans notre cour
Tant de cœurs à l'envi nous l'eussent préférée,
Ce n'était pas assez que de nuit et de jour
1325 D'une foule d'amants elle y fût adorée:
Quand nous nous consolions de la voir au tombeau
Par l'ordre imprévu d'un oracle,
Elle a voulu de son destin nouveau
Faire en notre présence éclater le miracle,
1330 Et choisi nos yeux pour témoins
De ce qu'au fond du cœur nous souhaitions le moins.
CIDIPPE
Ce qui le plus me désespère,
C'est cet amant parfait et si digne de plaire,
Qui se captive sous ses lois.
1335 Quand nous pourrions choisir entre tous les monarques,
En est-il un de tant de rois
Qui porte de si nobles marques?
Se voir du bien par delà ses souhaits,
N'est souvent qu'un bonheur qui fait des misérables:
1340 Il n'est ni train pompeux, ni superbes palais,
Qui n'ouvrent quelque porte à des maux incurables;
Mais avoir un amant d'un mérite achevé,
Et s'en voir chèrement aimée;
C'est un bonheur si haut, si relevé,
1345 Que sa grandeur ne peut être exprimée.
AGLAURE
N'en parlons plus, ma sœur, nous en mourrions d'ennui,
Songeons plutôt à la vengeance,
Et trouvons le moyen de rompre entre elle et lui
Cette adorable intelligence.
1350 La voici. J'ai des coups tous prêts à lui porter,
Qu'elle aura peine d'éviter.
SCÈNE II
PSYCHÉ, AGLAURE, CIDIPPE.
PSYCHÉ
Je viens vous dire adieu, mon amant vous renvoie,
Et ne saurait plus endurer
Que vous lui retranchiez un moment de la joie
1355 Qu'il prend de se voir seul à me considérer.
Dans un simple regard, dans la moindre parole,
Son amour trouve des douceurs,
Qu'en faveur du sang je lui vole,
Quand je les partage à des sœurs.
AGLAURE
1360 La jalousie est assez fine,
Et ces délicats sentiments
Méritent bien qu'on s'imagine
Que celui qui pour vous a ces empressements,
Passe le commun des amants.
1365 Je vous en parle ainsi faute de le connaître.
Vous ignorez son nom, et ceux dont il tient l'être,
Nos esprits en sont alarmés:
Je le tiens un grand prince, et d'un pouvoir suprême
Bien au-delà du diadème,
1370 Ses trésors sous vos pas confusément semés
Ont de quoi faire honte à l'abondance même,
Vous l'aimez autant qu'il vous aime,
Il vous charme, et vous le charmez;
Votre félicité, ma sœur, serait extrême,
1375 Si vous saviez qui vous aimez.
PSYCHÉ
Que m'importe? j'en suis aimée,
Plus il me voit, plus je lui plais,
Il n'est point de plaisirs dont l'âme soit charmée
Qui ne préviennent mes souhaits,
1380 Et je vois mal de quoi la vôtre est alarmée,
Quand tout me sert dans ce palais.
AGLAURE
Qu'importe qu'ici tout vous serve,
Si toujours cet amant vous cache ce qu'il est?
Nous ne nous alarmons que pour votre intérêt.
1385 En vain tout vous y rit, en vain tout vous y plaît,
Le véritable amour ne fait point de réserve,
Et qui s'obstine à se cacher,
Sent quelque chose en soi qu'on lui peut reprocher.
Si cet amant devient volage,
1390 Car souvent en amour le change est assez doux,
Et j'ose le dire entre nous,
Pour grand que soit l'éclat dont brille ce visage,
Il en peut être ailleurs d'aussi belles que vous.
Si, dis-je, un autre objet sous d'autres lois l'engage,
1395 Si dans l'état où je vous voi,
Seule en ses mains, et sans défense,
Il va jusqu'à la violence,
Sur qui vous vengera le Roi
Ou de ce changement, ou de cette insolence?
PSYCHÉ
1400 Ma sœur, vous me faites trembler.
Juste Ciel! pourrais-je être assez infortunée...
CIDIPPE
Que sait-on si déjà les nœuds de l'hyménée...
PSYCHÉ
N'achevez pas, ce serait m'accabler.
AGLAURE
Je n'ai plus qu'un mot à vous dire.
1405 Ce prince qui vous aime, et qui commande aux vents,
Qui nous donne pour char les ailes du Zéphire,
Et de nouveaux plaisirs vous comble à tous moments,
Quand il rompt à vos yeux l'ordre de la nature,
Peut-être à tant d'amour mêle un peu d'imposture,
1410 Peut-être ce palais n'est qu'un enchantement,
Et ces lambris dorés, ces amas de richesses
Dont il achète vos tendresses,
Dès qu'il sera lassé de souffrir vos caresses,
Disparaîtront en un moment.
1415 Vous savez comme nous ce que peuvent les charmes.
PSYCHÉ
Que je sens à mon tour de cruelles alarmes!
AGLAURE
Notre amitié ne veut que votre bien.
PSYCHÉ
Adieu, mes sœurs, finissons l'entretien,
J'aime et je crains qu'on ne s'impatiente.
1420 Partez, et demain si je puis
Vous me verrez, ou plus contente,
Ou dans l'accablement des plus mortels ennuis.
AGLAURE
Nous allons dire au Roi quelle nouvelle gloire,
Quel excès de bonheur le Ciel répand sur vous.
CIDIPPE
1425 Nous allons lui conter d'un changement si doux
La surprenante et merveilleuse histoire.
PSYCHÉ
Ne l'inquiétez point, ma sœur, de vos soupçons,
Et quand vous lui peindrez un si charmant empire...
AGLAURE
Nous savons toutes deux ce qu'il faut taire, ou dire,
1430 Et n'avons pas besoin sur ce point de leçons.
Le Zéphire enlève les deux sœurs de Psyché dans un nuage qui descend jusqu'à terre, et dans lequel il les emporte avec rapidité.
SCÈNE III
L'AMOUR, PSYCHÉ.
L'AMOUR
Enfin vous êtes seule, et je puis vous redire,
Sans avoir pour témoins vos importunes sœurs,
Ce que des yeux si beaux ont pris sur moi d'empire,
Et quel excès ont les douceurs
1435 Qu'une sincère ardeur inspire
Sitôt qu'elle assemble deux cœurs.
Je puis vous expliquer de mon âme ravie
Les amoureux empressements,
Et vous jurer qu'à vous seule asservie
1440 Elle n'a pour objet de ses ravissements,
Que de voir cette ardeur de même ardeur suivie
Ne concevoir plus d'autre envie
Que de régler mes vœux sur vos désirs,
Et de ce qui vous plaît faire tous mes plaisirs.
1445 Mais d'où vient qu'un triste nuage
Semble offusquer l'éclat de ces beaux yeux?
Vous manque-t-il quelque chose en ces lieux?
Des vœux qu'on vous y rend dédaignez-vous l'hommage?
PSYCHÉ
Non, Seigneur.
L'AMOUR
Qu'est-ce donc, et d'où vient mon malheur?
1450 J'entends moins de soupirs d'amour que de douleur,
Je vois de votre teint les roses amorties
Marquer un déplaisir secret,
Vos sœurs à peine sont parties
Que vous soupirez de regret!
1455 Ah, Psyché, de deux cœurs quand l'ardeur est la même,
Ont-ils des soupirs différents?
Et quand on aime bien, et qu'on voit ce qu'on aime,
Peut-on songer à des parents?
PSYCHÉ
Ce n'est point là ce qui m'afflige.
L'AMOUR
1460 Est-ce l'absence d'un rival,
Et d'un rival aimé qui fait qu'on me néglige?
PSYCHÉ
Dans un cœur tout à vous que vous pénétrez mal!
Je vous aime, Seigneur, et mon amour s'irrite
De l'indigne soupçon que vous avez formé:
1465 Vous ne connaissez pas quel est votre mérite,
Si vous craignez de n'être pas aimé.
Je vous aime, et depuis que j'ai vu la lumière,
Je me suis montrée assez fière,
Pour dédaigner les vœux de plus d'un Roi:
1470 Et s'il vous faut ouvrir mon âme toute entière,
Je n'ai trouvé que vous qui fût digne de moi.
Cependant j'ai quelque tristesse
Qu'en vain je voudrais vous cacher,
Un noir chagrin se mêle à toute ma tendresse
1475 Dont je ne la puis détacher.
Ne m'en demandez point la cause,
Peut-être la sachant, voudrez-vous m'en punir,
Et si j'ose aspirer encore à quelque chose,
Je suis sûre du moins de ne point l'obtenir.
L'AMOUR
1480 Et ne craignez-vous point qu'à mon tour je m'irrite,
Que vous connaissiez mal quel est votre mérite,
Ou feigniez de ne pas savoir
Quel est sur moi votre absolu pouvoir?
Ah si vous en doutez, soyez désabusée,
Parlez.
PSYCHÉ
1485 J'aurai l'affront de me voir refusée.
L'AMOUR
Prenez en ma faveur de meilleurs sentiments,
L'expérience en est aisée,
Parlez, tout se tient prêt à vos commandements.
Si pour m'en croire il vous faut des serments,
1490 J'en jure vos beaux yeux, ces maîtres de mon âme,
Ces divins auteurs de ma flamme,
Et si ce n'est assez d'en jurer vos beaux yeux,
J'en jure par le Styx, comme jurent les Dieux.
PSYCHÉ
J'ose craindre un peu moins après cette assurance.
1495 Seigneur, je vois ici la pompe et l'abondance,
Je vous adore, et vous m'aimez,
Mon cœur en est ravi, mes sens en sont charmés;
Mais parmi ce bonheur suprême
J'ai le malheur de ne savoir qui j'aime.
1500 Dissipez cet aveuglement,
Et faites-moi connaître un si parfait amant.
L'AMOUR
Psyché, que venez-vous de dire?
PSYCHÉ
Que c'est le bonheur où j'aspire,
Et si vous ne me l'accordez...
L'AMOUR
1505 Je l'ai juré, je n'en suis plus le maître,
Mais vous ne savez pas ce que vous demandez.
Laissez-moi mon secret; si je me fais connaître,
Je vous perds, et vous me
perdez.
Le seul remède est de vous en dédire.
PSYCHÉ
1510 C'est là sur vous mon souverain empire?
L'AMOUR
Vous pouvez tout, et je suis tout à vous;
Mais si nos feux vous semblent doux,
Ne mettez point d'obstacle à leur charmante suite,
Ne me forcez point à la fuite:
1515 C'est le moindre malheur qui nous puisse arriver
D'un souhait qui vous a séduite.
PSYCHÉ
Seigneur, vous voulez m'éprouver,
Mais je sais ce que j'en dois croire.
De grâce, apprenez-moi tout l'excès de ma gloire,
1520 Et ne me cachez plus pour quel illustre choix
J'ai rejeté les vœux de tant de rois.
L'AMOUR
Le voulez-vous?
PSYCHÉ
Souffrez que je vous en conjure.
L'AMOUR
Si vous saviez, Psyché, la cruelle aventure
Que par là vous vous attirez...
PSYCHÉ
1525 Seigneur, vous me désespérez.
L'AMOUR
Pensez-y bien, je puis encor me taire.
PSYCHÉ
Faites-vous des serments pour n'y point satisfaire?
L'AMOUR
Hé bien, je suis le Dieu le plus puissant des Dieux,
Absolu sur la terre, absolu dans les Cieux,
1530 Dans les eaux, dans les airs mon pouvoir est suprême,
En un mot je suis l'Amour même,
Qui de mes propres traits m'étais blessé pour vous,
Et sans la violence, hélas! que vous me faites,
Et qui vient de changer mon amour en courroux,
1535 Vous m'alliez avoir pour époux.
Vos volontés sont satisfaites,
Vous avez su qui vous aimiez,
Vous connaissez l'amant que vous charmiez,
Psyché, voyez où vous en êtes.
1540 Vous me forcez vous-même à vous quitter,
Vous me forcez vous-même à vous ôter
Tout l'effet de votre victoire:
Peut-être vos beaux yeux ne me reverront plus,
Ce palais, ces jardins, avec moi disparus
1545 Vont faire évanouir votre naissante gloire;
Vous n'avez pas voulu m'en croire,
Et pour tout fruit de ce doute éclairci,
Le Destin sous qui le Ciel tremble,
Plus fort que mon amour, que tous les Dieux ensemble,
1550 Vous va montrer sa haine, et me chasse d'ici.
L'Amour disparaît, et dans l'instant qu'il s'envole, le superbe jardin s'évanouit. Psyché demeure seule au milieu d'une vaste campagne, et sur le bord sauvage d'un grand fleuve où elle se veut précipiter. Le Dieu du fleuve paraît assis sur un amas de joncs et de roseaux, et appuyé sur une grande urne, d'où sort une grosse source d'eau.
SCÈNE IV
PSYCHÉ
Cruel destin! funeste inquiétude!
Fatale curiosité!
Qu'avez-vous fait, affreuse solitude,
De toute ma félicité?
1555 J'aimais un Dieu, j'en étais adorée,
Mon bonheur redoublait de moment en moment,
Et je me vois seule, éplorée,
Au milieu d'un désert, où pour accablement,
Et confuse, et désespérée,
1560 Je sens croître l'amour, quand j'ai perdu l'amant.
Le souvenir m'en charme et m'empoisonne,
Sa douceur tyrannise un cœur infortuné
Qu'aux plus cuisants chagrins ma flamme a condamné.
Ô Ciel! quand l'Amour m'abandonne,
1565 Pourquoi me laisse-t-il l'amour qu'il m'a donné?
Source de tous les biens inépuisable et pure,
Maître des hommes et des Dieux,
Cher auteur des maux que j'endure,
Êtes-vous pour jamais disparu de mes yeux?
1570 Je vous en ai banni moi-même,
Dans un excès d'amour, dans un bonheur extrême,
D'un indigne soupçon mon cœur s'est alarmé;
Cœur ingrat, tu n'avais qu'un feu mal allumé,
Et l'on ne peut vouloir du moment que l'on aime,
1575 Que ce que veut l'objet aimé.
Mourons, c'est le parti qui seul me reste à suivre,
Après la perte que je fais.
Pour qui, grands Dieux, voudrais-je vivre,
Et pour qui former des souhaits?
1580 Fleuve, de qui les eaux baignent ces tristes sables,
Ensevelis mon crime dans tes flots,
Et pour finir des maux si déplorables,
Laisse-moi dans ton lit assurer mon repos.
LE DIEU DU FLEUVE
Ton trépas souillerait mes ondes,
1585 Psyché, le Ciel te le défend,
Et peut-être qu'après des douleurs si profondes
Un autre sort t'attend.
Fuis plutôt de Vénus l'implacable colère:
Je la vois qui te cherche et qui te veut punir,
1590 L'amour du fils a fait la haine de la mère,
Fuis, je saurai la retenir.
PSYCHÉ
J'attends ses fureurs vengeresses.
Qu'auront-elles pour moi qui ne me soit trop doux?
Qui cherche le trépas, ne craint Dieux, ni Déesses,
1595 Et peut braver tout leur courroux.
SCÈNE V
VÉNUS, PSYCHÉ.
VÉNUS
Orgueilleuse Psyché, vous m'osez donc attendre,
Après m'avoir sur terre enlevé mes honneurs,
Après que vos traits suborneurs
Ont reçu les encens qu'aux miens seuls on doit rendre?
1600 J'ai vu mes temples désertés,
J'ai vu tous les mortels séduits par vos beautés
Idolâtrer en vous la beauté souveraine,
Vous offrir des respects jusqu'alors inconnus,
Et ne se mettre pas en peine
1605 S'il était une autre Vénus:
Et je vous vois encor l'audace
De n'en pas redouter les justes châtiments,
Et de me regarder en face,
Comme si c'était peu que mes ressentiments.
PSYCHÉ
1610 Si de quelques mortels on m'a vue adorée,
Est-ce un crime pour moi d'avoir eu des appas,
Dont leur âme inconsidérée
Laissait charmer des yeux qui ne vous voyaient pas?
Je suis ce que le Ciel m'a faite,
1615 Je n'ai que les beautés qu'il m'a voulu prêter:
Si les vœux qu'on m'offrait vous ont mal satisfaite,
Pour forcer tous les cœurs à vous les reporter,
Vous n'aviez qu'à vous présenter,
Qu'à ne leur cacher plus cette beauté parfaite,
1620 Qui pour les rendre à leur devoir,
Pour se faire adorer, n'a qu'à se faire voir.
VÉNUS
Il fallait vous en mieux défendre,
Ces respects, ces encens se doivent refuser,
Et pour les mieux désabuser,
1625 Il fallait à leurs yeux vous-même me les rendre.
Vous avez aimé cette erreur
Pour qui vous ne deviez avoir que de l'horreur;
Vous avez bien fait plus, votre humeur arrogante
Sur le mépris de mille rois
1630 Jusques aux Cieux a porté de son choix
L'ambition extravagante.
PSYCHÉ
J'aurais porté mon choix, Déesse, jusqu'aux Cieux?
VÉNUS
Votre insolence est sans seconde;
Dédaigner tous les rois du monde,
1635 N'est-ce pas aspirer aux Dieux?
PSYCHÉ
Si l'Amour pour eux tous m'avait endurci l'âme,
Et me réservait toute à lui,
En puis-je être coupable, et faut-il qu'aujourd'hui
Pour prix d'une si belle flamme,
1640 Vous vouliez m'accabler d'un éternel ennui?
VÉNUS
Psyché, vous deviez mieux connaître
Qui vous étiez, et quel était ce dieu.
PSYCHÉ
Et m'en a-t-il donné ni le temps, ni le lieu,
Lui qui de tout mon cœur d'abord s'est rendu maître?
VÉNUS
1645 Tout votre cœur s'en est laissé charmer,
Et vous l'avez aimé dès qu'il vous a dit: "J'aime".
PSYCHÉ
Pouvais-je n'aimer pas le Dieu qui fait aimer,
Et qui me parlait pour lui-même?
C'est votre fils, vous savez son pouvoir,
1650 Vous en connaissez le mérite.
VÉNUS
Oui, c'est mon fils, mais un fils qui m'irrite,
Un fils qui me rend mal ce qu'il sait me devoir,
Un fils qui fait qu'on m'abandonne,
Et qui pour mieux flatter ses indignes amours,
1655 Depuis que vous l'aimez, ne blesse plus personne
Qui vienne à mes autels implorer mon secours.
Vous m'en avez fait un rebelle,
On m'en verra vengée, et hautement, sur vous,
Et je vous apprendrai s'il faut qu'une mortelle
1660 Souffre qu'un Dieu soupire à ses genoux.
Suivez-moi, vous verrez par votre expérience
À quelle folle confiance
Vous portait cette ambition;
Venez, et préparez autant de patience,
1655 Qu'on vous voit de présomption.
QUATRIÈME INTERMÈDE
La scène représente les Enfers. On y voit une mer toute de feu, dont les flots sont dans une perpétuelle agitation. Cette mer effroyable est bornée par des ruines enflammées; et au milieu de ses flots agités, au travers d'une gueule affreuse, paraît le palais infernal de Pluton. Huit Furies en sortent, et forment une entrée de ballet, où elles se réjouissent de la rage qu'elles ont allumée dans l'âme de la plus douce des Divinités. Un Lutin mêle quantité de sauts périlleux à leurs danses, cependant que Psyché qui a passé aux Enfers par le commandement de Vénus, repasse dans la barque de Charon, avec la boîte qu'elle a reçue de Proserpine pour cette déesse.
V
ACTE V, SCÈNE PREMIÈRE
PSYCHÉ
Effroyables replis des ondes infernales,
Noirs palais où Mégère et ses sœurs font leur cour,
Éternels ennemis du jour,
Parmi vos Ixions, et parmi vos Tantales,
1670 Parmi tant de tourments qui n'ont point d'intervalles,
Est-il dans votre affreux séjour
Quelques peines qui soient égales
Aux travaux où Vénus condamne mon amour?
Elle n'en peut être assouvie,
1675 Et depuis qu'à ses lois je me trouve asservie,
Depuis qu'elle me livre à ses ressentiments,
Il m'a fallu dans ces cruels moments
Plus d'une âme, et plus d'une vie,
Pour remplir ses commandements.
1680 Je souffrirais tout avec joie,
Si, parmi les rigueurs que sa haine déploie,
Mes yeux pouvaient revoir, ne fût-ce qu'un moment,
Ce cher, cet adorable amant:
Je n'ose le nommer; ma bouche criminelle
1685 D'avoir trop exigé de lui,
S'en est rendue indigne, et dans ce dur ennui
La souffrance la plus mortelle
Dont m'accable à toute heure un renaissant trépas,
Est celle de ne le voir pas.
1690 Si son courroux durait encore,
Jamais aucun malheur n'approcherait du mien:
Mais s'il avait pitié d'une âme qui l'adore,
Quoi qu'il fallût souffrir, je ne souffrirais rien.
Oui, Destins, s'il calmait cette juste colère,
1695 Tous mes malheurs seraient finis:
Pour me rendre insensible aux fureurs de la mère,
Il ne faut qu'un regard du fils.
Je n'en veux plus douter, il partage ma peine,
Il voit ce que je souffre, et souffre comme moi,
1700 Tout ce que j'endure le gêne,
Lui-même il s'en impose une amoureuse loi:
En dépit de Vénus, en dépit de mon crime,
C'est lui qui me soutient, c'est lui qui me ranime,
Au milieu des périls où l'on me fait courir:
1705 Il garde la tendresse où son feu le convie,
Et prend soin de me rendre une nouvelle vie,
Chaque fois qu'il me faut mourir.
Mais que me veulent ces deux ombres
Qu'à travers le faux jour de ces demeures sombres
1710 J'entrevois s'avancer vers moi?
SCÈNE II
PSYCHÉ, CLÉOMÈNE, AGÉNOR.
PSYCHÉ
Cléomène, Agénor, est-ce vous que je voi?
Qui vous a ravi la lumière?
CLÉOMÈNE
La plus juste douleur, qui d'un beau désespoir
Nous eût pu fournir la matière,
1715 Cette pompe funèbre, où du sort le plus noir
Vous attendiez la rigueur la plus fière,
L'injustice la plus entière.
AGÉNOR
Sur ce même rocher, où le Ciel en courroux
Vous promettait au lieu d'époux
1720 Un serpent dont soudain vous seriez dévorée,
Nous tenions la main préparée
À repousser sa rage, ou mourir avec vous.
Vous le savez, Princesse, et lorsqu'à notre vue
Par le milieu des airs vous êtes disparue,
1725 Du haut de ce rocher pour suivre vos beautés,
Ou plutôt pour goûter cette amoureuse joie
D'offrir pour vous au monstre une première proie,
D'amour et de douleur l'un et l'autre emportés,
Nous nous sommes précipités.
CLÉOMÈNE
1730 Heureusement déçus au sens de votre oracle,
Nous en avons ici reconnu le miracle,
Et su que le serpent prêt à vous dévorer
Était le Dieu qui fait qu'on aime,
Et qui tout Dieu qu'il est, vous adorant lui-même,
1735 Ne pouvait endurer
Qu'un mortel comme nous osât vous adorer.
AGÉNOR
Pour prix de vous avoir suivie,
Nous jouissons ici d'un trépas assez doux:
Qu'avions-nous affaire de vie,
1740 Si nous ne pouvions être à vous?
Nous revoyons ici vos charmes
Qu'aucun des deux là-haut n'aurait revus jamais,
Heureux si nous voyons la moindre de vos larmes
Honorer des malheurs que vous nous avez faits.
PSYCHÉ
1745 Puis-je avoir des larmes de reste
Après qu'on a porté les miens au dernier point?
Unissons nos soupirs dans un sort si funeste,
Les soupirs ne s'épuisent point.
Mais vous soupireriez, Princes, pour une ingrate,
1750 Vous n'avez point voulu survivre à mes malheurs,
Et quelque douleur qui m'abatte,
Ce n'est point pour vous que je meurs.
CLÉOMÈNE
L'avons-nous mérité, nous dont toute la flamme
N'a fait que vous lasser du récit de nos maux?
PSYCHÉ
1755 Vous pouviez mériter, Princes, toute mon âme,
Si vous n'eussiez été rivaux.
Ces qualités incomparables
Qui de l'un et de l'autre accompagnaient les vœux,
Vous rendaient tous deux trop aimables,
1760 Pour mépriser aucun des deux.
AGÉNOR
Vous avez pu sans être injuste, ni cruelle,
Nous refuser un cœur réservé pour un Dieu.
Mais revoyez Vénus: le Destin nous rappelle,
Et nous force à vous dire adieu.
PSYCHÉ
1765 Ne vous donne-t-il point le loisir de me dire
Quel est ici votre séjour?
CLÉOMÈNE
Dans des bois toujours verts, où d'amour on respire,
Aussitôt qu'on est mort d'amour.
D'amour on y revit, d'amour on y soupire,
1770 Sous les plus douces lois de son heureux empire,
Et l'éternelle nuit n'ose en chasser le jour,
Que lui-même il attire
Sur nos fantômes qu'il inspire,
Et dont aux Enfers même il se fait une cour.
AGÉNOR
1775 Vos envieuses sœurs après nous descendues
Pour vous perdre se sont perdues,
Et l'une et l'autre tour à tour,
Pour le prix d'un conseil qui leur coûte la vie,
À côté d'Ixion, à côté de Titye,
1780 Souffre tantôt la roue, et tantôt le vautour.
L'amour, par les Zéphyrs s'est fait prompte justice
De leur envenimée et jalouse malice:
Ces ministres ailés de son juste courroux,
Sous couleur de les rendre encore auprès de vous,
1785 Ont plongé l'une et l'autre au fond d'un précipice,
Où le spectacle affreux de leurs corps déchirés
N'étale que le moindre et le premier supplice
De ces conseils dont l'artifice
Fait les maux dont vous soupirez.
PSYCHÉ
Que je les plains!
CLÉOMÈNE
1790 Vous êtes seule à plaindre.
Mais nous demeurons trop à vous entretenir,
Adieu, puissions-nous vivre en votre souvenir,
Puissiez-vous, et bientôt, n'avoir plus rien à craindre,
Puisse, et bientôt, l'Amour vous enlever aux Cieux,
1795 Vous y mettre à côté des Dieux,
Et rallumant un feu qui ne se puisse éteindre,
Affranchir à jamais l'éclat de vos beaux yeux
D'augmenter le jour en ces lieux.
SCÈNE III
PSYCHÉ
Pauvres amants! Leur amour dure encore,
1800 Tous morts qu'ils sont l'un et l'autre m'adore,
Moi dont la dureté reçut si mal leurs vœux:
Tu n'en fais pas ainsi, toi qui seul m'as ravie,
Amant, que j'aime encor cent fois plus que ma vie,
Et qui brises de si beaux nœuds.
1805 Ne me fuis plus, et souffre que j'espère
Que tu pourras un jour rabaisser l'œil sur moi,
Qu'à force de souffrir j'aurai de quoi te plaire,
De quoi me rengager ta foi.
Mais ce que j'ai souffert m'a trop défigurée,
1810 Pour rappeler un tel espoir;
L'œil abattu, triste, désespérée,
Languissante et décolorée,
De quoi puis-je me prévaloir,
Si par quelque miracle impossible à prévoir,
1815 Ma beauté qui t'a plu ne se voit réparée?
Je porte ici de quoi la réparer,
Ce trésor de beauté divine
Qu'en mes mains pour Vénus a remis Proserpine,
Enferme des appas dont je puis m'emparer,
1820 Et l'éclat en doit être extrême,
Puisque Vénus la beauté même
Les demande pour se parer.
En dérober un peu serait-ce un si grand crime?
Pour plaire aux yeux d'un Dieu qui s'est fait mon amant,
1825 Pour regagner son cœur, et finir mon tourment,
Tout n'est-il pas trop légitime?
Ouvrons. Quelles vapeurs m'offusquent le cerveau,
Et que vois-je sortir de cette boîte ouverte?
Amour, si ta pitié ne s'oppose à ma perte,
1830 Pour ne revivre plus, je descends au tombeau.
Elle s'évanouit, et l'Amour descend auprès d'elle en volant.
SCÈNE IV
L'AMOUR, PSYCHÉ évanouie.
L'AMOUR
Votre péril, Psyché, dissipe ma colère,
Ou plutôt de mes feux l'ardeur n'a point cessé,
Et bien qu'au dernier point vous m'ayez su déplaire,
Je ne me suis intéressé
1835 Que contre celle de ma mère.
J'ai vu tous vos travaux, j'ai suivi vos malheurs,
Mes soupirs ont partout accompagné vos pleurs;
Tournez les yeux vers moi, je suis encor le même.
Quoi? je dis et redis tout haut que je vous aime,
1840 Et vous ne dites point, Psyché, que vous m'aimez!
Est-ce que pour jamais vos beaux yeux sont fermés?
Qu'à jamais la clarté leur vient d'être ravie?
Ô mort, devais-tu prendre un dard si criminel,
Et sans aucun respect pour mon être éternel
1845 Attenter à ma propre vie?
Combien de fois, ingrate Déité,
Ai-je grossi ton noir empire,
Par les mépris et par la cruauté
D'une orgueilleuse ou farouche beauté?
1850 Combien même, s'il le faut dire,
T'ai-je immolé de fidèles amants
À force de ravissements?
Va, je ne blesserai plus d'âmes,
Je ne percerai plus de cœurs,
1855 Qu'avec des dards trempés aux divines liqueurs
Qui nourrissent du Ciel les immortelles flammes,
Et n'en lancerai plus que pour faire à tes yeux
Autant d'amants, autant de Dieux.
Et vous, impitoyable mère,
1860 Qui la forcez à m'arracher
Tout ce que j'avais de plus cher,
Craignez à votre tour l'effet de ma colère.
Vous me voulez faire la loi,
Vous qu'on voit si souvent la recevoir de moi!
1865 Vous qui portez un cœur sensible comme un autre,
Vous enviez au mien les délices du vôtre!
Mais dans ce même cœur j'enfoncerai des coups,
Qui ne seront suivis que de chagrins jaloux;
Je vous accablerai de honteuses surprises,
1870 Et choisirai partout à vos vœux les plus doux
Des Adonis et des Anchises,
Qui n'auront que haine pour vous.
SCÈNE V
VÉNUS, L'AMOUR, PSYCHÉ évanouie.
VÉNUS
La menace est respectueuse,
Et d'un enfant qui fait le révolté
1875 La colère présomptueuse...
L'AMOUR
Je ne suis plus enfant, et je l'ai trop été,
Et ma colère est juste autant qu'impétueuse.
VÉNUS
L'impétuosité s'en devrait retenir,
Et vous pourriez vous souvenir
1880 Que vous me devez la naissance.
L'AMOUR
Et vous pourriez n'oublier pas
Que vous avez un cœur et des appas
Qui relèvent de ma puissance:
Que mon arc de la vôtre est l'unique soutien,
1885 Que sans mes traits elle n'est rien,
Et que si les cœurs les plus braves
En triomphe par vous se sont laissé traîner,
Vous n'avez jamais fait d'esclaves
Que ceux qu'il m'a plu d'enchaîner.
1890 Ne me vantez donc plus ces droits de la naissance
Qui tyrannisent mes désirs;
Et si vous ne voulez perdre mille soupirs,
Songez en me voyant à la reconnaissance,
Vous qui tenez de ma puissance
1895 Et votre gloire et vos plaisirs.
VÉNUS
Comment l'avez-vous défendue,
Cette gloire dont vous parlez?
Comment me l'avez-vous rendue?
Et quand vous avez vu mes autels désolés,
1900 Mes temples violés,
Mes honneurs ravalés,
Si vous avez pris part à tant d'ignominie,
Comment en a-t-on vu punie
Psyché qui me les a volés?
1905 Je vous ai commandé de la rendre charmée
Du plus vil de tous les mortels,
Qui ne daignât répondre à son âme enflammée
Que par des rebuts éternels,
Par les mépris les plus cruels,
1910 Et vous-même l'avez aimée!
Vous avez contre moi séduit des immortels,
C'est pour vous qu'à mes yeux les Zéphyrs l'ont cachée,
Qu'Apollon même suborné
Par un oracle adroitement tourné
1915 Me l'avait si bien arrachée,
Que si sa curiosité
Par une aveugle défiance
Ne l'eût rendue à ma vengeance,
Elle échappait à mon cœur irrité.
1920 Voyez l'état où votre amour l'a mise,
Votre Psyché: son âme va partir,
Voyez, et si la vôtre en est encore éprise,
Recevez son dernier soupir.
Menacez, bravez-moi, cependant qu'elle expire:
1925 Tant d'insolence vous sied bien,
Et je dois endurer, quoi qu'il vous plaise dire,
Moi qui sans vos traits ne puis rien.
L'AMOUR
Vous ne pouvez que trop, Déesse impitoyable,
Le Destin l'abandonne à tout votre courroux:
1930 Mais soyez moins inexorable
Aux prières, aux pleurs d'un fils à vos genoux.
Ce doit vous être un spectacle assez doux,
De voir d'un œil Psyché mourante,
Et de l'autre ce fils d'une voix suppliante
1935 Ne vouloir plus tenir son bonheur que de vous.
Rendez-moi ma Psyché, rendez-lui tous ses charmes,
Rendez-la, Déesse, à mes larmes,
Rendez à mon amour, rendez à ma douleur
Le charme de mes yeux, et le choix de mon cœur.
VÉNUS
1940 Quelque amour que Psyché vous donne,
De ses malheurs par moi n'attendez pas la fin:
Si le Destin me l'abandonne,
Je l'abandonne à son destin.
Ne m'importunez plus, et dans cette infortune
1945 Laissez-la sans Vénus triompher, ou périr.
L'AMOUR
Hélas! si je vous importune,
Je ne le ferais pas, si je pouvais mourir.
VÉNUS
Cette douleur n'est pas commune,
Qui force un immortel à souhaiter la mort.
L'AMOUR
1950 Voyez par son excès si mon amour est fort.
Ne lui ferez-vous grâce aucune?
VÉNUS
Je vous l'avoue, il me touche le cœur,
Votre amour, il désarme, il fléchit ma rigueur:
Votre Psyché reverra la lumière.
L'AMOUR
1955 Que je vous vais partout faire donner d'encens!
VÉNUS
Oui, vous la reverrez dans sa beauté première:
Mais de vos vœux reconnaissants
Je veux la déférence entière.
Je veux qu'un vrai respect laisse à mon amitié
1960 Vous choisir une autre moitié.
L'AMOUR
Et moi, je ne veux plus de grâce,
Je reprends toute mon audace,
Je veux Psyché, je veux sa foi,
Je veux qu'elle revive et revive pour moi,
1965 Et tiens indifférent que votre haine lasse,
En faveur d'une autre se passe.
Jupiter qui paraît va juger entre nous
De mes emportements, et de votre courroux.
Après quelques éclairs et roulements de tonnerre, Jupiter paraît en l'air sur son aigle.
SCÈNE DERNIÈRE
JUPITER, VÉNUS, L'AMOUR, PSYCHÉ.
L'AMOUR
Vous à qui seul tout est possible,
1970 Père des Dieux, souverain des mortels,
Fléchissez la rigueur d'une mère inflexible
Qui sans moi n'aurait point d'autels.
J'ai pleuré, j'ai prié, je soupire, menace,
Et perds menaces et soupirs;
1975 Elle ne veut pas voir que de mes déplaisirs
Dépend du monde entier l'heureuse, ou triste face,
Et que
si Psyché perd le jour,
Si Psyché n'est à moi, je ne suis plus l'Amour.
Oui, je romprai mon arc, je briserai mes flèches,
1980 J'éteindrai jusqu'à mon flambeau,
Je laisserai languir la Nature au tombeau;
Ou si je daigne aux cœurs faire encor quelques brèches,
Avec ces pointes d'or qui me font obéir
Je vous blesserai tous là-haut pour des mortelles,
1985 Et ne décocherai sur elles
Que des traits émoussés qui forcent à haïr,
Et qui ne font que des rebelles,
Des ingrates, et des cruelles.
Par quelle tyrannique loi
1990 Tiendrai-je à vous servir mes armes toujours prêtes,
Et vous ferai-je à tous conquêtes sur conquêtes,
Si vous me défendez d'en faire une pour moi?
JUPITER
Ma fille, sois-lui moins sévère.
Tu tiens de sa Psyché le destin en tes mains,
1995 La Parque au moindre mot va suivre ta colère,
Parle, et laisse-toi vaincre aux tendresses de mère,
Ou redoute un courroux que moi-même je crains.
Veux-tu donner le monde en proie
À la haine, au désordre, à la confusion,
2000 Et d'un Dieu d'union,
D'un Dieu de douceurs et de joie,
Faire un Dieu d'amertume et de division?
Considère ce que nous sommes,
Et si les passions doivent nous dominer,
2005 Plus la vengeance a de quoi plaire aux hommes,
Plus il sied bien aux Dieux de pardonner.
VÉNUS
Je pardonne à ce fils rebelle;
Mais voulez-vous qu'il me soit reproché
Qu'une misérable mortelle,
2010 L'objet de mon courroux, l'orgueilleuse Psyché,
Sous ombre qu'elle est un peu belle,
Par un hymen dont je rougis,
Souille mon alliance, et le lit de mon fils?
JUPITER
Hé bien, je la fais immortelle,
2015 Afin d'y rendre tout égal.
VÉNUS
Je n'ai plus de mépris, ni de haine pour elle,
Et l'admets à l'honneur de ce nœud conjugal.
Psyché, reprenez la lumière,
Pour ne la reperdre jamais,
2020 Jupiter a fait votre paix,
Et je quitte cette humeur fière
Qui s'opposait à vos souhaits.
PSYCHÉ
C'est donc vous, ô grande Déesse,
Qui redonnez la vie à ce cœur innocent!
VÉNUS
2025 Jupiter vous fait grâce, et ma colère cesse.
Vivez, Vénus l'ordonne; aimez, elle y consent.
PSYCHÉ, à l'Amour.
Je vous revois enfin, cher objet de ma flamme!
L'AMOUR, à Psyché.
Je vous possède enfin, délices de mon âme!
JUPITER
Venez, amants, venez aux Cieux
2030 Achever un si grand et si digne hyménée;
Viens-y, belle Psyché, changer de destinée,
Viens prendre place aux rang des Dieux.
Deux grandes machines descendent aux deux côtés de Jupiter, cependant qu'il dit ces derniers vers. Vénus avec sa suite monte dans l'une, l'Amour avec Psyché dans l'autre, et tous ensemble remontent au ciel.
Les Divinités qui avaient été partagées entre Vénus et son fils, se réunissent en les voyant d'accord; et toutes ensemble par des concerts, des chants, et des danses, célèbrent la fête des noces de l'Amour.
Apollon paraît le premier et, comme Dieu de l'harmonie commence à chanter, pour inviter les autres Dieux à se réjouir.
RÉCIT D'APOLLON
Unissons-nous, troupe immortelle;
Le Dieu d'amour devient heureux amant,
2035 Et Vénus a repris sa douceur naturelle
En faveur d'un fils si charmant:
Il va goûter en paix, après un long tourment,
Une félicité qui doit être éternelle.
TOUTES LES DIVINITÉS chantent ensemble
ce couplet à la gloire de l'Amour.
Célébrons ce grand jour;
2040 Célébrons tous une fête si belle:
Que nos chants en tous lieux en portent la nouvelle,
Qu'ils fassent retentir le céleste séjour:
Chantons, répétons, tour à tour,
Qu'il n'est point d'âme si cruelle
2045 Qui tôt ou tard ne se rende à l'Amour.
APOLLON continue.
Le Dieu qui nous engage
À lui faire la cour,
Défend qu'on soit trop sage.
Les plaisirs ont leur tour,
2050 C'est leur plus doux usage,
Que de finir les soins du jour.
La nuit est le partage
Des jeux, et de l'amour.
Ce serait grand dommage
2055 Qu'en ce charmant séjour
On eût un cœur sauvage.
Les plaisirs ont leur tour,
C'est leur plus doux usage,
Que de finir les soins du jour.
2060 La nuit est le partage
Des jeux, et de l'amour.
Deux muses, qui ont toujours évité de s'engager sous les lois de l'Amour, conseillent aux belles qui n'ont point encore aimé, de s'en défendre avec soin à leur exemple.
CHANSON DES MUSES
Gardez-vous, beautés sévères,
Les amours font trop d'affaires,
Craignez toujours de vous laisser charmer:
2065 Quand il faut que l'on soupire,
Tout le mal n'est pas de s'enflammer;
Le martyre
De le dire,
Coûte plus cent fois que d'aimer.
SECOND COUPLET DES MUSES
2070 On ne peut aimer sans peines,
Il est peu de douces chaînes,
À tout moment on se sent alarmer;
Quand il faut que l'on soupire,
Tout le mal n'est pas de s'enflammer;
2075 Le martyre
De le dire
Coûte plus cent fois que d'aimer.
Bacchus fait entendre qu'il n'est pas si dangereux que l'Amour.
RÉCIT DE BACCHUS
Si quelquefois,
Suivant nos douces lois,
2080 La raison se perd et s'oublie,
Ce que le vin nous cause de folie
Commence et finit en un jour;
Mais quand un cœur est enivré d'amour,
Souvent c'est pour toute la vie.
Mome déclare qu'il n'a point de plus doux emploi que de médire, et que ce n'est qu'à l'Amour seul qu'il n'ose se jouer.
RÉCIT DE MOME
2085 Je cherche à médire!
Sur la terre et dans les Cieux;
Je soumets à ma satire
Les plus grands des Dieux.
Il n'est dans l'univers que l'Amour qui m'étonne;
2090 Il est le seul que j'épargne aujourd'hui;
Il n'appartient qu'à lui
De n'épargner personne.
ENTRÉE DE BALLET
composée de quatre Polichinelles et de deux Matassins
qui suivent Mome, et viennent joindre leur plaisanterie et leur
badinage aux divertissements de cette grande fête.
Bacchus et Mome qui les conduisent, chantent au milieu d'eux
chacun une chanson, Bacchus à la louange du vin, et Mome une chanson enjouée, sur le sujet et les avantages de la raillerie.
RÉCIT DE BACCHUS
Admirons le jus de la treille:
Qu'il est puissant! qu'il a d'attraits!
2095 Il sert aux douceurs de la paix,
Et dans la guerre il fait merveille:
Mais surtout pour les amours,
Le vin est d'un grand secours.
RÉCIT DE MOME
Folâtrons, divertissons-nous,
2100 Raillons, nous ne saurions mieux faire,
La raillerie est nécessaire
Dans les jeux les plus doux.
Sans la douceur que l'on goûte à médire,
On trouve peu de plaisirs sans ennui;
2105 Rien n'est si plaisant que de rire,
Quand on rit aux dépens d'autrui.
Plaisantons, ne pardonnons rien,
Rions, rien n'est plus à la mode,
On court péril d'être incommode,
2110 En disant trop de bien.
Sans la douceur que l'on goûte à médire,
On trouve peu de plaisirs sans ennui;
Rien n'est si plaisant que de rire,
Quand on rit aux dépens d'autrui.
Mars arrive au milieu du théâtre, suivi de sa troupe guerrière, qu'il excite à profiter de leur loisir en prenant part aux divertissements.
RÉCIT DE MARS
2115 Laissons en paix toute la terre,
Cherchons de doux amusements;
Parmi les jeux les plus charmants,
Mêlons l'image de la guerre.
ENTRÉE DE BALLET
Suivants de Mars, qui font, avec des drapeaux
et des enseignes, une manière d'exercice.
DERNIÈRE ENTRÉE DE BALLET
Les troupes différentes de la suite d'Apollon, de Bacchus, de Mome, et de Mars, après avoir achevé leurs entrées particulières, s'unissent ensemble, et forment la dernière entrée, qui renferme toutes les autres.
Un chœur de toutes les voix et de tous les instruments, qui sont au nombre de quarante, se joint à la danse générale, et termine la fête des noces de l'Amour et de Psyché.
DERNIER CHŒUR
Chantons les plaisirs charmants
2120 Des heureux amants,
Que tout le Ciel s'empresse
À leur faire sa cour,
Célébrons ce beau jour
Par mille doux chants d'allégresse,
2125 Célébrons ce beau jour
Par mille doux chants pleins d'amour.
Dans le grand salon du palais des Tuileries, où Psyché a été représentée devant Leurs Majestés, il y avait des timbales, des trompettes et des tambours, mêlés dans ces derniers concerts; et ce dernier couplet se chantait ainsi:
Chantons les plaisirs charmants
Des heureux amants.
Répondez-nous, trompettes,
2130 Timbales et tambours:
Accordez-vous toujours
Avec le doux son des musettes,
Accordez-vous toujours
Avec le doux chant des Amours.
Et la nuit on y dort en paix.
Ce dieu rend nos vœux satisfaits :
Que sa cour a d’attraits !
Chantons-y bien sa gloire.
Tout le jour on n’y fait que boire.
Et la nuit on y dort en paix.
SILÈNE ET DEUX SATYRES ENSEMBLES.
Voulez-vous des douceurs parfaites ?
Ne les cherchez qu’au fond des pots.
PREMIER SATYRE.
Les grandeurs sont sujettes
À mille peines secrètes.
SECOND SATYRE.
L’amour fait perdre le repos.
TOUS TROIS ENSEMBLE
Voulez-vous des douceurs parfaites ?
Ne les cherchez qu’au fond des pots.
PREMIER SATYRE.
C’est là que sont les ris, les jeux, les chansonnettes.
SATYRE.
C’est dans le vin qu’on trouve les bons mots
TOUS TROIS ENSEMBLE.
Voulez-vous des douceurs parfaites ?
Ne les cherchez qu’au fond des pots.
- ↑ Il est probable que cet AVIS AU LECTEUR est de Molière.
- ↑ Acteurs de la troupe de Molière : Du Croisy.
- ↑ Mademoiselle de Brie.
- ↑ Baron.
- ↑ Molière.
- ↑ Mademoiselle La Thorillière.
- ↑ Mademoiselle du Croisy.
- ↑ La Thorillière.
- ↑ Mademoiselle Molière.
- ↑ Mademoiselle Beaupré.
- ↑ Mademoiselle Beauval.
- ↑ Hubert.
- ↑ La Grange.
- ↑ Chateauneuf.
- ↑ de Brie.
- ↑ La Thorillière fils, et Barillonet.
- ↑ La paix signée à Aix-la-Chapelle le 2 mai 1668.