Psyché (Laprade)/Livre troisième/Épilogue

Alphonse Lemerre, éditeur (Œuvres poétiques de Victor de Lapradep. 128-133).








ÉPILOGUE



Chaque fois que je vis, rêveur adolescent,
Comme une aube aux doux feux, mais éteinte en naissant
Flotter à l’horizon ta robe purpurine,
Soudain au fond du ciel, sur la vague marine,
Tes pieds comme un éclair glissaient, ô Volupté !
Et, sur la pale mer, alors, de mon côté,
Une figure en deuil s’avançait à ta place :
Sa grande ombre effaçait les roses de ta trace.
L’ache et le nénuphar, dans ses cheveux séchés,
Se posaient sur mon front en couronne attachés.
Autour d’elle un essaim de noires mélodies
Heurtait en voltigeant mes tempes engourdies ;
Et comme un flot des mers affaissé sous son poids,
Mon cœur cessait de battre au toucher de ses doigts.

Sombre Mélancolie ! ô fatale déesse
Qu’à sa place en fuyant la Volupté nous laisse,
De tes pavots amers goutte à goutte abreuvé,
Nul homme plus que moi sur ton sein n’a rêvé ;
Nul n’a vu si souvent, frappé de ton vertige,
Fruits ou fleurs avorter dès qu’il touchait leur tige ;

Nul, malgré les rayons pendant l’aube aperçus,
N’a plus d’ombre en son âme et plus d’espoirs déçus ;
Nul n’a mieux, en tout temps, reconnu sur sa voie
La tristesse présente au fond de toute joie.

Mais oublie, ô poète ! et monte avec tes vers,
Puisqu’ils portent Psyché dans un autre univers ;
Puisqu’au nombre des dieux tu l’as déjà placée,
Ah ! parle-nous du ciel sans arrière-pensée !
Parle-nous d’idéal, de l’époux inconnu,
Et du jour de l’hymen, qu’il soit ou non venu !
Oublie une heure encore, et fais trêve à la plainte.
Laisse arriver à nous l’écho de l’hymne sainte
Qu’à la fille d’Ëros, tout étant consommé,
Au bruit des lyres d’or, dit l’Olympe charmé.







Le chœur olympien, voix suprême du monde,
Chante, ô couple attendu ! sur ta couche féconde :
Car le retour de l’âme à l’époux amoureux
Nous réjouit autant, nous parfaits, nous les dieux,
Impassibles, sereins, éternels que nous sommes,
Que l’aube réjouit la tristesse des hommes.
 
Le ciel même, ô Psyché ! s’éclaire à ton regard.
Déjà depuis mille ans convives du nectar,
Nous en goûtions l’ivresse et tu n’étais pas née :
Et pourtant chez les dieux ta beauté ramenée
Ajoute à ce bonheur à qui rien ne manquait.
Tu fixeras Ëros au céleste banquet.
Notre vie est en lui, nous respirons sa flamme ;
Par lui nous t’épousons, et nous t’aimons, jeune âme !
Tout être a tressailli du baiser nuptial
Qui relie en vous deux la terre et l’idéal ;
Et, des mêmes désirs calmant les saintes fièvres,
L’homme et dieu dans le ciel s’embrassent par vos lèvres ;

Ce berceau nous sourit d’une fille par vous,
Parure de l’Olympe, enfant chéri de tous,
Né de la Beauté même, avec l’Amour unie.
Volupté, Volupté, doux fruit de l’harmonie !

Joyeux autour de toi, des plus belles chansons
Chacun te salûra ; comme au jour des moissons
Un chœur sacré, de fleurs couronné pour la danse,
Chante autour de Cérès espoir de l’abondance.

Dieux des bois, dieux des mers, rentrez, ô dieux épars !
Dieu qui dans l’air guidez l’or brûlant de vos chars,
Dieux répandus partout, l’Olympe vous rappelle ;
Revenez, saluez la déesse nouvelle !
Des vieux chênes, des flots, des antres souterrains,
Dieux, ministres de l’Être, ô Cyclopes, Sylvains,
Nymphes, Zéphyrs, Tritons, dieux légers, dieux énormes,
Esprits universels qui supportez les formes :
Rentrez dans votre ciel, dieux exilés là-bas !
Et vous, Titans, l’Olympe est ouvert sans combats !
Entre les dieux rivaux, toute haine s’oublie ;
Leur chaîne par tes mains à ses deux bouts se lie,
Ô Psyché ! toi par qui l’amour est triomphant !
La ronde au pied sonore entoure ton enfant,
Et la couvre de fleurs, et chante, et la dit reine,
Et respire à longs traits sa grâce souveraine.

Esprits des éléments, loin du foyer bannis,
Chantez, ô dieux ! chantez, vos travaux sont finis !
Esprits du feu, de l’air, de la terre et des fleuves,
Serfs ou tyrans de l’homme, instruments des épreuves,
Par qui l’âme a senti, souffert, lutté, vaincu,
Venez ! assez de jours la Discorde a vécu.

L’amour a tout guéri ; l’être a retrouvé l’être ;
Cet hymen est fécond, Volupté vient de naître !
Elle rassemble autour de son berceau sacré
Le grand peuple des dieux pour un temps séparé.

Prenez-vous par la main, formez la danse unique,
Chantez à l’unisson l’éternelle musique.
Dans l’Olympe natal revenez tous, ô Dieux !
Comme y revient Psyché. Flots épars en tous lieux
Où l’exilée a bu, revenez à la source.
Oiseaux, rentrez au nid. Rayons qui de sa course
Éclairiez les détours, ô peuple universel !
Rentrez dans l’unité de l’astre paternel.

Et vous, voiles, tombez ; songes, vapeurs, chimères,
Pales ombres de l’être, ô formes éphémères !
Ô voiles de l’époux, l’âme a su vous percer.
Sur son sein qu’à loisir elle peut embrasser,
Elle voit désormais l’éternelle substance,
Et l’amour la nourrit sans fin de son essence ;
Elle touche au réel. Apparences, tombez !

À toi vont tous les flots, en un flot absorbés,
Ô vaste Olympe ! étends tes plaines sans limite,
Puisque l’amour brisa ta barrière interdite.
Tout un peuple t’arrive ; oh ! pour le recevoir,
Grandis, sois infini comme était son espoir !
Ouvre à tous les vivants ta voûte heureuse et sainte ;
Rien ne doit exister par delà ton enceinte.

Vous, mondes ; vous, soleil ; toi, globe des humains,
Germes errants dans l’air sans trouver vos chemins,
Âmes des feux éteints, fleurs sèches, races mortes,
Venez à flots pressés, l’Olympe ouvre ses portes ;
Habitez en un seul réunis pour toujours ;
Il n’est plus aujourd’hui deux peuples, deux séjours :

Ici joie et clarté ; là souffrance et mystère,
Dans l’azur un Olympe et dans l’ombre une terre.

Pour l’éternel palais de l’Être universel,
n’est plus qu’un seul monde, et ce monde est le Ciel.

Dans l’Olympe nouveau que toute vie habite !
Vers votre enfant, Ëros, l’heureux peuple gravite.
Règne, ô fille d’amour ! sur le chaos dompté ;
Règne dans l’harmonie, ô sainte Volupté !

Et toi meurs, ô Douleur ! vieille reine des hommes !
Leur terre est arrivée avec eux où nous sommes :
Tout vit là d’où jamais tu ne pus approcher :
Quel asile te reste, ô Mal ! pour t’y cacher ?
Meurs ! Psyché brave ici ta poursuite fatale ;
Le dieu qui la rend mère en a fait son égale.
Meurs ! La Volupté nait de leur hymen puissant.
Tu ne fus rien, ô Mal ! que l’idéal absent,
Et caché par l’époux aux âmes qu’il éprouve ;
Tu n’es rien, maintenant que Psyché le retrouve,
Rien près de cette couche, aux transports infinis,
Où l’éternel baiser les garde réunis.
Meurs donc ! Mais, ô Douleur ! simple absence de l’être,
Tu n’as pas à mourir, ô Mal ! pour disparaître.
Qu’es-tu ? vide et néant, ombre sans fixité
Des choses que le jour frappait d’un seul côté.
Meurs ! Tout baigne aujourd’hui dans la clarté suprême,
Et l’être abonde ici, c’est un monde où l’on aime ;
Monde en qui tout afflue et qui contient tous lieux.
Expire donc, ô Mal ! il n’est plus que des dieux !