Psyché (Laprade)/Invocation

Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Invocation.
Alphonse Lemerre, éditeur (Œuvres poétiques de Victor de Lapradep. 1-4).


PSYCHÉ


POÈME


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INVOCATION



Il est une vallée où l’harmonie habite ;
Un dieu veille à sa porte aux mortels interdite :
L’esprit seul, dans son vol, emporté loin du temps,
Aux clartés de l’amour l’entrevoit par instants :
Quel que soit le doux nom dont chaque âge la nomme ;
Sa pensée est vivante au fond du cœur de l’homme,
Mais nul, en l’écoutant, ne saurait définir
Si c’est une espérance ou bien un souvenir,
Tant l’âme, balancée en sa plainte secrète,
Flotte entre ces deux mots : j’attends, et je regrette.
Chaque peuple a rêvé ce merveilleux jardin,
Soit qu’avec Jéhovah il ait connu l’Éden,
Soit qu’Homère ait pour lui, sur la lyre sacrée,
Fait chanter l’âge d’or de Saturne et de Rhée,
Soit qu’enfant, sous la tente, il aime à s’endormir

Bercé par les Péris des songes de Kashmir.
Là, fleurissent toujours sur l’arbre de science,
Le vrai, le beau, le bien, unique et triple essence ;
Et, dans l’or du feuillage, aux Grâces réunis,
Là des blanches vertus les essaims font leurs nids
Avant d’aller chanter leur mélodie auguste
Sur le front de la vierge et dans l’âme du juste.
C’est là qu’avant le jour de leurs aveux charmants
S’étaient choisis déjà les couples des amants :
C’est de là qu’à la voix du poète ou du sage
Descendent dans nos nuits la pensée et l’image ;
Là que toute harmonie a résonné d’abord
Avant qu’un luth mortel en répétât l’accord.

Les graines de nos fleurs ont mûri dans ce monde ;
L’art est un rameau né de sa sève féconde.
Là-haut furent cueillis, sur les prés en émail,
Le mystique rosier qui flamboie au vitrail,
L’acanthe et le lotus qu’en légères couronnes
L’Ionie a tressés aux faites des colonnes.
Avant qu’un ciseau grec et qu’un pinceau romain
Les fixât pour toujours sous l’œil du genre humain,
Les vierges au long voile et les nymphes rivales
La-haut menaient en chœurs les danses idéales ;
Et, suspendant leurs jeux, là, ces filles du ciel,
Ont posé devant vous, Phidias, Raphaël !
Là, ton âme, ô Platon, par le vrai beau guidée,
Remontait d’un coup d’aile au séjour de l’Idée.
C’est là qu’à son amant Béatrice a souri ;
Et là son regard d’aigle, ô Dante Alighieri !
T’emportant dans sa flamme à travers les dix sphères,
T’a du monde divin révélé les mystères.

C’est là qu’enfin Psyché vécut son premier jour
Tant qu’avec l’innocence elle garda l’amour.
Comme en un lit joyeux de fleurs et de rosée,
Par le souffle divin l’âme y fut déposée,
Et, près d’elle, éveillés dans l’herbe de ce sol,
Du bord de son berceau mes chants prendront leur vol.

Mais au seuil de ton œuvre inscris donc la prière,
Et dis, en commençant, d’où te vient la lumière,
O poète ! malheur aux hymnes qui naîtront
Sans que le nom d’un Dieu soit gravé sur leur front !

Je sais, au Ciel, trois sœurs qui, les mains enlacées,
Font jaillir sous leurs pas l’or des bonnes pensées ;
La Grèce en adora les corps chastes et nus,
Beaux vases qui cachaient des parfums inconnus.
C’est vous ! entre vos bras je m’abandonne, ô Grâces !
C’est vous qui vers le but portez les âmes lasses ;
Vous par qui les présents de Dieu nous sont comptés,
Vous qu’on appelle mieux du nom de Charités.
Par vous, de l’homme au Ciel et du Ciel à la terre,
Se fait d’un double amour l’échange salutaire ;
Le cœur vous doit son aile, et l’esprit son flambeau ;
Sans vous tout homme hésite incapable du beau.
La Sagesse avec vous n’a jamais le front triste ;
L’œuvre abonde et sourit sous les doigts de l’artiste.
Grâces, en qui j’ai foi, saintes filles de Dieu,
Touchez, touchez mon front de vos lèvres de feu.

Ah ! l’inspiration n’appartient à personne,
Pas plus qu’à ce rameau, dont la feuille résonne,
Le vent qui le caresse et qui le fait chanter ;

Et le dieu qui la donne est libre de l’ôter.
Nul ne peut devancer l’heure par vous choisie,
O Grâces ! pour verser en lui la poésie.
Mais l’artiste pieux, au cœur pur et sans fiel,
Peut, à force d’amour, vous arracher au Ciel.
Venez donc ! vous savez si l’art m’est chose sainte,
Si j’ai touché jamais à la lyre sans crainte,
Si j’attends rien de moi, si l’orgueil me nourrit…
Et dans quel tremblement j’invoque ici l’esprit.
O Grâces ! descendez, belles vierges antiques,
Formez autour de moi vos cadences mystiques,
Et qu’en un juste accord, sur trois modes divers,
La douceur de vos voix coule à flots dans mes vers.