Slatkine reprints (p. 209-220).

APPENDICE


SABA

(Début de roman)

VOYAGE VERS LE PASSÉ


Pallanza, 1er août 1899.

CHAPITRE I


Il baissa sur les crémaillères les deux lampes électriques mobiles qui éclairaient la grande glace de son cabinet de toilette et s’examina quelque temps, dessiné de bas en haut par la lumière, comme par une rampe de théâtre ou par un soleil couchant.

L’habilleur avait terminé son travail de falsification patiente.

Gabriel constata que son bonnet phrygien de couleur vert pâle était bien fixé dans ses cheveux blonds ; il élargit d’un nouveau pli sa ceinture lâche et tordue, toucha les manches crevées de son costume et les jambes arlequinesques de son pantalon asiatique ; enfin, il cambra ses pieds dans leurs bottines de peau molle et assura sur l’épaule droite les pattes ligottées de sa peau de chèvre qui contenait une pomme sauvage.

L’accomplissement de ce costume lui avait coûté mille soins. Quelle que fût l’incompétence des curieux qu’il devait rencontrer, il n’eût pas consenti à endosser un vêtement oriental et antique dont l’authenticité fit matière à dispute. Une courte promenade au British et au Musée de Berlin compléta la documentation qu’il s’était faite à Naples l’été précédent. Parmi les peintures de vases, il écarta les italo-grecques pour n’étudier que les attiques dont la tradition était plus directe et plus sûre. Il négligea aussi comme trop peu couvert, le gracieux Berger d’airain qui orne la petite anse trouvée à Pompéi, et il finit par désigner à son tailleur particulier un Ida de la collection Hope dont les quatre personnages étaient vêtus avec naturel et avec exactitude. Dès qu’il s’occupa du choix de l’étoffe, ses recherches devinrent plus aisées ; les tissus dont se servaient les paysans troyens se font encore aujourd’hui en Asie Mineure selon les procédés antéhomériques. Gabriel se procura sans quitter Paris deux étoffes de Brousse d’une trame fine et serrée ; il vérifia leur teinture, s’assura qu’elle était composée avec le réséda et l’isotis comme il fallait qu’elle le fût, et il n’y eut plus qu’à tailler là dedans une veste ample, des manches à nœuds et un pantalon losangé pour obtenir le vêtement précis que devait porter le frère d’Hektor lorsque Aphrodite en rendit amoureuse la fille du Cygne et de Léda.

Même la pomme verte qui pesait dans la gibecière à longs poils était une véritable pomme de Phrygie prise dans un buisson rupestre et dont l’origine était prouvée.

Le jeune homme se regarda en suivant dans son esprit le mélange de satisfaction volontaire et d’amertume qui accompagne la réalisation des plus petits projets. Chez lui, dans l’ameublement qu’il s’était composé, une figure antique ne détonait presque pas ; il aurait accepté de conserver à l’ordinaire, comme un pyjama un peu plus orné, ce vêtement de la Troade ; mais il redoutait le contact avec la rue et les passants à travers les vitres du coupé ; il souffrait à l’avance d’être pris pour un masque et de guetter dans les regards des gens l’espèce de pitié qu’ils envoient à ceux qui paraissent avoir trop apprêté une réjouissance aléatoire ou vaine.

Un instant il se demanda s’il partirait. Car, étant très jeune, il ne se trouvait pas encore las de converser avec lui-même, et l’ennui ne le prenait qu’en public. S’il restait seul devant sa table, il était certain de passer une soirée délicieuse, égale en distractions et en imprévu à toutes celles analogues qui ornaient sa vie. S’il passait la porte, un hasard vague allait décider de ses plaisirs et faire pousser peut-être devant ses pas le spleen qu’il voyait comme une plante malade dont la fleur est un bâillement noir.

Il jeta sur ses épaules un grand manteau de laine blanche afin de brusquer sa résolution. L’heure pressait. Il sortit en hâte.

Paris, qui meurt chaque soir à sept heures et ignore presque tout entier l’existence nocturne des villes du Sud, offrait au passage de la voiture ses maisons uniformes, ses rues boueuses, ses trottoirs déserts de minuit. Le cheval trotta vingt minutes et s’arrêta en glissant sur le pavé gras devant une grande porte rouge entourée par une foule envieuse et navrante. Ouvriers de nuit, miséreux, loqueteuses modistes en fichu bleu, mendiantes en châle noir, se pressaient, l’œil avide ou triste au défilé de ce qu’ils croyaient être la joie. On sentait que derrière cette toile rouge et blanche, pauvre ornement de louage pourtant, ces hommes devaient se représenter un Eldorado extraordinaire, le luxe inouï décrit chaque jour dans les feuilletons du Petit Journal, une profusion de soieries, de succulences et de beautés, toutes les friandises et toutes les femmes dont ils ne seraient jamais, jusqu’au jour de leur mort, les commensaux ni les amants.

Gabriel s’arrêta entre ces deux haies sombres avec un sentiment de honte, presque de faute. Il aurait voulu faire passer avec lui un de ces misérables, et le satisfaire pour une nuit, ou le décevoir peut-être et le guérir ainsi.

Derrière deux vieilles en hardes fauves, une petite tête blonde se haussait avec des yeux écarquillés de curiosité, les narines mouvantes, la lèvre entre les dents.

Gabriel eut un bon sourire et lui dit vivement : « Voulez-vous entrer ? »

La jeune fille recula, rougit avec violence :

« Moi ?

— Oui, vous. Si cela vous tente, voilà mon billet.

— J’ai pas de costume.

— Prenez mon manteau, c’est assez pour passer la porte. »

Et il ajouta, pour répondre à des murmures déjà naissants :

« Ensuite vous irez dans le bal où vous voudrez. Je ne m’occupe plus de vous. »

Mais elle secoua la tête, et s’enfuit à travers les rangs.

« Oh ! non ! Oh ! non ! je serais trop honteuse ! »

Attristé, Gabriel se dirigea vers le contrôle où un bruit de dispute éclatait.

« Monsieur, on n’entre pas ici en clown.

— Mais, monsieur, mon costume est tout neuf !

— Ce n’est pas la question. Nous refusons les clowns, les moines et autres paillasseries de convention.

— Pourquoi, enfin !

— Parce que nous ne sommes ni l’Opéra, ni le Casino de Monte-Carlo. Nous sommes les élèves des Beaux-Arts et nous ne nous habillons pas comme des agents de change en vadrouille. Venez en prêtre d’Isis ou en Cubiculaire, en guerrier du Radjpout ou en chasseur Inca, venez tout nu si vous êtes bien fait, mais ayez de quelque manière un extérieur intéressant. Vous n’êtes pas intéressant. Je vous refuse. Je vous présente mes regrets. »

Tandis que le monsieur tournait les talons en vociférant qu’il était certes bien sot d’avoir voulu s’encanailler dans ce badaboum de gâcheurs de plâtre, Gabriel entrait gaiement, jetait sa chlamyde au vestiaire avec un geste homérique et montait l’escalier sonore dans une large vague humaine.

CHAPITRE II


Debout sur la dernière marche, il jeta autour de lui un regard circulaire et surpris.

L’homme de nos jours, plus curieux encore et plus vite lassé que l’homme d’autrefois, s’est donné à lui-même des règles immuables dont l’explication ne paraît point possible. En même temps qu’il se plaignait, avec une mélancolie grandissante, d’une vie extérieure sans relief, sans couleur et sans caractère, il a fait de jour en jour plus stricte et plus répandue cette monotonie qui lui est odieuse. En même temps qu’il reconstituait à grand’peine, pour ses musées et pour ses théâtres les costumes anciens des campagnes et ceux des peuples étrangers, esprit sensible aux nuances des étoffes, amoureux des élégances perdues, frappé du faste oriental et des faibles soies versaillaises, il adoptait pour sa propre personne la livrée unique et noire qui est celle des maîtres d’hôtels et ordonnait sa vie comme son vêtement, selon la gamme des tons neutres. Qu’il y ait opposition entre de tels goûts et de telles habitudes, qu’il soit insensé de revêtir chaque soir un uniforme civil dont on reconnaît ouvertement l’insignifiance et le ridicule, il veut bien en convenir, mais non pas y remédier. Sa nonchalance s’accommode d’une défroque qu’il peut conduire aux funérailles, aux mariages, aux dîners de famille, aux banquets officiels comme aux débauches secrètes, et, comble d’opiniâtreté, il la conduit aux mascarades.

La surprise de Gabriel était due à ceci d’extraordinaire : que pas un habit noir ne se mêlait aux mille costumes bruissants et houleux devant lui.

Une mer de couleur l’enveloppait.

Complaisamment, il savoura sa découverte. Il n’était pas de ces égarés qui, tarissant ainsi le bonheur lui-même, ne veulent s’étonner de rien. La dérision générale lui semblait une élégance trop facile, presque une recette un peu vulgaire à l’usage de ceux-là seuls qui ne savent ni traduire ni répandre une âme aisément exaltée. Un soir déjà lointain, il avait entendu Stéphane Mallarmé dire de cette voix si ponctuelle et si discrète à la fois, qui semblait demander la permission de dispenser la vérité pure, une phrase depuis célèbre et tant de fois reprise.

« Le poète est celui qui s’étonne de tout. »

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