Prudence Rocaleux/Texte entier

La bonne presse (p. -207).

MARTHE FIEL

PRUDENCE ROCALEUX

roman
ӾӾ
COLLECTION « ÉTOILES » — LA BONNE PRESSE
MARTHE FIEL
PRUDENCE
ROCALEUX
ROMAN

MAISON DE LA BONNE PRESSE
5, RUE BAYARD, PARIS — VIIIe


CHAPITRE PREMIER


— Vous vous appelez Prudence Rocaleux ?

— Oui, Madame.

— Quel âge avez-vous ?

— Celui que Madame voudra.

Mme Dilaret regarda la nouvelle domestique qui venait d’arriver sans qu’elle l’attendît. Elle constata que ce visage placide n’accusait nulle ironie, et elle vint à réfléchir que cette femme sans âge pouvait avoir raison.

— Je vous donne 50 ans, dit-elle.

Pas un muscle ne bougea dans la face de Prudence, et pas une parole ne sortit de ses lèvres. Mme Dilaret conclut qu’elle voyait juste. Elle poursuivit son interrogatoire :

— Vous savez cuisiner ?

— Dame, à mon âge, 50 ans que vous dites…

Cependant, après cette réponse sans style, la future servante pinça sa bouche et elle ajouta :

— J’aurais dû dire : je crois que ma cuisine sera au goût de Madame…

Mme Dilaret prisa cette délicatesse de ton et riposta :

— Je vois que vous avez servi dans des maisons sérieuses. Je veux espérer que nul inconvénient ne surgira du côté des repas… Êtes-vous solide ? Vous ne craignez pas d’aller au marché ?

— Non, Madame…

Votre certificat est très bon… Cependant, il y a une petite restriction, vous êtes quelque peu autoritaire… Un peu familière aussi, et je n’aime pas beaucoup cela…

Prudence ne cacha pas son indignation. Elle eut un cri :

— C’est des menteries !

Mais elle se calma tout de suite et ajouta d’une voix assourdie :

— La dame d’où je viens n’était pas charitable… Si je voulais raconter ses défauts, il est probable que je la trouverais autoritaire, parce qu’elle me commandait sans arrêt, et qu’elle était familière, vu qu’elle m’appelait Prudence et que je lui disais Madame… Et il est presque certain que ce sera du pareil au même, ici…

Mme Dilaret écoutait ces paroles avec des yeux tout ronds. Enfin, elle dit :

— Vous avez raison, Prudence (et elle appuya sur le prénom), ce sera pareil, ici.

— J’ai fait mon sacrifice, répliqua paisiblement la future servante avec grandeur.

Mme Dilaret ne trouva pas de réponse, et ce fut un silence que Prudence rompit.

— Il est 10 heures, si Madame veut déjeuner aujourd’hui, il serait peut-être temps que je sache où est le fourneau. Un repas pour combien de personnes ? Madame a un mari vivant, que j’ crois ?

Mme Dilaret reprit ses esprits pour crier :

— Dieu, merci ! oui, il est vivant !

— Tant mieux pour Madame, et tant pis pour moi. Chez mon ancienne patronne, il était mort, de sorte qu’on était tranquille.

— Vous exagérez, Prudence, gronda sévèrement Mme Dilaret.

— Je sais ce que je sais, mais passons ! je reviens au repas… Il y a donc vot’ mari, je devrais dire « Monsieur », puisque je vas le servir… et puis, il y a un fils, que l’on m’avait dit… Il est petit ?

— Non, c’est un homme de 26 ans.

— Tant mieux ! je me disais aussi que, vu vot’ visage, vous n’ pouviez pas avoir un gamin. Je n’aime pas les enfants, rapport qu’ils font enrager ceux qui s’esquintent et, quand on se plaint, les mères vous donnent toujours tort.

— Je constate que vous avez des idées générales un peu sévères…

— Elles sont exactes… j’ connais la vie… enfin ! pourvu que vos hommes ne soient pas trop difficiles, on pourra s’arranger. En attendant, je demande le chemin de la cuisine à Madame et le menu… Que Madame me raconte aussi comment qu’on mange les plats ici… C’est-y des gratins, des sauces, des gros morceaux…

Mme Dilaret interrompit cette énumération.

— Nous aimons tout ce qui est bien préparé. La seule chose qui nous fasse horreur, c’est le lait brûlé.

— C’est y que vos casseroles seraient mauvaises ? Parce que vous savez, les fonds trop minces jouent de ces tours-là…

Madame fut prise de court.

— Je n’en sais rien, avoua-t-elle.

Ce fut d’un air extrêmement dédaigneux que Prudence repartit :

— Alors, Madame, il faut réfléchir. On dit qu’il n’y a pas de mauvais outils, mais je sais, moi, que dans de mauvaises castroles, on ne peut cuire de bonnes choses… Ainsi, un ragoût…

Agacée, Mme Dilaret coupa net l’explication :

— Je vais vous montrer la cuisine.

En passant devant Prudence, elle se dirigea vers le domaine culinaire.

C’était une pièce vaste, où les casseroles brillaient au long des murs, à l’ancienne mode. Le fourneau était recouvert d’émail blanc, ce qui plut à la domestique.

— J’aime ça pour l’entretien… le tout est de veiller à ce que le feu ne soit pas trop vif, pour que tout le blanc ne devienne pas fin jaune. Comme il y a le gaz, mes rôtis pourront être « saisis »… j’ crois qu’il y aura moyen de se tirer d’affaire, le compte des casseroles y est… sauteuse, faitout, poêle, marmite, plats…, oui, tout ira. Le marché est loin ?

— Non, sur le cours Morand.

— Madame ne m’apprend pas grand’ chose, vu que je suis de Paris et que les cours de Lyon ne me disent rien du tout. Madame sait par mon certificat que je suis une réfugiée de c’te guerre de malheur. Quand ma patronne a été enterrée, j’ suis partie. Alors, vot’ marché se fait dans une cour ! je n’ai jamais vu ça !

— Mais non, on appelle cours, une grande esplanade, une avenue.

— Bon, j’ comprends ! Alors, le menu, le menu ?

— Pour ce matin, comme il est tard, vous pourriez nous faire une purée de pommes de terre, des côtelettes de mouton et un dessert quelconque.

— Et le hors-d’œuvre ?

— À votre choix.

— J’ vois que Madame est facile. Pour demain, je ferai des paupiettes de veau, des tomates et une crème, l’entrée au petit bonheur.

— Parfait, je vous recommande l’économie !

— Oh ! j’y suis habituée depuis le temps qu’on me rabâche cette antienne-là ! Les dames font leur bouche en cœur pour dire : faut économiser pour les pauvres prisonniers, et les cuisinières s’usent les sangs à inventer des prodiges, pendant qu’on oublie les prisonniers.

— Prudence !

— Oh ! je ne parle pas encore pour Madame. Je ne connais pas Madame. Il est possible qu’elle soit juste.

— Et je m’occupe des prisonniers, soyez-en sûre.

— Alors, je félicite Madame ! Et maintenant, hop ! au fourneau, et à midi tonnant, j’invite Madame et sa compagnie à ne pas être en retard.

Mme Dilaret étant chassée de sa cuisine s’en revint dans sa chambre, un peu étourdie par les façons de sa nouvelle servante. Elle se demandait avec quelque inquiétude s’il lui serait possible de s’accorder avec elle. Comme le lui avait fait entrevoir le certificat, elle était légèrement intransigeante et paraissait familière.

Elle eut un soupir d’ennui et pensa qu’il ne fallait pas se plaindre avant d’en avoir le sujet. Les domestiques se recrutaient difficilement, et elle devait faire crédit à la bonne volonté de celle-ci.

M. Dilaret rentra un peu avant midi, et tout de suite il s’enquit :

— Il me semble avoir entendu un certain remue-ménage du côté de la cuisine. Vous avez une nouvelle recrue ? Vous en êtes satisfaite ?

— Je n’ai pu encore juger, mais elle paraît débrouillarde.

— Ce n’est déjà pas mal.

— Je crains de ne plus être maîtresse absolue chez moi.

— Ne vous en plaignez pas !

— Il est certain que n’ayant pas à diriger, j’aurai l’esprit plus libre.

— C’est un grand avantage.

M. Dilaret était magistrat. Une impassibilité étudiée le dominait, comme il se doit à tout juge.

Il déplia son journal, après s’être reposé quelques minutes dans le studio où sa femme était venue le rejoindre.

Peu après survint Jacques Dilaret, charmant jeune homme qui, lui, s’occupait d’une usine de soierie dont le propriétaire était un ami de son père.

Il était gai, tout en demeurant sérieux. Il était bon, sans faiblesse. Il plaisait beaucoup aux jeunes filles, mais il n’avouait pas encore de préférence. D’ailleurs, il ne se montrait pas dans la société depuis longtemps, parce qu’il n’était sorti de l’École centrale que depuis deux ans. Une claudication, survenue pendant son année de service militaire, l’avait dispensé de partir pour les armées. Mais il rendait tellement de services dans son usine et aux œuvres de guerre, que son départ eût été un désastre.

Il embrassa sa mère et il eut presque la même phrase que son père, mais en plus moderne :

— Quel raffut dans votre cuisine ! Vous avez donc une nouvelle acquisition ?

— Tu veux parler de la domestique ? Elle t’intéressera, toi qui aimes les caractères originaux.

— Ah ! et quel âge ?

— Celui qui me plaira !

Jacques regarda sa mère, alors que M. Dilaret quittait son journal des yeux.

— C’est la réponse qu’elle vous a donnée ? demanda Jacques interloqué.

— Oui, mon ami, et tout est à peu près à l’avenant.

— Nous allons nous amuser ! s’écria le jeune homme joyeux. Pour peu qu’elle sache assez bien cuisiner, nous vivrons des jours dorés !

Prudence entra :

— Madame est servie.

Il y eut des regards curieux vers la servante, et les trois convives allèrent s’asseoir à table.

— Tout à fait chic et genre famille respectable…, murmura Jacques.

— Au moins, celle-ci n’est pas en retard, constata M. Dilaret avec satisfaction.

Prudence servit des plats qui furent déclarés exquis, et Jacques la félicita chaleureusement :

— Prudence, je vous adresse tous mes compliments, vous êtes une cuisinière étonnante.

Les mains sur les hanches, Prudence eut un sourire, puis elle prononça lentement :

— Vous êtes un bon et beau garçon et, en plus, vous savez ce qu’est le bon manger. Aussi je vous pardonne de m’appeler Prudence, comme ça tout de go, entre nous, vous auriez pu attendre que nous ayons un peu plus fait connaissance.

M. Dilaret regardait, abasourdi, cette femme imperturbable. Mme Dilaret s’indignait que l’on fît la leçon à son fils, et celui-ci éclatant de rire s’exclama :

— Il me semble que je vous ai toujours vue, bonne Prudence, vous ressemblez à ces vieilles femmes dévouées qui sont accrochées aux familles pour leur plus grand bien.

— C’est un compliment qui compte, à part que le mot vieille n’est pas encore pour moi, et que cette façon d’être accrochée me donne l’idée que je suis un peu une huître à son rocher.

Cette fois, les trois maîtres unirent leurs rires, et Prudence les contempla d’un air dédaigneux. Quand cette gaieté se fut un peu calmée, elle reprit :

— Je vois que vous êtes comme mon ancienne patronne. Bien souvent, elle riait de ce que je lui disais, et ce n’était pas toujours drôle ; mais je sais que les gens qui se payent des domestiques n’ont pas les mêmes idées que nous autres.

Elle rentra dignement dans sa cuisine.

Quand la porte fut close derrière elle, Jacques eut un rire en murmurant :

— C’est une vraie perle, un peu baroque, mais une perle. Vous aviez raison de dire qu’elle était originale.

— Quant à moi, je prévois que votre liberté d’action dans votre intérieur se trouvera assez compromise ; elle est un peu tambour-major, votre servante, et elle vous conduira ferme.

— Vous m’ouvrez une perspective de beaux jours… Enfin ! pourvu qu’elle soit honnête, soupira Mme Dilaret. Elle a un bon certificat, je suppose que c’est mon épicier qui me l’a envoyée.

Mme Dilaret quitta la table pour retourner dans le studio où son mari et son fils la suivirent. Ce dernier prit une revue, tandis que son père continuait la lecture de son journal.

Prudence apporta le café et repartit en silence.

Le breuvage odorant était exquis, et Jacques le savoura en connaisseur.

Puis chacun se rendit à ses occupations respectives. Mme Dilaret resta dans son studio. Elle se complaisait à ces moments de tranquillité où elle tirait l’aiguille ou tricotait. Ce jour-là, des réflexions sur sa nouvelle domestique absorbaient ses pensées. Elle se disait que cette Prudence était entrée chez elle, en pays conquis, et qu’elle n’avait pas eu le loisir de l’hésitation, « Me voici… Quel est le menu ?… Où est la cuisine ? » et Prudence était installée.

Il y avait un point d’acquis : ce qu’elle présentait comme plat était soigné, et le style convenable. Quand on veut se contenter d’une seule aide, il ne faut pas se montrer exigeant, et quand le sort vous favorise en vous envoyant une personne de bonne volonté, il faut lui en être reconnaissant.

Les Dilaret possédaient une fortune qui leur permettait d’avoir plus de personnel, mais par déférence pour les pauvres malheureux et les réfugiés abrités à Lyon, ils préféraient se priver sous ce rapport et donner cet argent aux œuvres de guerre.

Mme Dilaret, de forte santé, s’occupait du ménage, ce qui remplaçait sa culture physique.

Tout en réfléchissant et travaillant, elle entendait, du côté de l’office, les résonances des casseroles et des couverts. Elle augurait que Prudence procédait à des rangements, et elle louait son zèle.

Cependant, elle essayait de brider ses illusions. Combien de fois avait-elle assisté à des débuts pleins de promesses, qui, malheureusement, ne s’étaient jamais réalisés.

— Parfois, la chance peut tourner, murmura-t-elle avec espoir.

Prudence frappa :

— Je connais la route du boucher, du boulanger et celle de l’épicier… mais cela ne suffit pas pour une maison. Je voudrais savoir où l’on affûte les couteaux, parce que, sans froisser Madame, je peux assurer qu’y n’ coupent pas plus qu’une règle…

— Bon, je vous indiquerai le magasin où je les donne d’ordinaire.

Prudence reprit :

— J’ai trouvé Monsieur fort agréable. Peut-être un peu fiérot, mais comme Monsieur est dans la justice, ce n’est pas un mal, ça fait peur aux voleurs. Quèque chose aussi m’a gênée… Pourquoi que vous ne tutoyez pas vot’ mari ? Ça n’a pas l’air amitieux. Je tutoyais mon Ernest, et il n’y trouvait pas de mal… Quant à ce bon petit qui « vouvoie » sa maman, quel malheur de voir ça… c’est pas des manières.

À ces appréciations, Mme Dilaret n’eut pas le temps de répondre, Prudence enchaîna :

— C’est un bon petit gars, pourtant ! il est aimable, il est rieur. Je me sens toute sucrée quand je le regarde et je ferais des folies pour ce petiot. Oh ! entendons-nous, Madame, je ne veux pas le séduire ; quand je parle des folies, c’est à la cuisine que je pense… des plats doux, des mignoteries… qu’il me dise ce qu’il aime, et il sera servi.

Mme Dilaret, qui avait d’abord eu peur, commença un fou rire inextinguible.

Prudence se planta devant elle, les mains croisées à la ceinture et murmura :

— La v’ là comme mon autre patronne. Je ne peux pas ouvrir la bouche dans le tête-à-tête sans que ça rie comme des grenouilles.

Et, dignement, elle sortit de la pièce, tandis que Mme Dilaret, suffoquée par une telle insolence, reprenait son sérieux.

— Je vais la renvoyer, murmura-t-elle, mais le mouvement commencé s’arrêta.

Elle s’avisa que la vie serait peut-être amusante à côté de cette femme aux aperçus pittoresques. On pouvait toujours surseoir quelques jours à l’exécution.

Ses réflexions furent troublées par une nouvelle entrée de Prudence qui vint lui déclarer :

— Aujourd’hui je ne ferai ni raccommodage ni nettoyage. Je ne connais pas la ville, et je ne voudrais pas m’y perdre. Je pense que Madame, quand elle sortira, me permettra de marcher près d’elle pour me montrer les bons coins. Je sais que les dames sortent toujours sur les 4 heures pour leurs visites ou leurs tralalas. Madame a de la chance, elle a des amis ici, moi, je n’en ai pas…

— Au fait, comment êtes-vous venue à Lyon ?

— C’est toute une histoire. Il « bombait » ferme sur Paris… Je connais un chauffeur qui m’a dit : « Mâme Prudence, je file à Marseille demain chercher des clients qui me payent l’aller et retour ; si vous voulez venir avec moi, je vous déposerai où vous voudrez. Je ne dépenserai pas plus d’essence pour deux que pour un… » Je cherchais une place et Paris ne me plaisait plus, vu qu’on passait son temps dans la cave. Et pis, j’aime l’auto. L’idée de ce parcours m’a rendue folle. Pour une fois que je pouvais me payer un voyage gratis, j’aurais été bête de refuser. Donc, nous v’là partis. Ce que j’étais contente ! Je disais bonjour à tous les arbres qui venaient au-devant de nous sur la route ! Je ne pensais plus à la guerre, ni aux avions ni aux bombes. Je me carrais dans ma limousine comme une reine, Madame, comme une reine, car je saluais et souriais aussi aux passants ! Nous avons passé avec assez de mal dans des endroits mais l’ensemble a été bon. Arrivés à Lyon, après le souper à l’hôtel où je devais coucher, mon chauffeur me dit : « Dites donc, bonne mère, j’ai des amis que je vais charrier jusqu’à Marseille, ne pouvez-vous pas rester à Lyon ? — Oh ! que je fais, je n’y connais personne. — Et à Marseille, qui que vous connaissez ? personne non plus ; alors, c’est tout pareil : ici, on mange des quenelles au poisson, à Marseille de la bouillabaisse, et c’est toute la différence. » Alors, Madame, y m’a laissée là. Les amis, c’étaient des clients qui le payaient bien ; alors, vous comprenez, moi je ne comptais plus. Je n’en dis pas de mal, de cet homme ; chacun son intérêt… Les clients m’ont fabriqué un certificat et m’ont envoyée chez vous. Voilà la vérité ! Sur ce bout de papier, ils ont écrit que j’avais deux défauts. Je n’en voulais pas : mais ces gens avaient du bon sens. Ils m’ont dit : « si on ne met que des qualités votre future patronne se méfiera, parce que personne n’est parfait sur la terre ». Alors, je les ai écoutés.

Mme Dilaret voyait un peu plus clair dans l’arrivée de Prudence. Cette franchise lui agréait.

— Je suis contente de ce que vous me dites. Maintenant, je comprends mieux votre venue.

Prudence répliqua :

— Ah ! ça, je suis franche. Quand je cache quelque chose, ça me reste là… et je finis toujours par l’avouer. Je dirai donc à Madame qu’elle est bonne et qu’elle est un peu à la distinction, et pour moi, la distinction, c’est quand on est dans les hauteurs… Vous ressemblez à ma dernière patronne. Elle a essayé de me faire une boniment là-dessus, en me disant que je mélangeais la distinction avec le dédain, mais je n’ai rien compris. Tout ce que je puis dire à Madame, c’est que les dames qui sont dans un fauteuil et qui empêchent leur malheureuse domestique de s’asseoir en face d’elles sont des distinguées. Tout me chante que Madame est de cette espèce-là ! N’en parlons donc plus, je connais la vie, c’est comme ça et pas autrement.

Mme Dilaret retenait son rire, le langage de Prudence lui paraissait tellement imagé, qu’elle hésitait à s’en divertir devant elle, craignant de la rendre plus familière et sur tout insupportable.

Revenant à la première idée de sa domestique, elle y répondit donc :

— Je sortirai plus tôt cet après-midi, afin de vous initier un peu à la ville, ou tout au moins aux alentours de la maison.

— Bien, Madame. Je puis demander quelque chose à Madame ? Oui ? Bon. Y paraît qu’il y a une belle Sainte Vierge, ici… Notre-Dame de la Fourière ?

— … de Fourvière !…

— Bon ! Je voudrais aller la voir. On m’a dit que c’était un pèlerinage. Je lui mettrai un cierge. J’ai de la piété et on me couperait le cou, plutôt que de me faire manquer ma Messe du dimanche. Je me souviens maintenant d’avoir entendu parler de cette bonne Dame. C’est comme un nuage qui passe dans ma tête. Aïe ! il s’envole ! tant pis ! tant pis ! Le voici qui revient !… je le tiens ! Elle est noire, cette Sainte Vierge, oui, c’est ça ! Ah ! voilà un mystère pour moi. Les bonnes Dames blanches et les bonnes Dames noires ! ça me fait penser aux notes de musique. Mon ancienne patronne me disait que les blanches et les noires avaient quelquefois le même son, mais que les blanches chantaient plus que les autres. Je n’ai pas très bien compris, mais depuis que je sais ça, quand j’ai du temps, je prie une Sainte Vierge blanche, et quand je n’ai qu’un moment, je galope devant une noire.

Cette fois, Mme Dilaret ne se retint plus. Elle éclata d’un rire si épanoui que Prudence la contempla avec sévérité.

— Ben, vrai ! prononça-t-elle, Madame rit encore mieux que ma pauvre ancienne Madame ; c’est tout de même désolant que je porte au rire de cette façon-là, moi qui « est » si sérieuse, si convenable.

— Oui… oui… bégayait Mme Dilaret, laissez-moi… je… je… vais m’habiller pour sortir.

— Madame, Madame ! murmura la domestique effarée, vous allez vous rendre malade, j’ai connu une dame qui en est morte… ses boyaux se sont tortillés, j’aurais dû dire « ses entrailles », ça veut dire boyaux en distingué.

Mme Dilaret lui imposa silence de ses deux mains jetées en avant.

Consternée devant cet accès d’hilarité, Prudence continuait de regarder, en se contentant de hocher la tête. Enfin, la pauvre dame se calma et, enfoncée dans un fauteuil, elle reprenait sa respiration, tout en tamponnant ses yeux pleins de larmes.

— Ah ! Prudence, put-elle dire enfin, combien vous m’avez amusée… Il y a des années que je n’ai pas ri d’aussi bon cœur…

— Je ne conseille pas Madame de recommencer. Je suis sûre que demain les côtes de Madame lui feront un mal ! il n’y a pas de bon sens de se mettre dans des états de rire pareils ! maintenant que Madame est calée de nouveau dans son sérieux, est-ce que je peux encore lui poser une question avant que nous allions en ville ?

— Posez ?

— J’ suis patriote… et ça m’a donné un coup au cœur de voir not’ beau petit gars assis entre papa et maman, au lieu d’être avec les camarades au milieu de c’te guerre de misère…

Mme Dilaret se leva comme un mât que l’on dresse et cria :

— Vous n’avez donc pas vu qu’il boite ?

Prudence écarquilla les yeux, puis elle murmura :

— Je n’avais rien remarqué. Il est vrai que je n’étais pas là quand il est arrivé, ni quand il est reparti… Ah ! tant mieux !

— Comment, tant mieux ! nous en sommes désolés, et lui tout le premier.

— Je disais tant mieux, parce que j’étais soulagée de savoir qu’il n’était pas un embusqué… un de ceux-là qui critiquent et ne sauraient même pas tirer un coup de fusil.

— Comme vous êtes simple, Prudence, et que cela fait du bien.

— Pour ça, oui, Madame, je ne suis pas fière, on me l’a toujours dit. À quoi est-ce que cela me servirait d’ailleurs ? Pour en revenir à vot’ fils, je me doute que vous avez de la peine de l’avoir si mal réussi… mais…

— Il n’est pas venu au monde ainsi ! protesta Mme Dilaret avec véhémence. Il a fait une chute de cheval…

— Oh ! aussi, cette idée de monter sur un cheval, faut pas jouer avec les animaux qu’on ne connaît pas.

— Il accomplissait son service militaire et n’avait qu’à obéir.

— Alors, c’est autre chose ! Eh bien ! maintenant, puisqu’il est libre, si on le mariait ?

Mme Dilaret, encore une fois, fut suffoquée par cette ouverture. Marier son fils, elle y pensait. C’était même son grand souci, mais elle ne s’attendait pas à ce que sa servante, arrivée du matin même, s’occupât déjà des affaires intimes de la famille. Sa première pensée fut de signifier à Prudence qu’elle n’avait pas à se mêler de cette question. Mais elle savait que les domestiques parlent de leurs maîtres, et que le hasard était ironique. Si, justement, quelque mère ayant des vues se documentait auprès de la servante ?

Entre un achat de poireaux et de carottes, il est facile d’insinuer :

— Votre jeune Monsieur est difficile ? il fume beaucoup ? il rentre tard ? il est coléreux ? Votre patronne est agréable en famille ?

Or, Mme Dilaret ne voulait pas que l’on parlât mal d’elle, afin que les questionneuses ne disent pas d’avance qu’elle serait une belle-mère insupportable. Dans la vie, il faut grouper ses chances. Pour le moment, Mme Dilaret était une mère enviée, et les jeunes filles à marier lui envoyaient leurs plus doux sourires. Elle savait qui ces sourires visaient ; mais, pour l’instant, elle en bénéficiait. Quand son fils aurait choisi, toutes les délaissées ne la ménageraient plus.

La réflexion de Prudence remettait devant son esprit ces questions brûlantes qu’elle écartait le plus possible.

Elle répondit avec circonspection :

— Je ne demande pas mieux. J’ai hâte de devenir grand’mère, mais mon avis est qu’il ne faut pas forcer les garçons à se créer un foyer, l’idée lui en viendra…

— Je me permets de ne pas être d’accord avec Madame sur cette affaire. Un garçon, ça ressemble à une crêpe : on retourne ça comme on veut… houp ! à l’endroit ! houp ! à l’envers ! si une de ces dames, hum ! hum ! le remarque pour not’ malheur, ah ! bien, elle le fera sauter, et son argent avec… Pensez, rouler le fils d’un juge, c’est du nanan… Alors, pendant qu’il n’y a rien sous roche, il faudrait lui donner une revue de belles jeunes filles… à la place de Madame, je les choisirais à la Messe… C’est là qu’on voit les vraies figures ; occupées à méditer, leurs nerfs se détendent, elles défont leur masque, comme qui dirait… Alors, on lit sur elles la bonté ou la méchanceté.

Mme Dilaret, encore une fois, se prit à rire.

— Que Madame ne rie pas. Tout cela est fort sérieux. C’est l’avenir d’une famille… Madame me croira si elle veut, mais je connais un exemplaire de ce genre. Feu ma patronne avait un neveu qu’elle voulait marier, et les fiançailles ont eu lieu. Je n’étais pas au courant, naturellement, parce que ceux qui vivent à côté des personnes, ignorent la plupart du temps ce qui les concerne. Quand Madame m’a annoncé la nouvelle, j’ai été franchement surprise, et quand j’ai su le nom, j’ai manœuvré pour savoir la paroisse. Quand la jeune fiancée est venue, je l’ai bien regardée et, le dimanche suivant, je suis allée à la Messe de son église. Eh bien ! Madame me croira si elle veut, je n’ai presque pas reconnu la demoiselle… Le sourire gracieux s’était envolé, les beaux yeux pleins d’amour n’existaient plus. Des lèvres serrées, vous savez de ces lèvres d’avare qui lieraient un sac d’écus, et des yeux froncés qui ont l’air de dire : je te tiens, mon vieux, et tu fileras doux ! Plus de cigarettes ! Plus de bridges ! Plus de bons repas ! Je suis revenue à moitié folle, et j’ai crié à Madame :

— Que votre cher petit Jean n’épouse pas cette femme, c’est une harpie ! il ne sera pas heureux huit jours. Alors, posément, Madame m’a ordonné de rentrer dans ma cuisine et de préparer un bon dîner pour le soir même, parce que les fiancés devaient venir ! Avant de passer la porte, j’ai encore répété ce que j’avais sur le cœur… Que cette demoiselle, ne se croyant pas observée, avait laissé sa figure se figer dans ses défauts. Madame m’a dit que j’étais somnambule ou autre chose, je ne sais plus, et que je n’avais à m’occuper que de mon menu. J’ai quitté Madame le cœur ulcéré, à ce point que j’en avais mal à tous les nerfs. J’ai ragé toute la journée. Quand la belle est arrivée, ça a été des sourires et des yeux à cuire le diable. Je me suis dit : « Je lui flanquerai de la sauce sur sa robe… » Et j’ai fait comme je l’avais projeté. Ah ! si Madame avait vu sa tête ! un serpent dressé ! « Maladroite ! » qu’elle a crié tout haut ; puis, elle est venue avec moi dans le cabinet de toilette, et j’en ai entendu ! Que je lui payerais sa robe, que je serais renvoyée dès qu’elle ferait partie de la famille. Qu’elle ne comprenait pas qu’on me gardait, que j’avais une vraie tête de voleuse… Une litanie, quoi ! Je ne répondais rien parce que je m’attendais à tout cela. Je plaignais seulement le bon petit Jean qui a un cœur d’or, et qui allait s’affubler de cette chipie pour toute sa vie. Quand nous avons été seules, avec Madame, je lui ai raconté la scène. Elle n’en revenait pas, d’autant plus que cette tache pouvait très bien être cachée sous un pli. Ma pauvre Madame avait commencé par me dire : « Vous ne pensiez donc pas à ce que vous faisiez, Prudence ? — Mais si, que j’avais répondu, je l’ai fait exprès ! » Et je me suis expliquée. Madame m’a admirée, pas tout haut, non, parce qu’elle restait toujours sur son quant-à-soi ; mais de la façon dont elle réfléchissait, je voyais qu’elle était tourmentée, et c’est moi qui ai eu raison ! Un jour, Madame m’a fait entendre un autre son de cloche : la demoiselle avait renvoyé son fiancé, parce qu’elle se figurait que sa tante lui donnerait tout de suite sa fortune, en ne conservant qu’une petite rente. Hein ! mes voyances triomphaient !…

Et Prudence arrêta enfin ce déluge de paroles. Mme Dilaret l’écoutait avec un grand intérêt, et elle ne put s’empêcher d’approuver.

— Votre idée est originale, je la pratiquerai certainement quand il s’agira de mon fils ; mais j’ai peur de ne pas m’y connaître aussi bien que vous ; je ne suis pas physionomiste.

— J’aiderai Madame…

— Nous y penserons…

— Maintenant, reprit Prudence, je vais m’attifer pour sortir avec Madame. Oh ! je serai convenable ! Je ne porte que du noir, depuis la mort de mon défunt… Pourtant, je n’aime pas le noir, et lui ne l’aimait pas non plus ; mais tant pis ! Il me plaint de là-haut et ça me fait plaisir. Je lui parle, je lui raconte mes petites affaires, cela me soulage. Si je disais à Madame que nous nous entendons mieux depuis qu’il est là-haut… C’est vrai comme je vous vois.

Mme Dilaret crut qu’elle ne pourrait jamais s’arrêter de rire. Depuis qu’elle était au monde, elle n’avait jamais vu un semblable personnage, et elle pensait qu’elle pourrait passer beaucoup de choses à Prudence, si toutefois elle ne dépassait pas certaines bornes.

Tout en mettant son chapeau, elle souriait encore au souvenir des paroles de Prudence. Celle-ci revint très vite dans une tenue fort convenable.

— Je suis bien noire, n’est-ce pas, Madame ; mais c’est élégant.

— Vous êtes fort bien…

Elles s’en allèrent. Prudence commença par marcher à un pas derrière sa patronne ; mais cette dernière la pria de s’avancer un peu, car elle ne pouvait lui expliquer ce qu’elle désirait. Elle lui indiqua quelques fournisseurs, puis elle proposa :

— Puisque nous avons du temps devant nous, je vais vous montrer le plus vieux pont de Lyon… il a huit cents ans.

— Oh ! là… comme Mathusalem.

— Vous avez dû voir déjà le pont Morand, et vous ne connaissez donc pas celui qui est là-bas.

— Je veux bien le regarder ; mais je ne passerai pas dessus… j’aurais trop peur qu’il craque ! c’est que je suis lourde…

— Il est solide…

— Ça doit tout de même être vrai, puisqu’il dure depuis si longtemps.

Prudence regarda le Rhône et resta pensive. Puis, elle avoua :

— Cette eau-là me paraît moins aimable que la Seine ; je crois qu’elle doit se mettre en colère.

— Quelquefois…

— Je l’avais deviné. Oui, il y a des différences entre les eaux comme entre les gens, et on se demande pourquoi. Ainsi, nous deux. Pourquoi est-ce qu’il y en a une qui sert l’autre ?

Mme Dilaret ne releva pas cette remarque. Elle se contenta de recommander :

— Retenez que ce pont s’appelle la Guillotière…

— J’essayerai, mais ma mémoire n’est plus bonne. Dans mon jeune temps, j’ savais des fables et je les récitais à des repas de noces ; mais maintenant, je ne saurais plus deux lignes. Et, c’est dommage, parce que cela plaît toujours. Ah ! je ne dis pas que cela se ferait dans le monde de Madame ; mais, par exemple, au mariage de M’sieu Jacques, je pourrais peut-être en réapprendre une. Ce mariage-là me trotte dans la tête… J’ vois déjà le beau petit ménage installé…

— Ne vous tourmentez pas à ce sujet, Prudence, l’avenir nous apportera ce que nous devons avoir.

— Faut l’aider, cet avenir, murmura la tenace servante.

Tout en parlant, ces dames effectuaient leur chemin. Elles furent sur la place Bellecour d’où l’on voyait la colline de Fourvière.

— Oh ! s’écria Prudence, sans souci des passants, en v’là une montagne devant nous ; j’avais tellement les yeux sur les boutiques, que je ne l’avais pas encore vue !

— C’est la basilique avec sa Sainte Vierge dorée. Approchons-nous un peu et vous pourrez l’admirer.

— Encore un pont à passer ! c’est toujours c’te Rhône ?

— Non, c’est la Saône, cette fois.

Quand Prudence vit de plus près la magnifique statue qui brillait au soleil, elle ne put contenir sa joie, et elle s’extasia sans modération.

— Oh ! elle me tend les bras ! c’est-y qu’elle est en vrai or ? Oh ! Madame, je voudrais aller tout contre ; et ces tours ! vous voyez ces tours, Madame ! on dirait des nids d’aigles ou de cigognes.

— Ne dites pas vos sottises si haut, Prudence ; ces quatre tours représentent la tour de David.

— Bien ! bien, Madame ! je ne suis pas savante, et je m’explique avec les mots que je sais.

— Oui… oui…

— Nous n’escaladons pas cette montagne, Madame ? J’ suis bonne grimpeuse.

— Nous irons dimanche, et nous prendrons le funiculaire.

— Je ne connais pas ça…

— C’est un wagonnet qui passe sous un tunnel.

— Je pense alors que c’est un genre de métro. Je n’aime pas le métro, par rapport à la nuit qui est dedans. Ce qu’il me faut, c’est de la lumière, et c’est ce qui me plaît, dans cette Bonne Dame, c’est qu’elle brille ! Votre métro, je ne le prendrai pas… j’irai à pied, et pis ! ce sont des contes ! Comment qu’on irait sous terre pour monter là-haut ? C’est pas possible !…

— Vous verrez ! c’est très facile. Maintenant, nous allons retourner à la maison en tramway.

— C’est dommage ! On va repasser sur les ponts ?

— Naturellement.

— Je ne suis pas entichée de c’te Rhône et de c’te Saône ; ça vous a des airs remuants qui ne me disent rien du tout.


CHAPITRE II


Le lendemain, Prudence ne tarissait pas sur Fourvière. Il semblait qu’elle eût découvert la colline. Elle se rappela les terribles éboulements qui s’étaient produits quelque dix ans auparavant, et pendant qu’elle discourait avec sa maîtresse, elle s’écria tout à coup :

— Avant de monter, je regarderai si c’est bien solide. Je n’ai pas échappé aux bombes pour être étouffée sous des rochers…

— Vous regarderez, Prudence…

— Je n’ai pas beaucoup dormi, parce que je voyais toujours cette Bonne Dame devant moi. Il me semble que je serai heureuse dans cette ville. J’y trouverai peut-être la fortune… Aujourd’hui, je m’achèterai un billet de la loterie. J’ai toujours voulu devenir riche, parce que ça me pèse un peu de travailler sans arrêt et de dire sans cesse : oui, Madame…

— Ne vous plaignez pas de votre sort, Prudence, surtout en ce moment, où il y a tant de malheureux, des réfugiés, des expulsés… C’est terrible !

— C’est vrai que je ne devrais pas ambitionner mieux. Être chez des patrons qui sont gentils, c’est un bon numéro de loterie… Pourtant, je prendrai un billet aujourd’hui… Je ne peux pas rester sur cette envie sans me la payer. Mais, assez bavardé ! le menu que j’ai soumis hier à Madame, je le maintiens ?

— Il me semble que ce sera bien. Il faut profiter des jours de viande.

— Oh ! quelle invention du diable que ces manigances de viande ou pas de viande ! et ces tickets, je n’y comprends rien de rien… « Vous n’avez pas besoin de comprendre », m’a dit un fournisseur. C’est pas commode quand même, parce que j’ai toujours peur qu’on me vole… Les gens sont si malins !

— Eh bien ! Prudence, allez à vos courses.

— J’y cours.

Mme Dilaret commençait à s’apercevoir qu’il fallait brusquer les conversations de Prudence, sans quoi elle risquerait de n’avoir plus une minute à soi. La veille, elle avait amusé son mari et son fils avec le récit des trouvailles pittoresques de sa servante, et quand Jacques avait appris qu’il serait gâté et choyé par elle, sa joie avait éclaté en un rire si frais et si jeune, que Mme Dilaret ne regrettait pas la venue de cette femme.

Elle n’oubliait pas non plus la manière originale dont elle usait pour connaître le caractère d’une fiancée, et cet épisode avait porté au comble la gaieté du jeune homme.

Il dit, très convaincu :

— Ce n’est nullement sot. Je suis de l’avis de Prudence. C’est quand un visage ne se sent pas observé, qu’il s’abandonne à son expression réelle. Votre nouvelle domestique est une bien amusante personne, et elle a une psychologie instinctive qui ne manque pas de piquant.

Aussi, quand Prudence servit le déjeuner, déploya-t-il toutes ses grâces. Quand on se sait apprécié, l’amour-propre vous pousse à vouloir l’être davantage.

Prudence ne vit dans ces attentions qu’une sympathie qui naissait pour elle de la part de ce grand garçon, qui pouvait largement être son fils. Elle lui présentait de bonne cuisine, et il le lui rendait en gentillesses. Elle redoubla de prévenances.

— Vous aimez les paupiettes, M’sieu Jacques ? Il y en a trois pour vous.

— Quelle chance ! s’exclama Jacques qui était bon mangeur… Je ne suis pas souvent aussi gâté.

— Il faut qu’un jeune homme se nourrisse bien. Vous avez besoin de forcir.

Mme Dilaret n’était pas très satisfaite de ces petits colloques qui constituaient des accrocs au protocole ; mais elle se disait qu’il fallait bien que cette isolée s’associât un peu à la vie de famille.

Quand le trio fut installé dans le petit salon pour la minute du café, M. Dilaret se tourna vers sa femme pour lui dire :

— Il me semble que Prudence empiète déjà sur vos prérogatives ?

— Je ne sais comment elle s’y prend, répliqua vivement Mme Dilaret ; mais on est désarmé devant elle à cause de sa faconde d’une naïveté bonasse. Elle a, en même temps, des aperçus si singuliers qu’on l’écoute pour en entendre d’autres… J’avoue que je m’y laisse prendre, alors que je devrais lui imposer silence…

— Ne le faites pas, maman, vous vous priveriez d’un plaisir. Les sources de distraction sont si peu nombreuses, que vous auriez tort de négliger celle-là.

— Nous verrons par la suite ce qui résultera de cette familiarité, répondit Mme Dilaret.

Plusieurs jours passèrent sans que la vie fût marquée d’incidents à retenir.

Prudence effectuait ses courses et revenait avec des commentaires plus ou moins agréables sur les commerçants.

— Voici ce que j’ai pour 60 francs, Madame, de la « ruelle » de veau.

— On dit rouelle.

— Cela m’est égal ! c’est toujours du veau… du pauvre veau qui sera à peine juteux. On se demande avec quoi ça a été nourri ? Je ferai une timbale de macaroni bien corsée, parce que c’te viande ne tiendra pas au corps, et il ne faut pas que M’sieu Jacques ait faim en sortant de table. Pour ce soir, je ferai des haricots verts. Au mois de juillet, on nage dans l’haricot. J’aime assez les commerçants de Lyon. Y sont presque plus aimables qu’à Paris. Y blaguent moins. À Paris, dès que mon boucher me voyait, c’était des hurlements ! « Tiens, v’la Mâme Prudence, qu’est-ce qu’on va lui vendre à cette chère petite dame ? » Je suis bien en chair et je n’ai pas de papillotes. Tout le monde riait, bien sûr. Si j’étais bien lunée, ça passait ; mais quand je m’étais levée du pied gauche, oh ! alors, il n’en menait pas large, ce gros ! Je lui disais : « Servez vot’ marchandise, au lieu de dire des bêtises, et donnez-moi bon poids ! » Vous vous doutez, Madame, que quand on riait, la balance ne se surveillait pas, et que le boucher en bénéficiait.

Il arriva qu’un matin, Prudence revint dans un état fou. En entrant, elle s’écria :

— Je suis perdue !

Elle marchait de long en large, en comprimant sa poitrine de ses deux mains.

— Qu’avez-vous ? questionna Mme Dilaret alarmée.

— Je suis perdue.

— Êtes-vous malade, blessée ?

— Non, non, on guérit ; il s’agit de ma réputation, et alors mon cœur bat d’émotion.

— Qu’avez-vous donc fait ?

— Je me calme un peu, et je vais raconter à Madame ; mais faut d’abord que je prenne quelque chose pour empêcher mon cœur de galoper à la mort.

Sur cette phrase, Prudence prit un doigt de vin, le sucra et le but avec lenteur.

— Il y a des restrictions, c’est vrai ; mais y n’ faut pas se tuer sous prétexte qu’on ne peut plus se sucrer ! À quoi que cela m’avancera d’être morte à côté d’un paquet de sucre ?

Mme Dilaret regardait sa servante qui dégustait son vin sans se presser. Agacée, elle dit :

— Vous savez que j’attends, Prudence ?

— Moi aussi, Madame ; vous n’avez pas de battements de cœur, vous n’avez pas eu d’émotion… Vous venez de vous lever… vous êtes fraîche comme la rose, vous pouvez patienter. Moi, j’ai fait des courses tuantes, j’ai porté un filet lourd et j’ai été insultée.

— Oh !

Le regard de Prudence était fulgurant.

— Eh bien ! racontez-moi cette aventure…

— Voilà, j’y arrive… J’étais chez l’épicier. J’attendais mon tour depuis une demi-heure, et c’est pas fait pour vous adoucir les nerfs. Rester debout, ne connaître personne pour échanger des remarques qui font passer le temps ; c’est pas gai ! Je piétinais sur mes pauvres pieds, parce que, je le dis bien haut, des pieds de domestique, c’est plus fatigué que des pieds de dame.

Mme Dilaret ne riposta pas, voulant laisser Prudence arriver au fait ; mais celle-ci prenait le chemin des écoliers, soit qu’elle voulût retarder l’aveu, soit qu’elle voulût ménager ses effets.

Cette lenteur impatienta de nouveau sa patronne qui répéta :

— Vous me ferez ces réflexions-là quand vous m’aurez appris ce qui a pu vous plonger dans cet état…

— Oh ! oh ! je vois que Madame a ses nerfs en surface ! Alors, quoi que je dirai, moi, qui ai été apostrophée comme une rien du tout ?

— Si vous ne vous hâtez pas, je m’en irai, Prudence, répliqua Mme Dilaret sévèrement.

— Ben ! m’y voici… Mais, Madame ne sera pas très contente de savoir. Jen ai peur.

La pauvre madame, cette fois, trembla un peu et se demanda ce que sa domestique avait bien pu commettre.

— Donc, pendant que je transpirais dans cette attente, survient une petite bonne femme sans chapeau. Tout le monde la regarde. C’était bien fardé. Moi, je pensais que si elle avait été bien nettoyée, elle aurait été fort gentillette. Cependant, son genre ne me plaisait pas ; c’était blond outré avec une bouche à la framboise trop marquée. Enfin ! c’était de la mode d’à présent. Mon tort quéquefois, vous le savez, Madame, est de dire ma façon de penser tout franc, tout clair. Alors, je pense tout haut : « Ah ! ben, si c’était ma fille, je vous fouetterais ça ! On n’a pas idée de ressembler exprès à une créature sans honte et sans pitié ! » Alors, Madame me croira si elle veut ; mais la petite s’est retournée, m’a toisée et m’a jeté à travers la figure ; « Mêlez-vous de ce qui vous regarde ! » Madame me connaît assez pour savoir que je n’ai pas voulu me laisser faire la leçon par une gamine. J’ai donc crié plus fort qu’elle, et j’ai riposté : « Oh ! là là… Je dis ce qui me plaît, et je peux donner mon avis sur ce qui ne me plaît pas. Je vous trouve bien osée de vous attaquer à une femme comme moi, qui suis honnête et travailleuse. — Retournez donc à vos fourneaux, bonne femme ! » qu’elle me répond. — Vous êtes une insolente ! que je redis. » Vous comprenez, Madame, le rouge me montait. « Très bien ! qu’elle fait. Mon père est sénateur et vous allez avoir un de ces petits emprisonnements pour avoir dit du mal de moi, qui vous fera réfléchir. » Voilà ! Madame, ce que j’ai rapporté dans mon filet à provisions ! Vous comprenez que j’ai eu les lèvres cousues après l’algarade ? Je me sentais devenir pâle comme une mourante, et la fatigue aidant, j’ai cru m’évanouir. Puis, par surcroît, la jeune triomphait. Les rieurs étaient de son côté ; il y avait un vide autour de moi, vu que si j’étais tombée, je me serais étalée de tout mon long, tellement il y avait de la place.

La pauvre Mme Dilaret était tellement ennuyée qu’elle ne pouvait pas parler, ce qui permit à Prudence de continuer son histoire.

— Ce que les honneurs changent les gens ! Dès que la petite a eu parlé de son légume de père, tout le monde a fait un pas vers elle, comme pour la défendre contre le tigre que je devenais ! Vous comprenez, si qu’on avait besoin d’un ticket, on courait chez ce grand homme en disant : « J’ai défendu vot’ enfant contre un monstre de femme, donnez-moi une carte de beurre, ça vaut bien ça ! » Ah ! je devine les roueries des gens, je ne suis pas sotte. Je sais que je pourrais avoir plus de malice ainsi, j’ai manqué le coche pour lui crier : « Et moi, j’ suis la cousine d’un général, et tu verras, ma petite, ce que t’auras comme salle de police. »

Là, Mme Dilaret se prit à rire de tout son cœur, mais elle reprit vite son sérieux pour demander :

— Comment cela s’est-il terminé ?

— Ça c’est le gros souci qui me met le cœur à la balançoire. Le commis épicier m’a servie sans que je puisse adresser un mot à c’te jeune demoiselle. Quand je me suis retournée, elle était partie… Alors, va-t-elle se plaindre ? Est-ce que j’irai en prison ? Ça me démonte…

Mme Dilaret ne répondit pas, fort embarrassée elle-même par la situation délicate où Prudence s’était placée.

Elle dit :

Le mieux est d’attendre les événements. Je pense que cette jeune fille ne vous gardera pas rancune et qu’elle oubliera cet incident.

— Pourquoi est-elle partie si vite ? Je suis vive, mais je me repens tout de suite. Je lui aurais expliqué gentiment : « Ça n’est pas la peine de raconter ça à vot’ papa ; il a bien d’autres choses à faire. Laissez-le aller tranquillement à son sanatorium. » Vous comprenez, Madame, qu’un sanateur ne va pas mettre une prison à ma disposition. Y n’y aurait plus de justice.

Tout à coup, le front de Prudence s’éclaira :

— Mais, j’y pense ! J’suis sauvée ! Monsieur est juge et il ira trouver ce gros bonnet, et lui dira que j’ suis une honnête femme, que jamais je n’ai voulu raconter une chose déplaisante. Si je parlais de fouetter quéque chose, c’était mes œufs à la neige, tout simplement ! Je sais que les juges savent arranger les choses.

— Vous êtes folle ! cria Mme Dilaret, scandalisée. Si je disais une chose pareille à mon mari, il vous jetterait à la porte tout de suite. La justice est une chose sérieuse…

— Ah ! ben, je ne l’aurais pas cru. J’ai vu un jour des avocats qui sortaient du tribunal, et ils ne se gênaient pas pour rire. Ce que je vois de clair dans mon affaire, c’est que Monsieur ne me viendra pas en aide. C’est agréable de servir dans la justice ! On ne peut même pas profiter de ses avantages. Vrai ! je n’aurais jamais pensé que Madame était si mal complaisante. Ce n’est pas parce que je ne suis qu’une pauvre cuisinière, qu’il faut m’envoyer promener ! J’ai dit ces paroles à la petite, sans même m’en apercevoir. J’étais énervée ! Je ne dormirai pas de la nuit, et demain je ne ferai pas de travail !

— Prudence, maintenant en voilà beaucoup sur ce sujet. Soyez plus calme, et occupez-vous du déjeuner…

— Et plus jamais je ne parlerai… et à personne ! C’est fini !

— Ce sera très bien !…

Mme Dilaret sortit de l’office où cette scène avait eu lieu, et Prudence continua à marmonner dans sa cuisine. Elle paraissait tout à fait furieuse, et elle prenait à témoins le ciel et la terre, que jamais elle n’avait voulu nuire à la fille d’un monsieur haut placé.

Soudain, une pensée illumina son entendement :

— M’sieu Jacques était gentil, aimable et pis tout ! C’est lui qui me sauvera… Il saura arranger cette affaire avec son père, et qui sait ? la jeune fille lui plaira peut-être ?… Il y a des hommes qui aiment les femmes fardées… Ils feront un beau petit ménage.

Prudence débordait d’imagination. C’était là son péché mignon. Elle combinait une idylle et elle s’apaisait. L’essentiel était de voir Jacques seul et au plus tôt, avant que le père « de la jeune fille mît la police en branle. Prudence savait que celle-ci agissait assez lentement et qu’elle aurait le temps.

Au déjeuner de ce jour-là, elle ne ménagea pas les attentions à l’adresse de « M’sieu Jacques ». Elle le regarda souvent avec des signes amicaux, auxquels il ne comprenait rien. Elle le guetta quand il fut sur le point de repartir, et le pria de venir à la cuisine.

— Alors, bonne Prudence ?

— M’sieu Jacques a trouvé l’entremets à son goût ?

— Il aurait fallu que je sois difficile ! Il était épatant !

— Ben ! M’sieu Jacques. Faudrait vous marier, parce que vous privez d’un bonheur une belle jeune fille qui l’attend.

— Qu’est-ce que vous me chantez là ? Il y a une jeune fille qui se meurt d’amour pour moi ? Mais cela me cause une peine horrible !

Jacques riait, ne prenant nullement au sérieux cette déclaration inattendue.

— J’ savais bien que vous étiez bon… J’ suis sûre que vous seriez compatissant aussi pour les vieilles dames. Par exemple, si j’étais mêlée à une affaire qui… que… ah ! tenez, je divague ! enfin, quoi ! vous ne me laisseriez pas dans l’embarras ?

— Pour sûr que non ! une si bonne Prudence qui fabrique de si bonne cuisine ! Je me battrais contre ceux qui voudraient faire du mal à ma nounou.

Cette appellation alla au cœur de Prudence. Elle se crut, durant un moment, la mère de ce beau garçon, et elle faillit l’embrasser. Elle se contenta de lui dire :

— Moi, je ferai vot’ bonheur, je vous le promets, et avec quelqu’un de tout à fait bien, la fille d’un « sécateur », qui est une belle blonde.

Jacques éclata d’un rire si sonore, que les casseroles accrochées au mur en tremblèrent.

— La fille d’un… d’un… sécateur ! glapissait le jeune homme en proie à un accès de gaieté délirante.

— Quoi ! quoi ! répétait Prudence comme un canard, vous êtes donc si content de vous marier ?

— Oui, oui, affirma Jacques, en se tenant les côtes.

Quand il fut plus calme, il dit avec dignité :

— Prudence, vous êtes un diamant, vous valez donc plus que l’or, et si j’étais quelqu’un dans la Légion d’honneur, je vous donnerais la croix ; mais quand vous ferez des discours, que la langue ne vous fourche pas.

— Non, M’sieu Jacques, j’y ferai attention, parce qu’il ne faut pas faire rire de soi, quand on devient un personnage. Ça me fait penser au garde champêtre de not’ village qui a voulu faire un discours patriotique et qui a dit : « La France fabrique une masse de cuirassiers pour que sa marine soit forte ! » Vous pensez si on s’est gaussé de lui !

À ce moment, Mme Dilaret survint et Jacques dit :

— Je félicitais Prudence sur son entremets.

— Quand on est chez des patrons qui vous comprennent, on peut se considérer heureux.

— Bravo ! s’exclama Jacques.

Il s’en alla, et Mme Dilaret resta tête à tête avec Prudence, au sujet de détails ménagers.

La servante, grandie par cet entretien récent, persuadée qu’elle était approuvée entièrement, confiante dans la satisfaction montrée par Jacques, planait dans les sphères remplies d’hallucinations et de mirages. Elle ne voyait plus qu’un couple éperdument amoureux par ses soins.

Entendait-elle Mme Dilaret ? Peut-être… parce qu’elle répondait par monosyllabes, d’un air parfois absent, parfois si extasié que sa patronne lui demanda non sans impatience :

— Vous composez des vers ?

Ce mot réveilla Prudence… des vers ? Quelle était cette insinuation ?

— Que veut dire Madame ?

— Je me demandais si vous composiez une poésie ?

— Ah ! bon ! je comprends. Je ne savais pas que les poésies s’appelaient aussi des vers… C’est un bien vilain nom qu’on leur donne là. Si on disait ça dans un discours de noces, ce serait bien fâcheux… Par exemple, « la mariée a des vers plein le cœur »… Vous voyez la tête du marié ? tandis que si on annonce : « la mariée a de la poésie plein le cœur », not’ marié est tout réjoui… Ah ! c’est qu’il faut savoir « causer comme il faut », quand on veut s’en mêler.

Prudence se redressa.

— Oh ! dit Mme Dilaret, vous ressemblez à un coq qui vient de trouver une graine.

— Ah ! Madame peut me croire ! je trouve bien d’autres choses !

Sur ces paroles sibyllines. Prudence atteignit une marmite qu’elle fourbit avec ostentation.

Mme Dilaret n’eut plus qu’à quitter la place.

Pendant combien de temps Prudence frotta-t-elle au même endroit bien net son outil de ménage, d’un mouvement berceur ? Elle ne le sut pas. Elle rêvait.

Elle essayerait de découvrir cette jeune fille, qui n’était après tout pas plus peinte que les autres. Puis, ses boucles étaient sans doute naturelles. Elle en avait bien, elle, dans son jeune temps, quand les coiffeurs pour dames existaient à peine. Son visage était gracieux à cette petite, et elle ne portait pas la rancune sur sa figure. Allons ! tout irait à souhait, et il était rare qu’elle se trompât dans ses pressentiments.

Elle se surprit à chanter. Sa voix était fausse, mais bruyante. Elle appuyait beaucoup sur les passages qu’elle aimait, et il en résultait des coups de gorge désastreux qui amenèrent Mme Dilaret assez inquiète.

— Vous êtes malade, Prudence ? Vous aviez un air si bizarre, tout à l’heure.

— Moi ? Je chantais, Madame, c’est vous dire que j’ai le cœur pur et l’estomac sans reproche.

— Je suis contente de vous voir sans souci. Je craignais qu’après l’affaire de la matinée, vous ne soyez désespérée.

— Que Madame se rassure, mon esprit est ferme, mon bon sens me commande et je vois l’avenir avec un œil paisible.

— Je ne vous cacherai pas, ma bonne Prudence, que je suis étourdie par vos énumérations. Vous mélangez le cœur, l’estomac, l’esprit, le bon sens et votre œil avec tant de vélocité, que je m’y perds.

— C’est que Madame n’a pas fait marcher sa langue autant que j’use la mienne. Moi, les mots me viennent facilement.

Encore une fois, Prudence arbora une attitude orgueilleuse, qui déclencha le rire intérieur de Mme Dilaret.

— Puisque tout va bien, je me sauve.

La domestique reprit le cours de ses méditations. Elle eût voulu être au lendemain, étant de ces natures qui ne peuvent attendre longtemps la réalisation de ce qu’elles ont projeté. Son plan lui devenait cher et elle le voulait définitif.

La journée passa. Le lendemain, elle se hâta pour sortir. Elle forma des souhaits nombreux pour la réussite envisagée. Elle rendrait ainsi service à deux jeunes tourtereaux, sans oublier qu’elle gagnerait la reconnaissance de la jeune fille, car, quoi qu’elle en dît, elle craignait quelque peu la justice.

Elle jouait constamment à pile ou face dans son esprit, et chaque incident lui devenait augure : la rencontre d’un cheval blanc, les pavés pairs devant une porte, une pelure d’orange du côté zeste…

Elle alla directement chez l’épicier. Elle y resta une demi-heure, laissant passer les clientes afin de s’attarder.

À son grand ennui, la jolie blonde ne vint pas. Elle fut tout de même contrainte de s’en aller. Son regard se promena aux alentours quand elle aperçut soudain, devant un kiosque de journaux, l’inconnue de la veille.

Son sang bourdonna à ses oreilles, tellement l’émotion la secoua. Cependant, elle s’approcha de la jeune fille et osa l’aborder :

— Mademoiselle, voulez-vous me laisser vous dire un mot ?

— Qu’est-ce qu’il vous faut encore ?

— Je vous fais mes excuses…

Prudence devenait toute humilité.

La jeune fille la regardait curieusement.

— J’ai des communications importantes à vous révéler…

— Quoi donc ?

— Asseyons-nous sur ce banc, là-bas, on y sera mieux pour causer…

— Je veux bien… mais allez vite !

Le ton était péremptoire, mais Prudence vit là un indice sûr d’une éducation hors ligne, entre des parents puissants et des domestiques dociles.

Cette personne possédait l’art du commandement, et on voyait qu’elle vivait dans un milieu omnipotent. C’est ce que Prudence déduisit.

— Voilà la nouvelle, Mademoiselle : Un jeune monsieur qui vous a vue a décidé de vous épouser…

— Non ? interrompit l’intéressée.

— C’est comme je vous le dis.

— Ah ! c’ que c’est chic !

Prudence fut un peu choquée par cette exclamation, mais elle savait que les jeunes filles évoluaient, et qu’elles ne cachaient pas leurs sentiments.

— Oui, c’est le fils de mes patrons : un jeune homme qui est aussi bon qu’un sucre d’orge ! Il est fortuné, veut se marier et vous a remarquée : « Quelle allure ! qu’il m’a dit, et quels cheveux ! » Il vous a rencontrée quatre ou cinq fois, et quand je vous ai parlé dans l’épicerie, je voulais entendre votre voix et me rendre compte si vous aviez de la riposte. Maintenant, il désirerait un accord avec vous pour vos fiançailles.

— Dites donc ! pourquoi qu’il ne me « cause » pas lui-même ?

— Oh ! là ! là ! quelle idée ! si vous l’entendiez rire, vous comprendriez tout de suite que ce n’est pas le rire d’un idiot ! Moi, j’ai trouvé que c’était plus convenable que je vous annonce d’abord sa volonté. Il a eu peur que vous le refusiez, ce petit !

— Il n’a guère de courage !… Pourquoi qu’il ne se bat pas ?

— Il a eu le pied blessé.

— C’est bien ! je demande ça, parce que je n’aime pas les embusqués.

— Moi non plus !

— Alors, amenez votre jeune homme ! Je trouve tout ça drôlasse ; mais la guerre rend tout le monde un peu timbré !

— Vous pouvez le dire ! On ne sait plus ce qu’on raconte. Ainsi, moi, hier matin… Enfin ! vous ne m’en voulez plus ? Vous n’avez rien dit à vot’ papa ?

— Pas encore, il est en voyage…

Prudence sentit un frisson passer au long de son dos. Le danger la menaçait encore. Il fallait donc accumuler les amabilités.

De son côté, la jeune inconnue pensait : « Elle a peur, la vieille cuisinière, c’est amusant ! »

Prudence prononça non sans fermeté :

— Faut lui ménager une surprise à ce cher homme, vous lui annoncerez vos accordailles…

— Ce qu’il en sera épaté !

Prudence fut encore une fois désagréablement heurtée par cette liberté de langage, mais elle se traita de femme de l’ancien temps.

La jeune fille reprit :

— On se retrouvera dans une pâtisserie. Puisqu’il me connaît, je n’ai pas besoin de tenir un journal à la main, pour qu’il sache que c’est moi. Ce sera pour dimanche, à 16 heures, là, à droite. Et maintenant, au revoir et merci.

La protégée de Prudence fila comme un zèbre sur ses jambes fines, et la pauvre servante n’eut pas le temps de répondre. Hébétée, elle regarda l’enseigne de la boutique et murmura :

— Eh ben ! eh ben ! c’est rond ! Ça ne traîne pas en longueur comme du jujube… Elle saura gouverner… Faudra que je la voie à la Messe…

Prudence rentra chez ses patrons. À vrai dire, elle était un peu embarrassée de son personnage.

Elle n’avait pas trouvé la jeune fille tout à fait ce qu’elle aurait voulu ; mais elle était persuadée que les temps modernes transformaient totalement la jeunesse, et que partout il se glissait un laisser-aller fâcheux.

Un remords cheminait lentement à travers sa conscience. Elle se demandait si réellement c’était le bonheur qu’elle destinait à M’sieu Jacques ?

Elle s’avouait qu’elle cherchait surtout son propre repos ! Il était dur de le reconnaître, et elle écartait de toutes ses forces le reproche insidieux, en voulant se convaincre que cette jeune fille était vraiment un être idéal.

Elle n’en parla pas à Jacques de la journée. On n’était qu’au jeudi d’ailleurs et, d’ici le fameux dimanche, beaucoup d’heures encore devaient s’écouler.

Lui ne pensait guère à cette histoire, qui ne comptait à ses yeux que pour le comique qui s’en dégageait. Il se méfiait, et à juste titre, du goût de Prudence, et si elle lui avait parlé d’un rendez-vous pris à son insu, il ne s’y serait pas rendu.

Il ne se doutait nullement des affres dans lesquelles errait la malheureuse. Elle remettait au soir, au matin, le moment de le prévenir.

Elle restait, par cela même, assez silencieuse, et le jeune homme, qui se distrayait à ses récits pittoresques, essayait de la tirer de ce silence en n’y parvenant qu’à demi.

Le samedi matin, pourtant, elle dut se décider, et elle appela son jeune maître.

— M’sieu Jacques, j’ai revu la belle jeune fille. Figurez-vous ce que j’ai appris ?

— Je n’ai jamais été fort sur les devinettes…

— Eh bien ! elle vous aime à périr…

— Quoi ! s’exclama Jacques… Elle me connaît tant que cela ? Elle m’a vu souvent ?

— Oh ! que oui ! les jeunesses ont des yeux à voir ceux qui ne les voient pas.

— Vous vous fichez de moi, bonne Prudence !

— Que non pas ! Elle m’a dit : « Quel chic type que ce garçon-là ! Je m’use les yeux à pleurer en pensant qu’il pourrait en épouser une autre ! Ah ! si mon papa, qui est si puissant et si riche, pouvait faire un miracle ! »

— Prudence, vous avez bien votre bon sens ?

— Si je l’ai ! Je crache par terre pour faire sauver le diable, et je fais un signe de croix pour vous montrer que mon esprit ne va pas de travers !

Prudence était superbe d’indignation.

Elle reprit :

V’là comme on est reçu quand on s’occupe du bonheur des gens…

— Ne vous fâchez pas, ma bonne, et dites-moi le nom de votre protégée ?

La domestique en eût été bien en peine, et elle répliqua avec à-propos :

— Ça, c’est encore un secret. Il faut être prudent avec la réputation des jeunes filles. Son nom, elle vous le dira elle-même à la pâtisserie…

— Comment, elle est pâtissière ?…

— Mais non…

Ces deux mots furent prononcés avec un ton de dédain accentué.

— Alors, que vient faire cette pâtisserie ?

— C’est l’endroit où vous vous rencontrerez demain.

— Non ?

Et Jacques eut un rire si gai et si éclatant, que sa mère accourut pour le partager. Elle imaginait bien que Prudence devait être l’instigatrice de cette hilarité, et elle voulait en savoir le sujet.

— Que se passe-t-il ? s’écria-t-elle, tout égayée déjà en apercevant son fils, en proie au rire le plus suggestif.

Prudence, les mains sur les hanches, le regardait d’une mine moitié furieuse, moitié attendrie.

L’arrivée de Mme Dilaret la figea. Elle eût aimé ne pas mettre sa patronne au courant, avant que Jacques se fût expliqué avec sa future. Mais les événements se présentant autrement, il fallait les accepter bon gré, mal gré.

Jacques ne cessant pas de rire, Prudence prit le parti d’avouer :

— M’sieu Jacques est bien content, parce qu’une belle jeune fille s’est amourachée de lui. On a vu plus drôle que ça ; mais M’sieu Jacques prend tout tellement du côté joyeux, que cette amitié, à laquelle il ne s’attendait pas, fait déborder la joie qu’il a dans le corps.

Mme Dilaret devint sérieuse tout de suite, et un air sévère remplaça le rire qu’elle escomptait.

Elle estimait que sa servante dépassait ses fonctions, et elle dit :

— Je vous croyais une honnête femme, Prudence, et je ne pensais pas que vous seriez capable de faire de semblables commissions.

— Oh ! Madame, rugit la servante, devenue rouge comme le feu, je ne me charge pas de commissions malhonnêtes. Elle ne m’a rien dit, c’te jeunesse. Oh ! là ! là ! c’est bien trop comme il faut ! Oh ! la pauvre, si elle savait ça, elle… la fille d’un sé… sé…

— Sécateur ! souffla Jacques.

— Quoi ? cria Mme Dilaret.

— Oui, Madame, et c’est venu tout seul, cette affaire… On dit que l’esprit souffle où il veut ; mais, l’amour ! Madame, ah ! l’amour ! ça roule comme un nuage… et ça crève où le bon Dieu veut ! ça a crevé sur c’te gamine qui a vu passer M’sieu Jacques, et c’est bon comme du pain, et innocent comme l’agneau. Me donner une commission ! Ah ! ma patronne ! c’est pas des choses à faire ! Elle me racontait sa robe de mariée ; il y avait tout un oranger dessus ! C’est y pas une fleur de vertu ? Et plus qu’il y en a, plus la vertu est bon teint. Et pis, j’ connais mon monde… et celle-là, quand je la verrai à la Messe, j’aurai pas besoin de la regarder deux fois pour savoir qu’elle est bonne, simple et pas délurée.

Prudence oubliait qu’elle mentait. Encerclée dans les fils d’une disculpation effrénée, elle essayait de sortir blanche comme un cygne de cette ténébreuse impasse.

Jacques ne cessait pas de rire, et sa mère ne pouvait s’empêcher de s’égayer. Prudence était si curieuse à contempler dans sa défense, que l’on y prenait intérêt.

— Enfin, M’sieu Jacques la verra, et si c’est pour son bonheur, le ciel l’y aidera. Les mariages sont écrits là-haut.

Elle levait un doigt vers le firmament avec un air si sentencieux, que la mère et le fils devinrent sérieux.

La conversation s’interrompit là.

Durant l’après-midi, Prudence rôda dans les environs de l’épicerie. À quelques concierges d’immeubles imposants, elle demanda s’il n’habitait pas là un sénateur. Les questionnés hochaient la tête et répondaient qu’ils connaissaient bien un percepteur, et que c’était là le seul nom en « eur » qu’ils avaient entendu.

Prudence baissait la tête en marchant péniblement, parce que les pensées lourdes agissent sur la démarche.

Tout d’un coup, elle se sentit interpellée :

— Salut, vieille branche !

Elle sursauta et se vit en face de la jeune fille toute blonde et rieuse qui reprit :

— Vous vous baladez ?

Interloquée, Prudence répliqua :

— Je suis en courses ; je ne me promène que le dimanche.

— Et mon futur, il en tient toujours pour moi ?

— Dame !

— J’ vas vous conduire à mon paternel. Hep. ! hep ! p’pa, arrête ton fourbi ! v’là la bonne femme qui m’a raconté le boniment du Prince charmant…

À sa profonde horreur, Prudence vit stopper devant elle un marchand de peaux de lapins, qui traînait sa voiture à bras. Un visage sale de barbe, des yeux clignotants d’ivrogne et un nez rouge qui prouvait surabondamment son péché.

Elle cria :

— C’est vot’ père, ça ?

Le bonhomme bafouilla :

— Oui, ma vieille… Je n’ vous flatte pas, princesse… mais quand je suis en dimanche, j ’vaux l’ voisin qui est bien habillé. Vous avez été bien gentille de vous occuper de la petite. C’est une fille pas fière, et elle cause gentiment au monde. J’ vas vous payer un verre pour vous remercier.

— Je… je ne bois jamais entre mes repas… bégaya Prudence avec un mal infini.

— Allons, faites pas de façons… le père Rigolo est connu avantageusement dans tous les quartiers, et s’il porte le nom d’un cataplasme, il ne pique personne… Venez boire à la santé des futurs époux.

Un frémissement de dégoût secoua Prudence. Une stupeur la glaçait, bien que le soleil de juillet l’enveloppât. Que dirait M’sieu Jacques quand il verrait ce beau-père ? Maintenant, il ne fallait pas tergiverser, mais agir promptement.

Elle commença :

— Môssieu, mon jeune patron a changé d’idée… C’est un peu jeune et c’est comme les girouettes. Un jour, ça pense blond, et le lendemain, ça rêve de brun. Je cherchais justement vot’ demoiselle, pour l’avertir qu’il n’y aura pas de gâteaux pour elle, demain.

— Peau de lapin ! hurla le bonhomme.

— Tu me le payeras vieil oiseau ! rugit la rieuse blonde en montrant le poing.

— C’est-y que vous avez voulu jouer avec les sentiments d’une enfant ! cria le père de façon à attrouper les gens.

Prudence, sagement, opposait un front d’airain à cet assaut de vocables malsonnants. Une grande quiétude se dégageait d’elle. Ayant insulté, elle se laissait aussi insulter, de façon que les deux parties fussent quittes. Ces gens de peu ne pourraient l’accuser, puisque, à leur tour, ils la couvraient d’injures.

Le revendeur criait :

— Elle a promis le mariage à ma fille !

Cette phrase entretenait la joie des badauds qui riaient en se disant entre eux :

— Le père Rigolo a encore bien bu aujourd’hui.

Ils s’en allèrent en riant, remplacés par d’autres. La jeune fille était violette de rage : mais nul ne la plaignait. On connaissait ses frasques, et on ne prenait pas au sérieux ce mariage, dont elle se vantait.

Prudence, digne, eut tous les suffrages, et elle reprit son chemin avec les honneurs de cette escarmouche. Quand elle fut hors de vue du groupe, elle marcha plus allègrement Un peu plus, et elle eût esquissé un entrechat, tellement son esprit était soulagé. Elle con venait qu’elle avait été sans cervelle. La peur lui avait fait commettre une fameuse bêtise ; mais maintenant, elle se promettait, sur ce qu’elle possédait de plus sacré, qu’elle n’ouvrirait plus la bouche que pour le nécessaire, ah ! oui !

Elle rentra rayonnante. Mme Dilaret constata cette transformation et se figura qu’elle triomphait pour son idée.

Sévèrement elle la prévint :

— Prudence, je suis désolée de la besogne que vous avez faite vis-à-vis de cette inconnue, Ce n’est pas ainsi que je désire marier mon fils. Nous avons de bons amis, ayant de charmantes filles et, sans me vanter, je puis vous assurer que nous n’avons que l’embarras du choix.

La servante écouta ce sermon sans un mot. Elle se sentait coupable, mais avouer ses torts est surhumain. Elle augurait qu’elle serait à jamais perdue dans l’esprit de sa patronne. Elle prit un temps pour répondre.

— Madame, j’ai réfléchi… j’ai fait parler à fond mes personnages… le père, je l’ai vu… Il n’est pas sénateur, j’avais confondu. Il est lapineur… C’est une profession qu’on ne connaît pas encore beaucoup parmi les amis de Madame : mais ça peut venir. J’en parlerai plus tard à Madame : aujourd’hui, les mots ne me viennent pas. Quant à la fille, sa blondeur est du teint… mais ça ce n’est rien, le plus grave, c’est que je ne connais tout à fait les gens qu’à la Messe. Eh bien ! j’ai demandé à cette petite à quelle paroisse elle allait. « Paroisse ? qu’elle m’a fait, Je ne vais pas à la Messe. » Alors, Madame comprend ? Pas moyen de deviner ses défauts ! m’est avis, entre nous, qu’elle doit en avoir beaucoup. Madame me rendra cette justice, que je suis aussi prudente que mon nom, et que je n’ai pas voulu plonger not’ cher M’sieu Jacques dans l’ennui.

Et Prudence regarda Mme Dilaret d’un air qui signifiait : Trouvez à redire à mes paroles.


CHAPITRE III


— Madame… c’est aujourd’hui que Madame me conduit à la basilique de Fourvière ?

— Oui, Prudence…

— Dimanche dernier, notre voyage a été raté ; mais si je disais à Madame que cela ne m’a pas peinée, elle sera peut-être étonnée ?

— Oui, parce que vous aviez une mine bien peu avenante.

— Je ne dis pas non… mais je suis à ressort… je reste aplatie pendant un moment, puis je rebondis. Ça m’a donné un coup, dimanche, quand Madame m’a dit qu’on n’irait pas, et puis, après, j’ai pensé que du moment qu’on n’a pas fait une chose, elle est à faire… Quand c’est une course qui vous plaît, c’est donc une joie remise, une joie à prendre.

— C’est de la belle philosophie.

— Je ne connais pas ce nom ; mais je sais ce que je veux dire… Ainsi, je me réjouis d’aller à cette cathédrale.

— Ce n’est pas une cathédrale, je vous l’ai déjà dit, expliqué, mais une basilique. La cathédrale de Lyon, c’est Saint-Jean. Elle est très vieille ; on l’a commencée il y a près de huit siècles. Il y a une belle horloge avec des personnages articulés et un gros bourdon qui pèse plus de 8 000 kilos.

— Oh ! là ! là ! il est bien accroché ?

— Je l’espère !

— Où est-elle cette belle cathédrale ?

— Je vous la montrerai en allant prendre le funiculaire.

— Ah ! c’est le funiculaire qui me soucie.

— Nous redescendrons par les jardins.

— Ah ! il y a des jardins… J’irai par là.

— Non, parce que vous seriez en nage. Il fait trop chaud et, de plus, vous auriez mal aux jambes.·

— Je ferai comme Madame voudra.

Vers 15 heures, Prudence était prête. Assise dans l’office, elle attendait sa patronne qui se préparait.

Jacques survint.

— Alors, Prudence, vous allez faire connaissance avec la bonne Vierge de Fourvière ?

— Oui, M’sieu Jacques.

— Vous verrez tout Lyon de là-haut.

— C’est ce qu’on m’a dit.

— Vous brûlerez un cierge, et si vous voyez une belle jeune fille qui n’aura ni l’air bête ni méchant, vous la prendrez par la main et vous me l’amènerez.

Et Jacques partit d’un bel éclat de rire et s’en alla alors que Prudence murmurait :

— Plus souvent que je m’occuperai de marier les gens ! D’abord, je ne veux plus parler à personne.

Mme Dilaret parut en disant :

— Je suis prête ; partons.

Ces dames cheminèrent à pas de promenade vers le quartier Saint-Jean. Prudence n’osait pas regarder la colline de Fourvière, tellement elle la trouvait haute.

Quand elle aperçut la montée qu’allait prendre le funiculaire, elle eut un recul et souffla à Mme Dilaret :

— Jamais, je ne monterai là dedans !

— Ne faites pas l’enfant à votre âge, Prudence ; vous voyez que personne n’a peur. Des bébés de 3 ans y vont gaiement.

— Une belle raison ! Les enfants ne com­prennent pas le danger ! On les mènerait à l’abattoir, les innocents !

Le wagon arriva, et Mme Dilaret poussa sa compagne qui n’osa pas résister. Quand elle fut dedans, elle faillit tomber, n’ayant pas pris garde à la déclivité. Elle bouscula quel­ques personnes, ce dont elle s’excusa. Elle se retint enfin aux barres verticales, sans exhaler sa peur ou son étonnement.

Quand on fut parvenu au but, elle eut un soupir de délivrance et elle s’épanouit. Comme toujours, sa joie se déversa en paroles.

— Ah ben ! ce n’est pas sorcier ! Je me figu­rais que ça serait plus long, je n’ai pas eu le temps d’être effrayée. J’ai été un peu sotte. Oh ! Madame, que la Vierge est belle et si dorée ! Ce qu’elle brille dans le soleil ! Que je suis contente d’être venue ! Je ressuscite ! Je l’ dis comme j’ le pense.

Prudence était hors d’elle. Son admiration éclatait en exclamations qu’elle retenait à grand’ peine.

Quand elle sortit de la basilique, ce fut pour contempler la vue que l’on découvrait du haut de l’esplanade. Ce spectacle motiva encore une série de réflexions que, cette fois, elle ne retint pas.

Puis, Mme Dilaret l’entraîna par les jar­dins.

L’escalier lui parut un peu long, et ses genoux tremblaient et fléchissaient, quand elle fut au bout.

Cette course eut une heureuse influence sur son humeur. Bien qu’elle se sentît un peu lasse, elle resta sereine, et cependant le repas du dimanche soir lui coûtait toujours à servir.

— Je ne comprends pas, disait-elle parfois, qu’il n’y ait pas une personne qui se charge de cuisiner le dimanche soir chez les bour­geois. Les domestiques ont besoin de repos, et les patrons ont besoin de manger. Si des personnes qui voudraient changer leur ordinaire, prenaient cette charge-là, cela serait pour le bien-être de tout le monde… Les « bonnes » auraient congé, les madames seraient servies, et les « extras » feraient un bon petit repas !

Mme Dilaret ne répondait pas à ces remarques qu’elle trouvait cependant judicieuses.

Pendant une quinzaine de jours, le temps passa sans trop d’imprévus. La bonne Prudence se montrait un peu plus silencieuse, et sa patronne se rassurait pour ses bévues. Elle prenait confiance et n’était pas du tout mécontente de cette servante, qui abattait de bonne besogne et savait plaire par une cuisine bien soignée.

Cet état de calme ne dura pas.

Un matin, vers 10 h. 30, Prudence revint de ses courses dans un état effrayant. Elle était entrée dans sa cuisine comme une catapulte, et sa porte s’était refermée si violemment que Mme Dilaret était accourue.

— Vous rentrez bien tard de vos courses… Vous êtes partie à 8 heures.

— Ah ! quand Madame saura ce qui arrive, elle sera contente de me voir là, et ne pensera pas à me sermonner !

— Vous avez, sans doute, encore trop parlé !

— Eh bien ! c’est justement le contraire ! Madame peut me croire ! j’aurais dû parler davantage. Cette fois, c’est grave. Voilà, j’étais chez la bouchère, le patron était sorti, et elle avait près d’elle son petit qui a 4 ans. Il y avait une cliente et moi ; je regardais la viande ; je choisissais de l’œil mon morceau, tranquillement, sans m’occuper de rien. La cliente part et, à ce moment, le petit tombe, et la mère l’emporte dans son arrière-boutique comme une folle. C’te femme qui est habituée au sang qui coule de ses bêtes, ne gardait pas plus de sang-froid qu’une mouche, sous prétexte qu’il y en avait quelques gouttes sur le front de son petiot. Pendant qu’elle le pansait arrive un homme qui me dit : « J’ viens chercher mes quat’ gigots, la patronne n’est pas là ? — Non, que je réponds, elle lave la plaie de son fils. — Bon ! qu’y m’ fait… j’ vas prendre mes gigots. » Il décroche les morceaux et file. Trois minutes après, la bouchère revient : « Ah ! là ! là ! quel tracas que ces gones, qu’elle crie ; enfin, ce ne sera rien… Qu’est-ce que vous désirez, Mâme Prudence ? Ce beau petit bout de faux filet ? » Elle va pour prendre le morceau, et elle crie : « Où que sont mes gigots ? — Mais, que je réponds, c’est un client qui est venu les chercher ! — Quoi ! qu’elle me redit, un homme est venu et vous l’avez laissé prendre ma viande ? — Que vouliez-vous que je fasse pour l’empêcher ? Je ne suis pas au courant de vos affaires ! — Vous êtes plus sotte qu’une bourrique ! — Eh ! là ! faites attention à ce que vous dites ! Je ne suis pas une cliente à recevoir des injures. — Ma cliente, ma cliente, je ne vous connais guère après tout ! » Elle se montait, Madame, c’était pire que du lait sur le feu ! et elle m’a lancé : « Qui me dit que vous n’êtes pas complice et que vous n’avez pas fait tomber mon gas exprès ? » Ah ! Ma dame, j’ai cru que j’allais avoir une attaque ! Mon sang a tourné autour de mon cœur, et j’ai vu de toutes les couleurs. Moi, une voleuse, Madame peut s’imaginer combien j’étais malheureuse ! les pratiques entraient, et, à chacune, la bouchère racontait l’histoire. Des femmes prenaient mon parti, et d’autres ne soufflaient mot. Sur ces parlotes, le boucher est rentré, et lui n’a dit ni une ni deux, mais il m’a emmenée au poste de police. Le commissaire a bien voulu me relâcher quand j’ai eu raconté que j’étais innocente, et domes­tique chez Monsieur. Cette comédie a duré deux heures. Je suppose que Monsieur sera au courant et qu’il saura me défendre. Le commissaire m’a prévenue qu’il ferait une en­quête. Vous comprenez, Madame, qu’en atten­dant, je suis dans mes petits souliers. C’est dur pour une honnête femme d’en passer par là !

Mme Dilaret partageait cette impression. Cette fois, Prudence n’était pas coupable. Un audacieux malfaiteur avait eu raison de sa simplicité, et le vol avait réussi avec maîtrise.

La pauvre femme, affaissée sur une chaise, pleurait à chaudes larmes, et sa maîtresse s’unissait à son chagrin. Elle l’encouragea :

— Ne vous désolez pas, ma bonne ! Mon­sieur arrangera certainement cet incident malheureux. Nous vous défendrons, soyez-en sûre…

Il advint ce que Mme Dilaret prévoyait. Le juge reçut la visite du commissaire qui enten­dit l’éloge de la domestique. Puis, quelques jours après, la bouchère vint elle-même pré­senter ses excuses à Prudence ; le voleur était connu. C’était un commis, congédié de la mai­son pour fraudes. Il s’était vengé, mais n’avait pu profiter de son larcin.

Prudence ne se contenait plus de joie. Indé­pendamment du soulagement qu’elle éprou­vait à voir son innocence reconnue, elle était fière de la démarche faite auprès d’elle. C’était une preuve de considération, et elle en goû­tait toute la douceur.

Elle ne réfléchissait pas que la bouchère agissait aussi en bonne commerçante. N’ayant pas revu Prudence dans sa boutique, elle tenait à sa clientèle.

L’humeur de la domestique retrouva le beau fixe.

Pendant quelques jours, elle chanta dans sa cuisine, c’est-à-dire qu’elle ébranla les vitres, parce qu’elle donnait libre cours à sa voix.

Mme Dilaret eut bien quelques velléités de la prier de se taire, mais elle craignit de s’attirer une riposte imprévue et préféra ne pas essayer.

Un matin, tout changea subitement encore une fois.

Prudence revint de son marché, le visage bouleversé.

— Vous savez, Madame, le monsieur pas loin, la sixième maison après nous, a été assassiné c’te nuit.

— Oh ! quelle horreur !

— Madame peut le dire ! Il était très riche, qu’ils disent, et on l’a tué pour le voler. Y n’a qu’un fils qui pleure tout ce qu’il sait. Il aimait bien son papa et, au temps où l’on vit, c’est beau ! Il y a tant d’enfants qui appellent leurs parents des B. I., c’est une honte !

— Qu’est-ce que cela veut dire : B. I. ?

— Quoi ! Madame qu’est du grand monde ne sait pas encore ça ? Cela signifie bagage inutile.

— Oh !

— Lancer des oh ! cela n’empêche rien. Pour en revenir à mon histoire, je disais donc que le jeune monsieur était en voyage, quand on a tué son père. Il devait rentrer ce matin. Il est rentré trop tard. Le coup était fait. Je regrette une chose, dans cet événement, c’est que ce jeune homme ne soit pas une jeune fille.

— En voilà une idée ! Pourquoi cela ?

— Parce qu’elle pourrait se marier avec M’sieu Jacques ; elle serait riche et orpheline.

— Eh ! mais, Prudence, vous avez une façon de traiter les parents avec un sans-gêne écœurant ! Vous parlez des enfants qui les qualifient de bagages inutiles, et je vous trouve encore plus radicale !

— C’est vrai ! Madame m’y fait penser.

— Et puis, vous ne montrez pas beaucoup de cœur pour ce pauvre monsieur qui a trouvé la mort dans des circonstances effroyables.

— Ce monsieur est heureux maintenant, Madame ; je ne peux pas pleurer sur lui, vu que je ne le connaissais pas. Je dirai une prière pour lui, et mon devoir sera fait.

Prudence se tut sur cette parole.

Naturellement, la ville s’entretint de ce drame. Il était digne de pitié ! M. Rembrecomme était un riche rentier qui s’occupait d’œuvres nombreuses, et on ne lui croyait que des amis. Sans doute, un de ses protégés avait-il trouvé qu’il ne donnait pas assez, et s’était-il permis de se servir lui-même. On n’apercevait aucune trace de l’assassin, et l’on épiloguait sur cette manière d’opérer, qui ne laissait nul indice qui mît sur la voie. Un revolver, chargé de ses six balles, était dans la table de chevet, ce qui écartait l’idée de suicide, bien que la victime eût le front troué.

Cinq ou six jours après cette sombre aventure, Prudence revint très excitée de ses courses chez les fournisseurs,

— Ah ! ben ! Madame, v’là qui est gentil ! M. Marcel Rembrecomme aime son papa… Il est vrai que ce pauvre vieux monsieur faisait tout pour être aimé. Il donnait aux pauvres comme une source donne de l’eau. Il a soufflé de là-haut à son fils de promettre 100 000 francs à celui qui découvrirait l’assassin. Eh ben ! Madame, n’en déplaise à ceux qui diront le contraire, dès aujourd’hui, je me sens riche ! Y a quéque chose qui me dit que je trouverai ces 100 000 francs.

— Un peu de réflexion, Prudence.

— Naturellement, je sais que Madame m’arrêtera dans mon élan, dans mon bon cœur…

— Enfin, Prudence, ce n’est pas vous qui allez chercher cet assassin, parce qu’avant de trouver vos 100 000 francs, il faut se saisir de cet homme.

— Ce sera facile…

— Oui-da, la police a l’habitude et n’y arrive pas !

— La police ! Madame peut-elle dire cela sans rire ? Madame n’a donc jamais lu de romans policiers ? C’est-y la police qui est fûtée ? Jamais. Il y a toujours là un inconnu qui parvient à ses fins, et apporte l’assassin sur un plat. Pour fûtée, y en a pas deux comme moi, et j’ai là mes 100 000 francs dans ma poche ! Ah ! comme je suis contente que ce pauvre homme ait été assassiné.

— Oh ! Prudence !

— Mais oui, Madame ! Il aurait pu mourir dans son lit… et pas de prime. Puisque son heure était venue, ne vaut-il pas mieux que sa mort profite à une brave femme comme moi ?

Mme Dilaret était suffoquée par ces paroles. Décidément, on ne pouvait approfondir l’âme de Prudence. Sitôt qu’on croyait la connaître, un événement la présentait sous une nouvelle face.

Elle crut devoir l’avertir :

— Prudence, ne soyez pas mêlée à cette histoire… Vous en aurez tous les ennuis du monde, et vous ne serez plus tranquille.

— Les ennuis, je passe dessus… c’est des orties, ça pique, mais ça passe. Quant à être tranquille, on ne l’est jamais… les tourments, les tracas, ce sont les verges de l’existence.

Sur ce, Prudence retourna vers ses fourneaux et Mme Dilaret fut livrée à sa solitude. Elle n’était pas du tout satisfaite de la perspective que lui ouvrait sa domestique. Qu’allait entreprendre cette femme toute de primesaut, qui ne s’apercevait d’aucune différence entre les personnes et les choses, qui suivait son soi-disant instinct si sûr, toujours en défaut. Mme Dilaret pensait sérieusement à la renvoyer, avant qu’il fût trop tard, tellement elle craignait que quelque souci ne survînt pour son mari.

C’était un magistrat, Prudence l’oubliait, et chacun, dans la maison, était tenu à une correction absolue, à des manières discrètes, et il ne fallait pas qu’une domestique maladroite prît des initiatives qui jetteraient un discrédit sur la dignité d’un juge.

Mme Dilaret, cependant, ne voulut pas révéler le projet de Prudence à son mari. Elle se dit qu’elle grossissait, sans nul doute, les intentions de cette écervelée, qui serait arrêtée tout naturellement par les difficultés.

Prudence, elle, dans sa cuisine, pensait moins à la recherche de l’assassin qu’à l’emploi de ses 100 000 francs. Elle projetait d’abandonner tout de suite son service, de s’acheter une maison à la campagne, d’y vivre des jours dorés entre un chien, un chat, des lapins et des poules. Elle ambitionnait aussi une chèvre pour le lait et un porc pour les jambons.

Quand elle se réveillait de ses beaux rêves, Perrette comme devant, elle tressaillait en murmurant :

— Ce n’est pas tout ça, mais il faut gagner ton argent, ma belle. Cet après-midi, je commence… faut pas que je m’amuse… Ce soir, je lirai un « policier » pour que je me rappelle la méthode… Au travail, ma fille, on n’a rien sans rien.

Le déjeuner fut cependant réussi, et Prudence le servit, toute souriante, avec beaucoup de calme.

L’après-midi, elle prétexta différentes courses pour avoir plus de liberté.

Dans les rues avoisinant celle où habitait le malheureux M. Rembrecomme, elle regarda les maisons, examina la chaussée et ramassa un bouton de culotte. Devant l’immeuble où la victime avait trouvé la mort, elle s’arrêta, en même temps que quelques passants curieux, qui peut-être cherchaient eux aussi un indice qui leur permit de gagner 100 000 fr.

Prudence pinçait les lèvres et prenait, sans s’en douter, un air absorbé. Dans son esprit s’élevait du dépit d’avoir des imitateurs. De bonne foi, elle se figurait qu’elle seule aurait l’idée de s’occuper de cet assassinat.

Les difficultés lui apparurent plus grandes, mais sa résolution ne faiblit pas.

Elle s’aventura sous la voûte de l’immeuble et demanda au concierge si elle pouvait monter à l’appartement de M. Rembrecomme.

— Pourquoi faire ?

À cette question précise, elle eut une inspiration et répliqua non sans adresse :

— J’ai besoin de lui parler de la part de mon patron.

— Qui est votre patron ?

Et, sans hésitation, elle répondit :

M. le juge Dilaret.

Le nom du magistrat étant fort connu, le concierge devint doux comme un mouton, de rébarbatif qu’il était, et répondit :

— Du moment que c’est de la police, vous pouvez monter… C’est au premier.

Le brave homme confondait les fonctions, ne voyant que l’ensemble.

Prudence ne se sentait plus de fierté. Elle grimpa l’escalier avec une agilité juvénile et sonna l’étage indiqué.

Tous ses gestes ayant été exécutés sans réflexion, elle ne sut que dire à la domestique qui lui ouvrit.

Celle-ci la regarda non sans méfiance, et lui demanda d’un ton bourru :

— Que désirez-vous ?

Prudence avala un peu de salive, parce que sa gorge était bien sèche. Il fallait jouer une carte intelligente, afin que la porte ne se refermât pas devant elle. Durant un moment, elle subit une angoisse extrême. Il lui semblait que des gouttes de transpiration per laient à son front.

Enfin, elle put articuler sans trembler :

— J’ai absolument besoin de voir M. Rembrecomme.

La servante la dévisagea une seconde sans parler ; puis, estimant sans doute que son air sérieux ne comportait nulle plaisanterie, elle l’introduisit dans le vestibule.

Le seuil franchi et la porte refermée, Prudence respira. Cependant, elle allait se trouver devant le maître de la maison.

Que lui dirait-elle ?

Ah ! qu’il fallait de ressources dans l’esprit pour gagner 100 000 francs !

Troublée par son inquiétude, elle arriva comme dans un rêve devant M. Rembrecomme.

— Bonjour, Madame ; asseyez-vous, je vous prie… Vous avez demandé à me voir, pour quel motif ?

— Ah ! Monsieur…

Ici, un temps d’arrêt s’imposait, pour reprendre une respiration qui s’enfuyait ; puis Prudence se remit et retrouva providentiellement sa faconde :

— Monsieur, je n’ai pu résister au désir de vous dire que je suis de tout cœur avec vous. Vot’ pauv’ papa ! quelle fin pour lui ! et vous, en voyage pendant ce temps… Quelle surprise pour un retour ! Bien sûr que vous vous dites : « Si j’avais été là, l’assassin ne serait pas venu » ; mais ne vous désolez de rien, Mossieu, parce qu’il serait venu un autre jour. Quand on doit mourir assassiné, vous savez bien qu’on ne doit pas mourir autrement. Avez-vous des soupçons sur ce brigand ? Non ? Moi, je le cherche aussi et mon cœur est avec la police. Il suffit de rien pour prendre un homme et je me figure que j’y arriverai. Où qu’il a été tué, vot’ pauv’ père ?

M. Rembrecomme, étourdi par ces paroles, répondit machinalement :

— Dans sa chambre à coucher.

— Je peux voir la porte ?

— Oui, mais il est interdit d’entrer. C’est celle-ci.

M. Rembrecomme souleva une portière, et Prudence vit une porte semblable aux autres portes. Ah ! comme ses yeux la parcoururent ! Tout à coup, son regarda se dilata. Au long de la portière, vers le milieu, elle aperçut une touffe de cheveux, oh ! non un gros paquet ; il était mince, formé par une douzaine de cheveux. Il était accroché là, on ne savait par quel destin, à la frange qui garnissait le rideau.

Prudence ne savait plus comment contenir son émotion, et comment surtout s’emparer de ces cheveux qu’elle jugeait révélateurs.

Elle eut une exclamation, comme si elle trébuchait, se retint à la portière à la place des cheveux qu’elle arracha, et les serra dans ses doigts en s’écriant :

— Quand on pense à une mort pareille, on tomberait sans connaissance !

Son jeu de scène avait été si bon qu’un artiste l’eût félicitée.

Son cœur battait non de peur, mais de succès : elle tenait une preuve.

Elle eut le sang-froid de remercier M. Rembrecomme, et le quitta en lui promettant :

— Je le trouverai votre assassin !

À la porte, elle revit la domestique qui lui dit :

— C’est triste, hein ! cette fin ?

— C’est épouvantable !

Son ton était pénétré, bien qu’une lueur d’espoir fusât à travers ses paroles.

Toujours serrant les cheveux, elle s’en alla par les rues, sans seulement savoir où elle passait. Elle se hâtait, ayant l’intuition d’avoir bien tardé. Elle n’osait regarder l’heure, ne voulant pas évaluer le nombre des minutes qu’elle avait perdues.

Elle rentra essoufflée, émue, et vit tout de suite Mme Dilaret :

— Je demande pardon à Madame d’être en retard.

— Vous avez donc attendu chez les fournisseurs ?

— Non, Madame, je suis allée chez M. Marcel Rembrecomme…

— Qui est ce Monsieur ?

— Comment, Madame a déjà oublié l’assassiné ? On voit bien que ce n’est pas le mari de Madame !

— Taisez-vous, malheureuse ! Et vous vous êtes présentée chez ce monsieur ?

— Dame, oui !

— Pour lui dire quoi, grand Dieu ?

— Écoutez, Madame, j’ai été conduite comme qui dirait par la main du mort. Je ne savais presque pas que je galopais vers sa maison. Quelque chose me poussait, aussi vrai que je le dis à Madame… Quand je me suis vue devant l’immeuble, ça a été plus fort que moi, j’ai grimpé l’escalier, j’ai sonné, et une bonne m’a ouvert. Une brave femme, un peu méfiante comme doit l’être une vraie domestique, qui a bien soin de ses patrons. Elle a un air chaviré, comme vous pensez, le même que j’aurais si on tuait Madame.

— Oh !

— Que Madame n’ait pas peur, la femme d’un juge, c’est sacré ! Mais faut que je pense à la suite de mon histoire, oui, elle a vu que j’étais quelqu’un d’honnête et de comme il faut, et elle m’a conduite vers son maître qu’est un bon jeune homme. Il m’a demandé ce que je désirais…

— J’en aurais fait autant ! Comment avez-vous pu justifier votre présence ?

— Oh ! bien simplement. Pour commencer, j’avais une noisette dans la gorge ; mais quand on a du cœur, on trouve dedans ce qu’il faut. Je lui ai dit que j’avais de la peine pour lui et que je trouverai son assassin. Il a été ému, Madame, à ne pas croire ! Il a enlevé son masque d’homme distingué, m’a serré les mains, et il a pleuré sur mon épaule comme un petit. Vous pensez ! je pourrais être sa mère. Il m’a conduite devant la chambre de son brave homme de papa et m’a dit : « C’est là ! » J’ai eu comme un coup, et j’ai senti que je découvrirais le meurtrier ! Je le lui ai promis. Ah ! si vous aviez vu sa joie ! J’ai compris à ce moment que je pouvais prétendre à toute sa fortune… Oui, j’aurais pu demander deux centaines de mille francs comme un sou, mais je suis modeste. Je pense que la moitié, pour une femme qui n’a rien, c’est déjà bien beau ! À quoi réfléchit donc Madame, avec son front plein de nuages ?

— Je suis interloquée !

— Il n’y a pas de quoi ! Je croyais Ma­dame avec un cerveau plus solide. Pourtant, Madame est entourée d’assassins et de vo­leurs et…

— Que me racontez-vous là !

— Ce n’est pas vrai peut-être ? À quoi que servirait Monsieur, alors ! s’il n’y avait pas de brigands ? C’est une chance pour lui, qu’il y en ait sur la terre. Ainsi, moi, je le bénis mon assassin, je veux dire celui de M. Rembrecomme ; mais il devient le mien, puisqu’il me fait gagner une richesse.

— Ne vous faites pas trop d’illusions !

— Que Madame me laisse rêver ! C’est si agréable et fortifiant ! Si vous saviez les belles heures que je passe à m’acheter ce que j’ai­merais avec cet argent ! J’ veux un bon fau­teuil avec des œillères de chaque côté.

— Vous voulez parler des oreillettes, sans doute ?

— Oui c’est si pareil à celles des chevaux qu’on peut prendre les unes pour les autres. Je me vois déjà dans ce fauteuil-là. Et puis, une bonne T. S. F. me ferait plaisir. Bien carrée dans ce presque lit avec une musique agréable ou bien un monologue amusant ! Ça serait la peine d’être au monde. J’aurais une maison aux champs, que je serais heureuse. Madame !

— Ne rêvez pas autant, et songez au dîner !

— Je n’oublie rien, Madame.

Et digne, Prudence rentra dans sa cuisine, en murmurant des paroles que sa maîtresse n’entendit pas.

Elle resta tranquille pendant un quart d’heure, puis elle revint avec un visage épa­noui :

— Madame, moi qui dis que je n’oublie rien, je n’ai pas pensé à vous montrer les cheveux que j’ai décrochés de la portière !

Triomphalement, elle agitait un papier.

Craignant que la servante ne fût devenue folle, Mme Dilaret, s’efforçant au calme, répliqua :

— Que voulez-vous dire ?

— Que j’ai des preuves !

Elle brandit un papier blanc…

— Expliquez-vous !

La servante raconta comment elle avait vu et saisi « les preuves » qui ne pouvaient appartenir qu’à l’assassin.

— Maintenant, avec ça, je n’ai plus qu’à marcher… Dans un « policier », j’ai lu qu’un commissaire ne possédait qu’un seul cheveu pour découvrir le coupable et, moi, j’en ai presque une mèche ! donc ça ira plus vite…

Mme Dilaret était écrasée de désolation sur son siège. Prudence lui apparaissait sous des figures multiples qui l’effrayaient toutes. Cette servante tour à tour policière, marieuse, ambitieuse, rêveuse, devenait autant de sources de soucis, d’imprudences et de distractions qui pouvaient être dangereuses. N’a-t-on pas vu de ces cuisinières obsédées par une idée et se tromper d’assaisonnement dans leurs mets ? Que cette sotte prît de la mort-aux-rats pour en parsemer sa marinade, et voilà une famille devant la mort.

À cette évocation, la pauvre dame ne songea plus qu’à une chose : jeter Prudence hors de la maison. Elle ne céda cependant pas à ce mouvement de colère, et essaya, encore une fois, de la raisonner :

— Ma bonne Prudence, je tremble pour vous. Pour gagner ces 100 000 francs, vous vous plongerez dans des ennuis sans nombre, et qui sait s’il ne vous arrivera pas malheur ? Ces policiers sont terribles, et quand on leur apporte une preuve, ils vous questionnent d’une façon indiscrète… Ils vous arrêteront, peut-être !

— Je n’ai pas peur, interrompit Prudence… Monsieur sera là pour me sortir de prison.

Mme Dilaret jugea que ses avertissements ne portaient pas. La servante voyait plus loin.

Elle insista pourtant :

— Mon mari n’a pas autant de pouvoir que vous lui en prêtez. Il ne sera pas seul. La justice ne dépend pas d’un homme, mais de plusieurs, et sur dix hommes, si huit veulent vous laisser en prison, M. Dilaret n’y pourra rien.

— Je n’ai jamais rien fait de malhonnête, et il sera impossible que l’on me soupçonne, surtout quand j’arriverai avec mes preuves.

— Rappelez-vous l’histoire de la bouchère… Vous avez bel et bien été accusée, et vos quatre cheveux ne sont pas une preuve !

— Mes quat’ cheveux que vous dites, Ma dame, ils en valent mille des vôtres, parce que vous n’avez pas tué et que ceux-ci sont des assassins !

Prudence brandissait son petit paquet blanc avec la fougue d’une convaincue :

— J’ vas vous les montrer…

— Non ! non ! cria Mme Dilaret, cela me répugne. Je ne veux pas voir les cheveux d’un meurtrier, même supposé !

— Eh ! sa tête n’est pas après !

— Heureusement !

— Moi, je dis malheureusement, parce que si je le tenais, cet homme, je tiendrais aussi mon argent.

— Oh ! Prudence, soyez sérieuse, supplia la pauvre Mme Dilaret ; je suis sûre que si mon mari connaissait votre projet, il vous l’interdirait… Je ne veux même pas lui en parler, j’aurais peur qu’il ne vous veuille plus ici.

— Y serait bien méchant alors ! Y voudrait m’empêcher de gagner ma vie ? Pour un homme de justice, y serait guère juste.

Agacée, Mme Dilaret répliqua sèchement :

— Arrangez-vous pour que nous n’ayons pas d’histoires. Maintenant, allez à vos fourneaux. Ne sucrez pas le potage et veillez à ce que l’entremets ne soit pas salé.

— Oh ! là ! là ! répartit Prudence, voici Madame qui fait sa petite colère, parce qu’elle est un peu jalouse de mon savoir-faire… Je ne suis pas susceptible, que voulez-vous ! Tout le monde ne peut pas être fin… Moi, je suis née fine… J’ai le doigté. Que Madame ne se fasse pas de mauvais sang, tout ira fort bien. J’ vas faire une bonne soupe à l’oignon, ça calme les estomacs qui sont à l’envers… Les colères, Madame ne le sait peut-être pas, ce sont des pelotes d’épingles qui passent à travers vos intestins. Alors, il faut quelque chose de doux pour cicatriser toutes ces piqûres, et le bon Dieu a créé les oignons exprès. Dame, Adam a eu sa petite colère quand il a vu le paradis perdu. J’ vas vous soigner ça.

Cette fois, Prudence réintégra sa cuisine. Elle n’eut plus le loisir d’ennuyer sa patronne, car on sonna à la porte de service.

— Bonjour, Madame, je viens vous rapporter le mouchoir que vous avez perdu chez Monsieur.

— Oh ! merci, Madame.

C’était la domestique de M. Rembrecomme.

Prudence jouait l’étonnement, alors que cet oubli de mouchoir n’était qu’une ruse. Elle voulait garder une entrée dans cette maison, et elle n’avait trouvé d’autre moyen que de laisser tomber son mouchoir.

Son stratagème avait réussi. La domestique, prise au piège, était accourue.

— Vous êtes bien bonne, Madame. Je me suis sentie si émue que je ne savais plus ce que je faisais ; au lieu d’enfiler mon mouchoir dans ma poche, je l’ai fourré à côté.

— Ça arrive…

— Et la preuve, c’est que cela m’est arrivé ! Dites donc, il a bien du chagrin, vot’ patron ! Y paraît bien doux, bien tranquille, c’est un homme comme qui dirait une femme, qui ne causerait jamais fort.

— Oui, n’y gronde pas souvent. « Julie, qu’y me dit, préparez ma valise. » Pas plus haut, jamais…

— Ah ! vous vous appelez Mme Julie ?

— Je m’appelle Julie, mais je ne suis pas Madame.

— Bah ! à nos âges, les noms ne comptent guère ! Si qu’on m’appelait Mademoiselle, je ne serais quand même plus une jeunesse à marier.

— Vous, parlez avec un bon sens…

— On a l’expérience de la vie ! Dites donc, il a fait chaud aujourd’hui, si on prenait un petit rafraîchissement, un verre de frais ?

— Oh ! je ne voudrais pas vous déranger.

— Y manquerait plus que je me plaigne ! Vous vous êtes bien dérangée pour me rapporter mon mouchoir.

— Un mouchoir, c’est cher aux jours qu’on est.

Pendant que Julie répondait, Prudence sortait une bouteille de limonade qui rafraîchissait dans un seau. Elle en remplit deux verres en disant :

— J’en ai toujours en été. Il n’y a que cela pour vous enlever la soif. Quand on cuisine, on sèche, et naturellement, faut se remettre du liquide dans le corps, sans quoi on prendrait feu.

— Vous avez bien raison, approuva Julie.

Après un silence, Prudence choqua son verre contre celui de sa visiteuse en disant :

— À la vôtre.

Puis, après avoir reposé son verre, elle murmura :

— C’est beau d’aimer son père comme vot’ jeune monsieur ! Promettre 100 000 francs à celui qui trouvera l’assassin, c’est généreux !

— Y a pas mieux…

— Dites donc, Mamzelle Julie, vous avez dû avoir une fameuse peur ce jour-là ! Vous n’avez donc rien entendu ? Pas un bruit ? ni le coup de pistolet ?

— Rien de rien ! Je couche au quatrième. J’ai bien dit à Monsieur que je pourrais rester au premier, mais, se portant bien, il m’a assuré qu’il n’avait besoin de personne.

— Tuer un homme qui se porte bien ! faut pas avoir de cœur. Ce n’est pas un service à rendre ! S’il avait au moins été impotent ou méchant ; mais un homme qui était bon et pas malade ! C’est honteux de s’y attaquer.

— Je pense comme vous. Le valet de chambre était avec Monsieur à la campagne.

— Ah ! il y a un valet de chambre ? Tiens, tiens…

— Oh ! c’est pas lui qui a fait le coup, il aimait Monsieur. Sa femme est là aussi qui s’occupe du linge, de l’intérieur. Nous sommes donc trois, et ce jour-là, j’étais seule.

— C’est de la malchance !

— Oui, je n’aurais pas dû écouter Monsieur, rester non loin. Mais si on savait tout…

— Vous avez raison, on s’épargnerait des soucis. Vous partez ?

— Oui, faut pas que je m’attarde.

— Je suis contente de vous connaître. Je n’avais pas d’amie dans la ville. On se reverra ?

— Avec plaisir, le dimanche, on pourra se promener.

— C’est ça, vous me ferez voir le pays.

— Entendu, à vous revoir, Mâme Prudence, et merci…

— De rien ! À revoir, Mamzelle Julie.

La porte refermée sur la visiteuse, Prudence monologua :

— Je ne suis pas si sûre que ça que le valet de chambre n’ait pas fait le coup. Il s’en va soi-disant avec le jeune monsieur, mais il a pu revenir plus tôt. Y faut tout voir, Monsieur ne l’a pas surveillé la nuit. Je sais qu’il faut chercher l’intérêt qu’a eu un assassin, et celui-là c’était pour l’argent. Ah ! ma fille, tu es maligne, tu attrapes la bonne route, le carrefour est passé… Mes 100 000 francs sont dans ma poche !

Mme Dilaret entendit la porte s’ouvrir, et Prudence s’encadra dans le chambranle.

— Madame ?

— Qu’y a-t-il, Prudence ?

— Je sais qui a tué…

— Ah ! qui est-ce ?

— Le valet de chambre…

— Il est arrêté ?

— Il va l’être…

— C’est terrible, fiez-vous donc aux domestiques !

— Que Madame n’oublie pas à qui elle parle…

Mme Dilaret se mordit les lèvres. Elle oubliait totalement, en effet, qui était devant elle, et la remarque de Prudence lui parut si juste qu’elle fut gênée.

— Comment avez-vous appris que c’était cet homme ? Par un journal du soir ?

— Non, je l’ai deviné. Et la servante raconta les déductions qu’elle avait tirées du voyage du valet de chambre.

Mme Dilaret était terrifiée et, quand elle put placer un mot, ce fut pour crier :

— Vous êtes insensée ! N’allez pas dénon­cer ce malheureux ! Vous n’avez pas le droit de l’accuser.

— Je n’ai pas le droit ! et pourquoi que je ne l’aurais pas ! Quéque chose me dit que c’est lui.

— Ne vous fiez pas à vos pressentiments ; restez tranquille ! D’ailleurs, cet homme a déjà dû être interrogé, et je pense que son alibi est solide.

— Qu’est-ce que Madame veut dire avec alibi ?

— C’est quand un accusé peut prouver qu’il n’était pas sur le lieu du crime quand il a été commis.

— Oh ! il peut toujours mentir !

— Puisqu’il était avec son maître ! Ne dites pas de bêtises, Prudence ; je vous con­seille de vous abstenir.

— Je le dénoncerai quand même ! Je n’aurai peut-être pas mes 100 000 francs, mais on m’en donnera peut-être bien 20 000 pour reconnaître ma bonne volonté !


CHAPITRE IV


— C’est sûr que c’est lui, marmottait Prudence, tout en frottant son argenterie. Madame fait semblant de ne pas le croire, parce que ces bourgeois ça a peur de tout ; mais dans le fond, elle pense comme moi. Elle sait que j’ai raison. Son juge de mari sera bien ahuri quand il me saura plus fûtée que la police. Il faut que je voie cet homme-là. Je vais bien regarder les cheveux que j’ai là.

Prudence fouilla dans un tiroir. Elle ne les trouva pas. Elle explora toutes les cachettes possibles, de plus en plus nerveusement, sans aucun résultat.

— Pourtant, je suis certaine de les avoir mis là, dans ce coin… Peut-être que j’ai voulu les ranger mieux, et que je ne me rappelle plus où ? Ça arrive des fois qu’on veut mieux faire, et que c’est plus mal.

Elle poursuivit ses recherches, et soudain se frappa le front en disant :

— Faut-il que cette affaire me tourmente ! Ces cheveux, je les ai cachés dans ma boîte à café ! Comme j’en mouds tous les jours, je ne les perds pas de vue.

Et, soulagée, elle attrapa sur une étagère le récipient contenant le café. Les cheveux y étaient dans leur papier. Elle déplia au-dessus de la boîte ouverte et contempla longuement sa pièce à conviction.

— Y commencent à grisonner… Y sont plutôt blonds. Oui, c’est sûrement un blond.. Ça ne m’étonne pas, c’est une couleur qui ne me revient pas… C’est fade, c’est pas franc… Oui, c’est sûrement cet homme qui a fait le coup ! T’as tué, tu le seras aussi, espèce de montre ! Tout à l’heure, j’ vas débrouiller ce mystère… Oui, c’est un blond.

Elle replaça les cheveux où elle les avait retrouvés et continua paisiblement son travail.

Pendant qu’elle s’affairait de-ci, de-là, en accumulant des pensées de plus en plus tumultueuses, Mme Dilaret se montra en disant :

— Prudence, quand vous sortirez, vous aurez la complaisance de passer chez le boulanger pour me prendre des biscottes.

— C’est un blond, Madame !

— Quoi donc ? Vous avez entendu ce que je vous ai dit ?

— Oui, oui, faut que je passe chez le fruitier pour lui prendre des carottes…

— Vous perdez la tête ! À quelles sottises pensez-vous donc au long des jours ?

— Je perds la tête ? Est-ce que Madame deviendrait impolie ? Je viens de trouver une grande chose. Si c’était Monsieur qui l’inventait, ce serait des « Ah ! mon ami, que vous êtes intelligent ! Que vous voyez clair ! » Mais parce que c’est moi, je perds la tête. Ah ! la justice, mes aïeux, c’est rien du tout ! Madame verra… c’est un blond… si Madame daigne regarder, j’ vas le lui montrer.

— Qui ? demanda machinalement Mme Dilaret.

— Le blond !

Prudence atteignit de nouveau sa boîte à café et reprit son papier qu’elle déplia. Devant les regards horrifiés de sa patronne, elle fit sauter les cheveux en criant :

— C’est-y du blond ça ? Je vois que Ma­dame a compris, parce qu’elle écarquille des yeux et une bouche qui ressemblent à trois boules.

— Malheureuse ! put enfin proférer Mme Dilaret ; je me moque de votre blond. Ce que je constate, c’est que ces cheveux tombent dans le café ! C’est d’une malpro­preté repoussante ! Jetez ce café !

Prudence, les poings sur les hanches, con­templait sa maîtresse :

— Eh ben ! Madame peut se vanter de s’en faire pour peu de chose. D’abord, la tête de cet homme doit être propre : aller chez le coiffeur est le mal du siècle. Y peut être assassin, mais je suis sûre qu’il est propre. J’ suis juste, moi ! Je ne retire pas les qua­lités à un homme, sous prétexte qu’il a tué un de ses semblables. Donc, ce café ne sera pas sali, parce que j’ai ses cheveux là dedans, et enveloppés de papier encore !

— Ce papier est sale ! Vous l’avez tenu dans vos doigts, dans votre poche…

— Tous les endroits où il a été sont propres, même mes doigts. Et vot’ café, avec quoi que je le prends, quand je le sors de la boîte.

— Avec une cuillère, je présume ?

Prudence fut tellement ahurie par cette suggestion, qu’elle resta bouche bée durant quelques instants.

— Une cuillère, une cuillère, marmotta-t-elle, je n’y ai jamais pensé.

— Comment ! Vous plongez la main dans la boîte ?

— Dame !

— Je ne vous félicite pas ! gémit Mme Di­laret. En premier lieu, ce n’est pas appétissant et, en second lieu, vous ne mesurez pas votre quantité… Une cuillère à bouche pleine, c’est la mesure pour une tasse…

— Ah ! ben ! ah ! ben ! on apprend à tout âge. Mais pour la mesure, je suis aussi ma­ ligne qu’une cuillère. Je remplis mon mou­lin et le compte y est. Mais que Madame ne se tracasse pas avec la saleté. L’eau bouil­lante le lave vot’ café… et si mes doigts ont touché quéque chose de pas net, il n’y paraît plus quand vous le buvez.

Mme Dilaret se sauva, les mains sur ses oreilles.

Prudence en oublia ses préoccupations pendant quelques minutes et murmura :

— Décidément, les bourgeois n’ont pas la tête solide, y sont dégoûtés de tout, et y faut faire une masse de chichis pour qu’y soient contents. Je me demande un peu ! une cuil­lère ! je n’en sortirai jamais ! Mais c’est pas tout ça, faut pas que je néglige le principal, c’est-à-dire que je vais aller chez M. Rembrecomme pour regarder la tête de mon assas­sin. Faut pas non plus que je passe devant les biscottes sans en acheter. Oh ! ces bis­cottes, ça casse les dents, ça fait des miettes dans l’estomac… autant avaler de la chape­lure, ce serait moins cher.

Tout en monologuant, Prudence se prépa­rait, et elle fut bientôt dehors, son vaste ca­bas au bras.

En route, elle chercha un prétexte à don­ner à « Mamzelle Julie », parce qu’il ne fal­lait pas aller à l’aventure. Elle s’avisa qu’elle pourrait s’enquérir de l’adresse de sa modiste. Ayant adopté cette idée, elle marcha d’un pas plus allègre, et elle arriva, toute sereine, devant l’immeuble.

Elle grimpa l’escalier de service en déplo­rant de ne pouvoir user de l’ascenseur. C’était un vieux grief qu’elle entretenait envers les propriétaires. Elle ne parvenait pas à admettre que les maîtres possédassent la facilité de monter, sans fatigue, des étages douloureux avec les mains vides, alors que les pauvres domestiques, les bras chargés de provisions lourdes, se voyaient contraints à une lente ascension.

— Enfin, disait-elle, c’est comme ça, et pas autrement ; on sait qu’il y aura toujours des sacrifiés sur terre, et je suis parmi ceux-là. Mais, patience ! quand j’aurai mes 100 000 francs, tout ça changera.

Pleine d’espoir, elle fit résonner le timbre.

— Eh ! c’est mâme Prudence !

— Bien l’ bonjour, Mamzelle Julie. Et la santé ?

Couci-couça ! À force de cuisiner, on a mal aux jambes, et on attrape de grosses chevilles.

— Oui, c’est pas élégant, surtout avec c’t’ mode de jupes courtes.

— Ne m’en parlez pas !

— J’ suis venue par rapport à vot’ chapeau… Puisque nous parlons toilette, c’est le moment de placer mon affaire. Où que demeure vot’ modiste ? Vot’ petit bibi me plaît… C’est coiffant, pas chargé, du distingué, quoi !

— J’ai toujours bien porté la mode, convint Julie en se rengorgeant. J’ai vu mon chapeau à la devanture, et comme je connais mon physique, je me suis dit : « ce chapeau t’ira ». Il m’allait… À la réflexion, j’ai pensé que tous m’iraient aussi bien, mais çui-ci était simple, et j’aime pas le fla-fla, faut pas s’ faire remarquer, s’pas, c’est plus convenable… Le tape-à-l’œil m’irait encore, mais il vaut mieux se tenir un peu effacée pour qu’on ne s’occupe pas de vous.

— Vous avez de la sagesse jusque dans le petit doigt.

Prudence enrageait de ne pas voir le valet de chambre et, pourtant, elle ne voulait pas s’informer de lui.

Elle pensait qu’elle ne pouvait s’éterniser là sans que cela parût bizarre. Elle s’était assise, mais se leva pour partir. Au moment où elle touchait le bouton de la porte, le valet de chambre se montra.

— Julie, commença-t-il, et il s’arrêta en voyant une inconnue.

— C’est Mâme Prudence qui est en service chez Mme Dilaret, le juge.

— Ah ! bon, salut, Mâme Prudence !

À peine si la visiteuse put répondre à ce salut, parce que le blond fadasse qu’elle croyait voir était un brun très accentué. Le visage était glabre et les cheveux noirs, courts et drus.

Elle ne se dit pas : « ce n’est pas l’assassin », non, elle déduisit simplement qu’elle ne détenait pas les cheveux de cet homme, mais qu’il était bien le meurtrier. Elle le devinait dans son visage aux yeux légèrement bridés, au nez hardi, aux lèvres minces, et à cette allure souple qui lui rappelait celle d’un tigre du jardin zoologique.

La désinvolture avec laquelle il avait lancé son salut la gênait comme une menace. Elle frissonna en songeant aux représailles qu’elle soulèverait dans cet esprit certainement vindicatif. La cruauté se lisait sur ce visage, elle en était persuadée, et serait-on assassin si on n’était pas cruel ? Cette logique l’enchantait et elle se comparait à Napoléon.

Prudence eut beaucoup de peine à se remettre de cette rencontre. Elle, si loquace, se sentait la bouche desséchée, la gorge contractée.

Cependant, cette alarme se dissipa dans l’espace de quelques secondes, et elle répondit niaisement à dessein avec une intonation où sonnait la bêtise :

— Je suis ici pour voir Mamzelle Julie.

— Je regrette que ce ne soit pas pour moi, repartit galamment le valet de chambre.

Prudence eut un coup au cœur, parce que c’était là son unique souci : le voir…

Elle pensa : il est malin… il sait que je viens pour le démasquer…

Julie, la bonne bête, répliqua en souriant :

— Mâme Prudence est venue pour moi ; mais quand en passant on fait la connaissance d’un bel homme, c’est une veine.

— Eh bien ! Julie, s’écria Apollon, il portait ce nom, vous dites de jolies choses !

— Vaut mieux dire des sottises qu’en faire, intervint Prudence qui recouvrait sa manière ordinaire.

Cependant, elle se forçait pour être aimable, parce qu’Apollon lui devenait de plus en plus antipathique, bien que ce fût chez elle de la plus pure imagination.

Quand elle reprit le chemin du retour, elle resta dans la plus affreuse perplexité. Cet Apollon lui paraissait un monstre. Il fallait dévoiler son forfait au plus tôt ! Mais comment s’y prendre ?

Prudence estima que le plus sûr moyen pour venir au bout d’une affaire était le chemin direct.

Elle irait donc trouver M. Rembrecomme pour l’éclairer sur son valet de chambre. Et, si ce monsieur ne voulait pas l’écouter (il faut tout prévoir), elle accuserait Apollon en personne.

Si elle avertissait le patron, c’était pour se placer bonne première pour la prime.

Ce plan arrangé, elle redevint sereine et, revenue à la maison, elle composa un repas délicieux, ce qui enchanta ses maîtres.

Les deux messieurs lui décochèrent des louanges qu’elle accepta avec modestie.

— Prudence, s’écria Jacques, vous êtes une femme étonnante. Si vous rencontrez une jeune fille dans votre genre, cuisine comprise, je l’épouserai.

Elle était habituée à cette plaisanterie que le jeune homme répétait, et elle y répondit dans le même ton :

— Entendu, M’sieu Jacques, mais j’ai peur que ce ne soit difficile à dénicher… Y en a pas beaucoup comme moi ! Elles peuvent être plus jeunes, mais pour le bon sens, la clairvoyance et l’économie, y en a pas qui me ressemblent.

Ces paroles excitèrent le rire du jeune homme, et ses parents partagèrent sa gaieté.

Quand elle fut sortie, il s’écria :

— La maison est gaie avec un numéro pareil… C’est une joie pour moi de m’asseoir à table. En premier lieu, la cuisine est parfaite, et, d’autre part, cette brave femme a de ces trouvailles.

Mme Dilaret fut sur le point de décharger son cœur en racontant que cette cuisinière modèle lui donnait bien des heures de soucis avec ses suppositions ; mais elle recula devant l’orage qu’elle déchaînerait dans l’esprit de son mari. Lui détestait le scandale, et il prendrait les hypothèses de Prudence au sérieux. Il ne rirait certainement pas, de crainte de voir ces stupidités prendre corps pour nuire à son prestige.

Aussi, Mme Dilaret prit le parti de taire les manifestations saugrenues de Prudence.

Quand cette dernière apporta le café, elle souffla près de l’oreille de sa maîtresse :

— Café à la cuillère !

Et elle ressortit avec majesté. Mme Dilaret retint son rire, afin de ne pas avoir à expliquer tout ce qu’elle voulait dissimuler.

Quand, de nouveau, elle fut rendue à sa solitude par le départ du père et du fils, elle eut presque tout de suite la visite de Prudence, qui lui dit sans préambule :

— Je l’ai vu.

— Qui avez-vous vu ?

— L’assassin.

Mme Dilaret eut un choc désagréable. Le mot lui déplaisait. Dans les maisons honnêtes, il a une vilaine résonance. Puis, Prudence insistait par trop. Elle ne sut que répondre, mais tout de suite elle entendit :

— Il a une vilaine tête, et c’est bien le valet de chambre de M. Rembrecomme.

— Où l’avez-vous rencontré ?

— Chez son patron.

— Comment, vous êtes retournée chez ce Monsieur ?

— Dame, qui veut la réussite en cherche le moyen. Où que Madame aurait voulu que je le voie ? Je ne pouvais guère lui donner rendez-vous, alors que je ne connaissais pas son nom. Quoi que j’aurais mis comme adresse : Môsieu l’assassin de M. Rembrecomme, peut-être ?

La moue dédaigneuse de la servante était un spectacle à enregistrer, mais Mme Dilaret n’en était pas égayée. Ses craintes commençaient à se justifier, et elle se hâta de dire :

— Prudence, je vous interdis formellement de vous mêler de ces choses. Je ne veux pas que vous vous attiriez des désagréments et, par conséquent, à nous par contre-coup.

— Alors, qui me gagnera mes 100 000 fr. ?

— Vous ne gagnerez rien du tout.

— Voire ! Je sais que cet homme est coupable, ce n’est pas la couleur de ses cheveux que j’ai dans ma boîte à café…

— Ah ! taisez-vous !

— C’est vrai, je ne pensais plus aux nausées de Madame… Où que j’étais ? Oui, c’est pas ses cheveux, mais c’est lui. Il a des yeux de masque, une bouche de crocodile, un nez comme une trompe et, certainement, tout ça crie l’assassin. Il a dû tuer pour voler, ce qui est pire que tout.

— Allez dans votre cuisine, Prudence, et laissez cette histoire. Vous me rendez malade avec vos suppositions stupides…

— Voilà la vie ! On est une malheureuse, on fait tout pour le bien et on est rudoyée… Ah ! si je pouvais déjà me voir dans ma petite baraque au milieu d’un jardin !

— Écoutez, Prudence, j’ai une petite maison que je loue en Auvergne. Le bail va être terminé et je vous y conduirai. Vous y serez bien tranquille… et moi aussi ! ne put s’empêcher d’ajouter Mme Dilaret avec vivacité.

— C’est-y que Madame me renvoie ?

— Non, je vous procure simplement ce que vous souhaitez avoir…

— Ça c’est une réponse de femme distinguée, mais je ne suis plus assez jeune pour m’y laisser prendre… Que Madame me dise cette belle phrase ou qu’elle me crie : « Allez-vous-en ! », cela revient au même pour moi : je ne serai plus chez Madame…

Cette fois, Mme Dilaret admira l’esprit déductif de la domestique. Alors que sa pensée s’appesantissait sur cette difficulté, Prudence continua :

— Et moi, mon cœur me défend d’accepter ; d’abord, ma cuisine convient à la maisonnée, puis j’aurais du chagrin de ne plus voir M’sieu Jacques, et ça c’est plus fort que moi. J’ai eu le coup de foudre pour ce garçon. Oh ! en tout bien tout honneur, comme Madame le sait. Si Madame est bonne mère, elle peut sentir ce que je sens. Alors, l’offre de la campagne ne me tente pas. C’est beau, c’est bon, j’en rêve quand je vois les œufs pas frais et les poulets rares ; mais la ville est faite pour moi. J’aime son animation, et mon intelligence y galope… Lyon est une ville épatante ; je m’y instruis. Ainsi, je sais que des grands hommes y sont nés. Je ne me souviens plus de leurs noms, mais dans un guide qu’on vend et que j’ai acheté ils y sont tous, alors ce n’est pas la peine de me fatiguer la mémoire… Et pis, il y a des églises ! Oh ! Madame, on a l’embarras du choix. Tous les dimanches, je vais à la Messe à une autre. J’y vois mes saints et le bon Curé d’Ars. Ah ! ce qu’il en avait de la patience, celui-là ! En a-t-il confessé des gens ! Ils le martyrisaient, le pauvre homme. Enfin, là-haut, il est tranquille et il l’a mérité ! C’est pas lui qui envoyait les gens à la campagne, ah ! non… Quant à mon petit saint Expédit, il me fend le cœur avec sa bonne figure. Mourir si jeune, ça m’a semblé dur, et je le prie de toutes mes forces. Il m’accorde souvent des grâces. Puis, il y a saint Pothin. J’ai vu son cachot, oh ! là ! là ! quelle misère ! et la petite sainte Blandine… Tout cela me fait passer un temps merveilleux. La bonne Vierge m’a conduite ici par la main pour que je trouve la fortune.

— Vous m’exaspérez, Prudence !

— Oh ! je m’efforce d’être muette, mais y faut ce qu’il faut. Pour en revenir aux avances de Madame, je crois qu’elle a trop de cœur pour m’enlever à tous mes saints et me laisser moisir dans un trou de campagne.

— Je croyais que vous aimiez les champs à la folie ; vous me parliez de lapins, de poules, de pigeons…

— Oui, oui, j’ai peut-être dit tout ça ; mais ce n’était pas du sérieux. Quelle conversation peut-on avoir avec un lapin ? Y n’y a qu’à leur parler herbe, et, en dehors de cette nourriture, ils se fichent de vous. Quant aux poules, c’est un peu plus parlant, mais cela ne va jamais bien loin. J’ai trop d’idées pour me plaire en leur seule compagnie aussi… Je reste au service de Madame qui peut me croire quand je lui dirai que, dans le quartier, on a déjà voulu m’arracher de ma place d’ici, mais j’ai refusé. Dame, on me sait honnête, c’est assez rare. Mais pour la réputation de la magistrature, je repousse tous les sous du franc, toutes les combines, tous les trucs à refaire les patrons. Je dois avouer, pour être juste, que je ne suis pas la seule… Mamzelle Julie est pareille, avec bien des autres ! Mais maintenant, j’ai pris assez de repos. J’ vas me mettre à éplucher mes épinards. Y seront à la crème, et avec ça un quasi de veau avec le rognon. Faut soigner ceux qui sont gentils pour vous, s’ pas, Madame ?

Sur cette flatterie quelque peu utilitaire, Prudence disparut.

Dans sa cuisine, elle pensa : « Ouf ! v’là que Madame voulait me renvoyer ; a-t-on jamais vu ! Je ne m’ennuie pas ici, et les rues ressemblent presque à celles de Paris… Et pis, le parc est beau. Y a de tout l’eau les bêtes et les fleurs. Et ce monument aux morts, si grandiose ! Ah ! les pauvres gars ! et puis cela continue c’te guerre de malheur ! Pourquoi faut-il que les hommes se battent ? Il est vrai que quand on jette des miettes aux moineaux, ils s’arrangent toujours pour qu’il y ait une bataille. Quelle race tout de même ce qui vit ! Des hommes aux plus petits animaux, tout se bat ! Mais ça c’est du bavardage. Ce qu’il faut, aujourd’hui, c’est l’emprisonnement du scélérat de valet de chambre. Je crois que le mieux pour moi, c’est d’aller voir son jeune patron. Je lui ferai un petit discours, et il verra que je dis la vérité. J’irai ce soir, à la « brune ». Nous voici fin septembre, et on reste chez soi vers 6 heures, surtout un fils, en deuil de son père. C’est pas un homme à prendre l’apéritif. Il est un peu verdasse, et son foie doit lui sortir par tous les pores ; donc pas d’alcool. J’ vas donc me donner de l’avance. Les patrons dînent à 8 heures et j’ai de la marge. Ah ! faire son devoir ! tout est là. Je me sens plus légère. Les meurtriers doivent être emprisonnés pour que les braves gens soient en sécurité. »

Prudence, pleine de résolution, attaqua son travail et l’heure glissa.

Au moment prévu, la domestique, armée de son cabas, qui constituait un prétexte autant qu’une contenance, se dirigea vers la demeure de M. Rembrecomme. Durant le trajet, elle répétait ce qu’elle lui dirait, et elle ponctuait ses phrases de gestes bien énergiques.

Elle sonna à la porte de service.

Julie fut effarée en la voyant :

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Je viens parler à vot’ patron.

— Ah ! qu’est-ce que vous avez à lui dire ?

— Quèque chose de grave…

— Vot’ monsieur a découvert l’assassin ?

— Non, il n’est pas de cette justice-là ; il ne les cherche pas. Il les guillotine, quand on les lui amène.

— Oh ! souffla Julie, en se reculant.

Prudence, satisfaite de l’effet qu’elle produisait, interrogea :

— Il est là, vot’ patron ?

— Oui…

— Conduisez-moi vers lui…

— Bon, j’ vas d’abord le prévenir.

Elle s’en alla vers l’appartement, et Prudence déposa son cabas à terre et s’assit.

Julie revint bien vite :

— Vous pouvez entrer…

Prudence suivit Julie qui la dirigeait. Dans le cabinet, elle vit M. Rembrecomme en train de lire. Il abandonna son livre et se leva.

— Bonjour, Madame ; il paraît que vous avez une communication importante à me faire ?

— Oui, Monsieur.

Julie refermait doucement la porte.

— De quoi s’agit-il ?

Prudence ne trouvait plus les phrases qu’elle avait dévidées tout le long du chemin. Aussi muette qu’une carpe, elle restait devant M. Rembrecomme, le regard égaré et les mains pendantes.

— M’sieu…

C’était dur à exprimer.

— M’sieu, j’ai trouvé vot’ assassin…

Le jeune homme, qui s’était de nouveau assis, sauta en l’air et s’écria :

— Venez-vous de la part de M. Dilaret ?

— Pas tout à fait.

— Vous avez entendu, chez lui, quelque chose à ce sujet ?

Prudence était fort embarrassée. Elle venait de comprendre que ses paroles étaient considérées avec plus d’intérêt parce qu’elles sortaient de la maison d’un magistrat. D’autre part, elle aurait voulu s’attribuer tout le mérite de sa découverte, et elle ne savait comment se dégager de ce dilemme.

Fallait-il insinuer, que de mots échangés avec les siens, le juge Dilaret avait fait allusion à quelques présomptions ? ou bien, fallait-il détromper tout de suite le jeune homme ? Elle estima que ce qu’elle dirait gagnerait en valeur si elle laissait subsister le doute. Elle négligerait la question posée et parlerait de ce qu’elle déduisait, sans avouer qu’elle agissait en son nom personnel.

— Je vous écoute…

— Monsieur, on cherche loin, ce qui est tout près. Avez-vous regardé votre valet de chambre, cet Apollon ?

M. Rembrecomme darda sur Prudence des yeux étonnés, et il prit un temps pour ré pondre :

— Que voulez-vous dire ? Asseyez-vous donc.

Elle n’obéit pas à cette invite. Elle resta droite devant lui, mais ses bras ne pendaient plus le long de son corps, comme des membres de mannequin. Elle les croisait sur sa poitrine robuste, et elle paraissait défier l’univers. Une force la transformait.

— Ce que je veux dire, articula-t-elle lentement, que c’est lui l’assassin.

Le jeune homme se leva de son siège comme un automate et cria :

— Vous en êtes sûre ?

— Comme je vous vois !

Ils restent en face l’un de l’autre comme des statues de bois, durant quelques secondes.

Puis, M. Rembrecomme reprit :

— Quel serait le mobile ?

— Cherchez bien, murmura Prudence…

Sans qu’elle le voulût, ses paroles étaient empreintes d’un accent bizarre. Elle paraissait savoir la vérité en feignant de l’ignorer. Elle invitait M. Rembrecomme à trouver le motif.

Le jeune homme dit posément :

— Mon père, à sa mort, a stipulé dans son testament qu’une rente serait laissée à ses serviteurs ; mais je ne pense pas qu’Apollon ait visé ce but, car il est encore jeune et avait plus de bénéfice à se trouver au service de mon père.

— Monsieur ne voit pas clair. Apollon a tué la poule aux œufs d’or, sauf vot’ respect. Il n’y a pas de bon sens de raconter à son valet de chambre qu’on lui laisserait une rente. C’est une invite à la mort ! Ce malheureux monsieur tendait le cou à cet Apollon. Monsieur qui a des rentes n’a donc pas réfléchi au beau tableau que représente une rente pour des gens qui n’en ont pas ? C’est un coin du paradis ! J’espère, Monsieur, que ce sera une leçon pour vous. Y n’ faut pas tenter les gens, à moins que ce ne soit des gens honnêtes. Ainsi, à moi, vous pourriez me promettre tout ce que vous voudriez, y a pas de danger que je vous assassine. D’abord, je ne pourrais même pas tuer un poulet. Vot’ Apollon le pourrait, lui ! il a des yeux de tigre. Y ferme les paupières, mais par la fente, y a une lueur qui passe, y voit tout.

Prudence frissonnait, M. Rembrecomme lui dit :

— Vous êtes observatrice !

Il était de nouveau assis et, sur ses ins tances, Prudence prit un siège en face de lui.

— Comment vous est-il venu à l’idée qu’Apollon soit le meurtrier de mon père ?

— J’ai cherché, Monsieur.

— Mais, pourquoi avez-vous choisi mon valet de chambre plutôt que le concierge ou le balayeur de la rue.

— Parce qu’il était soi-disant parti pour sa bastide…

— Et alors ?

— Alors, il errait dans les alentours de votre maison, attendant le bon moment. On a dit qu’il était avec vous, mais rien de plus facile que de vous quitter une heure ou deux pendant que vous dormiez.

M. Rembrecomme répondit avec calme :

— Ma bonne, vous commettez une grosse erreur, et j’espère que vous n’avez pas propagé cette nouvelle qui ferait du tort à un homme dévoué autant que respectable. Apollon était avec moi. C’est sa femme qui est allée aux environs de Marseille. Quant à lui, je l’ai eu près de moi à toute heure, même durant la nuit, parce que nous avons partagé la même chambre. Vous ignorez peut-être qu’il est mon frère de lait ?

Prudence était effondrée. Dans l’envol de son imagination, elle avait cru frapper un grand coup en suggérant, contre toute vérité, qu’Apollon ne se trouvait pas avec son maître. Elle s’avisait que le manque de réflexion la trahissait.

Maintenant, elle constatait que sa fortune s’envolait. Quelle chute ! Avoir rêvé de longs jours… Avoir travaillé à prouver une accusation, avoir presque touché toutes les choses qu’elle achetait…

M. Rembrecomme reprit avec un air sévère :

— Je vous félicite d’être venue me trouver avant d’ébruiter cette fâcheuse et folle hypothèse. La police saurait vos menées qu’elle penserait que vous vous moquez d’elle, et cela aurait pu vous coûter cher.

La domestique écoutait ces paroles comme à travers un rêve. Cependant, les derniers mots la replacèrent en pleine réalité, et elle s’écria :

— J’ai fait mon devoir ! la police n’aurait rien pu contre moi ! Il n’aurait plus manqué que ça ! Je perds 100 000 francs, et j’aurais été emprisonnée ? Non ! non ! Monsieur, ça n’est pas possible !

— Vous voyez ce qui vous reste à faire, bonne Prudence ; il faut vous taire. Si Apollon connaissait votre démarche, il pourrait porter plainte. Il vous assignerait devant le tribunal pour diffamation. Ce n’est pas peu de choses d’accuser un homme d’avoir commis un crime. Estimez-vous donc heureuse que je vous donne de bons conseils, au lieu de prendre le parti de mon valet de chambre devant la police.

M. Rembrecomme disait ces choses sévèrement, afin de condamner Prudence au silence. Il découvrait en elle un penchant néfaste au bavardage et à l’exagération. Il frappait donc fort, afin de l’empêcher de colporter des bêtises.

Prudence baissait la tête et paraissait repentante. Le jeune homme ajouta :

— Je sais que mes conseils sont peu de chose à côté de la somme que vous rêviez d’obtenir… Je me repens d’ailleurs de l’avoir promise, non pour l’argent, mais pour la quantité de lettres qui me parviennent.

— Ah ! put articuler Prudence qui parut se réveiller, y a donc d’autres gens qui cherchent ?

— Ma pauvre femme ! vous vous croyiez donc la seule ? Quelle illusion ! J’ai déjà reçu 1 256 lettres qui me fournissent le nom de l’assassin…

Prudence faillit s’évanouir. Une sueur froide l’envahit et elle bégaya :

— Je ne pensais pas que tant de gens s’occuperaient de Monsieur.

— Détrompez-vous donc ! Pour le moment, je suis l’homme en vue et chacun veut avoir le petit capital promis…

— Douze cents lettres ! murmurait Prudence.

— Eh ! oui, je suis même obligé d’avoir une secrétaire pour m’aider…

À cet instant précis, la porte s’ouvrit, et un frais minois apparut dans l’entrebâillement. Une voix délicieuse cria :

— Bonjour, Marcel !

Puis, l’apparition recula, confuse d’apercevoir une étrangère, et resta immobile avec un air sérieux.

Prudence se leva, prenant une attitude digne et pincée. Elle salua M. Rembrecomme en disant :

— Au plaisir de vous revoir, Monsieur…

— Au revoir, Madame… et prenez note de mes avis, n’est-ce pas ?

Prudence se contenta de regarder le maître de la maison, en essayant de mettre dans ce regard une flèche de pitié. Qu’avait-elle besoin d’une semblable recommandation ? Elle était vaincue, mais elle ne céderait pas.

Elle reprit le chemin de l’office. Elle n’y trouva personne, pas plus que dans la cuisine, et elle s’en félicita. N’ayant pas le cœur à bavarder, elle n’attendit pas et s’empressa de partir.

Durant le trajet, sa colère monta. Elle ne pouvait comprendre M. Rembrecomme. Son amour-propre était blessé par la façon dont il avait accueilli ses communications. Elle se persuadait que cet homme se moquait d’elle et l’évinçait pour ne pas lui donner la prime promise.

Elle l’accusait presque de jouer avec les sentiments filiaux.

Elle ne put se retenir d’aller trouver Mme Dilaret dès qu’elle eut terminé ses préparatifs pour le dîner.

— Je ne dérange pas Madame ?

Au ton doux de cette question, sa maîtresse augura que sa domestique éprouvait quelque ennui. Ordinairement, son accent était plus triomphant. Elle lui répondit donc amicalement :

— Non, Prudence ; je vous vois un peu pâle.

— Y a de quoi ! J’ai bien besoin de Madame pour m’aider à supporter les laideurs de la vie.

— Elle n’est donc plus agréable ?

— Oh ! non, et si j’étais au ciel, ce serait un peu plus reluisant pour moi.

— Oh ! oh ! qu’est-ce qui se passe ?

— Les gens sont abominables ! Voilà, j’ suis allée chez ce Rembrecomme dont le père a été tué…

— Quoi ! Encore ?

— Il le fallait, parce que je lui apportais de bonnes choses…

— Mon Dieu ! Vous me faites trembler !

— Eh ben ! c’est tout juste s’il ne m’a pas mise à la porte !

— Que lui avez-vous donc raconté ?

— La vérité que je croyais !

— Je crains, Prudence, que votre langue n’ait été un peu plus vive que votre réflexion…

— J’avais bien réfléchi, Madame, et je suis aussi sûre que me voilà que c’est ce valet de chambre de malheur qui a fait le coup…

— Et vous l’avez dénoncé à son maître ? s’écria Mme Dilaret effrayée.

— Et pourquoi que je me serais gênée ? À ma place, il en aurait fait tout autant.

L’attitude de Prudence devenait provoquante. Sans doute, prenait-elle conscience de ses inconséquences, et elle s’enfonçait dans son entêtement pour se convaincre soi-même qu’elle avait eu raison.

— Il a protesté, ce monsieur ? reprit Mme Dilaret pour savoir quelle importance avait eu cet entretien.

— Vous pensez ! Il m’a dit, avec un petit sourire en coin, que son valet l’accompagnait dans son voyage, et qu’il ne l’avait quitté ni jour ni nuit. Le papa avait trépassé soi-disant juste pendant ce temps. Il est naïf ce monsieur ! Y connaît donc pas les cachets qu’on donne aux gens pour les faire dormir ? Ou alors, s’il ne dormait pas, c’est que ce fils est de mèche avec son valet.

— Oh ! taisez-vous, malheureuse ! C’est abominable ce que vous insinuez là ! Mon Dieu, heureusement que je suis seule avec vous ! Mesurez vos paroles et ne répétez pas devant quelqu’un des propos aussi terribles. Vous m’épouvantez littéralement, moi qui vous avais suppliée de laisser ces choses.

— Madame n’a guère de courage. Moi, je n’ai pas peur. Si Madame voyait cet Apollon, avec ses yeux de sauvage ! Mais son crime est plaqué sur sa figure. Et pis, son pauv’ vieux maître lui laisse une rente par testament ; alors Madame peut se rendre compte qu’il y gagnait en le supprimant !

— Prudence, vous me causez une peine énorme avec vos suppositions.

— Je ne suppose rien et je vois clair. Ce monsieur m’a bien surprise en ne voulant pas me croire, mais il est vrai que les braves gens comme moi payent pour les malhonnêtes. Il paraît que ce fils d’assassiné a reçu plus de douze cents lettres qui lui dénoncent le meurtrier. Y pouvait plus arriver à les lire ! Ça c’est une menterie, vous le comprenez, Madame ! Quand on n’a que ça à faire, on peut en lire dans une journée ! Mais monsieur fait semblant d’être fatigué, et savez-vous pourquoi ?

— Je ne vois pas bien quelle est son intention.

— Eh ben ! c’est pour se payer une secrétaire à domicile.

— Chacun a le droit d’avoir une secrétaire.

— Que Madame est simple ! Cette secrétaire-là veut dire que ce monsieur a une mauvaise conduite et qu’il a l’aplomb d’inviter cette petite à venir chez lui, soi-disant pour l’aider à lire son courrier !

— Oh ! Prudence, auriez-vous une langue venimeuse ?

— Je sais que j’ai une langue qui parle juste, mais je ne sais ce que Madame entend par venimeuse.

— Ce mot-là signifie langue de vipère, langue qui empoisonne, et je serais navrée d’avoir une semblable personne dans ma maison.

— Oh ! là, là ! qu’elle soit coupée, ma langue, si je mens ! Cette secrétaire, je l’ai vue ! Donc, c’est pas un fantôme, ni un racontar. Elle est entrée avec son air joyeux en criant : « Bonjour, Marcel ! » C’en était une honte dans la maison d’un homme assassiné. Et ça vous faisait des mines et des contre-mines ! Quand elle m’a vue, ah ! ma mère ! elle est devenue toute rouge et elle a reculé, embarrassée. Dame, elle a compris qu’elle s’était trahie… Je suis une personne digne et ça gêne toujours de me voir quand on a la conscience chargée.

Mme Dilaret ne savait plus que penser. Le ton de Prudence était si convaincu que l’on pouvait croire à sa sincérité ! D’après ce commentaire il était évident que la secrétaire ne gardait pas les distances. Mais était-ce bien la secrétaire ?

Cependant, elle voulut encore une fois raisonner sa domestique et la mettre en garde contre des hypothèses fâcheuses.

— Cette personne était sans doute une amie d’enfance ! Il faudrait le savoir avant de se permettre de la critiquer…

— Ouiche ! interrompit Prudence ; il me l’aurait dit tandis qu’il est resté tout penaud, lui aussi. Ah ! j’ connais le monde. Je ne suis pas née d’hier. Tous ces gens-là savent ce qu’ils font.

— Que voulez-vous encore insinuer ?

— Ils complotent et gardent pour eux l’argent du pauvre mort.

— Oh ! Prudence, vous dites une bêtise. L’argent appartient au fils !

— Ah ! si vous aviez vu le regard de ce fils sans cœur quand j’ai fait allusion, sans trop le faire exprès, aux 100 000 francs qu’il me devait, j’ai…

— Vous êtes folle ! interrompit Mme Dilaret, scandalisée ; il ne vous devait rien du tout !

— Ça aurait été la même chose ! J’ai senti que jamais il ne desserrerait les cordons de sa bourse. J’ suis refaite, quoi ! et ce qu’il me doit, je le lui laisse… Nous sommes plus de douze cents, vous voyez ce qui revient à chacun ? Alors, je ne m’en embarrasse pas ! D’abord, de l’argent ? qui a cette odeur d’assassin, je n’en veux pas ! J’ suis fière. J’aimerais mieux mendier, et pourtant cela ne me plairait pas beaucoup.

Mme Dilaret aurait fini par s’endormir devant ce verbiage si la sincérité de l’accent de Prudence ne l’avait réveillée. Elle ne s’habituait pas à ce caractère qui s’agitait avec passion pour la moindre des choses et qui transformait tous ses rêves en une réalité absurde immédiate, dont elle était obligée de se déprendre avec la même rapidité.

— Prudence, vous avez tort de croire que tout ce que vous désirez va devenir une chose réelle. Vous vous hypnotisez, vous vous persuadez et vous finissez par vous dire que tout le monde a tort, sauf vous… Il faudrait vous raisonner, beaucoup moins parler, avoir moins d’orgueil et vous contenter d’être une brave femme modeste. Vous avez de bonnes qualités : vous êtes dévouée, serviable et vous cuisinez dans la perfection, ce qui enchante Jacques. Vous êtes exacte, ce qui plaît à mon mari. Les autres vous jugent peut-être mal, et cela me peine.

Prudence interrompit ce sermon :

— Madame est peinée pour moi, je le comprends. À la place de Madame, je serais toute pareille, mais je suis déjà toute remontée ! Puis, je sais que Madame me revaudra ça par des petits cadeaux, peut-être même une petite augmentation de rien du tout… Ce n’est pas que je la demande, oh ! non, ce serait de l’orgueil, comme le dit Madame, et je suis une brave femme modeste, mais je sais que le cœur de Madame est si sensible, qu’elle ne sera contente que quand j’aurai ma petite revanche. Maintenant, allons cuisiner. Qu’est-ce que je vas mettre pour ce soir ? M’sieu Jacques m’a demandé quéque chose : des croquettes de pommes de terre ? Oui… c’est ça ! Je n’ai que le temps si je veux être prête à l’heure, je ne voudrais pas faire attendre monsieur.

Prudence disparut, laissant encore une fois sa patronne perplexe. Cette femme était-elle rusée ou bête ?…


CHAPITRE V


Prudence, pendant quelques jours, fut sous le coup de son échec. Elle essayait de dévorer cette déconvenue en silence, mais cela lui coûtait beaucoup de peine. Elle était découragée par les douze cents lettres reçues par M. Rembrecomme et se disait qu’elle ne pourrait jamais lutter contre tous ces chercheurs.

Sur ces entrefaites, Julie vint la voir. Son air était toujours aussi niais, et Prudence l’appréciait parce qu’elle la dominait. Elle espérait aussi apprendre quels étaient les visiteurs de ses patrons, quelles idées elle se faisait sur le crime, si l’enquête prenait une tournure décisive. Toutes ces questions intéressaient Prudence au plus haut degré, car si elle affirmait tout haut qu’elle ne se mêlerait plus de cette affaire, elle espérait encore, par devers soi, parvenir à un résultat.

— Alors, Mam’zelle Julie, tout va comme vous voulez ?

— À peu près, mais je vieillis.

— Voulez-vous vous taire ! J’ vous trouve plus jeune qu’il y a quinze jours.

— Tant mieux, tant mieux… Mais je songe à me retirer ; j’ai une sœur et à nous deux nous avons un petit bien, et pour soigner nos poules et nos lapins faudra encore tenir sur nos jambes. Ma sœur m’appelle et j’irai bientôt la rejoindre.

— Vous en avez une chance !

— Oh ! je l’ai gagnée, ma chance… Je suis en place depuis l’âge de 13 ans, et j’en ai 50 aujourd’hui.

— Oui, le temps passe…

— Ne m’en parlez pas !

— Ça m’ennuiera de ne plus vous voir.

— Eh ! vous viendrez chez nous, pour passer quelques jours ; vous mangerez des œufs frais pondus…

— Vous êtes bien aimable, vous pensez que cela me fera un vrai plaisir.

Il y eut une pause dans la conversation, et Prudence reprit avec un enjouement forcé :

— Et vot’ patron, y cherche toujours l’assassin de son pauv’ papa ?

— Ben, oui, c’est long, vous savez, ces affaires-là ; on a peur de se tromper. La police a du fil à retordre, il vient beaucoup de monde et je les conduis par toute la maison, même dans ma chambre ; c’est malheureux que je couchais là-haut, sans quoi j’aurais plus à dire…

— C’est vrai ! et vous auriez pu gagner les 100 000 francs.

— Oh ! je n’suis pas une femme d’argent ! pourvu que j’aie mon petit nécessaire… J’aurais eu cette somme, j’aurais eu du superflu, bien sûr ! mais quoi, je m’en passe…

— Vous êtes bien raisonnable !

— J’ai toujours été dans la pauvreté ; alors j’ai l’habitude, et puis, je ne suis pas envieuse.

— C’est beau, ces pensées-là ! Mais monsieur vot’ patron m’a dit que vous héritez d’une rente du défunt, comme Apollon.

— Bien sûr, et c’est ce qui me permettra de soigner mes varices un peu plus tôt… Je dois dire que monsieur était si bon qu’il me versait déjà cette rente depuis quelques années, pour que je puisse achever not’ maison. Il manquait encore beaucoup de choses, alors, vous comprenez, cela nous avançait un peu. Ah ! monsieur était fin et savait agir avec le pauvre monde…

— J’vois ça ! son fils ne lui ressemble pas. Il est plutôt dur.

— Non, ce n’est pas la même manière, mais il est très bon aussi, y n’est pas donnant comme feu monsieur, mais il est juste.

— Je ne trouve pas.

— Oh ! pourquoi ?

— Parce que je m’étais donné du mal pour chercher l’assassin et qu’il ne m’a pas remerciée !

— Vous me surprenez, il est si poli…

— Ah ! ouiche ! poli ! il s’est moqué de moi, il avait un sourire qui en disait long… Il pensait : « Ma fille, mêle-toi de ce qui te regarde ! »

— Oh !

— Je suis certaine que cet Apollon…

— Oh ! vous croyez ?

— Son maître le soutient, que c’en est louche. Vous n’avez donc rien entendu cette nuit-là ?

— Le matin, c’est mon meilleur sommeil ; le soir, je « rangeotte » mes tiroirs, alors je m’endors tard. Les médecins ont dit que cela s’était passé le matin. Ah ! si ça avait été dans la soirée ; mais quoi que voulez entendre, du premier au quatrième ? Puis, on se dit que les locataires font du bruit, et c’est tout.

— Pour moi, continua Prudence qui tenait à son idée, ils sont revenus de voyage de bon matin, et pis…

— Mâme Prudence ! interrompit Julie, vous faites là un gros péché !

Prudence rougit, se tut, pour reprendre peu après :

— Vous faites bien de m’empêcher de parler de ce que je ne sais pas ; mais ce que j’ai vu, c’est que vot’ jeune maître a une secrétaire bien avenante et qui ne paraît pas timide…

— Elle est bien gentille, et c’est sa cousine. Y sont comme frère et sœur.

De stupéfaction, Prudence laissa tomber la cuillère à pot dont elle se servait comme contenance.

Quand elle put parler, elle s’écria :

— Vous êtes sûre ?

— J’connais la parenté, peut-être ! Je les ai vus assez souvent et depuis longtemps. Le papa n’est plus de ce monde ; mais la maman est là, qui est gâtée par sa fille ; ce sont de bonnes créatures, pas fières et riches.

— M’est avis que cette petite-là trouve son cousin très bien…

— Y n’ se marieront pas… Y n’ veulent pas, parce qu’ils sont trop cousins.

— Oui, des fois, les enfants sont un peu ratés, et c’est pas la peine.

Il y eut de nouveau un silence qui parut peser à Prudence. Elle voulait reprendre la conversation, mais elle s’arrêtait comme devant un obstacle infranchissable.

— Y se passe de drôles de choses dans le monde, finit-elle par murmurer. Ainsi, ce pauvre monsieur, dont on ne trouve pas celui qui l’a tué… Vous trouvez ça naturel ?

— Bien sûr que non !

— Vous n’avez pas vu de traces, des pas, des mains, un bout de fil, que sais-je ?

— Non ! Y z’ont pris des empreintes, mais y paraît qu’il avait des gants et des chaussons, et le revolver de monsieur était dans le tiroir de sa table avec les balles ; rien ne manquait !

— Pour un mystère, c’est un mystère…

— Y a pas mieux ; mais j’ vous dérange, il se fait tard, vous avez du travail…

— Pas du tout, restez encore un peu…

— C’est que je commence à être un peu pressée…

— Vot’ départ, c’est pour quand ?

— Dans un mois, peut-être.

— Oh ! déjà ?

— Je ne me plais plus dans cette maison de drame. Toujours la police et les questions, comme si je pouvais savoir quelque chose ! Moi, j’ dormais s’ pas ? Alors, qu’est-ce que je peux raconter ?

— C’est vrai…

— Y m’ presseraient comme un citron, qu’il ne sortirait rien de ma tête. Je ne sais rien…

— Je vous regretterai, Mam’zelle Julie ; j’avais pas d’amie ici, et je me suis attachée à vous.

— On se retrouvera…

Julie s’en alla, non sans avoir invité Prudence à revenir la voir chez M. Rembrecomme. Ce que promit la cuisinière avec élan.

Quand elle put s’entretenir avec Mme Dilaret, elle lui fit de nouvelles confidences.

— C’te Mam’zelle Julie est chanceuse.

— Qui est Julie ?

— La cuisinière de M. Rembrecomme. Elle a sa rente, et elle va se retirer à la campagne avec sa sœur.

— Tiens ! aujourd’hui, vous trouvez que c’est une chance, alors que je vous ai offert la même chose, il y a quelques jours.

— Je ne dis pas non, mais je n’ai pas de sœur. Ah ! j’en aurais une, ce serait différent : on peut bavarder ; si l’une est malade, l’autre la soigne : mais seule, avec qui voulez-vous qu’on cause ? Je ne suis pourtant pas une femme à commérages, mais encore faut-il que ma langue se dérouille. Ah ! les parents ne sont pas prévoyants en vous laissant fille unique ; mais ça ne sert à rien de regretter. Pour en revenir au monsieur tué, c’est tout de même une drôle d’histoire. V’là un pauvre homme dans son lit, avec une balle dans la tête, comme si c’était le diable lui-même qui l’avait tirée… et puis, frurrrt ! personne n’y voit clair ! C’est-y pas drôle ?

— C’est extraordinaire, en effet !

— La pauvre Julie en a les nerfs malades de regarder défiler toute la police dans la maison… aussi elle hâte son départ. Elle ne sait plus quoi leur répondre à ces curieux. Et cela me donne idée : elle m’a invitée dans son patelin, c’te bonne fille, et si Madame veut me le permettre, j’irais passer une huitaine dans c’te village. Et si je peux m’y habituer, j’accepterais peut-être l’offre de Madame pour le prochain printemps. Oh ! c’est pas une décision que je prends ! Non ! c’est la campagne à l’essai. Je verrai si je peux causer avec les paysans et me plaire en compagnie des animaux. J’ai un peu peur des vaches, mais je ne serai pas forcée de les traire. Si tout ce silence ne m’effraye pas trop, je me tâterai. Ce qui m’ennuie, c’est que je me sentirai trop vivre.

— Comment cela ?

— C’est difficile à expliquer à Madame. Je vais essayer tout de même. En ville, y a du bruit, on ne s’entend pas respirer… On va, on vient, dans le fracas des autobus ; mais à la campagne ! cette ouate dans laquelle on marche… où l’on perçoit même le cuicui d’un jeune moineau, et où, la nuit, on est réveillé par l’épaisseur du silence… Moi, Madame, ça ne me repose pas ; je ne respire plus, et il me semble que je descends dans un trou. Le jour, ça va à peu près… le jardin est là, le soleil, les fleurs ; mais l’hiver ! C’est pourquoi j’irai habiter chez Julie cet automne. Je contemplerai les arbres sans feuilles et je verrai les nuits longues. Et pis, y a encore une chose : quand j’ suis seule, j’ parle tout haut, dans ma cuisine, comme dans la rue ; personne n’y fait attention, parce que beaucoup sont comme moi. À Paris, c’est incroyable, les gens déchargent leur colère ou leur joie dans la rue sans qu’une âme les écoute. Allez donc crier comme ça à la campagne ! On dirait : « Tiens, v’là la folle qui a sa crise !… »

— Vous êtes impayable ! Il y a du vrai dans ce que vous me dites. Je vous donnerai votre congé.

— Merci, Madame ! Il faut aussi que je dise à Madame que la secrétaire de M. Marcel est sa cousine. Il le dit. Eh ben ! elle ne me plaît pas plus que si elle ne l’était pas. Elle est hardie, avec des yeux qu’elle ferait mieux de cacher… Et ça a du rouge sur les joues et sur les lèvres… et des robes qui vont aux genoux. Non, ce n’est ni fait ni à faire… Et pis, entre nous, c’est la cousine comme moi ! Je ne crois pas du tout à cette fable-là. Cette bonne Julie, elle croit tout ce qu’on lui dit ; c’est de la crème. Non, c’est une petite un peu trop à la nouvelle mode pour être une vraie cousine. Julie connaît sa mère, mais c’est facile de montrer une fausse mère.

— Je vais vous faire enfermer, Prudence !

— Je vois que Madame veut rire ! Je ne me trompe pas souvent et quéque chose me dit que cette péronnelle est une évaporée qui veut se faire épouser. Cette pauvre Julie n’y voit goutte ! Plus bête qu’elle, y en a pas ; mais à part ça, c’est une créature du bon Dieu ! Quand je pense qu’elle n’a pas encore pu dénicher une trace de l’assassin, et moi, la première fois que j’y vais, je cueille une mèche de cheveux ! C’est travailler ça ?

— Prudence, je sens quelque chose qui brûle sur votre fourneau…

— Seigneur, j’y avais mis des abricots !

Et elle disparut comme si elle avait eu des ailes.

Mme Dilaret eut un geste de délivrance. Sa domestique la fatiguait quelque peu, et elle se disait que ce serait avec joie qu’elle lui octroierait les quelques jours de vacances qu’elle sollicitait.

Elle n’était nullement mécontente de son service, mais elle découvrait dans son caractère un tel mélange de ruse et de rusticité, qu’elle le définissait à grand’peine. Ces huit jours de paix lui feraient oublier ses défauts, et elle espérait qu’elle regretterait ses qualités.

Ce qui la soulageait aussi, c’était de savoir que la recherche de l’assassin ne l’occupait plus autant.

Son effort n’ayant pas abouti, Prudence se repliait sur son échec. Mme Dilaret ne s’en plaignait pas. Elle craignait tellement quelque histoire malencontreuse qui eût placé son mari dans une situation délicate !

Quant à la cousine du jeune Rembrecomme, elle n’en prenait nul souci. Elle souriait des déductions de Prudence qui ne pouvait admettre que l’on pût être une jeune fille comme il faut, tout en suivant quelques erreurs du modernisme. Mme Dilaret connaissait beaucoup de ces modèles qui paraissaient évaporés, et qui n’en étaient pas moins des âmes fort sérieuses et bien dévouées à l’occasion. Elle savait que la plupart d’entre elles s’occupaient d’œuvres et ne craignaient pas de visiter les nécessiteux, de ranger la chambre d’un malade, d’apporter des provisions aux mères chargées de famille.

Et, cependant, celles qui s’affairaient à ces soins portaient des cheveux bouclés et accentuaient les roses de leurs joues et le carmin de leurs lèvres.

Mme Dilaret ne leur en voulait pas du tout de cet excès de zèle à forcer la nature. L’essentiel pour elle était que ce fût fait avec discrétion, et que leur cœur restât généreux.

Bien des mères timorées eussent poussé les hauts cris si Mme Dilaret eût divulgué son indulgence ; mais elle se gardait de la proclamer.

Prudence fut quelque peu absorbée durant les semaines qui suivirent, mais sa maîtresse s’abstint de la questionner, de peur de ne plus sortir des explications.

Jacques essayait des compliments et des taquineries ; mais rien ne réussissait.

Un soir, il se dirigea vers l’office et, voyant la domestique accablée sur une chaise, il s’écria :

— Ma pauvre Prudence, vos amours sont-elles malheureuses ?

— Ah ! M’sieu Jacques, y ne s’agit plus d’amour… et pour être franche, je ne voudrais même pas revenir en arrière. J’étais belle, et bien des hommes m’ont fait la cour ; et c’est plutôt désobligeant, quand on est une honnête femme. J’avais bien des attraits, et je m’en suis aperçue trop tard… Quand j’étais jeune fille, je me croyais laide, et cela me rendait timide. Mais quand j’ai été plus avisée, j’ai compris que je montrais une peau blanche, de beaux cheveux, une taille ronde, et des yeux !… ah ! mes yeux !… J’ai découvert tout ça, parce que les camarades de mon mari me le disaient. Il y en a même un que j’ai dû gifler, parce qu’il m’a embrassée derrière ma porte…

— Pauvre Prudence !

— J’étais dans un état ! Ce n’est pas que ce baiser-là ne m’ait pas surprise en beau ; mais j’avais peur que mon mari ne voie le manège. Il était un peu jaloux, et ses scènes n’étaient pas gaies. J’ai pensé pendant quinze jours à ce baiser-là, et il m’a fallu beaucoup de courage pour fuir ce garçon parce que, malgré sa gifle, ses yeux continuaient à manœuvrer. J’ai pensé aussi que j’aurais pu faire un plus beau mariage, devenir une dame avec mon café sur le fourneau toute la journée ; mais l’ bon Dieu ne l’a pas voulu. Je me suis mariée avec un ouvrier qui chômait souvent et qui buvait le dimanche, que je ne pouvais même pas me promener avec lui. Jugez de mon honnêteté. J’aurais pu divorcer, puisqu’il me délaissait. Non ! je me suis cramponnée à celui à qui j’avais juré fidélité. Ça n’empêche pas que cette promesse-là m’a été un calvaire…

Jacques dit en riant :

— Vous regrettez un peu d’avoir été fidèle ?

— Non, parce que ma conscience n’aurait plus connu de repos. Je me contentais de regretter que le monde soit perverti comme ça. Tout est passé, maintenant !… la vie vous pousse. Mon sort est bon, et je n’ai plus à lutter à cause de ma beauté. C’est reposant. Ah ! je suis là à vous raconter des histoires qui ne vous regardent guère, mais on a des jours où l’on parle. Je voudrais vous recommander, quand vous vous marierez, de ne pas prendre une belle femme. La beauté, c’est plus gênant qu’utile, et si j’étais homme, ce n’est pas cette qualité-là qui me séduirait.

— Eh bien ! Prudence, j’ai remarqué une jeune fille qui me plairait bien, et je la trouve fort jolie.

— Oh ! M’sieu Jacques !

Prudence joignait les mains comme devant une prouesse incroyable.

— Je suis contente ! Et c’est pour quand, ce mariage ?

— Oh ! je n’en suis pas là ! Celle que j’ai aperçue ne sait pas mon nom et je ne sais pas le sien… Elle ignore que je l’ai choisie dans mon cœur. Je ne l’ai vue que dans la rue et, naturellement, je ne lui ai pas parlé.

— Ça, c’est une drôle de naissance, et cela peut durer longtemps.

— Oui, et c’est un grand secret que je vous confie.

— Vot’ maman ne s’en doute pas ?

— Non, je ne le lui apprendrai que quand je saurai si c’est une jeune fille de tout repos.

Prudence sentait une fierté lui envahir l’âme. Être la confidente de M’sieu Jacques dépassait ses rêves. Elle promit solennellement de taire ce qu’elle venait d’entendre.

Jacques reprit :

— Maintenant, que je vous ai raconté ma plus belle histoire, vous allez m’apprendre pourquoi vous êtes si morose depuis quelques jours…

— C’est que j’ai toujours le tracassin avec ce meurtrier qu’on ne retrouve pas.

— Comment ! Vous y pensez encore ? Je croyais que vous aviez oublié ce fait divers.

— Non, par moments, je crois que je n’y pense plus, puis ça me revient tout d’un coup dans la nuit, et v’là mon sommeil parti ! Pourquoi ne retrouve-t-on pas cet homme ?

— On le retrouvera ; dormez tranquille…

— C’est que je voudrais que ce soit moi !

— Ah ! oui, vous tenez à ce magot ?

— Ce n’est pas pour l’argent, M’sieu Jacques, bien que je sois une femme qui le mériterait… Y n’y a pas plus honnête ; mais j’aimerais aussi débrouiller cette énigme…

— Vous avez l’âme d’un détective, bonne Prudence !

Sur ces paroles, Jacques quitta la place.

Prudence enfermait maintenant dans son cercle de pensées deux problèmes de premier plan : d’abord, la recherche de l’assassin, puis celle de la personnalité de l’élue de Jacques.

— Ce petit, pourvu qu’il ne fasse pas une bêtise. Toutes les femmes sont habillées de même, et on ne peut plus reconnaître une bonne d’une mauvaise. Quelle affaire !… Moi, si je la voyais, c’te petite, je verrais tout de suite de quelle classe elle est. Les hommes n’y connaissent rien. Ils rencontrent un minois et s’en toquent sans s’inquiéter de la parenté. Le fils d’un juge ne peut pas épouser n’importe qui. Ah ! qu’est-ce que nous allons voir ! Tout de même, s’il prévenait sa mère, ce petit, ça serait mieux. Me voilà bien embarrassée ! J’ai promis le secret, mais j’ai parlé un peu vite. Madame saurait bien se renseigner. Quand on a la justice à sa disposition, on n’a pas le droit de se tromper. Mais quelle idée a eue M’sieu Jacques de choisir une femme lui tout seul ! il est vrai que ces coups-là arrivent sans qu’on les cherche. Pan ! un choc au cœur et le tour est joué. Va-t-on réfléchir après cela ? Ah ! si seulement je trouvais mon meurtrier sans le chercher. Si un matin, en faisant mon marché, je me trouvais nez à nez avec lui ! Dire que je passe peut-être à côté de lui et qu’il me nargue ! Ah ! je donnerais bien deux sous pour tenir mes 100 000 francs, et alors, j’aimerais la campagne comme Julie. C’te bonne Julie, elle est aimable tout de même pour m’inviter dans son patelin. J’irai au début d’octobre, ce ne sera ni l’hiver ni l’été, donc c’est un bon moment pour se rendre compte d’un pays. Maintenant, je vais essayer de bien dormir, comme me l’a conseillé M’sieu Jacques.

Le lendemain, Prudence était revenue à des sentiments plus animés. De nouveau, elle monologuait comme si elle se rattrapait de son mutisme. Elle ne se découvrait nulle raison spéciale pour avoir traversé une crise de marasme et elle se disait :

— Les hommes et les femmes sont un peu lunatiques ; on est plus gai quand la lune est ronde et, à mesure qu’elle décroît, on perd un peu de sa force. La pleine lune a l’air d’une grosse réjouie ; mais le croissant, quelle figure !

Elle sortit pour parcourir le marché, critiqua, marchanda, se querella avec les vendeurs et lança des quolibets. Elle se montrait tout à fait en forme.

Vingt fois, elle aperçut l’assassin qui se faufilait entre les groupes, et, plus de cent fois, elle entrevit la « jolie jeune fille » qui achetait des denrées avec un air de reine. Elle pensa :

— Je ne savais pas encore qu’il y avait autant de belles femmes à Lyon.

Quand elle revint chez sa patronne, elle constata cependant qu’elle rentrait bredouille.

— C’est pas commode de trouver deux personnes dans une foule. Tous les hommes aujourd’hui avaient presque tous une tête d’assassin, et toutes les femmes m’ont paru belles. Comment démêler quéque chose dans tout ça ? J’ vas aller parler de mes achats à Madame, parce qu’y a des choses à changer dans le menu…

— Me v’là revenue. Madame a bien dormi ? La nuit était fraîche, alors on se sent mieux ; les chaleurs vont être finies, et on sera plus à l’aise. Moi, j’aime les demi-saisons. Je n’ai pas trouvé d’occasions au marché, les produits manquent. Il y a pourtant des tomates et, avec elles, on peut tout accommoder : les plats les plus insipides deviennent bons. J’ai vu des jolies jeunes filles, ce matin ! C’était un plaisir, il y en avait plus que de légumes ! Je pensais à ce bon M’sieu Jacques… Y avait de quoi choisir. Quand qu’il viendra ce moment-là pour lui ?

— Je ne sais pas encore…

— Méfiez-vous, Madame ; quand les garçons ne disent rien, c’est qu’ils préparent une surprise…

— Que voulez-vous dire ? Vous savez quelque chose ?

Cette prolixité, ce préambule alarmèrent Mme Dilaret. Elle trouvait à Prudence un air mystérieux et entendu. La réponse spontanée la soulagea.

— Moi ? absolument rien ! C’est pas à moi que M’sieu Jacques ferait sa confession, bien sûr. C’est à la mère, à tout savoir en premier. Et je pense certifier à Madame que si M’sieu Jacques voulait me dire un secret, je l’arrêterais en disant : « Je ne veux rien entendre, M’sieu. J’suis d’âge à être votre mère, mais je ne veux rien savoir. Honneur d’abord à votre mère qui vous a mis au monde. »

Prudence se tut, contente de son geste, éblouie par ses propres paroles. Les mains sur les hanches, elle semblait défier : « En auriez-vous trouvé autant ? »

Mme Dilaret rit de cette attitude et dit :

— Avec les garçons, on est toujours sur le qui-vive…

— Vous avez raison, mais M’sieu Jacques n’est pas un homme à secrets ; c’est franc, c’est sérieux ; tout de même, il aurait une petite connaissance, que ça ne m’étonnerait pas… non une de ces demoiselles qui ont toute honte bue, mais une gentille enfant avec papa et maman à ses côtés et…

— Enfin, Prudence, vous êtes au courant d’une intrigue ?

— Qu’est-ce que Madame va penser là ? Je ne sais rien du tout. Les hommes regardent quelquefois les femmes, n’est-ce pas ? alors je fais une supposition : si une fois notre petit M’sieu Jacques avait admiré une jeune fille et la trouve tout à fait de son goût ? Ce sont des aventures qui peuvent tomber dans la vie d’un garçon…

— Vous m’agacez, ma bonne ! vous prenez des airs idiots… Dites-moi la vérité ou taisez-vous !

— Pisque c’est une supposition que j’ vous dis ! Ça peut arriver. Madame n’a pas besoin de se désespérer, parce que son garçon a regardé une jeune fille…

— Quelle jeune fille ?

— Il ne le sait pas lui-même…

— Qu’est-ce que vous racontez ? Vous devenez folle ? dites-moi qui elle est ?

— Y n’ sait pas son nom…

— Vous êtes impatientante, ma pauvre fille ! Je vois bien que vous me cachez quelque chose… Qui vous a renseignée ?

— Personne…

— Alors, vous feriez mieux de vous taire. Si ce sont des inventions de votre part, elles ne sont pas très heureuses, je vous le déclare franchement…

— Je n’invente rien, et pisque Madame monte sur ses grands chevaux, j’vas tout dire, mais ça m’ coûte, parce qu’à ce petit, je lui avais promis le secret. Que Madame ne me regarde pas avec ces yeux-là, sous prétexte que son fils m’a parlé de sa connaissance ; moi, j’attire les secrets. J’en sais ! j’en sais ! mais je les garde. Aujourd’hui, c’est pas comme les autres fois, je ne veux pas qu’une mère soit négligée. Eh ben ! vot’ fils m’a dit : « Prudence, j’ai rencontré une belle jeune fille… elle a une figure comme une Sainte Vierge, avec des cheveux noirs et des yeux dorés. Elle est grande, et elle marche comme sur des nuages… Elle m’a souri et je lui ai souri, et elle m’a dit en baissant les yeux : « Les mariages sont écrits au ciel ! », puis elle a disparu, et je suis resté fou d’amour… Prudence, vous qui savez trouver les assassins, pouvez-vous retrouver cette belle jeune fille ? » Voilà, Madame, ce que m’a confié M’sieu Jacques. Vous voyez que c’est du grave… C’est sûrement une personne qui doit être dans les plus comme il faut. Faudra donc que je la retrouve, et je crois que ça sera facile…

Mme Dilaret était plongée dans l’ahurissement le plus profond. Ce langage ne ressemblait guère à celui de son fils, et elle s’étonnait qu’il pût se livrer à de si bizarres confidences, surtout à Prudence. Puis, son fils en son aspect ne lui paraissait nullement atteint par des flèches aussi meurtrières. Elle se promit de l’interroger. Il lui venait à l’idée que c’était une facétie.

Prudence respectait le silence de sa patronne, tout en savourant le plaisir d’avoir été favorisée. Elle pensa pourtant que c’était un coup rude pour cette mère, et elle voulut pallier cette impression.

— Que Madame ne se désole pas… il faut s’attendre à tout dans c’te vie… Les garçons sont quéquefois gênés de raconter à leur maman que l’amour vient de leur pousser par surprise… Y sont honteux, vous comprenez, Madame, et plus timides que des jeunes filles… On croit qu’un garçon, c’est hardi, eh ben ! non, ça ressemble à un canard qui vole pour la première fois… Ça secoue ses petits ailerons et pis ! ça n’ose pas se lancer… Et la preuve, c’est qu’il n’a pas pu parler à c’te pauvre petite. Il l’a laissée partir, et c’est resté sur place, planté comme un poteau électrique qu’on appelle des transformations… Non, ce n’est pas ça, je me trompe…

— Des transformateurs…

— Oui, Madame tient le mot… Y paraît que là dedans, c’est chargé… Eh ben ! not’ gas est demeuré là, chargé d’amour, sans pouvoir étendre le bras… C’est-y pas malheureux !

Mme Dilaret commençait à sourire. De plus en plus, elle comprenait que Jacques s’était amusé. Elle dit à Prudence :

— Maintenant, ma bonne, je crois qu’il est temps que vous alliez vous occuper du déjeuner…

— Je vois que Madame est consolée…

— Tout à fait !

— J’avais peur que Madame ne soit un peu jalouse… Ça arrive dans la vie des mères. Mais, j’ suis pas une femme à détourner un enfant de sa maman… Non ! pas plus que je ne penserais à enlever le mari d’une autre, et, pourtant, il y avait le mari d’une voisine qui me plaisait bien… et si j’avais voulu !… Mais je me suis dit, tant que ma flamme a duré : « Prudence, pas de ça ! Y paraît que Jésus a pardonné la femme qui a pensé à un autre homme que le sien, mais ces pardons-là, ça n’arrive pas deux fois dans l’existence… Si Jésus se promenait par ici, on pourrait peut-être se laisser tenter, pour se jeter à ses pieds ensuite, mais dans not’ temps de païens, Jésus ne se montre plus parmi les vivants. » Alors, Madame, cette pensée-là m’a retenue…

Mme Dilaret, qui était souriante, redevint sérieuse pour féliciter sa domestique sur sa foi, bien qu’elle l’exposât d’une manière pittoresque.

— On ne peut mieux exprimer la parole divine…

— Alors, Madame est contente ?

— Oui, Prudence.

Satisfaite, la brave femme réintégra sa cuisine.

Mme Dilaret attendit son fils non sans impatience. Précisément, il arriva un peu en avance ce matin-là et, quand il fut dans le studio en face de sa mère, elle murmura d’une voix un peu étouffée, afin que Prudence n’entendît pas :

— Tu as fait de singulières confidences à notre servante.

Jacques éclata de rire. Le visage de Mme Dilaret s’épanouit, et elle reprit :

— J’ai deviné que c’était une plaisanterie…

— Naturellement ! je voyais cette pauvre femme si tourmentée par cet assassin que j’ai voulu changer le cours de ses idées…

— Tu as parfaitement réussi ! Elle s’occupe maintenant, selon ton désir, à rechercher cette jeune fille…

— Comment cela ?

Mme Dilaret répéta textuellement le récit de Prudence, alors que Jacques levait les bras au ciel en clamant :

— Elle perd la tête… elle est folle !

Et il rit comme un être jeune sait le faire.

— Elle aurait dû écrire des romans, bégayait-il entre deux éclats de rire ; elle a une imagination déconcertante !

Il cita les quelques paroles qu’il avait dites et conclut :

— Je m’aperçois qu’un secret est bien mal gardé par elle, mais je m’en doutais… Je savais qu’elle ne pourrait pas se retenir de vous le raconter… Seulement, j’aurais voulu vous prévenir et je n’en ai même pas eu le temps ! Enfin, mon but est atteint… sa pensée est détournée de ce fameux meurtrier… Je craignais qu’elle ne commît quelque imprudence à ce sujet, ce qui aurait bien ennuyé papa…

L’incident clos, Jacques prit son journal, en attendant que Prudence vînt annoncer le déjeuner.

Au long de la journée, la domestique remua toutes les idées qui meublaient son cerveau.

— Je ne m’y reconnais plus, marmottait-elle, tout cela est en vrac dans ma tête comme du vermicelle dans un sac… Je ne veux pas perdre mes 100 000 francs, et je veux retrouver la jeune fille de M’sieu Jacques… Je ne sais pas s’il sera content que j’ai raconté la chose à sa mère, mais faut bien que je soigne la mère comme le fils… Je suis entre l’arbre et l’écorce, et il faut manœuvrer avec finesse… Peut-être que je n’aurais pas dû répéter les paroles de cette jeunesse parce que je n’en étais pas très sûre, mais il n’y avait pas de mal : « Les mariages sont écrits au ciel », tout le monde le sait et le dit.

Prudence interrompit son discours intérieur pour allumer son fourneau à gaz, puis elle reprit :

— Il faudra que j’aille voir Mam’zelle Julie, un de ces jours… Elle me plaît c’te brave fille… C’est un peu simple, mais y n’ faut pas que des polytechniciens sur la terre… C’est mon père qui m’a appris ça… et ce que j’ai eu du mal pour réciter ce mot-là. Enfin, j’y suis parvenue, et je le dis si bien, qu’il y a des gens qui croient que je suis allée à c’t’ école-là… Je les laisse croire ; du moment que ce n’est pas moi qui m’en vante, je ne fais pas de péché. Faut pas brusquer les gens… De quoi que j’aurais l’air, si je leur disais : « Vous vous trompez. » Ce serait bien mal poli de ma part…

Prudence se rengorgea, heureuse de connaître un beau mot, fière de passer pour instruite, glorieuse de savoir parler avec à-propos.

Elle se persuadait que Mme Dilaret la cotait haut et qu’elle se félicitait chaque jour de l’avoir à son service. « Une femme comme moi, ça rehausse une maison. »

Tous les soucis de Prudence furent oubliés au moment des confitures, art où elle triomphait. Mme Dilaret dut se rendre à l’évidence. Les gelées, les marmelades de toutes couleurs se rangeaient sur des rayons, et plus Prudence en cuisait, plus elle voulait en cuire. Elle établissait une véritable collection… elle en admirait la transparence, ou bien la consistance selon les fruits.

Cela devenait presque une passion, et Mme Dilaret crut un jour que tout ce qui était mangeable se transformerait en confiture ! La tomate, le potiron, le melon, la carotte en pots ! Prudence ne s’arrêtait plus et prenait des airs d’autocrate. La maisonnée fut privée de sucre… Une petite réserve y passa, et quand Prudence se trouva en face du sucrier vide, elle resta décontenancée :

— Ah ! ben ! ah ! ben ! Madame aurait dû me prévenir… Quand on n’a pas de sucre, on le dit… Est-ce que je pouvais m’en douter ?… Ces bourgeois riches ont toujours des conserves dans leurs armoires, et je croyais qu’on me les cachait… On me laissait travailler ! J’ai au moins 200 pots ; mais les patrons n’auront pas de sucre dans leur café pendant un mois.

Elle demanda à Mme Dilaret :

— C’est vraiment vrai qu’il n’y a plus de sucre dans la maison ?

— Voici huit jours que je m’efforce de vous le faire comprendre…

— Je croyais que Madame me racontait ça pour que je cesse de confiturer.

— C’est absolument pour cela que je tentais de vous arrêter.

— Je n’en ai plus un grain, ni un morceau…

— C’est du propre ! Que va dire Monsieur pour son café ?

— Dame ! je ne sais pas. Madame n’en a pas quéques morceaux en réserve ?

— Je vous assure que non ! Tous les jours, je vous ai prêché la sagesse… Mais, seule, la confiture avait raison… Je suis furieuse…

— Vous ne pouviez pas me retirer la bassine des mains !

— Si j’avais su ? je vous aurais jetée dedans !

— Je vois que Madame est bouleversée.

— C’est assez naturel… Mon mari travaille, il a besoin de sucre…

— Oh ! son travail n’est pas fatigant…

— Vous vous figurez cela, vous !

— Ce n’est que sa tête qui marche et, quand il est assis devant son bureau, elle ne fait pas beaucoup de chemin !

— Vous êtes une sotte, ma fille…

— C’est bientôt dit… mais je trouve, moi, que si monsieur courait du matin au soir pour attraper ses voleurs, il serait tout de même plus fatigué…

— Vous ne comprenez rien !

— Encore que j’y comprendrais quelque chose, cela ne nous donnerait pas de sucre…

Mme Dilaret lui tourna le dos, impatientée.

L’heure du café arriva. C’était pour monsieur une belle minute, quand il savourait un café chaud et bien sucré.

Ce midi-là, sa femme se sentait mal à l’aise. Elle savait que chez les fournisseurs toute supplication était inutile. Les restrictions étaient sévères. Elle regrettait de n’avoir pas mis de côté, en secret, quelques provisions ; mais, confiante dans la sagesse de Prudence, femme d’âge raisonnable, elle avait oublié que les passions sont plus fortes que la raison.

Or, sur le plateau du café, qu’apportait Prudence triomphante ? Il se présentait un pot de gelée, couleur incarnat, du plus séduisant effet.

— Qu’est-ce que cela ? interrogea négligemment le juge.

— Du sucre pour le café de Monsieur…

— Du sucre ? questionna Jacques déjà amusé.

— Oui, M’sieu Jacques… Y paraît que je me suis noyée dans le sucre de la maison pour arriver à vous fournir du dessert pour l’hiver. Je sais que Madame est prévoyante, et je pensais ne jamais voir la fin des provisions. Ce n’est pas que j’ai été trop avant dans l’usure du sucre, non ! c’est la quantité qui était trop mince… Mais la confiture, c’est toujours du sucre, s’ pas ? Alors, Monsieur peut en mettre dans son café… J’y ai goûté… ça va… et pourtant, j’suis difficile…

— Je n’aurai pas de sucre ? s’écria M. Dilaret.

— Si, Monsieur, répondit Prudence très vite, seulement, il est rose… Regardez, Monsieur, la belle petite cuillère…

— Enlevez cela !

— Vous n’êtes plus un enfant, Monsieur… Vous savez bien que c’est du sucre…

— Ne vous fichez pas de moi, Prudence !

— Que Monsieur me fourre sous la guillotine, si je me fiche de Monsieur… Je sais qu’il faut respecter la justice… J’honore Monsieur et je…

— Enlevez ce pot et taisez-vous ! Je ne plaisante pas.

La pauvre Prudence dut se conformer à cet ordre, parce que l’œil de M. Dilaret la foudroyait.

Elle en eut un frisson et se replia, désolée, dans son domaine, en contemplant cette belle gelée qui ne lui procurait même pas un compliment.

— Ce que les hommes peuvent être ingrats ! Je me suis tuée à faire de la confiture à pleins pots et je n’ai même pas un merci de ce juge qui parle toujours de justice… J’ai transpiré dans cette confiture à me dessécher la peau, à devenir une feuille de parchemin, et v’là toute la reconnaissance que j’en ai ! Et j’suis vaillante et économe ! et dévouée ! et pis tout, quoi ! eh ben ! rien, pas un mot… Il aurait pu me dire : « Ma bonne Prudence, votre confiture est un baume, on croirait manger de l’ange en marmelade. » Non, rien… Au lieu de ça, un œil de tigre… Ah ! si j’ voulais faire galoper le mien d’œil, autour de cet homme si haut, je le mettrais bien bas, à mes genoux, oui, à mes genoux, si je voulais !… Mais Madame est une bonne femme ! je ne veux pas lui apporter de la peine, non plus qu’à M’sieu Jacques. Ce petit, j’ veux lui conserver son père intact, qu’il n’ait pas à rougir de lui… Je n’ vas même pas me venger pour de la confiture… J’ vois bien que Monsieur a des ennuis parce que cet assassin ne se trouve pas, mais ce n’est pas juste que ça retombe sur mon travail… Enfin, c’est la vie du monde… faut pas s’ faire tourner le sang en encre pour si peu… J’ cuisinerai un bon dîner, et les estomacs seront plus gais… Je chercherai un peu de sucre chez un épicier à qui j’ai rendu service… Je lui donnerai une paire de chaussures de Madame pour une de ses nièces qui a la même pointure… Madame m’a dit : « Je ne mettrai plus ces souliers-là… ils me font mal, je souffre dedans. » Je ne veux pas que Madame souffre, et pour lui enlever la tentation de les porter, j’en ferai cadeau… Oh ! c’est du beau… 300 francs qu’elle les avait payés… La petite sera contente et Madame n’attrapera pas de cors avec… Je pourrai donc avoir quéques bouts de sucre.

Ayant ainsi arrangé la situation, Prudence déjeuna et lut son journal. De temps à autre, son nez piquait le quotidien, ce qui la réveillait ; mais elle refermait vite les yeux et se rendormait.


CHAPITRE VI


Prudence, ainsi qu’elle le projetait, s’en alla un dimanche voir Mlle Julie. Cette visite lui plaisait parce qu’elle pouvait parler comme cela lui agréait. Puis, elle en imposait à cette amie et cela aussi lui était agréable.

Ce fut donc d’un pas soulevé par la satisfaction, qu’elle s’achemina vers l’immeuble qu’occupait le maître de Julie.

— Ah ! c’est Madame Prudence… Vot’ santé est toujours d’attaque ?

— Euh ! ça ne va jamais aussi bien qu’on le voudrait ! riposta Prudence gaiement.

— Il me semble pourtant que vous paraissez toute réjouie ?

— Ma chère, vous me croirez si vous voulez, mais j’avais du plaisir à penser que je venais bavarder avec vous…

— Ça, c’est mignon tout plein ! Aimez-vous le café au lait ?

— Ah ! c’est mon régal !

— Alors, tant mieux ! Je vous en ferai un, avec de bonnes tartines de beurre pour notre goûter.

— Vous êtes une chic femme ! Ah ! Mam’zelle Julie, quand je songe aux huit jours que je passerai avec vous dans vot’ maison, je sens le délire de joie qui m’empoigne… Quel jour partez-vous ?

— J’ai été un peu retardée : mais, dans huit jours, je ne serai plus ici…

— Oh ! si vite que ça ?…

— Eh ! donc, à force de chanter qu’on part, la date arrive.

— C’est pourtant vrai.

Les deux femmes étaient assises dans l’office. Soudain, Julie se leva de son siège et proposa :

— Si nous allions dans le petit salon ? Nous y serons mieux dans des fauteuils…

— Et vot’ monsieur ?

— Il passe la journée dehors… Il ne reviendra pas dîner… Il est à Francheville, et le valet de chambre et sa femme sont chez des amis à la Croix-Rousse…

— Et sa petite cousine… toujours secrétaire ?

— Oui…

— Et les lettres de ceux qui ont trouvé l’assassin… toujours des flottes ?

— Toujours…

— Et il n’est pas encore en prison ce malin-là ?

— Vous pouvez le dire que c’est un malin ! Je ne sais pas comment il a pu manigancer son affaire… J’en suis malade de leurs questions… Pourtant, je dois convenir que cela commence par chômer un peu…

— Ça vous repose.

Tout en parlant les deux commères s’installaient dans de confortables fauteuils. Prudence admirait le mobilier et l’évaluait comme un expert.

— Ça doit coûter chaud ! Quelle bêtise de dépenser tant d’argent pour des tableaux ou des bonshommes de bronze ou en ivoire… Vous n’aimeriez pas mieux un bon phonographe ?

— Ma foi ! oui, c’est plus riant.

— Les fauteuils, je comprends encore. Pour écouter la musique, c’est plus commode ; puis, si on s’endort, on est à l’aise…

— Vous avez raison, Mâme Prudence ; mais ce que vous voyez là n’est rien… Si vous désirez voir le reste de l’appartement, j’ vas vous le montrer…

Rien ne pouvait plaire davantage à la visiteuse et elle quitta son siège avec la vivacité d’une jeune fille.

— Voici le salon…

— C’est riche ! Il y en a des ors et des tapis !

— Et encore, les ors sont ternis… Monsieur ne voulait pas qu’on y remette du vernis pour que cela les refasse briller. « Taisez-vous, qu’y me disait, un jour que je lui proposais de badigeonner les places blanchies avec du ripolin doré… Ces meubles resteront ainsi… Ils datent de mon arrière-grand-père, et c’est leur vieillesse qui en fait le cachet… »

— Je ne me fais pas à cette idée qu’ils ont de tant aimer les vieilleries.

— Oui, il y a des choses qui n’entrent pas dans not’ tête… On aime le frais, le neuf…

— Oui… Et le plus fort, c’est que quand nous sommes vieux, nous autres, ils ne nous aiment plus du tout !

— C’est à n’y pas voir clair !

Julie effectuait le tour des chambres, suivie par Prudence qui s’exclamait.

— Celle-ci est celle du défunt monsieur…

Elle parlait bas, en marchant sur la pointe des pieds. Prudence était émue et elle regardait tout avidement. Ses yeux allaient du lit au mur, du plancher au plafond, pour se reporter sur les sièges.

— Y n’y a pas de traces, conclut-elle à mi-voix.

— Non… Ah ! j’ai cherché aussi… et ce que j’ai pu pleurer, en voyant là mon pauvre maître qui ne bougeait plus… On ne m’ôtera pas de l’idée que c’est quelqu’un du quartier… On savait monsieur riche, et toujours de l’argent sur lui et chez lui… À ce moment-là, il avait dans son tiroir 40 000 francs qu’on n’a plus retrouvés… Il voulait acheter je ne sais plus quoi…

— Oh ! là ! là ! et la police, qu’est-ce qu’elle fait ?

— Elle cherche… Pourtant, on est plus tranquille… D’abord, y n’y a plus de scellés…

— Oui, quelle drôle d’affaire… Je croyais qu’un assassin laissait toujours des indices…

— Y n’ont encore rien découvert… Y paraît que c’est à 7 heures du matin que le coup a été fait… Je m’en souviendrai de ce matin-là… À 6 heures, je suis descendue de ma chambre pour aller aux Halles… J’ai crié à la concierge dans l’escalier : « Avez-vous des courses ? » J’ai été faire mes achats, et je suis revenue en passant par l’église Saint-Bonaventure… Je suis rentrée à 8 h. 30 à peu près, et le coup était fini ! Vous pensez dans quel état j’étais ! Heureusement pour moi que tous mes fournisseurs m’ont vue, sans quoi on aurait aussi bien pu me soupçonner…

— Ma pauvre Mam’zelle Julie, vous qui aimez tous les animaux ! à plus forte raison vot’ maître !

— Je ne pouvais plus tenir en place… Je descendais, je montais, je tournais… J’étais comme folle… puis on s’habitue à tout.

Prudence examinait toujours les meubles et les murs, cherchant un indice révélateur ; mais elle avait beau fouiller du regard dans les coins, elle ne s’apercevait de rien.

Les soupçons qu’elle entretenait vis-à-vis du jeune maître et du valet de chambre s’envolaient. La mèche de cheveux même, arrachée à la portière, ne lui inspirait plus que du dégoût. Elle avait eu l’idée de la comparer aux cheveux de Julie, mais cette dernière les avait blancs. Quant à la femme du valet de chambre, c’était à peu près sa teinte ; mais comme elle n’était pas à Lyon à ce moment-là…

Tout son échafaudage s’aplatissait donc dans la plus piteuse des déconvenues.

Elle murmura :

— Faut pas se leurrer, on ne peut rien découvrir… Savez-vous, Mam’zelle Julie, que celui qui gagnera les 100 000 francs, les aura bien gagnés ?

— Vous voudriez bien être celle-là ? dit Julie en souriant.

— Je ne vous le cache pas…

— Moi aussi, j’ai essayé ; mais j’ai renoncé… C’est trop difficile, et il faudrait du temps.

— C’est vrai.

Ces dames rentrèrent dans le petit salon, bien que ce fût avec regret que Prudence quittât la chambre fatale.

Julie regarda l’heure et dit :

— Je préparerai not’ café pour 4 h. 15, 16 heures, qu’ils disent maintenant… Nous avons encore une demi-heure pour bavarder… Ça va-t-il comme vous voulez dans vot’ maison ?

— Oui, c’est gai par rapport à M’sieu Jacques… Il aime rire, mais ça commence par se gâter…

— Comment ça ? Il ne vous fait pas la cour au moins ?

— Oh ! là ! là ! non…

— Ces jeunes, quéquefois, c’est enrageant ! Y veulent vous faire croire qu’on est un printemps et ils se moquent.

— Non, pas de ça chez nous… C’est des juges, vous savez, et ça reste honnête… Comment qu’ils rendraient la justice, s’ils faisaient des gros péchés ? Tout le monde le saurait, et quand ils condamneraient un homme, on leur jetterait leurs fautes à la figure…

— Ça, c’est bien possible…

— Alors, la maison est tranquille comme un couvent.

— Pourquoi alors disiez-vous que ça se gâtait ?

— Parce que not’ jeune monsieur a rencontré une belle jeune fille…

— Ben ! il a l’âge de se mettre en ménage.

— Oui, mais le plus ennuyeux, c’est qu’il ne connaît pas celle qu’il aime.

— Voyons, voyons… faudrait tout de même pas me prendre pour une oie…

— C’est vrai, comme j’ vous l’ dis ! Il l’a vue dans la rue… Y sait pas son nom… Y sait pas où elle demeure… et voilà !…

— C’est comme un rêve alors ?

— Tout pareil…

— Qu’est-ce qu’il va faire ? Se ronger les sangs ?

— À peu près… Seulement, y m’a chargée de lui retrouver sa belle.

— Eh ben ! ma fille, vous v’là avec une belle corvée sur les bras !

— Je n’en dors plus.

— Ne soyez pas bête… Comment que vous voulez retrouver une femme que vous n’avez jamais vue ? C’est de la stupidité… Il vous en raconte cet amoureux ! ou bien, il est dingo, ou bien il vous fait marcher… et à du 100 à l’heure encore !

Prudence était toute marrie par cette apostrophe.

— Il est bien bon et bien doux, vous savez ; et quand il rit, ce n’est pas pour se moquer… Je suis quasiment sa deuxième mère…

— Eh ben ! je lui souhaite de repérer sa beauté…

— C’est pas pour dire, mais dans la vie, on a beaucoup de choses à retrouver !

— C’est la vérité… Ah ! maintenant, j’ vas faire not’ café… et il ne s’agit pas de le rater…

— Je vais avec vous…

Les deux femmes réintégrèrent l’office et devisèrent encore tout en dégustant leur goûter.

Prudence, malgré l’excellent arôme qui se dégageait de sa tasse, restait préoccupée. Elle était désolée de la désinvolture que Julie avait eue pour lui dire que « M’sieu Jacques » se moquait d’elle. Or, être prise pour une sotte par Julie lui paraissait le comble de la honte. La pauvre fille lui semblait si déshéritée au point de vue de l’intelligence, qu’elle souffrait affreusement dans son amour-propre. Mais, en savourant ce bon café au lait et le délicieux « pain de Gênes », elle ne pouvait guère lui reprocher cette intempérance de langue.

Quant à l’autre pensée qui l’absorbait, c’était celle de l’assassinat. Elle ne concevait pas qu’un homme eût été assez malin pour ne pas laisser une marque de son passage. Il n’avait pu entrer comme un être invisible… ? Quel mystère !

C’était vraiment dommage que l’on ne pût arriver à une solution. Maintenant, Prudence en oubliait presque la prime… Le mystère seul la hantait.

Enfin, elle se débarrassa de ce souci en songeant qu’il fallait s’occuper de la nourriture qu’on avalait, sans quoi la digestion risquait d’être troublée. Elle poursuivit donc une conversation à bâtons rompus, essayant de fixer son esprit sur des puérilités. Puis, elle se leva pour partir.

— C’est dommage que vous ne restiez pas pour souper avec moi, dit Julie.

— Oh ! y faut que je serve mes patrons. Je ne veux pas les laisser… y comptent sur moi… Quand je serai dans vot’campagne, nous dînerons ensemble…

— À propos de ça…, à quelle époque viendrez-vous ?

— J’ai choisi les huit premiers jours d’octobre… ordinairement, le temps se fait beau à ce moment-là, avant de prendre son habit d’hiver… Et pis, je verrai les champs sans fleurs et ça me donnera une idée du dépouillement futur. Si je trouve vot’ pays joli, j’y achète une baraque et je m’y installe.

— Tant mieux.

— Quand on a des amis dans une région, on la trouve tout de suite plus agréable. C’est pas que j’aime parler, mais quand on est trop seule, c’est fâcheux pour la santé… J’aime la solitude, mais y faut que je puisse me dire : « Prudence, si cela te chante, t’as une voisine bien aimable que tu peux aller visiter… » Alors, on secoue ses noirs en faisant une patience, tout en buvant un petit café comme aujourd’hui, et on s’en revient chez soi à côté de son chat. C’est une société aussi, ces bêtes… On leur parle, et elles vous répondent.

— C’est la belle vie ! Ne plus faire la queue pour ces denrées de malheur, manger des légumes pas frais, alors que, dans un jardin, vous avez de tout…

— Même les lapins, les poules et leurs œufs… et encore les canards ! et pis, on tue le cochon dans les villages, et on mange du boudin qu’on voit faire et des saucisses qui ont une bonne odeur… Ah ! que je voudrais y être !

— Je vois que vous avez une vue claire sur les agréments de la campagne… Vous avez raison… S’il y avait un peu plus de monde dans nos villages, il y aurait moins d’assassins dans les villes…

— Ah ! vous avez du bon sens, Mam’zelle Julie !

— Alors, je vous attends dans trois semaines, prononça Julie après un petit silence, durant lequel elle savoura le compliment que lui décochait son interlocutrice. Il y a un car pour Chalor, c’est très commode… Vous en avez pour une demi-heure… Y a un petit kilomètre à faire à pied ; mais, quand y fait beau, c’est un plaisir… et quand y pleut, il y a un courrier qui passe. Je vous attendrai donc vers le 1er octobre sans faute…

— Entendu !

Prudence s’en alla. Beaucoup de promeneurs encombraient les rues, et elle se croyait à Paris.

Il lui restait encore près d’une heure de liberté, et elle s’amusa aux devantures qu’elle rencontra sur son chemin.

Quand elle fut de nouveau dans sa cuisine, ses pensées la harcelèrent. Elle en voulait un peu à Mam’zelle Julie de lui avoir suggéré que M’sieu Jacques pouvait se moquer d’elle.

Cette pensée assombrissait son après-midi, et elle résolut de s’expliquer avec le jeune homme dès qu’elle en aurait l’occasion. Il était inadmissible qu’on lui racontât des histoires et elle le ferait entendre à ce blanc-bec. Elle ne se comportait pas de façon que l’on se gaussât d’elle…

Jamais, elle ne le tolérerait ! Une fois, dans son jeune temps, alors qu’elle allait à l’école, des galopins lui avaient affirmé que l’on voyait des fées dans un buisson de la plaine. Elle y avait couru, entraînant avec elle des fillettes. Quand elles étaient arrivées et qu’elles attendaient les fées qui devaient leur donner des bonbons, elles reçurent une grêle de petites pierres.

Des compagnes rirent d’elle et se plaignirent à leurs mères. Mais la maman de Prudence attrapa le garçon, le déculotta et lui infligea une bonne correction.

Prudence, tout en convenant que ce serait la meilleure des punitions pour M’sieu Jacques, ne se voyait pas du tout dans ce rôle.

Alors qu’elle ramassait de la rancune contre lui, sa personne s’encadra dans la porte et elle entendit :

— Ma bonne Prudence, vous m’apporterez demain mon déjeuner dans ma chambre. Je le prendrai tout en m’habillant parce que je suis obligé d’aller à Grenoble…

— Oui, M’sieu Jacques.

— Vous me réveillerez en même temps parce que je dois partir à 7 heures d’ici…

— Pauvre M’sieu Jacques !

— Merci d’avance !

Le jeune homme repartait quand elle le retint :

— Je puis vous demander quéque chose ?

— Tout ce que vous voudrez !

— Eh ben ! vot’ jeune fille qui est si belle, vous l’avez retrouvée ?

À vrai dire, Jacques ne pensait plus à sa plaisanterie. Il eut un sursaut, puis s’écria :

— Ma foi ! non !

— Est-ce que, par hasard, vous vous seriez moqué de moi, en me racontant une baliverne ?

Il rit de tout son cœur.

— Ne soyez pas fâchée, Prudence, j’ai voulu occuper votre esprit, afin que vous ne pensiez plus à votre assassin… Cela me peinait…

— C’est très mal, M’sieu Jacques… J’ai regardé toutes les jeunes filles par la figure, et elles ont dû me trouver bien malhonnête…. C’est pas des coups à faire ! Vous serez puni un jour… On ne reste pas gamin aussi long temps…

Prudence paraissait très en colère, parce que son amour-propre était blessé. Elle venait de passer pour une femme sans finesse aux yeux de Julie, et cela lui était intolérable.

— Oui, vous serez puni, dit-elle d’un ton sentencieux. Vous verrez que vous aurez une femme laide et désagréable.

— Merci !

Jacques se sauva en riant.

Prudence le regarda partir avec un sourire.

Elle ne pouvait lui garder rancune, parce que c’était un joyeux garçon, toujours aimable. Il avait voulu la distraire et elle aurait dû comprendre qu’il lui racontait une galéjade.

Quand elle revit seule Mme Dilaret, elle aurait bien voulu passer cet incident sous silence, mais elle ne le put :

— Alors, M’sieu Jacques m’a conté une histoire qui n’était pas vraie. Il n’y avait pas de belle jeune fille sous roche… Je crois qu’il ne se mariera jamais… il aime trop rire, et le mariage n’est pas fait pour s’amuser… Ce n’est pas qu’on ne soit pas gai de temps en temps, mais bien souvent on a le noir… Si Madame pouvait conserver son fils, elle serait plus heureuse, parce que les belles-filles, cela n’a pas toujours du bon… Enfin, on ne peut pas connaître l’avenir…

— Vous avez raison, Prudence, on ne peut qu’attendre les événements, surtout en ce moment où le chaos nous environne. On ne peut que vivre au jour le jour…

— Oui, et cela me donne l’idée d’aller à Notre-Dame de Fourvière un de ces dimanches…

Depuis quelque temps déjà, Prudence ne craignait plus de prendre seule le funiculaire. Elle aimait même beaucoup se promener sur la colline, bien qu’elle regrettât qu’il n’y eût pas plus de magasins. Quand elle avait terminé l’inventaire des souvenirs pieux étalés aux vitrines, elle trouvait ce spectacle un peu mince.

Elle connaissait aussi Saint-Just et le cimetière de Loyasse, et elle n’était pas peu fière de citer les ruines de l’aqueduc romain et celle des arènes.

Le dimanche où elle projeta de se rendre à Fourvière, elle reçut une carte postale de Julie. Elle en fut transportée…

— Madame… Madame ! s’écria-t-elle, voici un bonheur qui m’arrive… Julie n’est pas une oublieuse ! Ce n’est pas une de ces femmes qui vous disent : « Entrez ! », d’une main, et qui, de l’autre, vous ferment la porte ! Elle m’a invitée et elle me rappelle que je lui ai dit : « Oui, j’irai. » Ah ! c’est une brave femme, et je regrette que Madame ne la connaisse pas ; peut-être qu’elle aurait invité Madame aussi… Et ça aurait été mignon de partir toutes les deux ! Nos deux messieurs auraient vu ce qu’était une maison sans femmes. Ah ! c’te bonne Julie ! J’ vas lui répondre que ça reste comme convenu… Je lui avais proposé le 1er octobre… Madame y consent toujours ? Oui… Eh bien ! ce qui est fait est fait… J’ vas me préparer pour ce moment-là. J’ai encore dix jours… Quel bonheur ! J’ vas m’en payer de la verdure et du lait, et de la crème, et des bons œufs que j’irai cueillir sous la poule… Les bonnes bêtes… cela vous parle toujours avec des cre, cre, cre ! et la petite tête marche, et les pattes vont en l’air ! C’est gai !… Ah ! la campagne, quelle belle invention ! L’ bon Dieu a eu une fameuse idée de planter des champs autour des villages. À sa place, je n’aurais peut-être pensé qu’aux cinémas et aux boutiques ; mais lui s’est dit : « Comment ces pauvres malheureux se referaient-ils des couleurs, sans mon blé et ma luzerne ? » Il a bien travaillé. Oui, que je vais aller à Fourvière…

— Vous aimez donc la campagne aujourd’hui ?

— C’est parce que je sais que je n’y resterai pas longtemps… Et puis, j’y ai une amie et on voit la vie autrement… Mais s’il fallait être seule en face de ses murs, dans une maison où on est l’unique locataire, je n’en serais pas si folle… J’vas y goûter pour quelques jours, et je raconterai mes impressions à Madame.

Prudence chanta toute la matinée, si bien que Jacques vint lui dire :

— Je ne sais pourquoi vous n’êtes pas entrée au théâtre ?

— Pourquoi que M’sieu Jacques me raconte ça ?

— Parce que vous avez une belle voix…

Prudence resta un moment abasourdie, puis elle finit par répondre :

— On me l’a toujours dit… Je faisais trembler les verres qui étaient sur la table, quand je chantais aux repas de famille… Mais, chanter au théâtre ne m’aurait pas plu… J’ suis une femme de famille, et on assure que les comédiens n’ont jamais le temps d’être chez eux. Moi, j’aime les repas à l’heure et j’aime dormir la nuit… Dormir le jour, c’est l’affaire des chats et des hiboux… Et qui fait le marché, pendant que Madame dort ? Une cuisinière qui prend le franc du sou ? Non… non… M’sieu Jacques, je n’ suis pas une femme pour la lumière des lampes, mais une femme pour la lumière du soleil… Oh ! je sais que je perds beaucoup d’argent, mais j’en dépenserais davantage aussi…

— Et puis, vous ne seriez pas venue à la maison, ce qui aurait été bien regrettable pour nous.

— Vous êtes un bon petit cœur… Il est certain que je fais du bien ici… Je n’ dirai pas de mal de celle qui était avant moi, mais j’ peux dire qu’elle était genre pourceau…

— Eh ! mais, ce n’est pas du mal, cela ?

— Oh ! non, M’sieu, quand on dit la vérité, ce n’est pas un péché… Où serait la différence des bons et des mauvais, si on les mettait tous sous la même étiquette, sous prétexte d’être charitable ? Vot’ papa, qu’est-ce qu’il fait dans sa justice ? Y punit les méchants… Je n’ suis pas un juge, mais je n’ suis pas plus bête…

Sur ce commentaire que « M’sieu Jacques » estima savoureux, il quitta Prudence, en lui recommandant de bien soigner l’entremets.

— N’ayez pas peur ! On est rationné, c’est vrai ! mais vous l’aurez, vot’ plat sucré, M’sieu Jacques !

L’après-midi, Prudence prit le chemin de Fourvière. Tout lui parut riant. Dans le funiculaire, elle parla à sa voisine, qu’elle avait heurtée un peu fort, quand le wagon s’était mis en marche.

Faites excuse, Madame… mais ça part tout d’un coup, et comme ça grimpe, on se culbute… et on a l’air mal polie… mais j’vas tenir le pieu, et je serai solide…

— Y a pas de mal, Madame.

— Vous venez souvent à Fourvière. Madame ?

— Tous les dimanches… Ah ! si je ne montais pas ici, je serais malheureuse toute la semaine.

— Moi, si j’ pouvais, je monterais plus souvent, mais j’ suis en place, et je dois mon temps à mes patrons ; puis, pour tout dire, j’avais une amie qui venait me voir quéquefois ce jour-là, et comme il est juste, je lui rendais sa visite…

— Oui, c’est vrai, quand on est tenu, ce n’est pas commode pour sortir… Moi aussi, dans mon temps, j’étais chez les autres, mais maintenant, j’ suis trop vieille… J’ai mon chez-moi qui est une petite chambre… et si le cœur vous en dit, on pourra parfois causer un peu…

— C’est pas de refus ! vous remplacerez mon amie qui est partie.

Prudence était enchantée. Elle apprit que sa pieuse compagne s’appelait Mlle Parate, et qu’elle était la tante d’un agent de police.

Quand elles eurent terminé leurs dévotions, elles allèrent sur la terrasse pour contempler le paysage.

— Je ne manque jamais de venir là, dit Mlle Parate ; on se met de l’air plein les poumons et on en a pour sept jours… Nous avons de la chance aujourd’hui… On voit le soleil qui se couche derrière les collines de Sainte-Foy. Je m’amuse à compter les dimanches où il disparaît, tout beau comme ce soir, et il me semble que je serai plus gaie dans ma petite vie, quand je le vois, majestueux, pire qu’un roi…

Prudence écoutait, fort intéressée, les paroles simples de cette femme inconnue. Voulant être au niveau de l’admiration de sa compagne, elle murmura :

— Moi, ce qui me rend toute chose, c’est de voir tous ces ponts… C’te Rhône et cette Saône qui courent dans c’te ville me font l’effet de deux bras… Il me semble qu’ils la serrent et qu’ils lui disent : « Ma fille, nous te tenons… et si ça nous plaît de déborder, t’aurais rien à dire… nous arroserons tes rues, nous noierons le vin dans ta cave, nous démolirons même tes maisons, si ça nous chante ! et nous ne demanderons jamais ton avis ! »

— Ces deux fleuves, s’écria Mlle Parate, c’est ce qu’il y a de plus beau !… Vous n’avez donc jamais regardé le Rhône avec ses couleurs ?

— Non… ça me fait un peu peur…

— Que c’est drôle !

— Non, la peur, c’est pas drôle, et on a tellement l’occasion d’avoir peur dans c’te guerre de catastrophes, qu’on regrette d’être dans le monde…

— Vous n’êtes donc pas résignée ?

Prudence tressaillit à ce mot. Elle regarda sa compagne comme si soudain elle lui voyait des ailes, puis elle murmura :

— Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? Pour être résignée, il faut être une sainte.

Mlle Parate rit doucement, et ce fut pour Prudence comme si elle entendait le son d’une cloche fêlée.

— Mais non, il ne faut pas être une sainte, mais une femme qui ne se tourmente pas, quand il lui arrive une anicroche et qui ne s’encolère pas devant les difficultés… Ça ne s’apprend pas tout de suite, mais on en prend peu à peu l’habitude… J’ai suivi un modèle et je vous en parlerai…

— Je voudrais bien voir ce modèle… Si c’est une femme, elle doit être de bonne compagnie…

— Très bonne compagnie…

Mlle Parate souriait un peu.

Quand elles eurent fini d’admirer le panorama, la compagne de Prudence l’emmena devant la maison du Cénacle et lui dit :

— Je ne quitte jamais Fourvière sans entrer dans cette chapelle où s’est agenouillée, pendant dix ans, la femme que j’ai prise pour modèle dans son humilité.

— Oh ! s’exclama Prudence.

— Vous entrez avec moi ?

— Je veux bien…

Elles pénétrèrent dans la maison : c’était celle de Thérèse Couderc. Pendant des années, elle avait occupé une place infime dans la communauté, après l’avoir fondée et assumé l’achat du bâtiment sans un sou vaillant.

Mlle Parate racontait cette vie avec une ferveur qui la soulevait et transfigurait ses traits.

Prudence osait à peine fouler les dalles que la sainte méconnue avait touchées.

— On n’a vraiment pas été bien gentil pour elle, finit-elle par dire. Sarcler les plates-bandes, bêcher le terrain, c’est pas des travaux ordinaires pour une religieuse qui a rendu tant de services ! Pourquoi l’a-t-on rabaissée à ce point ?

— C’était son destin… Elle ne se révoltait jamais, mais elle a été récompensée tout de même, puisque, quelques années avant sa mort, on l’a entourée de soins et d’affection… Mais elle avait pris l’habitude de se résigner, et elle y trouvait plus de satisfactions que dans les honneurs…

— C’est quand même pas une vie, risqua Prudence.

— Je trouve, moi, qu’il est plus facile d’obéir que de commander…

— Ça dépend !

Prudence, qui se sentait de grandes aptitudes pour diriger non seulement une famille mais tout un régiment, ne pouvait concevoir la « douceur » d’obéir que vantait Mlle Parate.

Son « défunt », comme elle le désignait, ne lui ménageait pas les ordres et elle ne trouvait guère le moyen de résister, parce qu’il avait la main prompte. Maintenant qu’il était parti, elle se croyait tous les courages pour lui tenir tête.

— Cette pauvre sainte, murmura-t-elle encore, n’a pas eu de chance, mais elle aurait pu réclamer un peu… Quand on ne montre pas les dents, les autres s’acharnent sur vous…

Mlle Parate eut encore une fois un mystérieux sourire, et elle répondit :

— Vous ne voulez pas comprendre.

Prudence la trouva bien osée de lui faire une réponse pareille, mais comme elle la trouvait douce et aimable, elle ne voulut pas la brusquer.

Elles revinrent à Lyon par les jardins de Fourvière, et Prudence s’en amusa. Les nombreuses marches qu’il lui fallut redescendre faillirent lui donner le vertige, mais elle se cramponna solidement et ne regarda que le bout de ses pieds.

Elle dit enfin adieu à sa compagne de la journée, et ces dames échangèrent leurs adresses.

Prudence rentra triomphante. Sa cuisine lui parut un palais parce qu’elle y était reine, alors que la fondatrice du Cénacle n’était que l’humble servante de tous, malgré tous ses mérites.

— Elle aurait dû se regimber… C’est peut-être beau d’être humble, mais si tout le monde vous marche dessus, à quoi cela rime ? Avoir un trône dans le ciel, c’est avantageux, je ne dis pas ; mais un compliment sur terre, ça fait du bien !

Prudence parlait tout haut, ses maîtres n’étant pas là. Elle aimait quand sa voix résonnait par l’appartement.

Mme Dilaret revint la première et se dirigea tout de suite vers l’office, ayant à y poser un paquet. Elle vit Prudence et lui donna en disant :

— Des quenelles pour ce soir.

— Bien, Madame…

— Vous savez les cuire ?

— Il faudrait être la plus sotte des femmes pour rater c’te cuisson.

— Alors, je n’ai aucune recommandation à vous faire.

— Vous pouvez toujours « causer » si vous voulez… je suis résignée, déclara Prudence, non sans fierté.

Mme Dilaret regarda avec quelque surprise celle qui parlait ainsi, et elle demanda :

— Qu’est-ce que vous avez ?

— Moi ?

— Oui… vous… je ne sais pas si vous prenez un ton de détachement ou d’ironie ?

— Je ne comprends pas, Madame… Tout ce que je peux expliquer, c’est que j’ai vu la maison d’une sainte qui se résignait à tout… Il paraît que c’est très méritoire. Alors, je commence ma sainteté et je me résigne aux conseils de Madame…

Le sérieux de Mme Dilaret faillit s’évanouir devant la prétention de sa domestique, mais elle se retint à temps.

— Ah ! vous voulez devenir une sainte…

— Je ne dis pas ça… mais je peux toujours la copier un peu… Il me serait difficile de rester agenouillée sur mon prie-Dieu, si j’en avais un, et pendant des heures, vu que des personnes ne s’occuperaient pas de ma cuisine… Quand les plats seraient brûlés, ce n’est pas Monsieur qui se résignerait à les manger… je peux cependant tenter un petit effort pour me bonifier. Je crois qu’avec la dame que je connais depuis cet après-midi, je deviendrai moins colère… Elle porte au calme…

— Quelle dame avez-vous donc rencontrée ?

— Oh ! une douce ! qui sait beaucoup de choses… Elle regarde le soleil, elle aime le Rhône, et elle vénère cette sainte qui est son modèle.

— C’est splendide !… Vous ne m’avez pas encore appris le nom de cette sainte ?

— C’est celle qui a fondé une maison de spectacle…

— De spectacle ! Vous êtes bien sûre de ne pas vous tromper ?

— Je l’affirme à Madame ! mais si Madame ne me croit pas, je me résignerai…

— Ne vous fâchez pas, Prudence, je ne demande qu’à être éclairée…

— On revient avec de bonnes idées, et v’là comme on est reçue ! Comment peut-on devenir une sainte, si on vous met la colère aux lèvres tout de suite ! Madame n’avait vraiment pas besoin de m’apporter ces quenelles de malheur, c’est de leur faute tout ça !

— Calmez-vous, Prudence, et réfléchissez à ce que vous m’avez dit : fonder une maison de spectacle, c’est organiser un théâtre, parce qu’on y représente des spectacles… Comprenez-vous ?

Le visage de la domestique s’épanouit en un rire.

— Ah ! ah !… je me suis trompée de mot !

— Oui, et je l’ai deviné ce mot : fondatrice du Cénacle.

— Madame y est !

— Ce n’était pas la peine de vous fâcher.

— Ah ! avoir de l’instruction est une belle chose ! on gagne du temps.

L’allégresse reparut en Prudence, et elle continua le récit de son après-midi :

— C’te dame est comme il faut… c’est la tante d’un agent de police. Elle m’a invitée à venir la voir, en me disant que cela me ferait du bien. Je ne crois pas que je fasse une erreur en pensant qu’elle voudrait me voir religieuse.

Mme Dilaret sauta en l’air.

— … mais je n’ai pas de goût à ça… Pourtant, je suis assez dévote, mais à ma façon… Être enfermée dans une armoire…

— Une armoire ?

— Leur cellule, c’est quasiment une armoire ! Et puis, y faut prier sans bouger… Non !… y m’ faut de l’exercice… C’est vrai que je pourrais jardiner, mais je n’aime pas ça…

— Ce serait le cas de vous résigner.

— On ne peut tout de même pas se résigner à tout, tant qu’on est pas une sainte… Enfin, peut-être que je me trompe au sujet de cette dame… et qu’elle veut simplement me revoir pour la conversation… Après tout, c’est possible… J’suis quéquefois intéressante qu’ils me disent… Ah ! je deviens une heureuse femme… une amie à la ville… une amie à la campagne… ça fait riche…

— J’en suis contente pour vous ! Comment se nomme-t-elle votre nouvelle connaissance ?

Mlle Parate… Elle habite cours de la Liberté, au-dessus d’un magasin de chaussures… Elle a une chambre et une cuisine, une bonne concierge et des canaris… Y n’en faut pas plus pour aimer la vie.

— Très bien !… Je vous laisse à vos fourneaux… il est tard…

— Tout est prêt… Madame pense que je ne vais pas me promener, sans avoir préparé mon dîner d’avance. Un bon potage, une purée de marrons qui réchauffe et du veau froid avec de la mayonnaise. En surplus, je mets les quenelles, et v’là l’appétit de M’sieu Jacques à l’aise… Il faut nourrir ce grand corps-là, sans quoi ce serait les globules blancs qui le mangeraient…

— Que vous êtes savante !

— Madame sait que j’ai été soignée à l’hôpital pour une jambe cassée… alors, j’ connais bien des maladies et la manière de les guérir… Les infirmières nouvelles venaient souvent me demander des conseils…

— Toutes mes félicitations !

Mme Dilaret abandonna la cuisine, ce qui n’empêcha pas Prudence de continuer à parler comme si elle était encore là.

— Certainement non, je ne pourrais pas me résigner à devenir une « bonne Sœur », D’abord, y m’ faut de la nourriture et, dans les couvents, on mange tout juste pour ne pas mourir de faim… Moi, j’aime les petits plats, et sûr qu’on ne m’en laisserait pas fabriquer… Du moment que je suis venue au monde pour m’occuper de cuisine, je me résigne à continuer… Ce serait glorieux d’être… la sainte de la famille ; mais il vaut mieux un peu plus d’humilité. Je n’aurai pas ma statue, mais tant pis ! Et qui sait ? Je n’aurais des fois qu’à faire une belle action ! Si je trouvais ce fameux assassin par exemple ? On parlerait de moi dans les journaux, et sûrement qu’on m’apporterait des tas de cadeaux… Et pis, une femme en vue est tout de suite demandée en mariage… Ah ! que je rirais ! Ah ! que je le saisisse vite ce malin meurtrier ! Y m’ fait damner. C’est qu’on n’en parle plus ! Le jeune M. Rembrecomme n’a plus l’air de s’en occuper ! Misère de misère ! Ça conte fleurette à la secrétaire et le pauvre papa est oublié. Ah ! résignons-nous…


CHAPITRE VII


Prudence ne perdait pas de vue son départ pour le mardi 1er octobre. Elle s’y préparait avec une joie exubérante, ce qui ne l’empêchait pas de penser aux soucis que Mme Dilaret pourrait avoir du fait de son absence.

— Je puis recommander à Madame une femme qui ne demande pas mieux que de me remplacer pendant dix jours…

— Vous la connaissez bien ?

— Je la vois souvent chez les fournisseurs… Son patron est ingénieur chez un pâtissier…

— Quoi ?

— Ingénieur chez un pâtissier…

— Il leur faut des ingénieurs ?

— Dame ! pour calculer le tour des moules à gâteaux, la contenance du four…

Cette fois, Mme Dilaret opposa au sérieux de Prudence un rire sans politesse.

— Ce n’est pas très aimable de rire de ce que je dis, murmura Prudence vexée… Vous savez bien, Madame, qu’y sont tous ingénieurs… J’en reçois des commis dans ma cuisine… Y m’ donnent leur carte et je lis : « Émile Ripal, ingénieur à la Grande Épicerie », « Jules Moquet, ingénieur à la Grande Cordonnerie »… Le lait leur sort encore au bout du nez qu’ils crient déjà : « J’ suis ingénieur ! » J’ai cru, dans les temps, qu’il fallait rester beaucoup dans une école, comme M’sieu Jacques l’a fait ! Mais, je t’en fiche ! Y n’ont même pas leur certificat… Je n’ai plus cherché à comprendre ! Et encore, je ne parle pas à Madame de ceux qui s’occupent d’électricité ou d’autos… Oh ! alors ceux-là, ce sont des princes d’ingénieurs !

— Comme vous m’amusez Prudence !

— Tant mieux, Madame… Tant qu’on s’amuse, on ne s’ennuie pas, et s’ennuyer, c’est le pire de tout ! Alors, Madame voudra-t-elle que je lui présente cette femme ?

— Je crois pouvoir mettre ma confiance en vous, amenez-la-moi…

— Je suis plus tranquille… J’étais tourmentée de savoir Madame sans personne… Chercher quelqu’un, c’est pas commode pour les patronnes qui sont souvent attrapées, parce qu’elles ne connaissent pas le vrai fond… Mais entre gens du même bord, on sait ce que l’on vaut à un tas de signes…

— Bien… c’est entendu !

Prudence négocia cet intérim pour le mieux.

Mme Dilaret parut satisfaite de la nouvelle venue, et rendez-vous fut pris pour octobre.

Dans son for intérieur, Mme Dilaret louait Prudence de sa prévoyance. Bien souvent, elle se trouvait allégée de telle ou telle course et lui en était bien reconnaissante. Elle prenait facilement son parti des erreurs de langage, d’autant plus que souvent elle s’égayait des imprévus de cette faconde intarissable.

Le dimanche avant son départ, Prudence voulant se donner un avant-goût de la campagne, alla se promener au parc de la Tête-d’Or. Elle s’assit sous un cèdre et elle rêvait des joies qu’elle savourerait en compagnie de sa bonne Julie, quand une mère de famille vint s’asseoir près d’elle. C’était une femme qui paraissait rieuse et qui s’occupait d’un bébé de quelques mois qu’elle tenait dans ses bras.

Prudence crut aimable de lui parler :

— Il est beau, vot’ petit…

— N’est-ce pas ?

— Il a bien trois mois ?

— Non… deux… depuis hier.

— Eh ben ! il a profité… C’est-y vous qui le nourrissez…

— Bien sûr, répondit la jeune femme, indignée qu’on pût lui poser une semblable question.

Prudence essaya de rattraper cette maladresse.

— Moi, j’aime les mères comme vous… Ne pas donner un autre lait que le sien, ça donne de beaux enfants… Aussi le vôtre est superbe…

— Il est ma consolation… Je suis veuve de guerre.

— Pauvre femme !… c’est dur…

— À qui le dites-vous !… Avoir son bonheur fauché… Vivre péniblement, c’est pas enviable…

Il y eut un moment de silence. La jeune femme regardait dans le vague d’un air mélancolique, et Prudence refrénait la joie de ses vacances proches pour paraître à l’unisson.

Soudain, l’inconnue dit :

— Oh ! ces petits moineaux qui tournent autour de nous !

— Ce sont des voraces !

— Ils sont amusants !… Si seulement j’avais un peu de pain à leur donner.

— Le pain est cher…

— Oh ! je ne leur en donnerai pas un kilo !

— Les moineaux ne sont pas si à plaindre !

Tout imbue des pensées de la campagne, Prudence se souvenait que les laboureurs craignent les oiseaux qui se nourrissent de tout ce qui leur tombe sous le bec : le grain, les cerises, les framboises et les semences potagères…

Elle continua donc :

— Y sont plutôt nuisibles… La preuve, c’est qu’on met des épouvantails dans les jardins et les champs pour les empêcher de tout manger. Si on n’y mettait pas bon ordre, nous n’aurions pas de blé…

— C’est bien exagéré ! riposta la jeune femme avec vivacité… Moi, j’aime voir sautiller ces petits diablotins autour de moi… Je vais aller acheter un petit pain.

Elle se leva, sembla hésiter, et Prudence comprit qu’elle aurait voulu lui confier l’enfant, mais qu’elle n’osait pas… Avec élan, elle lui proposa de le garder durant quelques minutes.

— Cela ne vous ennuie pas ? demanda la jeune femme.

— Au contraire !

Le poupon passa dans les bras de Prudence qui le berça, tandis que la mère partait d’un pas vif vers une baraque.

Il y avait près de cinq minutes que Prudence l’avait perdue de vue quand une femme arriva presque en courant et s’écria :

— Madame… donnez-moi vite le bébé de ma sœur… J’ai rencontré Jeanne qui m’a indiqué la place où vous étiez… Elle m’attend là-bas avec mon frère.

D’un geste rapide, la femme prit l’enfant et l’emporta, alors que Prudence n’avait pu prononcer un mot tellement cette scène s’était passée rapidement. Ce fut si précipité que la brave femme resta quelques secondes immobile, les bras dans la pose qu’elle avait en tenant l’enfant.

— Eh ben ! Eh ben !… marmotta-t-elle, en v’là des façons ! J’ suis pas à manières, mais je sais ce qu’est la politesse, et m’enlever le moutard sans un merci, je trouve ça un peu raide !

Commentant cet incident par devers soi, elle regardait machinalement les passants, et elle crut rêver quand une voix l’apostropha, après avoir jeté un cri aigu :

— Où est mon enfant ?

Prudence sursauta, mais répondit placidement :

— Je l’ai remis à vot’ sœur…

— Je n’ai pas de sœur…

— Ah ! bien… ça, c’est plutôt une histoire !

— Qu’avez-vous fait de mon petit ? répéta la mère de plus en plus haut.

— Pisque je vous dis qu’une femme est venue de vot’ part pour reprendre vot’ marmot ! Est-ce que je pouvais savoir que c’était pas de vot’ famille ? Elle courait, m’a arraché ce poupon de dedans mes bras, que j’en suis restée muette, et elle a filé ! Où qu’est ma faute ?

— Mon enfant ! mon petit !… cria la mère désespérée.

Un rassemblement se formait pour le plus grand ennui de Prudence. Chacun demandait des explications sans écouter les réponses. Prudence en donnait de son mieux.

— J’étais sur ce banc, pour me reposer au calme, vu que je suis en place et que je travaille toute la semaine et que j’ suis contente de me délasser les jambes le dimanche. C’te dame vient s’asseoir à mon côté, avec son petiot dans les bras… Tout d’un coup, elle veut donner la becquée aux moineaux comme si elle n’avait pas assez de son petit à nourrir ! Pour galoper à la baraque aux pains, v’là qu’elle me pose son rejeton dans les bras ! J’allais pas refuser à une mère de lui garder son poussin. J’ le câlinais quand une autre femme se jette sur moi, m’arrache le marmot en criant : « J’ suis sa sœur, j’ vas le lui porter. » Et la v’là qui part, sans que je puisse seulement crier : Ouf ! Qu’est-ce qu’on aurait pu faire à ma place ? Je n’ai eu le temps de rien voir ! C’te femme est-elle brune ou blonde ? Je ne le dirai pas, vu que je n’en sais rien. Une supposition que j’aurais retenu l’enfant, nous l’aurions écartelé, c’te voleuse et moi ! Valait mieux le lâcher… on a plus de chances de le retrouver entier…

Bien des gens trouvaient matière à rire dans ce récit, dont le fond était plutôt cruel.

La mère hurlait toujours en se tordant les mains et en regardant de tous les côtés avec des yeux d’épouvante.

Un agent survint, ce qui rendit Prudence plus prolixe.

— Ne croyez pas que je soye complice, Monsieur le commissaire ! s’écria-t-elle… J’étais là, tranquille sur ce banc, quand la mère m’a forcée à tenir son enfant pour regarder les moineaux qui tendaient le bec…

— Elle est folle, cette vieille, cria un gamin mal élevé…

— Vous vous expliquerez au poste, allons, venez !…

— Je ne peux pas, faut que j’ rentre pour mon dîner !

Il y eut des rires parmi les curieux. La mère questionnait autour d’elle en réclamant avec des gestes d’hallucinée. Elle virait sur place, et ses bras s’élevaient et s’abaissaient dans de grands mouvements tragiques… Ses cheveux dénoués flottaient sur ses épaules et, de temps à autre, elle jetait un cri qui donnait le frisson.

Des femmes pleuraient.

Prudence l’interpella :

— C’est après c’te voleuse que vous devriez courir au lieu de vous mouver sur place ! J’ suis une honnête femme et je n’ai jamais rien volé… et je ne commencerai pas à mon âge pas voler un mioche !… Qu’est-ce que vous voudriez que j’en fasse ?…

Puis, elle s’adressa à l’agent qui la sommait de le suivre :

— Pour sûr que non… que je n’irai pas avec vous… j’ voyage pas avec les agents de police… J’ comprends le chagrin de cette malheureuse, mais je n’y suis pour rien !

Prudence donna son nom et son adresse, et quand les agents surent qu’elle était domestique chez M. Dilaret le juge, ils se radoucirent et la laissèrent rentrer chez elle.

Elle y arriva dans un état tumultueux. Sans prendre la peine de retirer son chapeau, elle se précipita dans le studio où elle trouva Mme Dilaret seule.

— Ah ! Madame !

— Qu’avez-vous, Prudence ? Vous me faites peur !

— Ah ! Madame, j’ai volé un enfant !

— Un enfant ?

— Oui… gémit Prudence en se laissant tomber dans un fauteuil.

Elle se releva d’un bond en songeant que ce geste constituait un accroc au protocole.

— Il est ici, cet enfant ?

— Oh ! non… il court !

— Quel âge a-t-il ?

— Deux mois depuis hier…

— Ah ! ça !… expliquez-vous un peu mieux…

— J’étouffe !… je raconterai tout à Madame… Pour le moment, ça m’est impossible ! Madame voit bien que je ne peux pas parler ! Ah ! il s’en passe des choses à Lyon ! Non… prendre un enfant, moi qui était toute mignonne sur mon banc, que c’était à pleurer d’attendrissement… Le temps était beau, le ciel serein que vous dites et moi serine comme un nouveau-né ; mes pensées se passaient dans les champs, dans la verdure et puis, crac !… tout ce bonheur s’est écrasé comme un pâté de sable…

— Enfin ! Prudence, me parlerez-vous de cette affaire sensationnelle ?

— Madame suppose bien que si je pouvais raconter, je le ferais ! Madame ne comprend pas mon bouleversement, mon émotion ! Non ? Telle que Madame me voit, j’ai failli coucher en prison et peut-être me réveiller guillotinée à 4 heures du matin comme un bandit ! Non… Madame n’a pas de pitié ! Elle me voit tremblante et presque étouffée ; mais cela lui est égal ! La pauvre domestique peut souffrir… Ah ! la justice, dans une maison où tout devrait marcher à la balance du juste !

— Prudence… je vais me fâcher… Vous parlez comme une pie borgne, sans m’apprendre ce que signifient votre état d’exaltation et ce rapt d’enfant… Je crois que vous perdez la tête… Allez enlever votre chapeau qui est ridiculeusement de travers… Occupez-vous du dîner et revenez me parler quand vous aurez vos nerfs apaisés… Allez !

Prudence, ahurie par son récent émoi et la sévérité de sa maîtresse, se retira un peu déconfite.

Elle se reprocha d’avoir parlé un peu trop, mais elle s’était sentie, tout à coup, hors de soi.

Restée seule en face de son fourneau, elle reprit possession de plus de modération.

Quelques minutes après, Mme Dilaret vint la trouver et, constatant que le sang-froid de sa cuisinière était revenu, elle la questionna :

— Maintenant, je pense que vous pourrez vous expliquer plus clairement ?

— Oui, Madame…

Et avec calme elle narra l’incroyable incident. Mme Dilaret manifesta une extrême surprise. Elle ne pouvait admettre une aventure semblable et se demandait quel était le mobile de cette extraordinaire voleuse.

Elle jugeait, elle aussi, que Prudence avait manqué de temps et de présence d’esprit pour lutter, et elle trouva que la voleuse avait procédé avec maestria.

— Alors, qu’est-ce que Madame pense de tout ça ?

— C’est extrêmement désagréable.

Mme Dilaret resta songeuse sans une parole de plus. Prudence penchait la tête comme une coupable et, bien qu’elle fouillât sa conscience, elle ne trouvait rien à se reprocher.

— Il y a des gens qui ne pensent qu’au mal, murmura-t-elle… Je n’avais que de bonnes pensées. J’aimais tout le monde et je ne croyais pas qu’une seule personne dans ce beau jardin pourrait me causer de la peine… Et voilà… Ah ! comme c’te mère criait ! J’ai sa voix dans mes oreilles, et elle y restera longtemps ! Je ne dormirai sûrement pas cette nuit… Quelle misère !

Mme Dilaret ne trouvait rien à dire.

Le père et le fils entrèrent, et Prudence annonça le dîner d’un accent lugubre.

Bien entendu, Mme Dilaret raconta ce qui était survenu, et, si le juge resta impassible, il n’en ressentait pas moins une vive contrariété.

— Il est fâcheux que ce soit arrivé à Prudence qui ne me semble pas responsable. Je ne sais à quel rôle a obéi la voleuse ; sans doute aurons-nous la clé de ce mystère sous peu…

Jacques s’écria :

— Prudence… vous avez maintenant encore un bébé à retrouver !… Vous devenez une grande détective !

— Vous vous moquez de moi, M’sieu Jacques, et j’suis pourtant bien ennuyée.

La soirée pour elle se passa lugubrement. Elle n’éprouvait nul sommeil et elle tournait comme un toton dans sa cuisine, retardant l’heure de monter dans sa chambre. Elle finit par s’y décider et, bien que son tourment fût vif, elle plongea soudain dans un repos peuplé de rêves saugrenus.

Quand elle se réveilla le lendemain, sa première pensée fut toute d’effroi. Tout le plaisir de son proche voyage s’était envolé, et elle se demandait même si elle devait persister dans ce projet.

Si la police avait besoin de moi ? Quelle affaire ! J’ vas envoyer une dépêche à Mlle Julie… Tant pis ! ma fille, t’es pas faite pour le bonheur ! Tu voulais te reposer un peu, jouer à la dame ! Mais non, tu seras servante toute ta vie… Sitôt que tu veux faire la riche, il survient une aventure.

Elle descendit de sa chambre, comme si une chape de plomb pesait sur ses épaules.

— Ce que le tracas vous abîme tout de même ! J’aurais jamais cru que mes jambes seraient si lourdes ce matin.

Cependant, elle accomplit ses besognes accoutumées sans gémissements.

Mme Dilaret lui demanda dès qu’elles furent seules :

— Avez-vous à peu près dormi ?

— Oui, Madame, avec des cauchemars… Je voyais des diables autour de moi, avec des fourches… Il y avait aussi un corbeau qui se moquait bien fort… et les corbeaux, c’est pas bon dans les rêves… Enfin, arrivera ce qui arrivera… Si je me cassais la tête, personne ne me la raccommoderait… Ah ! c’est bien le moment de la résignation.

En voyant les dispositions calmes de sa domestique, Mme Dilaret eut un soupir de délivrance. Elle craignait des plaintes et des récriminations contre le sort. Mais non !… Prudence acceptait le destin avec philosophie. Elle s’enquit de la liste des emplettes et se prépara pour sortir. Elle ouvrait la porte de service quand elle se ravisa pour dire :

— Madame croit-elle que je devrais envoyer un télégramme à Julie pour la prévenir que je retarde mon voyage ?

— Pourquoi ne partiriez-vous pas ?

— Dame ! avec cette affaire !

— Je ne pense pas qu’on ait besoin de vous… Si quelqu’un vient ici, je dirai où vous êtes… et ils vous attendront… Monsieur s’occupera de cela…

— Alors, je laisse le programme convenu ?

— Mais oui…

Prudence parut soulagée et son visage se rasséréna.

— Ça me faisait peine de ne pas partir ! Madame comprendra quel plaisir c’est pour moi de me croire une dame pendant quelques jours… Quand j’ai goûté de la campagne, c’était toujours comme domestique. Je servais… je portais les bagages et je peux dire que cela me semblait lourd ! Demain, je n’aurai que ma mallette et je me prendrai pour une reine pour de vrai ! Je serai dans une maison où je m’assoirai à la table des maîtresses… On me servira… Comme il est juste, j’aiderai un peu, mais en amie, tout à la douce… Que Madame se rende compte…

— Oui, Prudence… Il serait peut-être temps de vous en aller… l’heure tourne…

— Oui, et ma langue aussi !… Madame a raison… je file…

Quand elle revint, une heure après, son humeur était encore joyeuse. Elle avait prévenu les fournisseurs qu’elle aurait une remplaçante, et on lui avait souhaité de bonnes vacances.

Dans la cuisine, elle détaillait le compte de ses achats en se parlant comme d’habitude.

— La salade a renchéri, et on se demande pour quelle cause… Il y a une hausse sur le veau et sur le lapin… Ces betteraves sont bien dures, je suis sûre de les avoir choisies plus cuites, mais y vous refilent leurs rogatons sans qu’on y voie…

Un coup de sonnette retentit et interrompit ce soliloque. Quand Prudence ouvrit, elle se trouva en présence d’un agent de police. Elle faillit s’évanouir d’épouvante.

— Non… Mon… Monsieur le commis… saire ! bégaya-t-elle dans un bêlement.

Pour l’apitoyer, elle exagérait son grade.

— C’est Mâme Prudence Rocaleux ?

— C’est bien elle… vu que je m’appelle comme ça… je ne peux pas me dédire…

— Oui… je vous reconnais ! Vous étiez bien au parc, où l’on vous a pris un enfant dans vos bras ?

— Ouiii… Monsieur le commissaire… mais y n’y avait pas de ma faute… c’te femme me l’a arraché comme une furie, et si on avait été des siamois, le bébé et moi, on aurait été déchirés. Y a pas plus brutal que cette femme, cette voleuse, cette propre à rien… Moi, j’ suis une honnête personne… Pas un vol dans ma vie, même chez mes patrons… Pas une épingle… vous m’entendez, Monsieur le commissaire ! Et maintenant ayez le courage de m’arrêter…

— M’est avis, ma bonne femme, que vous avez perdu la tête… et…

— Non, je l’ai solide et, avec tous mes malheurs, je sais encore ce que je dis… la preuve, c’est…

— Vous aimez parler et si vous…

— Arrêtez-moi ! Vous commettrez une injustice, et ce ne sera pas la première fois qu’on condamnera une innocente… mais…

— Vous ne voulez donc pas me laisser causer, saperlipopette !

— J’ vas chercher Madame…

— Laissez vot’ Madame tranquille !

L’agent saisit Prudence par le poignet pour la retenir, et elle cria :

— Oh ! le froid des menottes ! Ma mère ! je ne veux pas… j’ suis pas coupable !

— Vous êtes dingo à lier ! en v’là une particulière ! Vous n’avez pas plus de menottes que moi…

Prudence osa regarder ses poignets et les vit libres. Une satisfaction revint sur son visage.

— Je suis venu pour vous divertir, reprit l’agent ; toute la scène d’hier n’était qu’une comédie… C’est un film que l’on tournait…

— Ah ! s’exclama Prudence.

Elle s’assit lourdement, vaincue par une émotion heureuse qui l’étourdissait.

— Seulement, comme vous ne me laissiez pas parler, je n’ai pas pu m’expliquer plus tôt…

— Pardon, M’sieu l’agent.

— Vous n’avez plus peur à ce que je vois !… parce que vous ne me flattez plus en me donnant du commissaire !

Prudence rit, ce qui la détendit tout à fait.

— J’étais troublée, et je vous voyais plus de galons que vous n’en portez… Sauf le respect que je dois aux tourneurs de films, on aurait pu me prévenir !…

— Ma bonne dame, les gens ont leurs idées… Y disent comme ça que quand on prévient la foule, elle ne reste plus naturelle… Si qu’on vous avait raconté que vous étiez une actrice, supposez, vous auriez commencé des minauderies, et quand on vous aurait arraché vot’ enfant, vous l’auriez rendu à la voleuse avec un sourire… Alors, la scène devenait du chiqué, tandis que là, on vous chipe vot’ poupon, vous roulez des yeux avec un air bête et votre nature bat son plein… Vous saisissez ?

— Tout à fait ! mais les deux femmes… la fausse mère et la fausse voleuse ?

— Ça ! c’étaient des artistes comme qui dirait hors concours… Ça sait jouer les sentiments, même quand ça ne les sent pas ! Vous avez vu c’te mère à la manque, comme elle criait ? Elle paraissait être une vraie mère qu’on égorgeait, et son petit par-dessus le marché ! J’ pleurais, moi, parce que j’suis un vrai père…

— Vous ne saviez donc rien, vous non plus ?

— Non… j’avais bien vu une caisse, mais y a tant de gens qui ont des caisses… Quéquefois y ont des singes dedans. Tant qu’ils ne font pas de scandale, on les laisse tranquilles… Et pis, c’était pas mon rayon et on ne s’introduit pas sur les terres du voisin… Mais nos tourneurs sont venus raconter leurs prouesses hier soir, afin qu’on rassure ceusses qui avaient peur d’être inquiétés… Ils n’avaient pas voulu avertir, parce que les gens auraient regardé du côté de leur manivelle, au lieu de vous regarder… Y n’ vous auraient plus plainte, vous comprenez ? Maintenant que je repense à vos gesticulations d’hier, vous étiez bien remarquable et même risible… mais assez causé…

Prudence revint subitement aux bienséances et s’écria :

— Vous ne partirez pas sans boire un verre ! du rouge… du blanc ?

— C’est pas de refus ! les bonnes nouvelles donnent soif… du blanc, si ça ne vous gêne pas…

— Pensez-vous !

— Alors, à vot’ santé, et quand il vous arrivera une affaire extraordinaire dans la rue, pensez aux artistes de cinéma !

— Ah ! pour sûr !

L’agent vida son verre comme un brave et s’en alla en disant :

— Au revoir et à vot’ service, si vous avez besoin d’un renseignement…

— Ben oui, justement !… Dites donc, entre nous, où qu’il niche l’assassin de M. Rembrecomme ?

— Un assassin ? c’est pas ma partie… Je m’en occupe parfois quand y sont retrouvés…

— Ah !

— Au revoir !… craignez pas de me déranger… je m’appelle Parate…

— Parate ! s’écria Prudence en le retenant… J’connais Mam’zelle Parate, vu que c’est elle qui m’a appris la résignation… J’vas vous verser encore un verre…

— C’est pas de refus encore, pour ma tante, une bien brave femme… Elle vit avec les anges… C’est pas à elle qu’il faudrait dire du mal du paradis… Elle nous y prépare une place… Ah ! vous connaissez ma tante… c’est un bon point pour vous…

— C’est une amie… Elle m’a invitée à aller chez elle, et j’irai dans quéque temps, quand je reviendrai de voyage… Je pars demain…

— Eh ben ! bon voyage et au plaisir de vous revoir !…

Cette fois, l’agent franchit le seuil de la cuisine, laissant Prudence épanouie comme un soleil.

Elle savoura son bonheur en silence durant quelques minutes, puis elle se dirigea vers la pièce où se tenait Mme Dilaret et se présenta devant elle, les traits empreints de majesté :

— Madame me voit bien ?

— Oui, Prudence, répondit sa maîtresse après l’avoir regardée durant quelques secondes.

— Ma figure ne reluit pas ?

— Non… pas trop… Pourquoi ?

— Parce que la gloire doit être dessus…

Mme Dilaret examina sa servante avec une certaine inquiétude.

Oh ! Madame n’a pas besoin d’ouvrir des yeux pareils !… Qu’elle le veuille ou pas, j’ suis dans la gloire, à cause de mon talent si naturel…

— Mon Dieu, Prudence, je ne sais pas si j’ouvre des « yeux pareils », mais vous me racontez parfois des choses si étonnantes, que j’ai le droit de me montrer surprise…

— Cette fois, il y a de quoi ! Et, ce qu’il y a de plus méritant dans mon cas, c’est que j’ignorais ma gloire !

— Expliquez-vous, je vous en supplie, je n’aime pas les énigmes et je vous mets aussi en garde contre la mauvaise habitude que vous avez de laisser les gens en suspens, quand vous voulez leur apprendre quelque chose… Il faut une patience !

— Ah ! ah ! je vois que Madame meurt d’envie d’être au courant ! Eh ben ! je ne ferai pas languir Madame, je suis une grande artiste…

Mme Dilaret ne riposta pas. La stupéfaction se lisait sur ses traits. Elle regardait Prudence, et l’inquiétude qui l’avait envahie précédemment revenait avec plus de force…

Prudence se tenait devant elle, poings sur les hanches, tête de côté, poitrine en avant, gros pieds dépassant le tablier blanc.

— Dans quel sens êtes-vous artiste ?

— Dans quel sens ? Drôle de question ! Dans le bon sens, parbleu ! J’avais une si belle voix que je voulais entrer à l’Opéra… Je n’ai pas eu le temps, mais Dieu m’a récompensée… Je jouerai quand même dans un théâtre…

— Seigneur ! s’écria Mme Dilaret aux abois, que me dites-vous là ?

— On m’a pris un enfant, Madame, vous le savez…

— Un enfant ? Vous aviez un enfant, vous ? Mme Dilaret, pour le moment, ne se souvenait de la circonstance de la veille tellement les propos de Prudence l’ahurissaient.

— Oh ! que Madame est peu artiste…

— Ah ! ça… est-ce moi qui deviens folle ?

Mme Dilaret était agitée, tandis que Prudence arborait un sourire condescendant.

— Que Madame rappelle ses esprits. L’histoire est neuve, puisqu’elle date d’hier. La scène qui s’est passée hier au parc était une comédie… C’était pour le cinéma… Le directeur n’a pas voulu m’avertir parce qu’il craignait que je joue trop bien… Il me voulait avec ma vraie nature…

— Je commence à voir clair ! murmura Mme Dilaret nettement soulagée de comprendre qu’elle et sa domestique ne perdaient pas la tête…

Sans transition, elle reprit plus gaiement :

— Alors, vous devenez une vedette ? On vous verra sur l’écran ?… Ce sera follement amusant !

Si Prudence se vantait d’être une artiste, elle n’en avait nullement envisagé les conséquences.

De savoir que ses concitoyens allaient la voir passer sur l’écran, l’excita subitement à un tel point que Mme Dilaret regretta d’avoir évoqué cette perspective.

— Sur l’écran ! sur l’écran ! Ah ! je n’y songeais pas ! C’est que c’est vrai tout de même ! Je suis comme Gaby Morlay ! Ah ! ben… j’vais en gagner un argent ! Ah ! Madame ! où est-il ce directeur ? faut que je lui cause. Y n’a pas le droit de me faire jouer pour rien… C’est pas des façons ! On ne gruge pas une pauvre femme ! J’étais tranquille sur mon banc… Je ne pensais à rien, et on me fiche un marmot dans les bras ! Je lui ai fait risette à ce petit !… ça se paye !… Je ne pensais pas à l’écran. Madame viendra avec moi à ce cinéma, elle me reconnaîtra et on ira trouver le directeur pour qu’y me donne mon dû… Je suppose que j’aurai une somme rondelette… 1 000 francs ! c’est pas trop, n’est-ce pas, Madame ?

— Je n’en sais rien ! Je ne suis pas au courant de ces prix-là !

— On devrait tout savoir, je suis dans l’embarras maintenant ! Malheur de malheur !… Tout à l’heure, j’étais toute raccommodée avec la vie, et il a fallu que ce Parate… Ah ! vous savez, Madame, c’est le neveu de sa tante Parate…

— Que chantez-vous encore là ?

— Je ne chante pas ! Vous savez bien, Madame, que j’ai rencontré Mam’zelle Parate à Fourvière ?

— Oui, je me souviens…

— Eh bien ! l’agent de police qui est venu ce matin, c’est son neveu…

— Il est donc venu un agent de police ici ?

— Comment ! Madame ne le sait pas ?

— Vous ne m’en avez pas informée.

— Ce n’était pas la peine, il ne venait que pour moi… C’était pour me dire que je ne me fasse, pas de mauvais sang pour mon arrestation. Je n’avais pas peur, mais j’étais tout de même contente d’être rassurée… Mais je repense à mon argent… il ne faudrait tout de même pas que je passe toujours à côté de mes chances ! Une artiste, ça vaut cher, surtout que j’ai joué nature…

Mme Dilaret, excédée, prit le sage parti d’avertir Prudence qu’une course urgente la pressait, et que cette conversation serait remise à plus tard.

La domestique retourna dans sa cuisine, tout en s’exclamant sur la rapacité des humains qui savaient dénicher les talents à première vue, pour s’en servir sans bourse déliée.

Le dîner ne se ressentit pas de ces agitations. Il fut à l’heure et réussi comme à l’accoutumée. Il fut assaisonné de coups d’œil malicieux de Jacques et de quelques allusions aux artistes.

Prudence ne se permit aucune riposte. Son attitude répondait pour elle. Le corps droit, le regard flamboyant, le plat à bout de bras, elle passait comme une déesse, et Jacques étouffait son rire dans sa serviette.

Tout de suite, après, le dîner, il alla la retrouver à l’office, tandis que Mme Dilaret mettait son mari au courant des nouvelles, ce qui fit rire le juge.

— Avec cette Prudence, tout se noue et se dénoue avec une facilité aussi extraordinaire qu’imprévue. Je suis content que cela se soit passé ainsi… Cette affaire me paraissait bien embrouillée…

À l’office, Jacques interpellait Prudence avec gaieté :

— À quand le spectacle ? Je me réjouis d’aller vous admirer en nounou… C’est ainsi que vous cachez vos prouesses et que vous jouez les Madeleine Guitty ! Savez-vous que vous avez une fortune à votre portée… Dites, Prudence, quand vous serez riche, vous me garderez une place de valet de chambre dans votre maison ?

— Oh ! M’sieu Jacques !

Presque indignée, mais honorée tout de même, Prudence serait devenue presque orgueilleuse. La bouche en cœur, le regard langoureux, elle se croyait vraiment parvenue à la célébrité.

— C’est un coup de chance, insistait Jacques, et je connais une masse de gens qui attendent un petit rôle depuis des années, et vous en avez eu un sans le chercher…

— Oui… il m’a bien repérée, ce directeur, et c’est la preuve que mon génie éclatait sur ma figure, parce que je ne suis pas assez bête pour ne pas savoir qu’on a du génie quand on réussit au premier coup… C’est que je suis belle femme, voyez-vous, M’sieu Jacques. Dans le film, je dois certainement être une reine malheureuse à laquelle on a pris son héritier pour qu’il ne soit pas sur son trône… Ça s’est vu… Des parents jaloux, un oncle, un cousin qui veulent le « cep » et…

— Le sceptre !

— Et on escamote le vrai roi… C’est honteux tout de même !… Moi, si j’avais été c’te reine-là pour de vrai, je ne me serais pas promenée avec une porteuse d’enfant aussi étourdie… Elle ne pensait qu’aux moineaux. Quand on porte un prince dans ses bras, on se fiche des moineaux ! Ah ! le monde est drôle !

— Oh ! oui, ma bonne Prudence… Moi, quand j’aurai un fils, je vous nommerai sa garde d’honneur.

— Ça, M’sieu Jacques, c’est pas encore fait ! Faut que j’attende les vues de ce directeur. S’il me veut pour ses cinémas, je ne pourrai peut-être pas refuser… Pour le moment, je pars demain… Après, on verra… Dans tous les cas, un repos me fera du bien… Que je reste ici, ou que je joue la comédie, y m’ faut de la réflexion et du repos… Il fait beau, la campagne sera encore belle, Mam’zelle Julie est gentille, je passerai là des jours tranquilles…

— Je vous le souhaite…


CHAPITRE VIII


Ce fut en chantonnant que Prudence se leva le 1er octobre. Elle trouvait la vie incomparable. Son sommeil n’avait même pas été troublé par ses lauriers futurs, bien qu’en s’endormant, elle pensât aux ovations qui l’attendaient.

Elle se voyait, s’avançant sur la scène, les lèvres fleuries de sourire, le fard du succès aux joues, les bras chargés de roses, envoyées par ses admirateurs… Elle supprimait trente ans de moins à son âge, et elle apparaissait comme une sylphide.

Le sommeil l’avait prise durant ces enivrants mirages, et elle s’était réveillée éperdue de joie. Son départ s’accomplissait dans les meilleures conditions…

Quand elle eut servi le petit déjeuner, elle s’attabla devant son café et ses tartines de beurre. Elle portait la cuillère à sa bouche, quand Jacques vint :

— Ah ! bonne Prudence, je vois votre figure réjouie et je vais vous combler de plus de bonheur encore : Je suis fiancé !…

Une bombe eût éclaté aux pieds de Prudence qu’elle n’eût pas ressenti un choc plus effroyable.

Elle bondit littéralement de sa chaise en suffoquant. Sa cuillère tomba, son bol de café se renversa, et elle cria :

— Vous allez vous marier !

Devant le rire heureux du jeune homme, elle reprit :

— Vous vous mariez et je ne me doutais de rien… Pourtant, vous m’aviez promis de m’avertir, afin que je voie celle que vous avez choisie, avant de conclure un accord !… Ah ! M’sieu Jacques, c’est mal de vot’ part ! Pourvu que vous ne vous trompiez pas !… les jeunes gens sont si bêtes…

— Merci, bonne Prudence…

— Ce n’est pas de leur faute… ils naissent comme ça… Ils sont candides et, comme les chevaux, ils ont des œillères… Y n’ voient plus que celle qui les a attirés, et le reste ne compte pas ! Vous n’avez pas été trop vite, au moins, dans cette grande résolution ?

— Soyez tranquille… elle vous plaira… Si vous ne partiez pas aujourd’hui, vous la verriez demain, car elle viendra dîner en famille…

— Demain ? Je ne pars plus !

— Ne reculez pas votre départ…

— Elle dînera ici, et je n’y serais pas !

— Vous la verrez plus tard !

— Et je ne fabriquerais pas de premier dîner ? Jamais ! je veux que ce repas soit réussi… Ce serait un déshonneur pour moi de n’y pas mettre la main !… J’ai de la conscience…

— On aurait commandé chez le traiteur…

— Le traiteur ! pour que vous mangiez des quenelles sans œufs et du beurre sans crème…

— Halte-là ! à Lyon, tous les traiteurs sont honnêtes…

— Bon !… mais moi, j’ai de l’amour-propre pour mes patrons et surtout depuis que je suis sacrée artiste… J’ vas envoyer une dépêche à Julie… J’ savais bien que je l’enverrais ! un retard de deux ou trois jours, ce n’est rien !… Le temps est au beau et il y restera. Et puis, si je tâte de la pluie à la campagne, cela ne sera pas un mal… Je la verrai sous tous ses aspects…

— Je suis désolé, Prudence, de retarder votre voyage.

— Ah ! ben… rentrez votre désolation ! Je ne pourrais pas tenir en place, si je savais vot’ fiancée, dînant ici, sans que j’y soye. Non, il me serait impossible de supporter ça… Ce matin, quand je me suis levée, quéque chose me disait que je ne partirais pas et, cependant, cette idée ne me causait pas de chagrin. Cela me paraissait même un peu étonnant… Maintenant, je comprends ! Vous alliez m’annoncer vot’ bonheur et cela me rendait gaie… Elle est gentille vot’ fiancée ? C’est-y celle que vous avez rencontrée dans la rue ?

— Oh ! pas du tout… s’écria Jacques en riant, car il se souvenait de cette histoire burlesque.

D’ailleurs, si Prudence lui en parlait, c’était un peu pour se moquer de lui.

— Comment est-elle vot’ petite demoiselle ?

— C’est une blonde charmante… Elle a des yeux bleus, un joli front et un menton avec des fossettes… Je l’aime, c’est-à-dire que je la trouve parfaite…

— Vous êtes un heureux homme !

Jacques se sauva en riant. C’était un homme heureux en effet, et sa chère fiancée représentait l’univers pour lui. Il l’avait rencontrée chez de bons amis et leur accord s’était précipité. Les familles se convenaient, les intéressés s’attiraient. Mme Dilaret était dans la joie parce que sa future belle-fille lui plaisait sur tous les points.

Quand elle sut que Jacques avait annoncé ses fiançailles à Prudence, elle alla, elle aussi, vers la cuisine, pour recueillir les impressions de son originale cuisinière.

— Alors, Prudence, vous êtes contente ?

— Je le serai seulement tout à fait quand j’aurai vu la jeune fille… Je crois que je serai satisfaite parce que M’sieu Jacques a un peu de mes goûts…

— C’est plutôt inattendu ! Mon fils m’a appris que vous retardiez votre voyage… Je le regrette pour vous et je trouve que c’est inutile…

— Madame ne voudrait tout de même pas que je ne mette pas la main à la pâte à ce premier dîner qui va avoir la petite future ici ?

— Mais, du moment que vous aviez prévenu la personne qui doit vous remplacer… Elle doit bien venir ce matin, n’est-ce pas ?

— Oui, Madame, mais comme elle n’est pas de la maison, elle saurait pas y faire comme moi…

— Je n’en disconviens pas, et cela me tourmentait même un peu…

— Ah ! je ne le fais pas dire à Madame ! Nous ne serons pas trop de deux, elle aura de la besogne, je saurai lui en donner ! Puis, elle sera mieux au courant durant mon absence, et je partirai plus tranquille…

— Puisque cela vous arrange et moi aussi, tout est parfait !…

Prudence sortit, envoya son télégramme. Cela l’ennuyait un peu, mais elle éloigna les regrets.

D’ailleurs, la perspective de ce dîner l’intriguait trop pour que la remise de son voyage l’affectât outre mesure. Puis, c’était une joie différée seulement et, comme elle se le disait dans sa logique, c’était toujours une distraction à venir.

Elle frotta, rangea, épousseta, jusqu’à l’arrivée de sa remplaçante qui se prénommait Eudoxie et qui fut ravie d’être initiée aux rouages coutumiers de la maison.

— J’ suis bien contente de vous voir là… On est si malagauche quand on sert dans une maison pour la première fois ! Quand je saurai où tout pose, je serai franche dans mon service…

— Dites donc, Eudoxie, je vais vous apprendre une nouvelle : si je recule mon départ, c’est parce que not’ jeune monsieur va se marier !…

— Oh ! oh !

— Ça va installer un peu de gaieté dans la maison… du mouvement, des allées et venues ! Je me sens toute rajeunie ! Ah ! un souffle d’amour dans une demeure, ma chère, ça devient du vent ! Tout est bousculé, gonflé, planant ! Je me crois sur une autre planète ! Il fait beau, mais y aurait de la boue par terre, que je ne la verrais pas !… Tout est doré !

— Que vous v’là excitée !… Vous seriez la fiancée que vous ne le seriez pas davantage !…

— Y ne s’agit pourtant pas de perdre la cervelle. Nous allons composer pour demain un de ces dîners à la pépère, comme disait mon défunt… Êtes-vous fine cuisinière ?

— Dame ! je m’y connais un peu…

— Je ne parle pas de ces gargottades qui ont du piment sans fond… Je parle de viande sérieuse accompagnée de riens précieux… Une galantine de volaille truffée… une croûte aux champignons, des ris de veau relevés…

— Oh ! oh ! en temps de guerre…

— Nous parlerons de la guerre après ! Aujourd’hui faut fêter des fiançailles et excursionner chez les fournisseurs pour se munir de bonnes denrées ; c’est notre devoir… Quand ce sera fini, nous repenserons à c’te guerre de misère et nous nous priverons… Nous allons faire nos courses ensemble…

— À vos ordres, Prudence.

Pour Prudence, c’était un régal de commander parce qu’elle se sentait une âme d’autocrate. Heureusement pour elle, Eudoxie, en état d’infériorité de par sa méconnaissance des habitudes, se laissait faire docilement, il n’y eut donc pas de heurts entre les deux femmes…

Tous les préparatifs s’élaborèrent au long de la journée dans la plus joyeuse concorde, et Mme Dilaret, sans avoir à s’occuper de quoi que ce fût, ne put qu’approuver l’ordonnance du repas, quand elle lui fut soumise.

Elle admira sincèrement le travail des deux organisatrices et les félicita.

— J’espère que nos deux fiancés goûteront de nos plats, dit Prudence… Ordinairement, les amoureux ne savent pas manger… Ils se regardent et ne voient pas ce qui est dans leur assiette. Madame leur recommandera de ne pas être, aussi bêtes…

Mme Dilaret ne retint pas son rire.

— Madame n’a pas besoin de se moquer ! Je sais ce que je dis… Moi, quand je me suis fiancée à mon défunt, j’avais une boule… là… dans la gorge… Maman nous avait fricassé un civet de lapin avec des pommes de terre — et Dieu sait si j’aimais ce plat ! — eh ben ! je n’ai pas pu en avaler une bouchée… J’étais furieuse le lendemain… et maman m’a dit : « C’est l’amour, ma fille… » Alors, pisque demain, il s’agira encore d’amour, je préviens Madame… que notre future petite Madame ne soit pas émue, ce n’est vraiment pas la peine, l’amour ne vaut pas un bon dîner…

Eudoxie ne garda pas son sérieux non plus et dit :

— Vous n’encouragez guère les « promis » !…

Pour le dîner de ce jour fameux, ces dames dressèrent le couvert avec beaucoup de joie.

À 20 heures, les invités étaient dans le salon, et Prudence n’avait pas encore vu la jeune fille, Eudoxie étant allée ouvrir la porte.

Jacques cependant, avant de prendre place à table, voulut présenter sa fiancée à la bonne Prudence et, avec la façon simple qui le caractérisait, il l’emmena tout bonnement vers l’office.

Prudence, à leur entrée, portait à deux mains une pile de huit assiettes.

Quand elle aperçut la jeune fille, elle poussa un cri perçant et, dans son désarroi, la vaisselle tomba dans un fracas assourdissant.

— Ah ! bien… s’écria Jacques dans un éclat de rire, vous défendez l’émotion aux autres et vous brisez la porcelaine !

— Que je suis désolée, ajouta Janine la fiancée… Je ne pense pas que ce soit ma vue qui ait occasionné ce dégât ?

Prudence était rouge et balbutiait :

— Non… non… Mademoiselle.

Elle se baissa pour ramasser les morceaux, aidée d’Eudoxie accourue au bruit.

— Attendez un peu que je vous présente ma fiancée, Mlle Janine Priale… et cette casseuse d’assiettes est notre originale Prudence… Je pensais bien qu’elle aurait pour vous une bienvenue extraordinaire, mais je ne m’attendais pas à une salve d’artillerie aussi bruyante…

— C’est de la vaisselle blanche, bégaya la pauvre femme, cela porte bonheur…

— Alors, tout va bien !

— C’est une consolation, renchérit Janine.

— Maintenant, reprit Jacques, vous nous expliquerez pourquoi vous avez poussé ce cri de sauvage en nous voyant !…

— Parce que je sentais que les assiettes allaient tomber… Je pensais : patatras ! ça va filer de mes doigts ! Alors, vous comprenez, M’sieu Jacques, dans quel état je me trouvais ! Mam’zelle m’excusera… je lui ai peut-être fait peur ?

— Oh ! non, Prudence, j’ai les nerfs solides !

— Tant mieux ! faut les avoir en fer pour se marier…

— Dites donc, Prudence, ne nous découragez pas ! s’exclama Jacques amusé…

— Oh ! ce que je dirai, et pis rien du tout, ce sera du pareil au même… Ça ne servira à rien !

— Bon, nous sommes fixés… Maintenant, ne nous faites pas attendre… je me sens une faim de loup qui grandit !

— Moi aussi ! s’écria Janine joyeusement… et il y a un fumet dans cette cuisine qui augmente encore mon appétit…

Les deux jeunes gens se sauvèrent, la main dans la main, et Prudence les regarda disparaître.

— Eh ben ! eh ben !… en v’là une affaire ! Si je m’attendais à ça !

— Quoi que vous avez donc eu, Prudence ? s’informa Eudoxie, tout en manœuvrant une pelle pour rassembler les débris.

— Ben !… vous savez, M. Rembrecomme qui a été assassiné ?

— Oui, celui dont on n’a pas encore trouvé l’assassin ? C’est une drôle d’affaire aussi, ça !

— Oui, pour sûr, il a un fils. Eh ben ! ce fils avait une secrétaire pour lui ouvrir ses enveloppes. Eh ben !… c’te secrétaire, c’est elle !

— Oh ! c’te fiancée ?

— Comme j’ vous le dis ! et je ne me trompe pas. Vous pensez quel coup cela m’a fait ! Je veux bien croire qu’elle en tient pour not’ jeune monsieur, mais le voir qu’il l’aime, alors qu’elle roulait des yeux ambitieux à ce Rembrecomme, ça m’a bouleversée jusqu’à la casse…

— Ça c’est du morfondant !

— J’ vas le dire à Madame… Mam’zelle Julie m’a bien dit que c’était une cousine… et vous croyez ça, vous ?

— Mon Dieu ! ce sont des choses qui arrivent !

— C’est pas clair ! me v’là déballée comme un sac de sucre… J’suis par terre, quoi !… Heureusement que vous allez faire le service… Moi, je ne pourrais pas ! Voir un bon petit jeune homme précipité dans la tromperie… ça me cuit le cerveau… Sa cousine ! elle n’a pas l’air d’une cousine !

— Vous allez peut-être un peu fort !

— Moi, je pense au bonheur de not’ jeune homme… une personne qui va s’amuser à ouvrir des lettres tous les matins chez un cousin, c’est pas du sérieux… Encore qu’il y aurait du vrai, c’est pas une occupation…. On fait l’ ménage le matin, des courses, mais on ne se faufile pas chez un jeune homme… Il faut que je prévienne Madame… Je suis sûre qu’elle aura de l’horreur pour c’te façon de se conduire…

— À vot’ place, je ne me mêlerais pas de ça… c’est risquer sa place, et nous avons un si bon métier ! C’est le meilleur des meilleurs quand on veut bien y réfléchir…

— Je ne veux pas avoir un péché sur la conscience… et, dans la publication des bans, il y a : « si vous connaissez un empêchement à ce mariage ». J’en connais un… C’est pas naturel de crier : « Bonjour, Marcel ! » avec un air riant.

— Moi, je n’y vois pas de mal ! Quand on est gai, on dit bonjour en riant, à tout le monde… et pensez aussi qu’on dit dans les bans : faut pas faire obstacle par malice.

— J’y mets pas de malice, mais de l’honnêteté…

Il y eut un petit silence durant lequel les deux femmes achevèrent les préparatifs, puis Eudoxie murmura timidement :

— Dites, Prudence, j’crois qu’il est temps d’annoncer le dîner… Tout me semble à point.

— C’est vrai, qu’est-ce que nous attendons ! Ce dîner me sort de la tête, tellement je suis tourneboulée par c’te catastrophe…

— Vous en faites pas ! Y s’arrangeront.

Prudence reprit son sang-froid, comme si elle remettait sur son épaule un fardeau un peu lourd, puis elle procéda à la présentation des plats qu’Eudoxie porterait aux convives.

Sa compagne lui recommanda :

— Tout en servant, écoutez bien ce que l’on dit…

— N’ayez pas peur… j’ai l’habitude…

— On s’instruit, vous comprenez…

— Pour sûr ! y en a qui disent qu’on s’instruit en voyageant, mais on en apprend beaucoup plus en écoutant à table ! C’est moins fatigant et moins dépensant…

Là-dessus, Eudoxie partit pour la salle à manger. Quand elle en revint, Prudence la questionna :

— Ça va ?

— Oui… mais y s’ tiennent encore tous bien…

— Oui, il faut attendre les vins… Ici, c’est plutôt le bourgogne qui délie les langues.

Prudence prépara le second service, et Eudoxie l’attendit pour le servir.

Quand elle fut partie, la pauvre Prudence s’assit pour réfléchir. Elle voyait la lune de miel dans un ciel nuageux, et elle se demandait comment elle pourrait entamer une conversation sérieuse avec sa maîtresse. Elle n’ignorait pas qu’il n’est pas de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Elle craignait que Mme Dilaret, déjà subjuguée par sa belle-fille, ne voulût pas se rendre à l’évidence… « Et pourtant, se répétait Prudence, mon devoir est là… il faut que je dise ce que j’ai vu. »

Eudoxie réapparut en disant :

— Ils commencent à s’échauffer un peu… L’oncle de la demoiselle a l’air d’un brave type. Ils sont en train de parler culture… Il paraît qu’il a un château avec des fermes. La fille ne savait même pas que le blé se sème en automne ! Vous parlez d’une délurée !

— Quand je vous disais qu’elle aime mieux ouvrir les lettres de son cousin !… Trouvent-ils le dîner bon, au moins ?

— Pour ça, y n’ sont pas avares de compliments… La petite fait les yeux doux à son galant, mais elle ne laisse pas une bouchée de ris de veau…

— L’amour ne leur serre pas l’estomac ! J’vous dis que le sentiment n’y est pas !

— Ça n’a pas l’air ! Vous qui aviez peur qu’ils ne mangent pas ! Ah ! misère ! pourvu qu’il nous reste quéque chose !

— Ne vous rendez pas malade… j’ai prélevé not’ part… Nous avons besoin d’être bien nourries, parce que nous avons le bonheur en moins et la fatigue en plus !

— Ah ! vous savez trouver les choses raisonnables…

Quand le dessert fut sur la table, Eudoxie prévint sa compagne :

— Y commencent à s’épancher… M’sieu Jacques raconte des histoires des centraux qu’il dit… et c’est à mourir de rire.

— J’ connais ça les centraux… oui, les empires centraux… Je ne savais pas que c’était si rigolo ces peuples-là !

— Oh ! là ! là ! on dirait des gosses ! Ça se fait des niches…

— Eh ben ! qu’ils s’amusent !… En attendant, buvez-moi un verre de Bordeaux… c’est du vieux… Ne le noyez pas dans de l’eau, ce serait un crime…

— C’est que moi, sans eau… je…

— Allez donc… on ne marie pas son jeune monsieur tous les jours… Encore que vous seriez un peu grise…

— C’est que je deviens vite noire…

— Ah ! bah !

— C’est pas enviable…

— Je vous garderai le secret.

Malgré ces encouragements, Eudoxie garda sa tête. Quand les deux femmes enlevèrent le couvert, laissant dans le salon les convives devant le café et les liqueurs, elles le firent en silence et sans rien ébrécher.

Bientôt la maison devint silencieuse, et les cuisinières songèrent à prendre un repos bien mérité. Dans son lit, Prudence songeait :

— Tout s’est très bien passé… le dîner était réussi et la table bien arrangée. Tiens, à côté, il y a Eudoxie qui ronfle… Il faut que j’en fasse autant pour être d’aplomb au réveil…

Le lendemain, elle était debout à l’heure ordinaire et, quand elle put voir Mme Dilaret seule, elle se précipita :

— Madame connaît ma casse d’hier ?

— Oui, Prudence, et je n’ai pas été très satisfaite de cette manifestation.

— Madame me pardonnera… il y a six assiettes en morceaux, mais je veux bien les remplacer…

— Nous en reparlerons.. Dans tous les cas, je vous sais gré de votre franchise.

— J’suis honnête…

— Eudoxie vous a bien secondée ?

— Elle est tout à fait bien… vive et adroite…

— C’est parfait ! vous savez reconnaître les qualités de vos collègues…

— Oh ! je dévoile les défauts aussi !

— Elle en a ?

— Pas elle encore, Madame.

— Qui donc ?

— Eh bien ! ce que j’ai à dire à Madame est fort ennuyeux, mais comme ça me resterait sur le cœur et que je n’en pourrais plus dormir, je préfère m’en débarrasser pendant qu’il est encore temps ! D’ailleurs, des fiançailles, c’est plus vite rompu qu’un mariage…

— Quoi ! Que me dites-vous ? s’écria Mme Dilaret en sursautant.

— C’est encore par rapport à l’assassin du vieux monsieur… Il n’est pas encore pris ce brigand-là, et Madame sait que des quantités de lettres arrivaient, et qu’une secrétaire les ouvrait ?

— Oui… je me souviens… Eh bien ?

— C’te secrétaire… c’est la fiancée de not’ jeune monsieur ! Oh ! je l’ai reconnue… C’est la même blonde avec ses yeux bleus qu’on dirait des lucarnes sur un morceau de ciel… Je vous assure qu’elle était contente quand elle arrivait pour ouvrir les lettres de ceux qui voulaient attraper les 100 000 francs !… C’est une personne…

— Arrêtez-vous, Prudence. Cette jeune fille est charmante… Elle venait quelquefois chez son cousin germain, presque son frère, pour l’aider un peu, c’est vrai, à classer sa volumineuse correspondance, mais surtout pour parler de Jacques. M. Rembrecomme a un ami qui est aussi celui de mon fils, et ma future belle-fille se renseignait ainsi sur celui qu’elle aimait et qu’elle rencontrait chez des amis communs. D’ailleurs, vous verrez ici, un de ces soirs, M. Rembrecomme avec les camarades de mon fils. Vous voyez que vous n’aviez pas besoin de casser des assiettes pour cela !

Prudence se trouvait un peu confuse. Elle pensait qu’elle aurait dû retenir sa langue, mais, en son âme, elle croyait bien faire.

— Je n’ai plus qu’à m’excuser près de Madame… Je ne suis pas encore habituée au genre moderne, et cette petite demoiselle, ce matin-là, me semblait un peu gravure de mode… Jupe courte, cheveux bouclés, rouge à lèvres, rose aux joues… tout cela me paraissait extraordinaire… De mon temps, les jeunes filles étaient plus simples… Puis, il y avait les travailleuses comme moi qui ne pensaient pas à se vêtir comme les demoiselles… Aujourd’hui, toutes les femmes ont les mêmes toilettes… Mais il y a une manière de les distinguer…

— Ah ! et laquelle ?

— Madame ne le sait pas ? Eh bien ! à leur « parler ». Ainsi, je connais une petite, aussi bien attifée que notre mignonne future, mais quand je lui ai « causé », j’ai tout de suite vu que ce n’était que de la crotte…

— Oh ! Prudence !

— Oui, Madame, je le maintiens, vu que c’était une malpolie qui faisait les yeux doux à des garnements et qui disait des gros mots, même à sa mère !

— Je comprends votre indignation…

— Mais, c’est pas tout ça !… Où qu’elle va à la Messe Mam’zelle Janine ?

— Je ne le sais pas encore…

— Je suis sûre que quand je l’y verrai je n’aurai que de bonnes choses à lire sur sa figure…

Ce sujet clos, Prudence retourna dans sa cuisine et y trouva Eudoxie qui rentrait, après avoir effectué ses courses.

— Ah ! voilà not’ Eudoxie… Avez-vous bien pu vous débrouiller pour vos achats ? Nous avons encore des restes d’hier, et cependant tout not’ monde a bien mangé… J’vas accommoder tous ces reliefs et nous ne mourrons pas encore de faim… Faut se préparer pour la famine, c’est-à-dire qu’il faut être solide pour la supporter si elle vient…

— Vous avez raison, Prudence.

— Vous n’avez rien appris de nouveau ?

— On recause encore de l’assassin de M. Rembrecomme. Il y a un homme qu’on a arrêté…

— Ah ! murmura Prudence, toute pâle.

Elle n’aimait pas qu’on lui parlât de ce meurtrier, bien qu’elle fût persuadée qu’elle ne le découvrirait jamais. Elle voulait que l’affaire fût enterrée parce qu’elle avait subi un échec qui lui était fort sensible.

Elle croyait si fermement à ce gain !

Eudoxie, ignorante des pensées que sa compagne entretenait à cet égard, poursuivit tranquillement son récit.

— Oui, il rôdait devant l’immeuble de celui qu’il avait tué, comme font tous les assassins, c’est connu ! Il regardait les fenêtres, il examinait la porte. Un agent l’a remarqué, et quand il a vu que le manège de l’homme continuait, il lui a plaqué la main sur l’épaule en disant : « Eh bien ! mon vieux, que cherches-tu là ? — On m’a dit que là habitait un homme bon et charitable et, comme je suis un réfugié, je voudrais lui exposer ma misère. » Vous comprenez, Prudence, tout ça, c’est du boniment… Cet individu était tiraillé par les remords. Il s’est débattu, a raconté son histoire, mais on l’a conduit au poste, en attendant qu’on sache quels mensonges il a débités…

— Pour sûr qu’on doit encore se tromper, murmura Prudence pensivement… C’est difficile de trouver un assassin… Moi, j’ai bien cru le tenir, mais ils ont tous des alibis…

— Des alibis ?

— Oui, c’est un machin de justice qui veut dire qu’on est à une place au moment où l’on vous assassine. Une supposition : on vous assassine…

— Vous me faites froid…

— On vous assassine, que je reprends, et on accuse une personne qui était dans vos parages. On l’interroge, et cette personne assure que, dans ce moment-là, elle buvait un litre dans un café de la rue Thomassin, par exemple… Alors, l’accusation est nulle, parce qu’un homme ne peut pas être à deux places à la fois… Ça ne s’est pas encore vu.

— J’ai compris, et j’suis bien contente… Ce mot me tracassait… on le voit souvent dans le journal.

— Oui… et cet homme arrêté trouvera aussi un alibi, et l’assassin court pendant ce temps-là !

Prudence voulait se convaincre que les 100 000 francs restaient toujours à sa disposition.

Le soir de ce même jour, Mme Dilaret vint avertir Prudence qu’elle pourrait voir Janine à l’église Saint-Nizier, à 5 heures du soir.

— Un nouveau curé y est nommé, et on l’introduit demain jeudi… Nous avons des places réservées… Je vous emmènerai avec moi et vous aurez, durant deux heures, le loisir de contempler ma future belle-fille.

— Ça me va ! Je pourrai partir vendredi matin. Il faut que je profite du temps qui reste beau… Ça peut varier, mais s’il varie, je n’en serai pas contrariée, parce que je tiens à voir le pays sous la pluie aussi. Je remercie Madame pour son invitation de demain. Je serai curieuse d’assister à cette cérémonie que je n’ai jamais vue…

Le lendemain, Prudence, dans ses beaux atours, accompagna sa maîtresse. Les places étant réservées, Mme Dilaret put la faire asseoir de façon qu’elle vît bien la jeune fille.

À dire vrai, Mme Dilaret n’accordait pas beaucoup de confiance à la science de sa servante, mais elle lui donnait l’occasion de voir une cérémonie rare, à cause du prêtre éminent qui devenait le curé de cette paroisse. De plus, l’historique de l’église qui était l’ancienne cathédrale de Lyon, allait être rappelé.

Janine vint, peu après, avec sa mère. Elle sourit à Mme Dilaret, sans oublier Prudence.

L’office commença, et Prudence fut attentive à ses différentes phases, sans omettre pour cela la mystérieuse mission qu’elle s’était confiée.

Mme Dilaret, qui la regardait de temps à autre, ne pouvait deviner le résultat de ses réflexions, tellement son visage était concentré.

À l’issue de la cérémonie, Prudence se hâta de rentrer, laissant les dames s’entretenir entre elles. Si elle n’avait pas vu M’sieu Jacques venir au-devant de sa mère, elle n’aurait pas laissé sa maîtresse revenir seule, mais l’heure du dîner approchait.

Bien qu’elle eût donné ses pleins pouvoirs à Eudoxie, la vieille habitude du travail subsistait.

— Ouf ! Eudoxie, me v’là… C’était d’un beau à ne pas croire ! Ben ! quand je suis entrée dans cette église pour la première fois, je ne me doutais pas qu’elle avait vu tant de choses ! Y paraît qu’elle est vieille… vieille… des centaines d’années, quoi ! Que c’est curieux, plus les pierres sont vieilles, plus belles elles sont, tandis que les femmes ! ah ! nos pauvres museaux ! Enfin, c’est comme ça…

— Oui, quand on dira et redira !

— Not’ dîner est-il prêt ? Y sent bon toujours ! Quand on ne fait pas la cuisine, on a bien faim… Je m’assoirai devant mon assiette avec plaisir…

Eudoxie paraissait flattée de l’appréciation de Prudence, et elle s’affairait autour des plats.

Celle-ci dit soudain :

— Voici not’ monde qui rentre… Dans dix minutes, vous pourrez annoncer, Eudoxie.

Après le dîner, Mme Dilaret vint parler à sa domestique :

— Alors, ma bonne, qu’avez-vous à m’apprendre ?

Prudence se recueillit et dit :

— Ah ! Madame, vous êtes bien tombée… Cette bonne petite-là rit aux anges… Je n’ai vu que bonté sur sa figure… Les yeux sont bien ouverts et clairs… Ils regardent en face… y n’ont pas de pensées mauvaises… La bouche est franche, bien droite et sans détours. Pas de pli de méchanceté, pas de pli amer, pas de pincement jaloux, ni d’avarice. Un menton qui raconte qu’on sera un peu volontaire. mais pour les bonnes choses… M’sieu Jacques sera heureux et vous aussi, Madame… Rien de doucereux, mais tout net… Elle ne prendra pas de chemins tortueux pour vous demander quelque chose ; non, elle vous le dira simplement.

— Vous êtes étonnante, Prudence !

— Non, Madame… J’ai observé les gens, mais, je vous le répète, il faut voir les personnes au repos, avec tous leurs nerfs relâchés, tombants, si je peux dire…

— Je vous comprends très bien…

— Il faut que Madame me pardonne si je lui ai mal parlé de cette demoiselle, quand je l’ai reconnue, mais j’ai à cœur le bonheur de M’sieu Jacques… J’avais grand’peur que sa fiancée soit une de ces petites trompeuses qui ont des minois d’ange et des âmes de démon…

— C’est fini cela, ma bonne… Ce que vous m’avez appris de charmant rachète simplement les six assiettes cassées.

— Cette casse prouvera à Madame toute ma vraie sincérité…

— Je n’en ai jamais douté et je vous en remercie.

Mme Dilaret sortit de la cuisine. Prudence et Eudoxie restèrent tête à tête.

— Je ne sais pas où vous allez chercher tout ce que vous avez dit à Madame… C’est aussi pire qu’une voyante…

— Ça, c’est un instinct que j’ai, comme celui d’être une artiste… Je ne me rends pas compte… C’est comme un coup de vent…

— En quoi donc que vous êtes artiste ?

— Ça va peut-être vous étonner ?

— Dites toujours…

— Artiste de cinéma.

— Non ?

— J’ savais bien que vous ouvririez des yeux comme des portes !

— Il y a de quoi ! Je vous vois paisible sur vot’ chaise et vous me racontez une chose pareille !

Alors Prudence entama son beau récit.

L’étonnement d’Eudoxie s’atténua. En somme, Prudence n’était pas une réelle artiste… On l’avait prise au hasard.

— Quand est-ce que votre image passera sur l’écran ? Ce sera à voir !

— Je ne sais pas encore le jour…

— Vous devriez vous renseigner…

— Oui, quand je reviendrai…

— Ils disent que cela dure quelquefois des années pour « tirer » leurs photographies…

— Ah ! répliqua Prudence soucieuse.

— Je ne suis pas bien sûre, vous savez !

— Tant pis !… je pars demain et je n’ai pas le temps de m’occuper de cette affaire…

— Ah ! ce sera un vide pour moi, quand je tournerai seule dans cette grande maison…

— Bah ! vous vous ferez une raison… huit jours sont vite passés !

— Faudra bien !

Les deux femmes montèrent se coucher. Prudence rangeait encore, alors que, dans la chambre voisine, Eudoxie dormait depuis longtemps.

Un peu d’émotion étreignit Prudence quand, le lendemain, le train s’ébranla et qu’elle vit Eudoxie agiter le mouchoir blanc traditionnel. Elle n’éprouvait nulle joie du séjour envisagé. Il lui semblait qu’elle se lançait dans une promenade aventureuse et qu’elle ne connaissait plus « Mam’zelle Julie ». Elle se demandait même ce qu’elle allait faire chez elle, maintenant qu’une amie nouvelle lui était née en la personne d’Eudoxie. Elle pensait aussi à Mlle Parate qui l’attendait.

Ces nuances de regret se dissipèrent à mesure qu’elle se rapprochait du but. La satisfaction lui arriva comme une onde en voyant un paysage nouveau, où elle verrait le visage sympathique de son amie.

Puis, quand le train stoppa, une joie sans réticences remplaça son air absorbé. Elle descendit de son compartiment, sa mallette à la main, et marcha d’un pas rapide vers la sortie.


CHAPITRE IX


À mi-chemin, Prudence rencontra Julie…

— Bonjour, ma bonne Julie ! On supprime le mam’zelle, n’est-ce pas, Julie ?

— Non… on dit « bonjour, Justine », répliqua celle qui arrivait.

Ayant peur d’être la proie d’une hallucination, d’un trouble de la vue ou de l’ouïe, ou de quelque rêve maléfique, Prudence reprit :

— Vous vous appelez Justine dans vot’ pays ?

— Non… elle s’appelle toujours Julie, mais moi, je suis Justine…

Prudence laissa choir sa mallette et bégaya :

— Qui ça, Justine ?

— Sa sœur…

L’épouvante qui enserrait Prudence se détendit, et elle dit d’une voix plus ferme :

— Ah ! ben… si je m’attendais à ça !… Vot’ sœur m’a caché que vous étiez jumelles et que vous vous ressembliez aussi fort… Ça, c’est une surprise ! J’ai bien cru que j’avais perdu mon bon sens ; c’est pas des coups à faire à une voyageuse !…

— On a voulu s’amuser un peu !

— Elle n’est pas malade, vot’ jumelle ?

— Non… elle prépare un dessert pour vous bien recevoir…

— Oh ! y n’ faut pas qu’elle fasse des frais ! ça me gênerait… Nous sommes en guerre, et il a été convenu que vous ne feriez aucune dépense.

— C’est bon… c’est bon…

L’étonnement de Prudence se prolongeait parce qu’elle ne pouvait établir nulle différence entre les deux sœurs. Même visage, même son de voix et presque les mêmes gestes.

Elle répéta :

— Ah ! ben… si je m’attendais…

Venant au-devant d’elles, mais encore à quelques mètres, elle aperçut soudain une autre Justine…

C’était Julie.

— Oh ! Julie, s’écria Prudence, il me semble que je deviens folle ! Vous ne m’aviez pas dit que vous ressembliez à votre sœur.

— Nous sommes jumelles, repartit Julie.

— Je ne sais si je pourrai vous distinguer ; mais tant pis ! je ferai de mon mieux !

Les deux sœurs, par malice, s’étaient vêtues identiquement, ce qui plongeait Prudence dans un grand embarras.

Elle marchait entre ses deux compagnes et les regardait alternativement. Sa surprise allait croissant, et un tel trouble s’emparait d’elle, qu’il lui semblait impossible d’établir une différence entre ces deux jumelles. Cependant, elle savait que Julie devait être à sa droite… Mais leur accent était tellement semblable, leurs gestes également, que la pauvre Prudence perdait un peu de son assurance.

Elle regretta presque d’être venue…

Julie dit soudain :

— Voici notre maison…

— Oh ! oh ! s’exclama Prudence, figée par l’admiration.

C’était une bâtisse claire, avec un étage. Une grille, au long de laquelle des rosiers crimson rumbler donnaient leur ultime floraison. Puis, un jardinet garni de rosiers à haute tige.

Prudence trouvait à cet ensemble un air pimpant et hospitalier qui lui plut. Elle en oublia le malaise que lui occasionnait la circonstance des sœurs jumelles.

Quand elle monta le perron de pierre à double révolution, elle eut une ombre d’envie, un vestibule spacieux, lumineux, où régnait l’odeur de bonne cuisine, lui donna tout de suite une impression de bien-être.

Elle se tourna vers Julie :

— Eh ben, Julie, vous avez profité de votre place ! Vous avez bien travaillé pour avoir une aussi belle maison !

— Je ne suis pas Julie, mais Justine, riposta laconiquement cette dernière.

— Ah ! ça me tue, votre jumellerie ! Agrafez un nœud bleu ou un rose à vot’ corsage pour que je ne me trompe plus !

— On verra à ça !

— Enfin, je dirai à toutes les deux que vous avez su vous tirer d’affaire ! Vous avez uni vos appoints et vous voici propriétaires d’une maison bien cossue… Cette belle, pièce, on dirait une salle à manger de riches… Jamais je ne me serai assise dans une si belle pièce pour manger !

Ces dames, avant de désigner sa chambre à l’invitée, lui faisaient visiter le rez-de-chaussée qui se composait d’une grande salle à manger, d’un office et d’une vaste cuisine. Le tout était agréable à l’œil. Au premier étage, deux chambres avec un cabinet de toilette. Dans l’une, deux lits jumeaux, et dans l’autre, destinée à Prudence, un lit élégant garni de voile brodé.

Prudence s’extasiait et elle dit en toute candeur :

— Que d’argent ça représente !

— Non, repartit brusquement l’une des sœurs, c’est surtout de la patience qu’il a fallu…

Prudence jeta les yeux sur celle qui lui parlait. Elle ne put savoir si c’était Julie ou Justine et elle ne répliqua rien. Elle se dit qu’avec un peu plus d’habitude, elle finirait par reconnaître son amie.

Ce qui lui paraissait changé, c’est que les deux jumelles arboraient un air goguenard qu’elle ne soupçonnait pas à Julie. Elle lui avait toujours trouvé un air bonasse. Elle s’avouait même que, plusieurs fois, elle l’avait taxée d’ « innocente », mais elle n’osait plus maintenant, devant cette belle maison, remplie de choses si confortables.

Elle ne se lassait pas de complimenter.

— Ce que j’aime votre habitation !… C’est un vrai petit château !

— Ah ! nous en sommes loin ! s’écria une des sœurs.

L’invitée rangea le contenu de sa mallette dans les tiroirs de sa jolie commode Louis XVI, tout en bavardant avec ses hôtesses. Puis, il lui fut offert un cordial dans la petite pièce gaie communiquant avec la salle à manger.

Elle s’assit devant une table élégamment servie, sur laquelle, malgré les restrictions, des petits pains, du beurre frais et des confitures formaient un attirant appel.

Que cela lui parut délicieux !

— Peste ! la jolie théière !

— C’est un cadeau de feu monsieur… il en avait tant ! et celle-ci est la moins jolie…

— Vous en avez eu une chance !

— Il était très bon…

Et Julie eut une moue comme si elle allait fondre en larmes.

Justine s’écria :

— Ah ! ne pleure pas ! c’est par trop bête… Il ne faut pas pleurer les morts, ça leur fait peine…

Cette fois, Prudence fut bien convaincue que c’était Justine qui parlait parce qu’elle n’avait aucune raison pour avoir une larme au sujet de M. Rembrecomme qu’elle connaissait à peine.

Elle chercha donc un signe distinctif qui la différenciât de sa sœur, mais elle ne découvrit encore rien, cette fois-ci.

— C’est vraiment difficile de savoir qui est Julie, dit-elle en riant.

— Nous l’avons fait un peu exprès, dit l’une des deux… mais demain, nous nous habillerons d’une façon différente et vous nous reconnaîtrez…

— J’en serai soulagée, riposta Prudence en remuant son thé.

La visite du jardin potager, à peu près vide, étant donnée la saison, excita la convoitise de la voyageuse. L’amour de la campagne lui revint, quand soudain elle s’exclama :

— Ah ! je ne vous ai pas encore annoncé une grande nouvelle ! Not’ Monsieur Jacques est fiancé avec la cousine de vot’ jeune Monsieur !

— Quoi, Mam’zelle Janine ?

— Oui…

— En v’là une nouvelle !

Pendant un moment la supposée Julie resta silencieuse, occupée à redresser la branche d’un espalier… Elle murmura :

— Cette petite-là avait à cœur de retrouver celui qui a tué son oncle et, maintenant qu’elle est fiancée au fils d’un juge, elle va peut-être s’en mêler davantage, elle n’a plus de père, mais un autre oncle.

— Oh ! c’est une affaire classée, assure Monsieur…

Prudence, en disant ces mots, releva le front, consciente de sa supériorité et enchantée de sa mémoire qui lui permettait de retenir les mots appropriés.

— Il dit cela, vot’ juge ?

— Oui, quand au bout de quelques semaines on n’a pas retrouvé un meurtrier, c’est qu’il a disparu… et on passe à une autre affaire… Vous pensez s’il y en a !… Maintenant, j’ suis au courant de la justice… Naturellement, y font semblant de travailler à la recherche et, de temps en temps, on arrête un homme pour contenter la famille… Mais tous ces arrêtés ont des « arribis », alors, on les relâche…

— Ils ont peut-être tort…

— On ne sait jamais…

Le thé pris, le potager visité, ces dames restèrent devant un beau feu de bois que la saison automnale nécessitait vers le déclin du jour. À travers les vitres, on distinguait un paysages d’arbres, aux feuilles prêtes à jaunir. Cependant, comme il n’y avait pas eu de gelée précoce, un peu de verdure leur enlevait l’aspect mélancolique, assez naturel en octobre.

Dans un pré, des vaches étaient immobiles. L’ombre descendait et l’heure de la traite approchait ; elles attendaient qu’on les ramenât à l’étable.

Prudence murmura :

— J’avais oublié qu’il y avait si peu de bruit… Comme ce silence est étouffant… Moi, ça me fait un peu peur. Il me semble qu’il y a des choses terribles autour de moi… Parlez un peu fort…

Les deux sœurs rirent, et leur rire ressemblait à une crécelle lointaine.

L’une dit :

— Vous manquez d’habitude, mais, demain, vous serez contente d’être ici.

— Ça se peut ! le jour, on est distrait ; mais le soir, quand tout le monde est enfermé chez soi et qu’on n’entend plus que les craquements du bois et le galop des souris, cela me ferait sauter en l’air… Et puis, quand on est seule, on pense, et tous les petits péchés qu’on a commis vous reviennent dans la cervelle comme des piqûres d’aiguille.

— Quelle drôle d’idée ! intervint l’une des jumelles.

Prudence rit en les regardant et elle s’écria :

— Comme je serais contente de savoir qui est Julie ; je la devine par moments… mais j’ai encore peur de me tromper…

— Demain, vous ne commettrez plus d’erreur… et même ce soir, si ça vous fait plaisir ! Je suis Justine…

— Vous ?

— Oui…

— Eh ben ! j’aurais pas cru… Il me semblait justement que c’était votre sœur !…

— Non… je suis Justine… je suis plus causeuse… Julie a souvent des idées d’ennui. Elle regrette de temps en temps la grande ville, tandis que, moi, je suis habituée aux champs.

Prudence examina plus attentivement celle qui avait nom Julie. Cette dernière lui sourit et elle la reconnut mieux, malgré la coiffure différente qu’elle portait maintenant.

Julie prit un ruban dans un tiroir et se le noua autour du cou.

— Voilà… vous ne serez plus embarrassée…

— Ah ! j’aime mieux ça !… J’étouffais entre vous deux si pareilles. Cela me donnait même de l’angoisse… J’avais beau me raisonner… Je vais être plus à l’aise… Alors, Julie, vous voudriez encore être à Lyon ? Ça ne m’étonne pas… c’est une belle ville et vous y étiez habituée… J’ai eu du mal à me faire à leur Rhône et à leur Saône, mais maintenant je traverse les ponts comme si j’étais née dessus !… et Mam’zelle Justine, y vient-elle quéquefois dans c’te ville ?

— Moi, jamais !… D’abord, j’aime pas la ville… et puis, Julie pouvait m’apporter ce qui me manquait… Alors, qu’est-ce que j’aurais été y perdre mon temps ? Puis, dépenser de l’argent si dur à gagner ?

— Ça c’est sûr !… moins on sort, moins on dépense… et pis, fallait économiser pour arranger c’te belle maison… C’est un rude morceau !

— C’est vrai ! appuya Justine.

Julie se leva et déclara :

— Je vais m’occuper du dîner…

Prudence et Justine devisèrent ensemble, puis, à son tour, cette dernière rejoignit sa sœur, tandis que l’hôte, un tricot aux doigts, restait seule en face du foyer aux braises étincelantes.

— Oui, elles ont de la chance ! elles ont bien travaillé, c’est certain… Elles avaient un petit bien, mais, de là à posséder une aussi chic maison, il y a du travail et de l’économie. Justine « faisait » de la volaille, des œufs et des lapins, oui, et pis un porc ou deux par an, qu’elle m’a dit, et ça rapporte, mais faut pas regarder à sa peine… Elles ont acheté un terrain et fait construire… Tout en allant, elles payaient l’entrepreneur, et Julie s’est retirée, quand tout a été prêt… Avec la petite rente que lui a léguée le pauvre monsieur et quelques économies, elles vivent. On peut se plaire ici, ça respire le riche… Mais que leur ressemblance est cocasse…

Prudence ne s’apercevait pas du temps qui passait. Ses aiguilles cliquetaient et leur chant accompagnait ses pensées.

Elle fut toute surprise quand Julie vint pour poser le couvert. Elle offrit son aide, mais son amie lui répondit que c’était complètement inutile. Elle resta donc à sa place, continuant mollement à tricoter, tout en humant le fumet de la cuisine, qui lui parvenait par bouffées, quand la porte s’ouvrait.

Quand elle se leva de son siège, elle vit une table bien dressée, à laquelle ne manquait ni l’élégance de l’argenterie ni celle des cristaux. La nappe bien blanche se rehaussait de broderie, et les objets qu’elle supportait paraissaient d’autant plus confortables.

— Elles veulent m’éblouir, pensa Prudence.

Elle vit dans cette manifestation de luxe un désir de bonne réception, avec un peu de vanité, et elle s’empressa en compliments :

— Vous avez de bien beau linge…

— Oh ! on n’a que cette nappe en « beau », riposta vivement Justine… C’est la feue madame de Julie qui la lui a donnée. C’est juste qu’on s’en serve quand on reçoit une amie.

Les trois femmes s’assirent devant cette table tentante et… dégustèrent un potage délicieux.

Prudence, quand elle reposa la cuillère sur l’assiette, s’exclama, sans souci du protocole :

— Ce que je suis heureuse !… Avoir des amies comme vous est un bon billet de loterie… J’suis assise là, encore plus tranquille qu’une reine… Cette table, ce bon dîner…

— Attendez ! vous ne connaissez pas le menu !

— Oh ! je sens ce qui vient de la cuisine… Oui, tout cela me plaît… je me crois riche et quéquefois, oh ! pas souvent, j’aurais voulu être à la place de mes maîtres…

Elle rit en se renversant sur le dossier de sa chaise.

Elle continua :

— Naturellement, vouloir être à la place des maîtres, c’est une vilaine pensée, mais quand on a un cœur convenable, on aime ses patrons, surtout quand on réfléchit… C’est grâce à eux que nous vivons, nous autres, et si on n’en avait pas, on serait bien malheureux… On use de leur confort, et c’est joliment commode de ne rien payer et même de recevoir de l’argent pour être chauffée et nourrie… Moi, ça me rend quéquefois honteuse, et j’aime bien ma maîtresse… Il est vrai que je tombe toujours sur de bonnes gens…

— Je me serais mise en place aussi, approuva Justine, si je n’avais pas eu la baraque de mes parents… Tout y était arrangé pour mes bestioles et j’ vendais bien mes produits… Alors, j’ai laissé ma sœur partir seule…

— C’était bien combiné, du reste, dit Prudence.

— Faut s’entr’aider… tout est là…

Tout en parlant, les trois convives attaquaient un savoureux poulet… Elles le mangeaient avec en entrain joyeux, non pas à cause de la rareté du fait, n’en étant pas privées, mais simplement parce quelles pouvaient en choisir les morceaux, ce qui n’arrivait jamais à Prudence, ni à Julie lorsqu’elle était en service.

— Moi, j’aime tant le foie, criait Prudence excitée par le bourgogne, et comme Madame et M’sieu Jacques en sont friands, je n’y goûte jamais…

— Et moi, le contre-pilon est ce que je trouve de meilleur, et il y a toujours du monde qui a mes, goûts, n’est-ce pas ? dit Julie, et jamais je n’en mangeais…

Soudain, Prudence s’écria :

— J’ai une nouvelle connaissance, rencontrée à Fourvière, c’est Mam’zelle Parate, une sainte qu’est résignée… Je ne suis pas encore allée la voir, mais certainement que j’irai, quand j’aurai du noir dans le cœur… Elle arrange si bien tout que je me sens légère, quand je repense à ce qu’elle m’a raconté… C’est une femme qui ferait bien dans les martyrs… Et pis, elle a un neveu… il est dans les agents de police… Tout à l’heure, je vous raconterai comment je l’ai connu, celui-là…

Prudence, tout en ne perdant pas un coup de dent, regardait alternativement Justine et Julie et s’amusait toujours au sujet de leur ressemblance.

Le repas s’acheva gaiement. Les yeux des trois femmes brillaient, elles parlaient à la fois et riaient sans bien savoir pourquoi.

Il y eut ensuite une partie de cartes qui les égaya encore en les amenant doucement à l’heure du coucher. Prudence se rendit alors dans sa chambre, accompagnée des deux sœurs, et leur souhaita le bonsoir.

Quand elle fut dans son lit, garni de beaux draps de toile festonnés, elle ressentit un bien-être et un calme parfaits. Il lui semblait que sa nuit serait une suite ininterrompue de songes enchanteurs.

Elle s’endormit rapidement et, pendant quelques heures, son état d’inconscience se prolongea. Soudain, elle se réveilla en proie à quelque cauchemar et marmonna :

— J’ savais bien que ce vin de Bourgogne me taperait sur les nerfs… J’ai pas l’habitude, et pis, ce silence… Allons, ma fille, ne te frappe pas… la prochaine fois, tu ne videras pas ton verre à fond pour qu’on ne le remplisse pas…

Après cette mercuriale qui la calma, elle se rendormit d’un sommeil d’enfant, pour ne se réveiller qu’aux cris des coqs et aux aboiements des chiens.

Elle ne sut d’abord où elle se trouvait, mais la mémoire lui revint vite :

— J’ suis à la campagne, parbleu !… Les oiseaux font assez de vacarme. Ah ! les braillards !…

Heureuse, débordante de joie de se savoir libre, voyant la campagne en beau, elle s’habilla en chantant. Reposée, fraîche, elle descendit pour se rendre à la cuisine où elle trouva les jumelles.

À son grand amusement, elle revit Julie comme elle la connaissait à Lyon… Elle n’était plus vêtue comme sa sœur.

— Ah ! je vous revois en vraie Julie ! Eh ben ! on peut dire que l’habit change… Vous ne vous ressemblez pas autant qu’hier…

Les deux sœurs rirent. Le café au lait servi, ces dames parlèrent du bon dîner de la veille, et Prudence, avec sa franchise coutumière, accusa le bourgogne de l’avoir excitée…

— Heureusement que j’ai un bon sommeil, sans quoi, j’aurais été agitée… mais le tonnerre peut rouler sans me réveiller…

Les jumelles la félicitèrent.

Julie lui demanda :

— Encore un peu de lait… une tartine ?

— Vous me gâtez !

— Aujourd’hui, annonça Justine, nous aurons de la tête de veau… et… mais je ne veux rien dire d’avance… cela gâte la faim…

— Vous avez raison…

La journée se passa encore plus agréablement que la veille. L’intimité se resserrait et les trois femmes échangeaient des impressions. Prudence répétait naïvement que la maison devait coûter cher, et que les deux sœurs avaient dû accomplir des prodiges pour la payer.

Ses hôtesses l’écoutaient gravement en hochant la tête. Elles paraissaient convaincues des louanges qu’elles entendaient.

Le soir revint, après une journée de promenade et de bavardage. Ce fut de nouveau la partie de cartes, pleine de gaieté. Des verres de liqueur de cassis, faite à la maison, étaient à proximité, et Prudence la savourait en experte. Puis, elle regagna sa chambre, alors que les jumelles regagnaient la leur.

Déjà adaptée à la douceur de cette vie facile, elle n’admira plus son cadre, pas plus qu’elle n’apprécia ses draps si agréables. Elle plongea presque tout de suite dans le sommeil.

Comme la nuit précédente, elle eut un cauchemar et se dit :

— Quand on boit du bordeaux, c’est lourd, et on ne devrait pas prendre de liqueur après… mais un peu de remontant ne fait pas de mal, et un cauchemar n’est pas une affaire… J’aime le cassis… il est peut-être un peu fort, mais, une fois n’est pas coutume.

Après quelques minutes d’insomnie, elle se rendormit et, le lendemain, elle arriva dans la cuisine, l’air épanoui, et s’écria :

— Les oiseaux m’ont réveillée de grand matin… Je ne dors plus depuis 5 heures… Si je n’avais pas eu peur de vous déranger, je me serais levée plus tôt…

— Fallait pas vous gêner !… On aurait pensé que vous vouliez vous débarbouiller avec de la rosée pour avoir le teint plus frais…

Les trois femmes partirent d’un éclat de rire prolongé.

Quand le petit déjeuner fut terminé, Prudence manifesta le désir d’envoyer une carte à sa patronne.

— Faut que je lui annonce mon arrivée et votre bon accueil… Faut être polie…

— C’est tout naturel, opina Justine.

— J’ vas vous donner du papier et de l’encre, dit Julie.

— Non, merci… j’ai une carte-lettre et un stylo… C’est M’sieu Jacques qui me l’a offert…

Prudence s’installa et, quand elle eut fini, elle annonça :

— J’ vas porter ma lettre en même temps que j’irai à l’église, puis je ferai un tour, si vous n’avez pas besoin de moi…

— Oh ! non, riposta Julie… promenez-vous… reposez-vous… Ça vous fera du bien…

Prudence s’en alla. Dehors, elle respira avec délices l’air. Quand elle rentra, elle fit le récit de sa promenade, vanta la vue de la plaine et les monts du Beaujolais.

— Et maintenant, j’ai une faim que la bonne odeur de vot’ fricot augmente encore.

— Vous êtes agréable à nourrir, convint Justine. Vous aimez tout et vous faites honneur aux repas… Je n’ peux pas souffrir les gens qui chipotent.

— Quand on a un bon estomac, tout fait plaisir, dit Julie sentencieusement.

— Vous parlez tout à fait sage…

Ce jour-là, Prudence le trouva un peu long. La campagne ne lui déplaisait pas, mais elle était tellement hors de ses habitudes qu’une torpeur la désemparait. Si elle avait pu frotter, torchonner, le temps aurait passé plus vite, mais quoi nettoyer dans une maison neuve ? Tout était astiqué et brillant comme une boîte à bijoux.

Le lendemain, il y eut une diversion. À 10 heures du matin, elle reçut un télégramme au moment précis où les deux sœurs lui assuraient qu’un séjour d’une semaine n’était pas suffisant.

— La v’là la réponse à vot’ invite ! cria-t-elle… La dépêche dit : « Rentrez d’urgence !… »

Elle continua pleine d’agitation :

— Ah ! ben… Ah ! ben… v’là les patrons ! « Reposez-vous, ma fille » et quand on reste trois jours absent, y crient au secours… En v’là des manières !

— Vous n’avez qu’à envoyer un télégramme pour dire que vous êtes malade, suggéra Justine.

Prudence regarda Julie en disant :

— Qu’en dites-vous ?

— Si on savait pourquoi qu’y vous rappellent… Mais voilà, on ne sait pas… Ça peut être sérieux, comme ça peut être rien du tout…

— C’est vrai, tout dépend des patrons, renchérit Justine, mais c’est sûr, qu’y peuvent jamais vous lâcher, si ce n’est pour vous ficher à la rue… C’est pourquoi je n’ai jamais voulu servir chez les autres… J’aime ma liberté… Que décidez-vous pour lors ?

— Je crois que mon intérêt est d’obéir… Vous me faites peur en me disant qu’y peuvent vous jeter dehors sous prétexte de désobéissance… Ma patronne est bonne, en retrouver une pareille, c’est hasardeux ! J’ crois qu’il faut que je m’exécute et c’est rageant… Enfin, on peut se retrouver… Dans tous les cas, je vous remercie… Vous m’avez bien traitée… Cela a été bien agréable pour moi…

— De même pour nous… et c’est dommage que ce soit coupé si raide… dit Justine.

— Au printemps, notre revoir refleurira… murmura Julie.

— Vous avez raison… Quand est-ce qu’il y a le car pour le départ ?

— Dans l’après-midi, vers les 17 heures.

Prudence se prépara et, à l’heure indiquée, elle fut à la station du car, entre les deux jumelles. Les adieux furent cordiaux avec des promesses de revoir.

Arrivée à Lyon, elle prit la direction de la maison de ses maîtres avec entrain.


CHAPITRE X


Elle fut reçue par Eudoxie.

— Alors… ça n’allait donc plus cette campagne ? Madame m’a annoncé que vous rentriez plus tôt que vous ne pensiez…

— Ah ! ne m’en parlez pas ! J’ dormais moins qu’ici… Les coqs hurlent comme des perdus, dès l’aube, et les chiens en ont après tout ce qui passe, c’est pas tolérable ! Où est Madame ?

— Pour l’heure, elle est sortie ; mais ne sera pas longtemps… Votre amie va bien ?

— Oui, et sa sœur aussi… Ce sont deux gaillardes pour les arrangements de leur maison… Justine n’a pas froid aux yeux, mais elle fait bien la cuisine…

— Ça ne se voit pas sur vot’ figure ! Vous avez pâli et minci…

— C’est le sommeil qui manque… Je m’ai dit : « Ma fille, huit jours de ce régime et tu ne pourras plus reprendre ton service… » Je n’ai fait ni une ni deux, et je suis revenue…

— Vous auriez pu vous habituer… Moi, je me serais pas souciée des animaux qui piaillent… Goûter à de bons dîners que je n’aurais pas fabriqués, c’est mon rêve…

— Oui… oui… Eudoxie… Je vais dans ma chambre pour enlever mes frusques de ville… À tout à l’heure !

Eudoxie, tout en surveillant ses casseroles, se dit :

— Elle est revenue un peu glorieuse… J’ai l’air preque « pipi de chat » à côté de ses façons, mais je lui ferai baisser pavillon… J’ suis pas sa bonne, après tout ! Je lui ai rendu service… C’est grâce à moi qu’elle a pu se payer de l’air pur et des œufs à la coque tout frais pondus… J’aime pas les grandes manières… faudra qu’elle soit moins fière… J’ suis sûre que j’ai plus d’économies qu’elle, et c’est à moi d’être la plus triomphante. Quand je mettrai mon petit magot en viager, j’ pourrai presque vivre de mes rentes…

Prudence revint, ce qui interrompit le monologue murmuré d’Eudoxie.

— Tiens ! vous êtes comme moi ! Vous parlez tout haut… ça aide à réussir les sauces…

Une demi-heure après le retour de Prudence dans la cuisine, Mme Dilaret rentra.

Eudoxie dit aussitôt :

— Puisque vous êtes là… j’ vas chercher du tapioca… je n’en aurai pas assez…

— Bon… allez…

Dès qu’Eudoxie eut fermé la porte, Prudence bondit auprès de sa maîtresse…

— Ah ! bonjour, Madame ; revoilà vot’ cuisinière !

— Très bien, Prudence… Eh bien ! expliquez-moi votre extraordinaire retour…

— C’est simple et extraordinaire, oui, Madame… Simple parce que j’aurais dû m’en douter tout de suite, et extraordinaire, parce que cela n’est venu à l’esprit de personne….

— Allez droit au but, Prudence, parce que je ne comprends rien à vos énigmes…

— Que Madame ne saute pas en l’air ! J’ai trouvé l’assassin du vieux monsieur….

— Encore ! méfiez-vous, Prudence… Vous avez déjà accusé bien des personnes…

— À tort, oui, Madame… mais cette fois, je ne me trompe pas… et j’accuse les jumelles Justine et Julie…

Mme Dilaret eut un sursaut et l’effroi se lut dans ses yeux.

— Quoi ! que dites-vous ?

— Quand la police saura que ces deux femmes-là ont le talent de se faire ressembler au point qu’on les prend l’une pour l’autre, elle réfléchira, la justice. Les deux étaient à Lyon le jour du crime et l’une tuait, pendant que l’autre courait pour son alibi…

— Quoi ! vous avez appris tout cela !

— Oh ! là ! là ! et j’en ai des preuves dans ma tête !… Quand on parle d’agent de police, cette Julie a tout de suite une crampe et la v’là qui devient verte… Elle n’a pas plus de crampe que moi, mais la peur la torture… Sa sœur la méprise et la traite de sotte… Et la nuit !… c’te femme est dévorée par les remords… J’en ai entendu !… D’abord, j’ai rien compris. Quand on n’est pas assassin, on ne sait pas ce qui se passe dans ces cerveaux-là, mais on réfléchit…

— Ma pauvre Prudence, quel repos vous avez eu !

— Madame peut le dire ! et pis, fallait me taire… Si Madame savait les frissons qui me couraient dans le dos… on aurait cru des rats… Je tremblais et, le lendemain, je prenais mon café au lait comme une brave…

— Vous aviez du courage !

— Oui, parce que j’avais plutôt envie de me sauver, et quand c’te Justine bouscule sa jumelle en lui disant : « Tu n’es qu’une bique ! », je ne pensais pas à rire, bien que je poussais de ces éclats à faire peur aux moineaux ! Enfin, j’ai pu écrire à Madame pour qu’elle m’envoie c’te dépêche… Ah ! que je l’ai attendu ce morceau de papier !… mais y a pas à dire… j’ai bien joué mon rôle…

— C’est exact !

— Et je n’en ai parlé à âme qui vive… Cette fois, je suis sûre de mon affaire, et personne ne m’en fera démordre… Ce sont deux sorcières, aussi rouées l’une que l’autre… Et pis, Madame, ce n’est pas naturel d’avoir une aussi belle maison… Je m’y connais en meubles et arrangements… ça n’aurait pas été la peine que je soye chez des gens riches, toute ma vie, pour ne rien avoir appris… La maison vaut 100 000 francs, et le reste est à l’avenant… Je connais aussi le poinçon de l’argenterie… Cette Julie a volé, c’est couru ; mais qui a tué ?

— Vous me donnez le frisson, Prudence !

— Ah ! Madame n’en aura jamais autant que moi, quand je pensais que je dormais à côté de deux assassines… Je crois que celle qui a tué est Justine, parce qu’elle ne sent rien, dit Julie, et que, par moment, elle a un air féroce… Sa sœur n’a pas voulu égorger son patron. Elle est comme ces fermières qui ne tordent pas le cou aux volailles qu’elles ont soignées…

Mme Dilaret eut un sourire fugitif. La situation était trop grave pour s’arrêter à une gaieté, même passagère. La pauvre dame, sans être encore bien convaincue, était cependant fort troublée.

Elle estimait que le cas, bien singulier des jumelles, retiendrait l’attention de la justice, comme le disait très justement Prudence.

— Toutes les nuits, Madame, cette Julie voit son patron comme un fantôme… C’est à faire dresser les cheveux sur la tête… Elle gémit, crie — et sa sœur la calme en lui disant que si elle avait été obligée de faire son travail, ça aurait été bien autre chose !… Madame peut se douter de quel travail il s’agissait ? Tenir un pauvre vieillard au bout d’un revolver… Ces peurs criées, je les entendais et, le matin, avec mon sourire, j’accusais le bourgogne, le bordeaux et cet innocent cassis de me donner des cauchemars ! Va te faire lan laire !… C’étaient ces monstres qui me détraquaient.

— Ma pauvre Prudence…

— Alors, tout ça n’est pas clair, tout en l’étant beaucoup quand on comprend… J’ suis un peu gênée d’aller dénoncer ces femmes, parce que j’ai été reçue chez elles ; mais je ne peux pas laisser un crime pareil impuni, ce serait un trop gros péché… Puis, je pourrais passer comme complice ! et ça en serait une affaire !… Enfin, il y a les 100 000 francs de prime… Il faut que je pense à mes vieux jours…

— Vous avez, en effet, une masse de raisons pour prévenir la justice…

Les faits paraissaient graves à Mme Dilaret et, maintenant, elle trouvait l’accusation justifiée. Si réellement cette femme vivait dans cette hantise continuelle, il devenait évident que sa conscience la tourmentait.

Prudence poursuivit :

— Je vais aller au commissariat et je demanderai à parler à M. Parate, le neveu de la dame si résignée… Il me donnera certainement un bon conseil…

— Attendez, Prudence… Il faut d’abord expliquer ces choses à Monsieur… Je suis sûre qu’il saura vous donner un avis aussi bon que celui de l’agent Parate…

— Madame a raison… J’ veux bien, et ce sera peut-être mieux, vu que Monsieur ne me demandera sans doute pas de pourboire pour une leçon de dénonciation…

Mme Dilaret eut sur les lèvres une protestation sur la façon dont Prudence s’exprimait, mais elle se retint, sachant que sa domestique employait le langage fruste.

Prudence reprit :

— Et pis, Madame… Voyez cette curiosité et cette malice… Elles m’ont choisie pour amie, parce que je sers chez un juge… Elles pensaient se renseigner sur les affaires de la justice et savoir si elle cherchait toujours l’assassin… Puis, qui aurait soupçonné l’amie de la cuisinière d’un magistrat ? J’étais comme un parapluie, elles s’y mettaient à l’abri…

Mme Dilaret ne put s’empêcher de sourire de cette image, bien qu’elle la trouvât judicieuse. Elle voyait dans le récit de Prudence la culpabilité certaine de ces femmes, et elle fit part à son mari de ce qu’elle avait entendu.

Il ne douta pas.

La fortune soudaine de ces jumelles, la ténacité avec laquelle leur but avait été pour suivi, la parfaite connaissance des lieux et l’occasion qu’elles avaient saisie, au moment de l’absence des domestiques, de celle du fils, la circonstance des 40 000 francs dans la table de chevet, circonstance qui ne pouvait être connue que par une personne au courant des habitudes, devenaient des preuves nettement accusatrices.

L’affaire ne traîna pas.

Leurs aveux furent arrachés mot par mot d’abord et souvent par surprise, puis franchement formulés par Julie, plus faible que sa sœur.

Justine avait tué… Julie, elle, s’était montrée partout pour créer son alibi, comme l’avait déduit Prudence, très justement. Leur ressemblance leur fournissait le don inattendu d’ubiquité.

Prudence obtint ses 100 000 francs, et ce fut un beau jour pour elle.

Elle en ressentit un orgueil extrême durant la première heure.

— Ah ! Madame, si jamais on m’avait dit que j’aurais tout cet argent ! Et M. Rembrecomme m’a remerciée en plus ! C’était à qui de nous deux dirait le plus de mercis ! Moi, pour le magot qu’il me donnait et lui pour mon intelligence… Ah ! j’ le savais que je trouverais le monstre, mais je ne m’attendais pas à ce que ce soit une femme et même deux femmes. Cette Julie, tout de même, avec son air bonasse…

— C’est le cas de dire qu’il ne faut pas se fier aux apparences…

— Si je disais à Madame, qu’en entrant dans leur maison, je me sentais toute chose… Quelque chose flottait dans l’air… Leurs yeux regardaient drôlement et leurs sourires se moquaient un peu. Elles avaient l’air de dire : « Nous sommes plus malignes que toi ! » Belle malice, ma foi, que de tuer son monde pour prendre sa place… Ben ! j’ préfère ma bêtise… c’est-à-dire que je suis moins obtuse qu’on ne le croit !… M’sieu Jacques me l’a dit d’ailleurs : « Prudence, vous êtes un as… Vous avez prouvé votre sang-froid et votre esprit… »

— C’est certain…

— J’y étais un peu forcée… Si je n’avais pas joué un jeu serré, elles auraient pu me fourrer un peu de ciguë dans mon potage… À la campagne, c’est facile… Savez-vous, Madame, que j’étais tellement épouvantée par la conduite de ces harpies, que je n’étais plus tranquille ?… Je m’arrangeais pour qu’elles goûtent les plats avant moi… Je cherchais des trucs : j’avais oublié mon mouchoir, ou je coupais le pain de nous trois avec lenteur… C’est avouer que je n’étais pas brave…

— Vous aviez de bons motifs pour cela !

— Enfin, faudra oublier tout ce grabuge… Heureusement, y m’ reste une amie, Mlle Parate, et comme c’est la tante d’un agent de police, je suppose qu’elle n’a tué personne et que je pourrai la fréquenter. Puis, Monsieur me placera mon argent en viager, et quand Madame aura assez de moi, elle me congédiera.

— N’y pensons pas !

— Je veux dire par là que je n’aurai plus peur de mourir de faim. Puis, d’ici là, M’sieu Jacques et sa petite dame auront des enfants que j’irai garder…

Jacques entra à ce moment et s’écria en entendant ces derniers mots :

— Ah ! mais non… pour que vous les laissiez prendre par une voleuse !

— On ne me les volera pas ceux-là ! J’ai déjà réfléchi à un bon moyen… Je les attacherai à ma ceinture par une bonne corde et, s’il vient une voleuse, elle sera forcée de me traîner avec ! et j’ suis un poids…

— Je suis rassuré et vous avez notre confiance, dit Jacques en riant.

— J’ suis contente… dans un débordement de joie… pourtant v’là l’automne qui vient et il me semble que c’est un printemps ! J’ vois bleu ! Puis, quand je pense que je pourrai m’acheter un manteau de fourrure et un chapeau à plume… j’éclate de satisfaction… Eudoxie est dans un état qui touche à la jaunisse… Mais j’ suis raisonnable, je me satisfais en rêve et n’irai pas dépenser mon bel argent… Mais, me v’là tombée encore une fois dans la bavarderie… Que Madame m’excuse… Nous disons donc que pour le déjeuner de demain, nous faisons un rôti de bœuf… si j’en trouve…


1945-778. — Imprimerie « Maison de la Bonne Presse » (St. An.), 5, rue Bayard, Paris 8E.
DÉPÔT LÉGAL : 1946-1er