Provinciales/La Pharmacienne

Bernard Grasset (p. 167-224).
Seconde partie


LA PHARMACIENNE


I


Aucun des invités de Mme Rebecque ne remarquait, ce soir-là, que toutes ces dames étaient jolies. Ils les laissaient à leur bésigue, et fumaient, les coudes à l’aise. Tous, de la vérandah, regardaient passer le soleil, comme on regarde, dans les villes plus favorisées, passer le train. C’était le soleil de quatre heures, déjà ralenti, et Mme Danton qui s’éventait de son mouchoir, avait l’air de saluer une parente, du quai. Il y avait là un rossignol qui chantait en pleine lumière, le gosier rouge comme si une veine s’y fût rompue ; il y avait aussi Coco Rebecque, assise près de sa mère, qui imitait ses roulades, mais si maladroitement que l’oiseau ne comprenait pas la plaisanterie et continuait avec la même conviction ; il y avait encore Lulu Rebecque, qui offrait le sucre et la bénédictine, modestement, sans insister, comme si elle les avait faits elle-même ; et, tout près d’elle, l’agent voyer, qui avait eu sur la pince des mots cruels, et se servait à sa place du pouce et de l’index de la jeune fille.

— Quel original vous faites ! disait la noire Mme Rebecque, mais elle pensait :

Quel gendre il pourrait faire, marié à Lulu s’il aimait les brunes, ou au besoin à Coco, si, mon Dieu, il préférait les blondes. C’était un travailleur et un modeste ; au lycée de Bourges, il avait déjà tous les prix, et maintenant encore, sous sa brosse de cheveux roux, il avait l’air doré sur tranches.

Voilà, justement, qu’il félicitait Coco, qui fredonnait toujours pour n’avoir pas à répondre. La maladroite ! Sa mère dut prendre la parole.

— Vous la gâtez, dit-elle ; le médium est bon, mais Mademoiselle a sa tête, et le diable ne lui ferait pas faire les liaisons. J’en suis réduite à lui faire chanter et rechanter le cinquième acte de Faust, où l’on n’en trouve que trois. — C’est un charme de plus, ripostait l’agent voyer. Voyez les Américaines. Ou plutôt, voyez les Allemandes. L’Allemande ne fait pas la liaison, et c’est la meilleure musicienne du monde. Je vous l’assure, c’est un charme.

— C’est une maladie, affirma Mme Rebecque, et son ton ne souffrait pas de réplique. Coco sera française dans son chant, comme elle l’est dans toute sa manière d’être. Les Allemandes mangent à la brasserie : Coco sera cuisinière, ainsi que Lulu d’ailleurs. Les Américaines dansent le cake-walk : Coco polkera et elle mazurkera, et elle quadrillera, si la danse ne lui donne pas de palpitations. Voyons, Coco, sois sérieuse ; essaye de dire, en faisant les liaisons, la première phrase venue : j’aime les choux et les perdrix, ou bien j’aime les perdrix aux choux ; ou ce que tu voudras, mon petit Coco.

Coco tourna la tête, comme si la phrase de sa mère était chiffrée, et lui ordonnait de contempler M. Danton qui se curait les oreilles du petit doigt, et qui, surpris par le regard de la jeune fille, se secoua violemment le lobe, comme s’il y découvrait subitement une boucle d’oreille, — pour donner le change. — Elle me fera mourir, conclut Mme Rebecque, qui s’éloignait pour le bésigue.

Une fois seul à seule, l’agent voyer prit la main de Coco entre deux doigts, comme s’il voulait en sucrer son café.

— Mademoiselle Coco, supplia-t-il, pour moi, pour moi tout seul, redites la phrase de Madame votre mère.

Coco répliqua, mutine comme elle seule sait l’être :

— Je mentirais ; je n’aime pas les choux.

Il riposta, du tac au tac :

— Vous vous trompez, mademoiselle Coco, c’est sous leurs feuilles que naissent les deux choses que vous préférez au monde : les petits garçons encore en robe, et le beurre.

Elle sourit à peine, distraite, se demandant si chaque cheveu de l’agent voyer, pris à part, était aussi roux. Elle dit, subitement attristée :

— Ce que je préfère, c’est Paris !

Il fit l’éloge de Paris qu’il avait habité six semaines. Comme il la comprenait ! Une fois le boulevard Raspail percé, on tombera directement sur le boulevard Saint-Germain, et l’on aura à deux cents mètres la Concorde, en face la Madeleine ; en face de la Madeleine, la Chambre, les Invalides ; en face des Invalides, le pont Alexandre-III. Et les chaussées pavées à la dame ! Et tout cela avant six mois ! Mais pour lui, il préférait Genève.

Ils se turent, car autour d’eux tous s’étaient tus : la lumière papillotait depuis une minute, et le paysage tremblait devant eux, flou comme une projection que l’on met au point. Une bise, reste de l’hiver, avait déniché, on ne sait où, des feuilles mortes qui couraient après elle, s’arrêtant net quand elle s’arrêtait, avec l’inintelligence de vieilles dames qui veulent rejoindre le tramway ; le rossignol ourlait d’un vol saccadé le massif des pins ; la route épuisée se desserrait autour des collines, brunie par places, comme si elle changeait de peau. On se sentait plus isolé au milieu du jardin muet ; Coco souriait à l’agent voyer qui passait le sourire à Lulu, qui le repassait à son voisin, de même qu’on fait circuler le furet dans la ronde ; Mme Blebé allait de groupe en groupe, laissant tinter à chaque pas son rire argentin, sans doute pour ne pas se perdre, ainsi qu’une vache qui promène sa sonnette. Il flottait un air étranger qui vous rappelait soudain qu’il n’y a pas au monde que le bésigue, et le soleil, et notre France, — mais qu’il y a encore l’Italie, qu’il y a le Tyrol ; qu’à quatre heures de chemin de fer, s’étalent des lacs merveilleux, assez profonds pour que des pics de douze mille pieds s’y mirent jusqu’à la cime ; avec des échos que l’on poursuit à coups de pistolet, et qui se cabrent, et qui se traînent aux flancs des rochers comme des chamois ; avec des vues panoramiques de la retraite de Bourbaki, où nos chers petits soldats ressemblent, sous leurs énormes pompons vert pomme, à des fils de Guillaume Tell. L’orage qui s’amoncelait sur la droite vous effrayait à peine, et vous ne vous seriez pas levé de votre pliant, si la plus belle femme du département, les paupières abaissées sur ses yeux trop prometteurs comme des feuilles de vigne, si la plus belle femme du monde était passée.

Or, elle passa, sur le sentier qui borde la terrasse, les bras chargés de bruyères qu’elle secouait pour faire tomber les fleurs fanées. Et sa gorge royale se soulevait moins au rythme de ses poumons qu’au rythme de son cœur.

— C’est la nouvelle pharmacienne, annonça le contrôleur, d’une voix sans timbre, comme celle des récitants qui vous apprennent, dans les oratorios, que la Samaritaine est à vingt pas, à dix pas, qu’elle arrive.

L’agent voyer suivait l’apparition de ses yeux éblouis, sans remarquer que l’on ne voyait plus que la robe à travers les sapins, que dis-je, la robe, — qu’on ne voyait plus que le ciel.

— C’est une enfant, disait Mme Blebé.

— C’est une fausse maigre, corrigeait le contrôleur.

C’était tout ce que l’on voudrait, mais si elle avait été étranglée dans la nuit, les détectives américains auraient affirmé que l’agent voyer était l’assassin, car son image était là, collée à jamais sur la rétine.

— La voilà disparue, la voilà bel et bien disparue, murmura-t-il, mais si fort que ces dames sursautèrent et le dévisagèrent, inquiètes ; son lorgnon tremblait sur son nez comme une médaille sur un cœur de première communiante. Coco, froissée, retira sa main ; il la laissa faire, les lèvres serrées, tandis que le contrôleur psalmodiait sans hâte la vie de la pharmacienne.

— Elle est née à La Châtre, comme George Sand. — Elle paraît châtain, mais au fond elle est brune.

— Sa mère ? Sa mère était sage-femme.

Une exclamation l’interrompit. Une araignée fauchait la jupe peluchée de Coco, qui poussait un cri d’horreur ; le vieux contrôleur crut qu’on mettait en doute sa bonne foi, et se tournant vers la jeune fille, il s’emporta :

— Je vous dis que sa mère était sage-femme. Et tout ce qu’il y a de plus sage-femme.

Il s’aperçut trop tard de sa méprise. Un silence suivit, glacial, d’autant plus désagréable que Coco avait le fou rire et, n’osant se cacher la figure, caquetait de son haut, les mains dans le rang. Par bonheur, le fox de Mme Danton reconnut sur le visage d’un invité les traits de l’ennemi héréditaire, et, au milieu de ses aboiements, le contrôleur trouva l’audace de s’expliquer.

— Sa mère, elle était sage-femme à Châteauroux, et Eugène, le filleul de Mme Rebecque, avait vu le jour dans ses bras. C’était une habile praticienne qui n’avait jamais raté un accouchement. Elle était morte, voilà une vingtaine d’années, en mettant au monde la pharmacienne.

M. Pivoteau hasarda une plaisanterie, mais prudemment, comme on joue vingt sous sur la bande.

— Enfin, à part ma femme, nous en avons tous eu besoin, des sages-femmes.

Mme Pivoteau, en effet, était née dans le train, entre La Motte-Beuvron et Montargis, et elle sourit à son mari avec quelque reconnaissance et quelque orgueil, se rappelant les années de pension où les maîtresses se récriaient, après lui avoir demandé le lieu de sa naissance, pour les palmarès.

Mme Blebé, elle, plaignait la pharmacienne.

— Oh ! la pauvre jeune femme !

Mme Blebé plaignait le monde entier, les vaches qu’on attelle, les guêpes qu’on écrase, le pauvre miel que l’on mange ; elle plaignait non pour être plainte à son tour, mais par habitude, et peut-être pour simplifier ses sentiments, de même qu’elle trouvait à tout ce qu’elle respirait le parfum de l’héliotrope et à tout ce qu’elle mangeait le goût de noisette. Mais l’agent voyer, sans réfléchir, ripostait, menaçant :

— Pourquoi pauvre ? je voudrais bien savoir pourquoi pauvre ?

Mme Blebé le regarda avec stupeur. La lumière, les bruits paisibles et habituels pesèrent sur chaque cerveau comme les rumeurs d’un marché sur un malade. Mme Blebé en oubliait de plaindre l’agent voyer, et le vent balançait sur sa tête et sur son chapeau des fleurs et des cheveux qu’il croyait vivants. On prenait pour des moucherons l’air qui papillotait, et on le chassait de la main. La voix du contrôleur était si fausse que le fox de Mme Danton en hurla, du bas de la terrasse, jusqu’au moment où l’autre fit semblant de ramasser un dessin du tapis et de le lui lancer, à plat, comme s’il voulait faire des ricochets sur la pelouse. Seule, Mme Rebecque, les yeux fermés, gardait la notion du vrai monde, et elle s’en lamentait :

— Le voilà amoureux, pensait-elle. Amoureux d’une pharmacienne ! Il en a pour six mois. Si c’est Coco qu’il épouse, rien n’est perdu. Mais, Sainte Vierge, si c’est l’aînée !


II


L’agent voyer faisait sa tournée hebdomadaire, escorté du père Bénoche, son chef cantonnier. Ils suivaient la route nationale, oubliant qu’ils marchaient, ainsi qu’un bateau suit le fil d’un fleuve, et, aux villages, ils ralentissaient d’eux-mêmes, comme dans une écluse. Ils passaient la revue des tas de cailloux sans les regarder. Le père Bénoche seul, par à-coups, pensait. Il pensait :

— La belle journée.

Vous l’auriez pensé comme lui. Il n’y avait au ciel que trois ou quatre petits nuages pourpres et quelques vols d’étourneaux qui butaient contre l’horizon avec l’entêtement d’une guêpe qui veut traverser une vitre. Les poteaux des postes ronflaient comme si l’on se télégraphiait de tous les cantons à la fois, pour se féliciter d’un si bel après-midi. La chaleur, qu’un vent entêté rabattait et secouait des arbres, s’accrochait sans répit aux passants et le père Bénoche essayait de somnoler tout en marchant. Mais en vain, la pensée éclosait à nouveau sous son crâne tiède. Il pensait :

— La belle route.

Et, une fois déclenchée, sa pensée ne connut plus de frein. Elle s’énuméra les communes du canton, les cantons de l’arrondissement, l’adresse des délégués cantonaux. Puis elle monta peu à peu, devint sa voix, et l’agent voyer dut entendre une fois de plus les aventures qui avaient rendu son compagnon légendaire, celle de ses oisons, qui s’étaient noyés dans la fontaine publique, justifiant les craintes de la poule qui les couva. Celle d’une jument étique, qu’il promena deux ans de foire en foire, en disant aux maquignons : — Ah ! la bonne bête ! mettez-lui le derrière contre le mur ; si elle recule, je vous la donne pour rien.

— Bénoche ! Bénoche ! grommelait l’agent voyer, vous êtes un enfant !

— Je suis un loustic, répondait Bénoche, en claquant des lèvres, voilà ce que je suis.

Il se tut cependant, car on arrivait à l’auberge. La maîtresse de l’agent voyer était assise sur le seuil, mais elle ne se leva même pas à la vue de son amant. Elle était seule, son mari l’hôtelier n’était jamais là, recrutant sans doute, dans les campagnes, des clients qu’il ramènerait un jour, tous ensemble, par milliers. Bénoche alla discrètement pêcher à la rivière, et l’agent voyer, soulevant la femme dans ses bras, la porta, plein de désirs, jusqu’au buffet. Il y prit une bouteille de bière, puis, fatigué, s’assit.

Le jour entrait coupé en tranches par les vitres étroites, et semblait le jet d’un fanal. Le soir collait le paysage à la fenêtre comme du papier vitrail, et de l’ongle on eût bien volontiers gratté la chapelle dont les cloches sonnaient à vous casser la tête. On hésitait, par paresse, et parce qu’on s’habituait peu à peu au carillon. Le pot-au-feu bouillait comme une source à peine née, qui ne sait si elle doit rire ou pleurer de sa naissance. L’agent voyer, la tête dans les mains, ne savait s’il était heureux ou malheureux, et il lui semblait que sa maîtresse avait engraissé.

— Hélène ! appela-t-il.

Hélène, accoudée au buffet, était belle et ridicule comme une statue qu’on habilla. Ses boucles d’oreilles paraissaient si larges qu’il avait envie d’y attacher une ficelle et de s’amuser au cheval. Pour le prévenir, sans doute, elle vint vers lui, et prit ses mains ; elles les prit dans deux grandes mains brunies qu’on eût dites créées pour jouer à la main chaude, et recevoir de lourdes tapes. Quatre heures sonnaient.

Quand cinq heures eurent sonné, elle refit ses nattes, et ils sortirent. Ils allèrent jusqu’à l’Indre, qui s’étirait, luisante, comme la trace d’un escargot gigantesque, entre des prairies de pente telle que l’herbe y semblait en espalier. De sa main droite, il couvrait sa cravate rouge, par peur des bœufs, mais bien à tort, elle était si petite qu’une grenouille eût hésité à y mordre. Il ne savait ce qu’on faisait de sa main gauche. Il ne savait ce qu’on faisait au juste de son cœur.

— Hélène, murmura-t-il, je crois bien que tu es toujours ma petite Hélène.

Elle répondit :

— Et ta pharmacienne, qu’est-ce qu’elle est ?

Ce qu’elle était ? Elle aussi ! Il allait le lui faire savoir. Une colère brusque l’envahit. Il la prit par les poignets, et demanda, menaçant :

— C’est ton mari qui t’a dit cela ?

Elle paraissait ne l’avoir pas entendu. Ses yeux erraient sur les collines qui se vêtaient de gaze violette, avant de se coucher, et ils suivaient les petites fumées bleues qui montaient de chaque courtil vers le ciel, pour l’émailler à nouveau pendant la nuit. Puis contemplant l’agent voyer, elle sourit. Les yeux de l’agent voyer, en effet, vous aspirent, si vous vous y regardez, comme ces boules d’azur et d’argent que l’on suspend dans les jardins, près des tonnelles. Le soleil lui-même y apparaissait en forme de poire.

— Veux-tu me répondre ? ordonna-t-il.

Elle murmura : — Ne faites donc pas le Jacques.

Il la serrait plus violemment.

— Veux-tu ? une !

— Vous m’agacez, dit-elle. Je veux me moucher.

Ce n’était pas vrai. Elle n’avait pas de mouchoir.

— Veux-tu ? deux !

Elle eut un sourire tel qu’il oublia de compter trois. Il la lâcha et lui donna une gifle retentissante.

— Oh ! fit-elle, un agent voyer !

Pendant qu’elle s’asseyait sur le talus, tapotant sa joue comme on tapote une jupe froissée, il sentait des larmes, grosses comme des remords, lui monter aux yeux, mais la pression était cependant trop faible et elles s’arrêtèrent à sa gorge. Elle se leva enfin et retourna vers l’auberge. Il la suivait, de loin.

— Quand j’aime, pensait-il, tous mes défauts sortent, comme mes taches de rousseur quand il fait soleil. Voilà que j’ai giflé Hélène, qui aime peut-être être battue comme toutes les femmes, mais qui est trop fruste pour se rendre compte de son plaisir. Elle va me bouder pour me punir de cette preuve d’amour. Et d’ailleurs, je ne l’aime pas. Je m’entêtais à la chérir pour m’éviter les rêves d’un amour glorieux, ou délicat, ou sanguinaire, mais j’étais comme ces moineaux qui se juchent sur les épouvantails, pour narguer le propriétaire, et en oublient de picoter les cerises. Ou plutôt, je m’obstinais à trouver ma liaison enviable, parce que c’était l’amour, comme ces Parisiens qui s’entêtent à trouver bleu l’Océan, parce que c’est la mer. Laissons les paysannes aux paysans et aux poètes ; les meilleures amantes sont encore comme les meilleurs soldats, elles savent lire et écrire. Au fond, mon Hélène à moi, j’aurais dû la chercher parmi ces bourgeoises qui habitent des salles à manger à vitraux, où les huiliers ont l’air de burettes ; j’aurais dû la chercher dans les halls ou dans les serres, ou dans un bal de préfecture où elle serait passée, nonchalante, au bras du préfet, un peu trop petit pour elle. C’aurait été, au besoin, quelqu’une de ces adjointes qui rougissent, en leur première classe, d’apprendre que six de leurs élèves sont nées le même jour, parce qu’il leur vient à l’idée qu’elles furent conçues la même nuit ; une de ces buralistes qui, à la veillée, manient leur machine à coudre comme leur télégraphe, sans chercher à savoir si elles piquent des chemises ou des mouchoirs. J’aurais, par ambition pour elle, préparé l’École des Ponts et, le jour de l’admissibilité, elle serait venue à moi, enthousiasmée, serrant les lèvres, pour qu’aucun baiser n’en tombe.

Au bout d’une minute, une pensée chassa toutes les autres. Il la crut d’abord insaisissable, on ne voit pas le vent qui chasse les nuages, mais, tout d’un coup, elle apparut :

— Si la pharmacienne s’appelait Hélène ! pensait-il.

Or Bénoche revenait. L’agent voyer partit, sans vouloir dire adieu, presque décidé, par bravade, à payer sa bière. À vingt mètres de l’auberge, cependant, il se retourna. — Si elle est à la porte, se disait-il, je lui pardonne. Si elle n’y est pas, tout est fini.

Elle était à la porte, le suivant d’un regard qui ne comprenait pas. Sa bouche était si large qu’elle donnait envie de jouer au tonneau, ou d’y jeter le prix de sa consommation.

— Je lui pardonne, pensait-il. Mais c’est une sotte. Je n’aime pas celles qu’on gifle à droite et qui vous tendent la joue gauche. Si elle attend ma prochaine tournée pour rentrer chez elle, elle prendra du vert-de-gris.

Tous les cent mètres, un petit tas de cailloux se dressait, comme si quelque furieux avait mis la borne en morceaux. L’agent voyer les compta quelques minutes, machinalement, mais une sympathie subite le poussa à confier ses peines d’amour au père Bénoche. Il s’en repentit, le vieux prit la parole, et, jusqu’aux premières maisons au bourg, lui conta son mariage. Ne prenez jamais de confident à vos chagrins d’amour : il vous écoute deux minutes, puis vous étourdit de ses propres souffrances. Ne vous abritez pas sous les arbres, pendant l’orage : ils arrêtent l’averse un quart d’heure, puis ils se secouent et vous inondent.


III


Si vous êtes fonctionnaire et qu’à force de protections, vous soyez nommé à Beaume, vous arrivez par l’omnibus de cinq heures. Vous avez pris congé de votre ancienne résidence, sans chagrin, vous vengeant par votre seul départ des impolitesses de vos collègues, et, de l’impériale, les prés vous semblent des champs de blé en herbe, vous n’apercevez que des fermes modèles où le fumier n’est pas au centre de la cour, comme là-bas ; chaque ruisseau vous étonne comme si vous étiez préparé à ce qu’il n’y eût pas d’eau courante ; une jeune fille, aux yeux plus bleus à eux seuls que tous ceux que vous avez vus, vous sourit ; et vous lui répondez, bien loin de vous douter que c’est une fille-mère qu’on appelle la Belle Fatma ; il n’est pas une devanture dont la couleur ne vous paraisse définitive ; au faîte des cheminées, les pigeons se posent d’eux-mêmes le bec tourné vers le vent, et ils vacillent comme des girouettes ; sur la place se dresse la statue d’un naturaliste, et vous vous y attendez si peu que vous la prenez pour une fontaine. Votre seul regret est que la libraire du chef-lieu d’où vous venez ne se soit pas donnée à vous : car il y aurait les mêmes délices à traîner des souvenirs d’amour dans cette petite ville chaste et nonchalante, qu’à causer, au sortir d’un rendez-vous, avec une religieuse.

Et si, vos protections étant plus puissantes que vous ne le croyez vous-même, le gouvernement vous appelle, à peine arrivé, à une classe supérieure, vous ignorez toujours quels combats vous aurait livrés le monstre à trois têtes de Beaume, la bourgeoisie. Vous auriez eu à choisir entre ses trois clans, et votre choix, fait au hasard de votre première rencontre au cercle, vous eût exclu des deux autres, à jamais. Les frères Dumas, anciens tapissiers de Bourges, deux grands chasseurs devant l’Éternel, dont ils n’admettent d’ailleurs pas l’existence, formèrent longtemps, à eux seuls, le premier ; mais il s’était joint à eux, depuis quelques années, un notaire veuf, venu on ne sait d’où, avec quatre petites filles. Le second clan comprend une dizaine de réactionnaires, dont les ancêtres, jadis fermiers, firent revenir sous un faux prétexte leurs maîtres émigrés, les livrèrent aux Jacobins et achetèrent leurs domaines ainsi qu’en témoignaient les signatures compromettantes des archives, que l’instituteur trouva, un beau matin, effacées par une brûlure ronde comme si un visiteur avait appliqué sur chacune d’elles le bout d’un cigare allumé. Le troisième a pour noyau M. Rebecque, le juge de paix, un noyau sec, cassant, un noyau républicain avec les royalistes, royaliste avec les républicains, mais entouré et ouaté par sa femme et ses deux filles. Les fonctionnaires s’éparpillent selon leur âge et leur goût pour la chasse. Le troisième clan a les plus jolies femmes ; elles sont sept et l’une ressemble, à s’y méprendre, à l’impératrice Joséphine. Une autre, la septième, pour ne la point nommer, s’est enfuie un beau jour, — personne n’a su et elle ne sait plus pourquoi ; — et revint trois mois après, avec les mêmes robes, mais elle a depuis son voyage un sourire tellement résigné que les frères Dumas eux-mêmes la saluent. La mort pique au hasard parmi les trois partis, avec cependant une légère préférence pour le premier. À peine un des beaux-pères Dumas est-il mort que la belle-mère s’en mêle. L’agent voyer, qui n’avait pas de haut de forme, s’était donc félicité d’être le familier des Rebecque et d’éviter les enterrements, jusqu’au jour où l’Amour, jouant à Colin-Maillard, le toucha, le reconnut, dénoua son propre bandeau et l’en coiffa.

Il s’agissait maintenant d’approcher la pharmacienne, et il n’y avait qu’un moyen : payer d’audace, entrer à la pharmacie et se présenter. Un dimanche il se mit en route, prêt à tout.

— J’achèterai de la teinture d’iode, se disait-il : on en a besoin à chaque instant. Voilà plus d’un an que je n’en ai point.

Mais, à quatre pas de la pharmacie, il s’arrêta, consulta sa montre, et repartit, comme si l’on ne pouvait obtenir de la teinture d’iode qu’à certaines heures. Il revint tête basse, pas trop basse, car il craignait de frotter son faux col sur un petit furoncle, contre lequel il eût si bien pu acheter des vaselines, et il jugeait sévèrement son cœur d’avoir ainsi battu la chamade.

— Je dois être un timide, pensait-il.

Or Mme Blebé passait, sous un chapeau rond couvert de fleurs. Elle semblait promener, avant de la porter au cimetière, une couronne destinée à son défunt mari. L’agent voyer se surprit à lui sourire.

— Au fond, se dit-il, ragaillardi, je suis le contraire d’un timide : je parie que je salue le poète !

C’était de l’audace. Le poète de Beaume est un solitaire, qui n’a ni maison, ni famille, comme ces oiseaux qui nichent dans le nid des autres de peur d’oublier leurs chansons à amasser des brindilles. Il habite, à l’hôtel, une chambrette blanchie à la chaux, et passe ses jours à se promener dans le petit sentier qui unit par une veine d’ombre bleuâtre l’artère départementale à l’artère nationale, ou, assis au bord du fossé, à lire des livres si pervers, qu’on imprima un caducée sur la couverture jaune, comme sur les étiquettes à poisons. Mme Pivoteau rapporta un jour de Paris un recueil signé de son nom, deux cent trente et un poèmes dédiés à une Jeanne, mais si chastes qu’on se demande si c’est sa mère, sa fiancée, ou Jeanne d’Arc. L’agent voyer le salua, sans le regarder ; l’autre le regarda, sans répondre.

— Et je saluerai aussi Mme Leglard, se disait l’agent voyer ; elle en vaut bien d’autres.

Mme Leglard, que l’on soupçonnait d’avoir été cantinière, le suivit de ses yeux ahuris, à travers sa fenêtre. Mais, sans remarquer son étonnement, il saluait déjà, à chaque fenêtre nouvelle, une de ces autres que Mme Leglard valait bien. Il ne songeait pas, l’imprudent, aux haines qu’il se préparait pour demain, alors que, dégrisé, il ne saluerait plus.

— Je traverserai le café sans prendre de consommation.

Il le traversa, feignant de chercher le contrôleur, qu’il savait en tournée. Il le chercha près du comptoir, comme si de sa vie le contrôleur se fût assis près du comptoir, puis, dans l’angle du billard, d’où il aperçut, le cœur tremblant, la pharmacie. Elle semblait donner de plain-pied dans le café, et, avec ses bocaux colorés comme des bouteilles de pippermint ou de grenadine, n’en être qu’une dépendance. Le sort en était jeté : il traversa la rue, et poussant la porte entr’ouverte, il entra.

La boutique était pleine. Le pharmacien vint s’excuser en phrases que le hasard rythmait :

— Ah ! monsieur, que je regrette, voyez : tout le bourg est là. Patientez dans notre chambre. L’élève vous conduira.

L’élève l’y conduisit, mais tous deux l’y oublièrent.


IV


Accoudé au balcon de la pharmacienne, l’agent voyer s’étonnait que la chambre ne fût pas, comme son bureau, sous la menace perpétuelle du soleil. Au lieu d’être réglés impitoyablement par ce globe de balancier qui battait, une fois par jour, de Beaume campagne à Beaume ville, le matin et le soir semblaient naître ici d’eux-mêmes, comme les buées sur l’étang, se pénétrant et se déformant sans violence. Si l’horloge avait sonné midi, vous seriez, sans en chercher plus long, parti pour le restaurant. La fenêtre était encadrée de cette vigne vierge, qui n’a pas de raisin, parce que le vin éclata, avant l’automne, dans ses feuilles pourpres ; sur les collines s’étalaient de larges flaques de soleil, qui séchaient peu à peu ; les petits jardins frileux se rapprochaient, si bien que l’on ne voyait plus que leurs clôtures, qui paraissaient sans portes, et des vaches, parquées sans doute du jour où l’on planta les haies, se battaient les flancs de leur queue. Il mit son lorgnon, le monde se composa, s’étagea, avec ses bouleaux précis et grêles, avec ses deux routes rigides, qui couraient entre le bourg et le bourg voisin, parallèles, comme des courroies de machines à battre. Il reconnut que les taches du soleil étaient des champs de colza ; il put compter les petites cabanes des jardins, les unes ouvertes à tous vents, et que traversait, ce soir-là, le zéphir, les autres surmontées de cheminées immenses, ridicules, sur ce toit mesquin, avec leur bicorne de fer-blanc, comme un gendarme qui conduit une voiture à âne. Et les murmures se détachaient de la terre et se précisaient : les poteaux télégraphiques, enduits de cire, bruissaient comme des nids d’abeilles ; un ruisseau jouait au long de son écluse comme au long d’un harmonica ; des chiens hurlaient longuement, à propos d’un panonceau qu’ils confondaient avec la lune, puis, fouaillés, disaient leur peine. Des enfants les imitaient sans pitié. On entendait très loin, Dieu sait où, jurer le nom de Dieu. C’est par un soir semblable que les premiers hommes, au cœur du printemps, durent prévoir l’hiver.

L’agent voyer songe à un grand feu de bois, au fond d’une salle à manger ; le marbre de l’âtre rougit comme une mare au couchant, et coule de ses pieds aux pieds de la pharmacienne ; les cosses pétillent, à croire qu’un génie jaloux jette du sel dans la cheminée ; on l’en chasse, en tisonnant ; les mains se cherchent et les regards s’évitent à croire que les yeux sont pleins de larmes. On les chasse, en disant des mots.

— Il ne pleut pas, fait-elle ; il neige.

Ceux qui prétendent qu’il pleut sont de bien tristes personnages. Il neige, sur janvier fiévreux, toute la quinine du ciel. Mais la neige fond, à peine posée, comme si le génie expulsé répandait par vengeance ses poignées de sel sur la terre. Et, à peine posé, le rêve de l’agent voyer s’évanouit. L’été doucereux miroitait sur son visage, et le chauffait si bien, que, de dépit, il s’adosse au balcon. C’est alors que le lit de la pharmacienne lui apparut.

Si le lit de la pharmacienne est long, s’il est très large, s’il est de cuivre ou de noyer, l’agent voyer n’en saura jamais rien, car il n’avait pas assez l’habitude du bonheur pour le détailler à son passage. Le couvre-pied, d’ailleurs, formait housse.

C’était son lit, son lit de cuivre ou de noyer. D’une masse, elle y tomberait au retour de chaque rendez-vous. Ce serait au milieu du grand jour, au moment où le soleil, du zénith, se demande s’il redescendra du côté du matin ou du côté du soir. Ce serait vers trois heures, quand tout va à hue, quand tout va à dia, si bien qu’elle devrait parfois se relever pour remonter la pendule ou pour rajuster un cadre. Ce serait vers le crépuscule, à l’heure où l’on ne sait s’il faut laisser mettre tout le couvert par la bonne. Elle entendrait de sa chambre les bruits de vaisselle, et si une pile d’assiettes s’écroulait, elle se sentirait trop indulgente pour gronder : tous trois mangeraient le potage dans des assiettes à dessert.

Car, pour que le pharmacien n’ait pas de soupçon, l’agent voyer est invité une fois par semaine. Ils s’en vont ensuite, par la grande route, jusqu’au pont que l’agent voyer fit construire. Des tombereaux passent, et les moyeux ruisselants de cambouis effleurent l’agent voyer, si bien que son hôte apostrophe les voituriers, qui l’injurient. Et l’on revient du même pas, l’agent voyer sur la droite, enjambant les rigoles régulières qui articulent l’accotement. Elle se récrie devant les oies, devant les dindons et pintades, devant les jeunes chiens qui se repaissent au plus pur crottin, parce qu’ils l’ont vu faire aux poules. Le mari, qui est chasseur, s’aventure dans les sillons, écarte les bras pour faire lever les alouettes, et semble les semer aux quatre coins du champ. Puis il revient, enjambant les claies avec fracas. Alors, par plaisanterie, l’agent voyer prend la main de sa compagne, examine son anneau d’or, et dit : — Tiens, vous êtes mariée ! très haut, pour que le pharmacien n’ait pas de soupçons.

C’est ainsi que son amour croissait, trouvant partout la pluie, le soleil et le verglas nécessaires. Il était comme ces plantes qui, une fois semées, ne se trompent jamais et ne poussent pas vers le centre de la terre au lieu de monter vers le ciel… De la cuisine montait le bruit des couverts que l’on ordonne ; une soupe mitonnait et ronronnait ; son chat miaulait ; une pile d’assiettes croula : des sanglots gonflaient la poitrine de l’agent voyer, et, prenant, pour masquer sa vraie peine, le premier souvenir triste qui passât à sa portée, il pleurait sur sa cousine Élise-Adèle Duchênaie, — qui était boscotte, — en murmurant ses nom et prénoms.


V


À Beaume la renommée n’a qu’une bouche, et une bouche toute petite, — celle de Mme Blebé la veuve, — mais l’agent voyer n’était pas dans la pharmacie depuis dix minutes que toutes ces dames épiaient déjà sa sortie, aux aguets derrière les fenêtres des premiers étages d’où pendent, comme des langues desséchées, leurs tapis, derrière celles des rez-de-chaussée, aux rideaux baissés sur les vitres troubles et qui semblent des yeux hypocrites dont la paupière se trouve entre la cornée et l’iris. Mme Rebecque seule avait eu la franchise de s’asseoir sur son balcon, et elle avait l’air de présider un tournoi, assistée de ses deux parentes, deux vieilles filles qu’on disait jumelles, mais qui avaient fini par ne plus se ressembler, et qu’on appelait les Câlines, parce qu’elles penchaient de concert leur tête languissante sur leur épaule gauche, comme pour écouter si leur cœur battait toujours. Elles entendaient, ce soir-là, battre jusqu’au cœur de leur cousine, et à l’unisson du leur, car la conduite de l’agent voyer les révoltait elles aussi ; et elles brûlaient du désir de troubler, par leur seule présence, son retour victorieux.

À vrai dire, Roméo se faisait attendre ; jamais on n’avait vu autant de clients sortir de la pharmacie, et qui lui ressemblassent aussi peu. Tout contribuait d’ailleurs à énerver l’attente : un petit roquet, assis sur le perron de la pharmacie, aboyait avec tant d’insistance, que chaque visiteur avait l’air d’entrer acheter des boulettes ; un bonnetier promenait sans hâte une immense voiture de bas et de tricots, s’arrêtant des heures devant chaque sonnette, et menaçant de masquer la sortie de Don Juan ; comme il repassait, laissant ses bas à treize sous, Mme Rebecque et les Câlines ne lui cachèrent pas plus longtemps leur indignation. Il eut l’air, une seconde, de vouloir les épousseter toutes trois avec les longs plumeaux qu’il portait sur ses épaules. … Ajoutez que l’après-midi, le ciel, le soleil semblaient favorables à l’amour : si vous aviez mouillé votre doigt pour savoir d’où venait le vent, il serait resté humide une demi-heure, et si vous l’aviez frotté contre une vitre ou contre du bois, vous auriez imité à vous y méprendre le roucoulement des colombes.

Enfin, Attila parut, tête penchée, comme s’il n’y avait rien dans son cerveau pour équilibrer sa bouche lestée de baisers ou comme s’il regardait si ses lacets étaient bien renoués ; les lèvres rouges comme si la pharmacienne, par badinage et par bravade, les avaient passées au carmin. Il se baissa pour caresser le petit chien qui crut le remercier en s’attaquant, le malotru, au chat de Mme Rebecque. Puis il regarda sa montre, fit une moue, et entra chez l’horloger, comme si les aiguilles s’étaient arrêtées, fixées soudain sur la minute de son bonheur.

Et Mme Rebecque sentit une petite tête s’appuyer sur son épaule, et pleurer doucement. C’était Coco. Elle versait de petites larmes où il y avait plus d’air que d’eau, et qui s’évaporaient avant d’arriver au rez-de-chaussée. C’est qu’on avait tout compris, et qu’il fallait vite pleurer avant le dîner : M. Rebecque ne souffrait pas que l’on fît mine à table. Mme Rebecque ne pleurait point, mais elle eût bien volontiers redressé d’un coup sec la tête des Câlines, qui souriaient.

Elles souriaient, mais leur visage devint tout d’un coup sérieux, et elles eurent beau le secouer, en prenant congé, il resta de l’ombre dans les rides. Elles embrassèrent Coco, sans une parole, et partirent, oubliant, dans leur précipitation, de saluer Morot, l’adjoint, qui pouvait faire accorder les dixièmes à leur frère, le receveur municipal. Elles allaient, câlin câlant : un enfant les suivit, penchant la tête comme elles, par moquerie ; du balcon, il avait l’air d’être leur fils.


VI


Les méteils débordaient la terre ; les libellules, mal aiguillées au pont, flottaient, désorientées, au-dessus des routes qu’elles prenaient pour des ruisseaux, cherchant en vain le sens de leur courant. Les chiens qu’on appelait tout court Black ou Miraut vous hurlaient longuement leur nom de famille.

Quatre chefs cantonniers mettaient en massifs l’ancien potager où l’agent voyer recevrait un jour la pharmacienne. Habitués à soulever des cailloux, ils trouvaient la terre légère, et parfois, par jeu, s’en lançaient des mottes. Mais ils n’aimaient pas les mêmes fleurs. Bénoche préférait le géranium, qui chasse les fourmis ; Pazy l’exécrait, parce qu’il sent la sardine, et Badou les écoutait, indifférent, car il n’avait jamais respiré de près les fleurs et se sentait disposé à semer du gazon sur les massifs, si cela leur faisait plaisir. Parfois, pour les calmer, l’agent voyer devait apparaître au perron, sifflotant.

Depuis qu’il avait entrevu la chambre de la pharmacienne, des oiseaux divins sifflaient dans son âme. Il bâillait comme s’il aspirait l’air pour la première fois ; il eût voulu s’asseoir sans avoir à poser ses bras sur les appuis des fauteuils ; il eût voulu se promener sans avoir à remuer les jambes ; et il enviait les paysans qui marchent en tête des attelages, le dos sur le joug, et que les bœufs semblent pousser. Son complet de demi-saison lui avait pesé soudain aux épaules, et le tailleur était venu : il lui avait révélé une étoffe anglaise qui faisait merveilleusement en jaquette, — c’était d’ailleurs très bien aussi en veston, — et il était reparti, très vite, dans la hâte de couper. Il comprenait pourquoi il y a des escarpolettes, des hamacs, et projetait de s’en monter un avec des filets de pêcheur, qu’un de ses gardes avait saisis parce qu’ils n’avaient pas la largeur de maille. La pharmacienne rirait et trébucherait en le rejoignant au hamac comme une baigneuse qui remonte en barque. Elle aurait l’air d’avoir une voilette, tout autour de son corsage et de ses jupes. Le filet les ramènerait irrésistiblement l’un sur l’autre, et lui s’arrangerait de manière à ce qu’il se fermât au-dessus d’eux.

— Chère Vénus, dirait-il.

— Mon cher Mars, répondrait-elle.

La corde du hamac aurait dessiné sur les bras nus mille losanges, et sur chacun il y aurait place pour un baiser. Le filet, pour les lèvres, avait la largeur de maille.

Ils causeraient, pour causer :

— Ne trouvez-vous pas drôle, dirait-il, que l’on défende aux jeunes gens de vivre avec des maîtresses, sous peine de phtisie, — et que leur santé soit bonne, dès qu’ils sont mariés, leur femme fût-elle leur ancienne maîtresse.

— Oui, murmurerait-elle, rougissante.

Il lui apprendrait à se défier des opinions reçues, du mariage, de la religion :

— Peut-être vous représentez-vous Jésus-Christ comme un adolescent aux traits de femme, aux cheveux roux et bouclés ?

— Pourquoi pas ? dirait-elle.

Il sourirait :

— Parce que vous auriez tort, amour. Il était sec, petit et brun. N’allez pas oublier, amour, n’allez pas oublier que c’était un juif. — Je t’aime, répondrait-elle, je t’aime de toute mon âme.

Et ils oublieraient à ces jeux que leur amour était fait d’adultère de même que les enfants oublient à sucer leur sucre d’orge qu’il est fait avec de l’orge.

C’est ainsi que l’agent voyer rêvait sur ses bordereaux, lorsqu’on frotta ses pieds sur le décrottoir, et qu’on frappa. Il se garda bien de répondre car les mendiants eux-mêmes décrottent leurs pieds, comme s’ils faisaient une visite, et souvent aussi la femme de ménage sonnait, parce qu’elle avait oublié sa clef.

— Qu’elle la retrouve, pensait l’agent voyer. Et si elle ne la retrouve pas, qu’elle en fasse faire une seconde à ses frais. Et que ma chambre ne soit pas prête, lorsque je me coucherai !

Or c’étaient les Câlines, debout sur le perron, inclinant la tête vers le ciel comme si on devait leur tendre, du premier étage, une échelle de corde. Leurs petits cœurs tremblotaient dans leur poitrine comme une noisette dans une coquille de noix. L’aînée rebaissa les yeux sur les gros moellons de la porte, mais un gamin y avait écrit au charbon : « Zut pour celui ou celle qui le lira », et, déconcertée, elle refrappa, mais en souhaitant que la femme de ménage fût absente. Elle l’était. Ce fut l’agent voyer lui-même qui ouvrit, et si soudainement qu’elles eurent peur. Il sourit et les introduisit dans son bureau. La cadette prit les devants ; la large chouette étalée sur son chapeau couvait des pensées malicieuses.

— Nous ne nous assiérons pas, dit-elle. Pardonnez à deux vieilles filles, qui ne savent pas farder la vérité. Nous ne nous assiérons pas.

Il répondit, toujours souriant :

— Mademoiselle votre sœur s’assiéra. Ce fauteuil lui tend les bras. Je me permettrai également de déboucher cette bouteille de limonade.

La cadette devint offensante :

— Mademoiselle ma sœur s’assiéra si elle veut. Elle boira votre limonade, si elle y tient, pour vous faire plaisir, et bien qu’elle sache ce que la limonade lui réserve. Pour moi je n’ai qu’un mot à vous dire : vos assiduités ont compromis Coco Rebecque, notre cousine. Vous lui devez de cesser une vie d’inconduite.

L’agent voyer la fixait, ahuri, et répliqua, grossier à dessein : — Mais, pardon, vous confondez. C’est M. Rebecque père qui vit dans l’inconduite avec la belle Fatma !

La cadette rougit sous l’outrage, et cria :

— Est-ce lui qui aime notre voisine ?

— Quelle voisine ?

— Cette éhontée !

— Quelle éhontée ?

— La Pharmacienne !

Vous avez peut-être vu des châteaux de cartes s’écrouler ; ou plutôt vous avez vu s’écrouler, dans le crépuscule, de vrais châteaux de granit et de marbre, si près du couchant que les grès en flambent, posés sur les croupes des monts comme des palanquins, avec des tours si larges, que l’on gravirait à cheval les escaliers ; ou plutôt encore, vous avez vu une toute petite villa, reléguée sur une colline comme un enfant malade, et que la foudre a choisie, par caprice. Ainsi s’évanouirent les espérances de l’agent voyer. Il ne trouva que la force de dire :

— Voici la porte, mesdemoiselles.

Elles regardèrent la porte, sans comprendre, comme si elles s’attendaient à ce qu’il leur expliquât ainsi tout le bureau : — Voici la fenêtre, voici le plafond, voici la corbeille à papier. Et d’ailleurs l’agent voyer lui-même ne voulait pas qu’elles s’enfuient. Il se cramponnait à elles, comme les naufragés à la première planche, fût-elle du navire qui les aborda.

— Et vous, mesdemoiselles, n’avez-vous jamais aimé ?

Elles baissèrent la tête. Toutes deux, en effet, avaient dû aimer, et en cherchant un peu, elles se le rappelleraient, à coup sûr ; elles se rappelleraient un cousin, qui ne les embrassait que sur la joue qu’elles découvraient en penchant la tête ; un autre cousin qui avait dû hésiter entre elles deux, puisqu’il était mort avant d’en avoir choisi aucune ; et quel désir elles avaient eu de connaître le frère de M. Blebé, le ténor ; et Pierre Loti, s’il était venu vers elles, suppliant et menaçant à la fois, comme elles l’auraient aimé ! Câline cadette se repentit de sa cruauté. Elle dit :

— Certes, nous ne voulons pas que vous rompiez du soir au lendemain. Vous recevrez un mot de Mme Rebecque, qui vous priera de venir passer le dimanche à sa villa d’Antrague. Ne refusez point. La Pharmacienne y sera. Nous vous le promettons. Vous ferez vos adieux tout à votre aise. On ne saura jamais ce qu’il y a eu entre elle et vous.

On ne saura jamais non plus par où les Câlines sortirent. L’agent voyer se retrouva seul, hébété, réveillé par un coup sec frappé à la porte. C’était Bénoche : fallait-il mettre des géraniums ou des zinias dans les massifs ?

— Mettez-y du crottin, si vous voulez, répondit l’agent voyer.

Puis il se mit à la fenêtre, et il n’eut qu’à pencher la tête pour pleurer. Le vent était si humide qu’il ne pouvait sécher ses larmes. Elles tombèrent des demi-heures entières ; et il tenait son mouchoir au-dessous d’elles ; et il pensait : — Jamais de ma vie, non jamais, je n’ai autant saigné du nez !


VII


Il y avait deux façons de monter en troisième sans être remarqué, au train de dix heures, qui emportait vers Antrague les invités de Mme Rebecque. L’agent voyer pouvait arriver une heure avant le départ, et se blottir dans les voitures de tête, ou bien, feignant de manquer le train, escalader à la dernière minute le dernier wagon. À Antrague, il descendrait en hâte, et se posterait devant les secondes pour saluer ces dames. Dix heures sonnaient, quand il bondit des Messageries où il avait patienté vingt minutes, et cependant, il lui sembla que des éternités s’écoulaient avant le départ du train.

Peut-être devait-il y avoir un accident, car, en quelques secondes, comme les condamnés à mort devant la guillotine, il revit en panorama toute sa vie : Le Puy, où il était né, Paris où il mourrait, et il se préparait à feuilleter son passé comme un palmarès, car il se savait vertueux, travailleur et honnête, mais trois ou quatre souvenirs infamants se dressèrent au milieu de son existence comme les rocs au milieu de sa ville natale, et ils dominaient jusqu’aux souvenirs modestes que leur ombre n’atteignait pas. Il y avait un dimanche de septembre, où il avait insulté sa cousine, grossièrement, sans provocation ; il y avait un soir d’études, au lycée, où il avait dérobé une collection de timbres ; il y avait le jour du baccalauréat, où la petite rue du Fer-à-Cheval, à Clermont, avait eu sa visite, et sa seule excuse était que ce fût le baccalauréat de philosophie et non celui de rhétorique ; il y avait enfin le jour où il avait avalé du hachisch ; où son corps s’agrippait à chaque objet et s’étirait ; où sa jambe collée au trottoir s’allongeait comme de la guimauve ; où l’air passait au laminoir ses bras, comme l’eau d’une baignoire. Il y avait aussi, il y avait… mais le train s’ébranlait et le rideau tomba.

Un accident était d’ailleurs bien improbable, car pour plus de sûreté, la locomotive suivait presque toujours la route, et elle sifflait le long des tunnels, comme ces voyageurs qui chantent, quand la peur les prend, dans la forêt. Au reste, en cas de télescopage, on ne pouvait porter l’agent voyer en terre dans un plus beau costume. Il avait mis, dans sa désolation, des bottines vernies, le gilet de velours, et il hésitait maintenant à s’asseoir sur le coussin, ne sachant s’il devait user de préférence le fond de son pantalon ou les basques de sa jaquette. Debout à la portière, il se demandait, mordu par le doute, à combien de wagons pouvait être la pharmacienne, et si réellement elle était venue, et si elle n’était pas plutôt une des innombrables jeunes filles que le dimanche avait éparpillées dans la campagne. Il y en avait le long du canal, que le canal mirait jusqu’à la taille et dont le reflet huileux vacillait sur l’eau comme une veilleuse ; il y en avait le long des rivières rageuses qui essayaient en vain d’emporter leurs images ; les détachant d’un coup, les tordant comme le vent tord les serviettes au séchoir, se demandant à quelle corde elles tenaient ; il y en avait aux passages à niveau des gares, accoudées aux barrières, envoyant des baisers au train qui se laissait fléchir et attendait encore une minute ; il y en avait dans un jeu de tennis, assises et déjeunant, déjà désœuvrées, comme si par mégarde, au lieu de balles, elles avaient emporté des œufs durs. Il y en avait debout sur des terrasses, étendues sur des revers de fossés, haussées sur leurs bottines pour cueillir des mûres, courbées vers les gazons, et l’on ne savait si elles cherchaient du trèfle à quatre feuilles ou quelque mouchoir égaré : mâchant des fleurs, suivant le train d’yeux qu’on voyait à peine, agitant le mouchoir retrouvé ; criant, riant, toussant d’une voix qu’on n’entendait pas, mais qui volait autour de leur bouche, prête à y rentrer, comme une abeille au sortir de sa ruche. Et l’on ne voyait aucun jeune homme…

Les invités de Mme Rebecque quittaient en bande la gare d’Antrague, quand un grand vacarme leur fit tourner la tête. Enfermé dans un compartiment de troisième, l’agent voyer gesticulait, impuissant, et le train, honteux d’avoir déposé tant de voyageurs, sifflait et resifflait pour lui faire entendre qu’un accident est bien vite arrivé. Délivré enfin, il arrivait vers ces dames, après avoir quitté son lorgnon par coquetterie, et du premier coup d’œil il démêla le visage d’une femme inconnue, pâle, et qui ressemblait justement à toutes les jeunes filles qu’il avait vues de la portière. Ce ne pouvait être qu’elle ; sa gorge royale palpitait au rythme de ses paupières. Câline, l’aînée le présenta :

— Monsieur l’agent voyer. Il murmura, désolé :

— Oh ! madame ! Oh ! madame !

Elle le dévisageait, à demi étonnée, tandis que Câline cadette le nommait à une autre dame, à laquelle il n’accorda aucune attention, et qui, dépitée de l’impolitesse, s’en fut en avant avec M. Pivoteau.

L’agent voyer offrit à la première son bras, dont il ne savait justement que faire. Elle s’y appuyait du bout des doigts et pourtant il la portait toute. Une larme tomba de ses yeux, sans qu’il sût pourquoi, et il pensait, comme les enfants qui voient pleuvoir en plein soleil : C’est le diable qui bat sa femme. Une seconde larme tomba sur la main dégantée de sa compagne :

— Tiens, il pleut, dit-elle.

— Pas de bien haut, répondit-il.

— C’est un nuage, dit-elle.

— Qui passera, répondit-il.

Il aurait badiné ainsi mille ans, confondant à dessein son désespoir et sa joie. À la voir si souple et si pure, il concevait des pensées déraisonnables et se demandait si, malgré son mariage, elle n’était pas encore jeune fille. Peut-être le vieux pharmacien l’avait-il épousée pour la soustraire à un tuteur cruel. Peut-être aussi avait-il eu trop de confiance en ses drogues. Il se taisait pour écouter à son aise les cassures et les froissements de son corsage. Coco Rebecque les dépassa, se forçant à leur sourire. Ils causèrent d’elle.

— Ne trouvez-vous pas, monsieur l’agent voyer, que Coco s’est transformée en quelques jours ? La voilà femme !

— La voilà femme ? répétait-il méfiant.

— Oui, monsieur l’agent voyer, et cela ne m’étonne point. Elle est de celles qui se couchent gamines, et se lèvent grandies ; qui rompent, un beau matin et en un jour, avec leurs poupées et leurs nattes ; dont le corps obéit à ces lois qui décrètent l’âge de la majorité, du mariage, et qui sont soudain embarrassées, passé vingt et un ans, quand le Code ne leur dit plus à quel âge elles deviennent des femmes mûres, puis de vieilles femmes. Elle est de celles, en un mot, auxquelles Dieu donna une vie en tranches, faite pour être mangée en famille.

Chacune de ses phrases, l’agent voyer la retournait et l’appliquait à elle-même.

— Non, monsieur l’agent voyer. Je suis devenue femme lentement, sans m’en douter et sans y ajouter d’importance. Je suis née avec mes trente-deux dents ; mes cheveux roussis par les limbes étaient blond cendré au premier jour, et toutes mes photographies me ressemblent. Ma vie s’écoule comme un canal sans écluse et qui creusa sa propre pente. J’arriverai à la mort comme on arrive à la mer, naturellement, en descendant toujours. On m’étendra sur mon lit de jeune fille, et l’on nouera autour de mon menton le bandeau que l’amour ne mit jamais autour de mes yeux.

Autour d’eux, éternels, ne sachant plus s’ils étaient jeunes ou s’ils étaient vieux, s’étalaient la campagne et le dimanche. Leur vernis se collait à l’émail sur la rivière et les étangs, et l’on eût craint, à boire leur eau, d’attraper l’appendicite. Mille parfums nous accueillaient, évoquant chacun un souvenir précis, et qui donnaient, comme un stéréoscope, de la perspective à des regrets et à des joies que l’on croyait déteints et plats. Il suffisait de tourner les yeux vers la pharmacienne pour respirer l’air des anémones, des cressons, des houx, et vers la campagne pour respirer la pharmacienne.

Il dit :

— Je suis devenu homme tout d’un coup, un soir, à peu près vers l’époque de mon baccalauréat.

Dans le ciel, de grosses banquises se heurtaient et se fondaient. Une tourterelle roucoula et avança sa tête, hors de son nid, pour montrer son anneau conjugal. L’agent voyer aurait voulu que la pharmacienne fût toute petite, et la prendre en ses mains, et la becqueter comme un petit de tourterelle.

Une seule voix leur parvenait, celle de M. Pivoteau qui marchait en avant-garde, et qui disait à sa voisine :

— Eh oui ! J’ai abandonné la chasse pour la photographie. Au lieu de la perdrix, je chasse le site, et ça n’est guère plus facile. Il se cache lui aussi dans les rochers, dans les garennes ; vous en voyez un de la route, vous montez, et, quand vous croyez le tenir, il est déjà au terrier. Les meilleurs sont encore les petits sites de rien du tout : deux arbres, un pont, une automobile au repos. Les voilà, madame, les vrais sites.

— Si vous nous photographiiez ? supplièrent les Câlines.

— Avec plaisir, mesdemoiselles, ça y est !

— Déjà, protesta Mme Danton, qui élargissait encore ses larges lèvres, pour les ramener, les rabattre, en mordre les commissures, et faire ainsi petite bouche. — Vous êtes ridicule. N’appelez pas pose ce qui est instantané. Vous n’avez même pas vu que nous étions treize.

— Nous serons quatorze, riposta-t-il. La voisine de M. l’agent voyer aura deux têtes. Elle s’est tournée au beau moment vers lui.

Il rougit. Elle rougit. Il se mit, dans son bonheur, à cueillir des avoines folles, et il soufflait sur elles pour en faire envoler d’un coup tout le duvet, preuve que l’on est aimé. Il confondait avec les pissenlits. M. Pivoteau partit à grands pas pour développer ses plaques, mais lorsque les invités arrivèrent à la villa, ils le virent sortir de sa chambre noire, désespéré, criant :

— Mille Dieu, mon pyrogalique qui est devenu pyrogalate !

Mme Danton l’aurait prédit.


VIII


Midi. On s’étonne, aux carrefours où les routes s’accrochent en aiguilles qu’elles ne se rabattent pas les unes sur les autres. Les tailleurs de pierre donnent leurs derniers coups de masse, et l’écho du grès vous arrive, régulier, assourdi, comme si les cadrans solaires se prenaient à sonner. Même du fond d’un puits vous ne verriez plus les étoiles ; les héliotropes se dressent, empesés ; les chats cerclés de brun s’allongent comme des ressorts, les iris fondus dans leurs yeux verts, la queue dans le matin, la tête dans le soir. Vous n’avez aucune peur de sentir le soleil juste au-dessus de votre tête, car même s’il se décrochait maintenant, vous seriez mort depuis des années avant qu’il n’arrivât ; les horloges sonnent sans compter, sûres qu’elles ne sonneront jamais trop, et vous vous demandez si c’est au sixième coup ou au douzième que midi vient. L’agent voyer avait toujours eu le respect des frontières, des bornes que l’on posa entre les heures du jour comme entre les départements de la France, et il aimait à ne se coucher qu’à minuit juste, de même qu’il s’amusait encore, à la limite du Bourbonnais et du Berry, à poser le pied droit dans le Cher, le pied gauche dans l’Allier, ou bien, le corps dans une province, à ne laisser dans l’autre que son ombre.

Or, son ombre était en deçà de midi et goûtait au potage, quand un événement, brusque comme un coup de cravache, l’enleva au-dessus de l’obstacle. Sa voisine avait le hoquet. Ce fut d’abord un hoquet discret, qui se contentait de soulever à coups réguliers sa poitrine, comme si son cœur lui aussi eût sonné midi, mais il éclata bientôt comme un sanglot, et il semblait que la vue du potage éveillât en elle des souvenirs désespérés. On ne mangeait plus qu’avec précaution, et chaque convive indiquait le moyen radical de guérison. Il fallait, d’après M. Pivoteau, se pincer le petit doigt et, d’après M. Rebecque, rester sans respirer jusqu’à ce que tout hoquet eût disparu ; Mme Danton fit apporter une énorme clef, qu’elle allait appliquer sur les épaules de la malade, quand on lui rappela qu’elle confondait avec les saignements de nez ; puis l’agent voyer voulut qu’elle se bouchât les oreilles, et il lui faisait boire goutte à goutte un verre à bordeaux d’eau fraîche quand un cri terrible retentit :

— Oh ! mesdames, le feu est sous la table.

Tout le monde se leva, éperdu, — excepté la patiente qui ne pouvait entendre, — et se rassit en souriant, quand M. Danton, piteusement, eut avoué qu’il avait voulu guérir le hoquet par la peur. L’idée d’ailleurs était bonne, et ce fut à qui effraierait : M. Rebecque embrassa la malade sur la nuque, sans préparation, confondant sans doute, lui aussi, avec les saignements de nez ; une dépêche lui révéla que Beaume venait d’être détruit par un tremblement de terre : mais un médecin lui eût affirmé que son hoquet durerait jusqu’à la mort que l’émotion même ne l’eût pas guérie. Elle prit le bras de l’agent voyer, et ils sortirent.

Ils allaient, silencieux, à travers le parc ; au long de l’allée, se hâtaient les punaises des bois, et, sous leurs ailes roses, elles semblaient des fourmis chargées de fraises. Attachés les uns aux autres par une corde à étendre le linge, avec les précautions d’alpinistes à l’approche d’une crevasse, des chênes se hasardaient jusqu’au ruisseau, et le plus hardi buvait dévotement, allongeant ses racines comme des trompes. La malade se pencha comme eux, trébucha, poussa un cri ; et le hoquet disparut.

Alors, délivrés, comme deux enfants qui ont fait une commission et n’ont plus qu’à flâner, ils s’assirent au pied d’un hêtre, autour duquel dansaient mille insectes ; un vent léger retroussait les feuilles et dévoilait leur doublure blanche ; au loin, la villa dormait, poudrée à gris, les fenêtres cerclées de briques rouges comme des lèvres passées au carmin.

— J’ai rêvé, dit l’agent voyer, que vous vous appeliez Marie-Thérèse.

Il avait trouvé le moyen de n’être plus timide, en rejetant la responsabilité de ses paroles sur les rêves, et il ne reculait maintenant devant aucune question.

— Vous brûlez, répondit-elle, mon nom commence par Marie.

Mais tous les noms de femme commencent par celui de Marie, qu’on le prononce ou non, de même que tous les noms d’Égyptiens finissent par bey. L’agent voyer essayait cependant de deviner, en récitant une ronde qu’il savait jadis par cœur : Marie-Louise, petite cerise — Marie-Thérèse, petite fraise — Marie-Rose, petite rose.

— J’ai rêvé, hasarda-t-il, que je vous le demandais à genoux ; et que j’embrassais par surcroît votre main.

— Avez-vous rêvé, dit-elle, qu’il pleuvait ?

Il allait justement en faire la remarque, il pleuvait même à travers l’arbre. Une goutte tomba sur les lèvres sèches de Marie-Louise et s’y étala comme une tache sur un buvard. Ils se levèrent, pour offrir moins de surface à l’averse, et s’enfoncèrent dans le taillis. Les feuilles tombaient, entraînées par de l’eau qui séchait en route, et elles remontaient dans l’air, délestées. L’agent voyer ne pouvait lutter contre son amour. Il parla.

— Peut-être, dit-il, vous représentez-vous Jésus-Christ comme un adolescent aux traits de femme, avec des cheveux roux et bouclés ?

Elle s’arrêta, sans répondre. Elle avait écrasé une petite grenouille qui se hâtait vers l’étang, par peur de la pluie. Un tout petit cœur battait encore et soulevait le ventre tacheté ; elle la contemplait, essayant de n’être pas triste, et s’excusait en riant, affirmant que les grenouilles mortes ressemblent à des crapauds. Puis elle écrasa un scarabée, dont la bouillie cette fois ne ressemblait à rien ; puis une petite cigale, dont il ne resta que les grandes pattes comme si elle avait sauté très loin, oubliant là ses béquilles. Un escargot aussi l’échappa belle.

Mais l’agent voyer ne s’effrayait pas de ce carnage. Il savait la parenté de l’amour et de la mort, et il souhaitait qu’elle écrasât encore un oiseau, ou une rose, quelque chose enfin où l’on vît du sang. — Peut-être aussi un bûcheron tomberait-il à point, du haut d’un chêne.

— Marie-Louise, murmura-t-il. Je crois que vous serez toujours ma petite Marie-Louise.

Elle répondit, moqueuse :

— Et votre pharmacienne ? qu’est-ce qu’elle est ?

Il la regardait, déconcerté. Soudain, pris d’inquiétude, il ajusta son lorgnon et eut conscience de sa méprise.

— Mais oui, continuait l’imposteuse, vous laissez votre pharmacienne pour suivre une malheureuse vieille fille, et vous ne pourrez même pas lui dire adieu car elle part au train de deux heures trente.

Il se souvint alors de la dame qui, à la gare, après une présentation hâtive, était partie au bras de M. Pivoteau et brusquement il se mit à courir.

L’agent voyer courait vers la gare. Il y courait d’instinct, sans savoir où elle était, comme un train qui se laisse conduire par les rails. Une branche retint son chapeau, une épine taillada sa jaquette ; mais qu’importait, pourvu que les souliers restassent et qu’il continuât de courir ; son pantalon flottait, l’éventant doucement du mollet au genou ; il ne pensait à rien, qu’à une ampoule mal fermée, qui pouvait se rouvrir et l’obliger à trotter sur le talon. Le diable aussi de n’avoir point, pour éviter la soif, un petit caillou dans la bouche ! Et soudain, la gare apparut, encadrée de cyprès et d’ifs, hautaine comme un presbytère ; et la cloche sonnait, comme un glas annonçant l’arrivée du train, ou le désespoir de l’agent voyer ; et il voyait, dans la salle d’attente, une jeune femme, les paupières baissées sur les yeux trop prometteurs comme une feuille de vigne, les bras chargés de genêts. Il franchit le buisson qui séparait les champs de la chaussée, mais il avait oublié que les fossés de ce canton ont vingt centimètres de plus que les siens. Il tomba ; sa tête butta contre le gazon, et il resta là inerte : son cœur continuait à battre, comme une pendule dans une maison abandonnée.

Quand il rouvrit les yeux, il était dans le salon de la villa, étendu sur une chaise longue. Il y avait à sa droite Marie-Louise, à sa gauche Coco Rebecque, à sa tête, Hélène, son ancienne maîtresse, qui faisait des journées chez les riches voisins, et il ne s’en étonnait pas, de même qu’un mineur qu’on retire du puits après l’accident ne se demande point pourquoi sa famille entière s’est réunie. Et les trois femmes se souriaient, désormais rassurées, comme trois cousines, quand leur cousin a perdu son unique sœur, et qu’elles se sentent à jamais ses plus proches parentes.


FIN