Proverbes dramatiques/Les Désespérés de l’Opéra

Explication du Proverbe :


LES
DÉSESPÉRÉS
DE
L’OPÉRA,

CINQUANTE-QUATRIEME PROVERBE.


PERSONNAGES.


M. SANGLIER. Habit noir, perruque blonde, chapeau sous le bras.
M. PILLIER. Habit gris, veste d’or, perruque brune, chapeau sous le bras & canne.
M. POINT-DU-TOUT. Habit de ratine, surtout de velours noir, perruque en bourse, collier noir, épée & chapeau.
M. QU’IMPORTE. Habit verd, galonné, chapeau, épée & canne.
LE GARÇON Cafetier. Veste noire, mauvaise perruque, tablier.


La Scène est dans un Caffé.

Scène premiere.

M. PILLIER, LE GARÇON.
M. PILLIER.

Garçon ?

Le GARÇON.

Monsieur Pillier, qu’est-ce qu’il y a pour votre service ?

M. PILLIER.

Monsieur Sanglier, est-il venu ici aujourd’hui ?

Le GARÇON.

Non, Monsieur, pas encore.

M. PILLIER.

Et a-t-on dit quelques nouvelles ce matin ?

Le GARÇON.

Non, Monsieur.

M. PILLIER.

Quoi ! rien du tout ?

Le GARÇON.

Pardonnez-moi ; le feu a été dans une cheminée ici près, hier au soir.

M. PILLIER.

Bon, le feu dans une cheminée !

Le GARÇON.

Mais, Monsieur, il étoit bien fort.

M. PILLIER.

Voilà quelque chose de rare !

Le GARÇON.

Mais c’est que si le feu avoit gagné ; tout le quartier auroit été brûlé.

M. PILLIER.

Oui, avec les pompes qu’il y a à présent, comment voulez-vous que cela arrive ?

Le GARÇON.

Oh ! il est vrai qu’il n’y a plus rien à craindre.

M. PILLIER.

Il y a des choses bien plus intéressantes que tout cela. Avez-vous entendu parler de l’Opéra ?

Le GARÇON.

De l’Opéra ?

M. PILLIER.

Oui, de l’Opéra ?

Le GARÇON.

Oui, Monsieur, on dit qu’il y en a un nouveau.

M. PILLIER.

Je le sais parbleu bien ; on ne veut pas donner des anciens.

Le GARÇON.

Mais les nouveaux ne dureront-ils pas davantage ?

M. PILLIER.

Eh non, vraiment ! malheureux Opéra ! & personne n’y pense !

Le GARÇON.

Ah ! tenez, Monsieur, voilà Monsieur Sanglier, que vous demandiez.

M. PILLIER.

Monsieur Sanglier ?

Le GARÇON.

Oui, Monsieur.

M. PILLIER.

Nous allons voir ce qu’il nous dira.

Le GARÇON.

Vous ne voulez rien à présent, Monsieur ?

M. PILLIER.

Non, non.

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Scène II.

M. SANGLIER, M. PILLIER.
M. SANGLIER.

Ah ! bon jour, Monsieur Pillier.

M. PILLIER.

Eh bien ! Monsieur sanglier, cette voix que vous disiez que nous aurions ?

M. SANGLIER.

Je n’en ai pas entends dire la moindre chose, que ce que l’on nous en a dit avant-hier.

M. PILLIER.

Et vous ne vous en êtes pas informé depuis ?

M. SANGLIER.

Je n’en sais pas davantage : les uns me disent qu’elle est au concert de Lion, d’autres, à Rouen, cela n’est pas clair & c’est dommage ; car on prétend que c’étoit la même voix, précisément, que celle de Mademoiselle le Maure.

M. PILLIER.

Il faudroit donc qu’on y envoyât.

M. SANGLIER.

La moitié des gens disent que l’on n’a pas besoin de ces voix-là, qu’elles ne savent que crier, & qu’elles ne chantent point.

M. PILLIER.

Voilà comme l’Opéra françois, la gloire de la Nation, se perdra ! est-ce que vous ne voyez pas cela ?

M. SANGLIER.

Eh ! je ne le vois que trop !

M. PILLIER.

Il faudroit donc songer à y remédier.

M. SANGLIER.

J’y songe aussi ; mais cette diable de Musique d’Opéra-Comique, nous écrasera tôt ou tard.

M. PILLIER.

Il faut pourtant prendre un parti, il n’y a pas à balancer.

M. SANGLIER.

Si l’on pouvoit donner des Opera de Lully, il n’est pas douteux que nous reprendrions bientôt le dessus, j’en suis bien sûr, moi.

M. PILLIER.

Qu’on nous donne du Rameau seulement, allons je le veux bien, je le leur passe.

M. SANGLIER.

Du Rameau !

M. PILLIER.

Oui, Monsieur ; c’est toujours du véritable opéra.

M. SANGLIER.

Si vous voulez.

M. PILLIER.

Il ne faut pas être si difficile.

M. SANGLIER.

Il est vrai qu’il y a du récitatif.

M. PILLIER.

Et de belles scenes !

M. SANGLIER.

Pas tant que dans Lully, voilà le vrai goût François & que je voudrois bien voir renaître, sans cela nous sommes perdus.

M. PILLIER.

Les ballets nous écraseront tout-à-fait, Monsieur, quand la Musique nouvelle ne prendroit pas le dessus.

M. SANGLIER.

Comment faire donc ?

M. PILLIER.

Je n’en sais rien.

M. SANGLIER.

Il n’y a presque plus de gens de notre parti.

M. PILLIER.

On ne veut que des Ariettes.

M. SANGLIER.

Et de la Danse.

M. PILLIER.

Je cherche, depuis long-temps, quelque moyen de remédier à tout cela.

M. SANGLIER.

Et moi, donc ? Je ne reste pas les bras croisés. Croyez-vous que je ne gémisse pas de cette décadence du goût ?

M. PILLIER.

Armide avoit réussi.

M. SANGLIER.

J’en espérois beaucoup.

M. PILLIER.

Il faudroit redonner Armide.

M. SANGLIER.

Sans doute ; mais faites entendre cela à tout Paris.

M. PILLIER.

Ils aimeront mieux tout perdre.

M. SANGLIER.

Ils nous proposeront de mettre l’Opéra-Comique à l’Opéra, & d’y joindre des Ballets.

M. PILLIER.

Il ne faut pas le souffrir.

M. SANGLIER.

J’y suis bien résolu.

M. PILLIER.

Mais, comment l’empêcher ?

M. SANGLIER.

Emparez-vous du Parterre.

M. PILLIER.

Il n’y a plus personne de goût.

M. SANGLIER.

Et dans le foyer ?

M. PILLIER.

On y vient parler nouvelles & chevaux pendant les Scenes, & l’on n’en sort que pour les Ballets.

M. SANGLIER.

On ne pense sérieusement à rien, à présent.

M. PILLIER.

Il n’y a que vous & moi qui nous occupions de cela.

M. SANGLIER.

Oui, mais nous y rêvons en vain ; l’Opéra sera détruit malgré nous.

M. PILLIER.

Voilà Monsieur Qu’importe, il faudroit le gagner, lui qui voit beaucoup de monde.

M. SANGLIER.

Bon ! il ne se soucie de rien.

M. PILLIER.

Il faut essayer ; l’Opéra ne sauroit lui être indifférent, il n’en manque pas un.

M. SANGLIER.

Eh bien ! voyons.

M. PILLIER.

Laissez-moi faire.

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Scène III.

M. QU’IMPORTE, M. PILLIER, M. SANGLIER.
M. PILLIER.

On voit bien qu’il n’y a pas d’Opéra, Monsieur, aujourd’hui, sans quoi on ne vous verroit sûrement pas ici.

M. QU’IMPORTE.

Qu’importe ? Moi, je vais à l’Opéra, aux Italiens, aux François, cela m’est égal.

M. SANGLIER.

Mais s’il n’y avoit pas d’Opéra, cependant, vous en seriez fâché ?

M. QU’IMPORTE.

Qu’importe ? Il y auroit autre chose, ou bien j’irois à la promenade ces jours-là, ou je ferois des visites.

M. PILLIER.

Mais vous n’entendriez plus de bonne musique françoise.

M. QU’IMPORTE.

Qu’importe ? J’entendrois toujours de la Musique.

M. SANGLIER.

Quoi ! de la musique d’Opéra-Comique ?

M. QU’IMPORTE.

Qu’importe ? Si elle me fait plaisir.

M. PILLIER.

Mais, c’est qu’il n’y a pas là de grandes voix.

M. QU’IMPORTE.

Qu’importe ? pourvu qu’on les entende, voilà tout ce qu’il faut.

M. SANGLIER.

C’est vrai ; cependant il seroit fâcheux de perdre ces beaux récitatifs de Lully.

M. QU’IMPORTE.

Qu’importe ? n’avons-nous pas le récitatif obligé ?

M. PILLIER.

Ce n’est pas la même chose.

M. QU’IMPORTE.

Qu’importe ? quand on ne se connoît pas en musique.

M. SANGLIER.

Sans doute ; mais je ne pense pas que vous ne vous y connoissiez point.

M. QU’IMPORTE.

Qu’importe ? que vous le pensiez ou non ? Cela n’en est pas moins vrai.

M. PILLIER.

C’est une plaisanterie, & si vous ne vous connoissiez pas en musique, vous ne viendriez pas tous les jours à l’Opéra.

M. QU’IMPORTE.

Qu’importe ? Moi j’y vais pour voir le monde, pour causer ou me chauffer.

M. SANGLIER.

Quoi, Monsieur ! vous n’êtes pas affligé de voir qu’un Opéra est, à présent, presque tout sans paroles ?

M. QU’IMPORTE.

Qu’importe ? Je ne les ai jamais entendues.

M. PILLIER.

Comment ! vous causiez donc pendant qu’on chantoit ? Vous ne pouviez pas prendre d’intérêt au Poëme.

M. QU’IMPORTE.

Qu’importe ? Je n’ai que faire d’aller m’intéresser à tout cela, je sais seulement, en gros, qu’il y a deux Amans persécutés par deux personnes qui s’entendent ensemble, pendant toute la Piece, pour les tourmenter ; mais qu’à la fin il viendra un Dieu qui raccommodera tout, & que l’on dansera une Chaconne.

M. SANGLIER.

Et si l’on n’en dansoit pas ?

M. QU’IMPORTE.

Qu’importe ? Je suis toujours sûr que l’on dansera quelque chose.

M. PILLIER.

Mais il faut que les airs de violon soient bons, pour que l’on danse bien.

M. QU’IMPORTE.

Qu’importe ? même quand on ne danseroit pas ; pourvu que l’Opéra finisse & qu’on puisse aller sur le Théâtre après.

M. SANGLIER.

Mais s’il n’y avoit plus d’Opéra, vous ne pourriez pas aller sur le Théâtre.

M. QU’IMPORTE.

Qu’importe ? j’irois ailleurs, je vais à présent, par exemple. Adieu, Messieurs je vous souhaite bien le bonjour.

M. PILLIER.

Monsieur, je suis bien votre serviteur.

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Scène IV.

M. SANGLIER, M. PILLIER.
M. SANGLIER.

Nous nous étions bien adressés, pour fortifier notre parti ; Monsieur Pillier, qu’en dites-vous ?

M. PILLIER.

Ma foi, Monsieur Sanglier, cela va mal pour nous ; il y a à Paris comme cela mille gens qui profitent de tout, & qui ne se soucient de rien.

M. SANGLIER.

Oui, & ils jetteroient les hauts cris si on leur retranchoit quelque chose de ce dont ils ne s’inquiétent point.

M. PILLIER.

Cela est sûr, nous avons la peine & eux le plaisir ; demandez-moi pourquoi ? par exemple.

M. SANGLIER.

C’est que nous sommes trop bons.

M. PILLIER.

C’est vrai ; mais comme c’est le bien public qui nous occupe, il ne faut pas s’y refuser.

M. SANGLIER.

Non vraiment, il faut être citoyen, avant tout.

M. PILLIER.

Ah ! voilà Monsieur Point-du-tout ; c’est un homme qui a les meilleurs expédiens du monde dans tous les cas.

M. SANGLIER.

Vous le croyez ?

M. PILLIER.

Ma foi, on me l’a dit.

M. SANGLIER.

Tant mieux. Voilà ce qu’on appelle un homme, enfin.

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Scène V.

M. POINT-DU-TOUT, M. PILLIER, M. SANGLIER.
M. PILLIER.

Monsieur, je parie que vous vous ennuyez aujourd’hui, parce qu’il n’y a pas d’Opéra ?

M. POINT-DU-TOUT.

Point du tout, Monsieur, je ne m’ennuye jamais, quand on a (Il montre son pouce, le premier doigt & le second.) cela, cela & cela, on ne sauroit s’ennuyer[1].

M. SANGLIER.

Vous êtes bienheureux, Monsieur : voilà ce qu’on appelle avoir des ressources ; mais dans les grandes affaires, il faut de grands moyens pour les faire réussir.

M. POINT-DU-TOUT.

Point du tout : écoutez-moi. Avec cela, cela & cela, vous ferez toutes les affaires du monde, je dis même celles de la plus grande conséquence.

M. PILLIER.

Donnez-nous donc un moyen pour soutenir l’Opéra ; car si l’on n’y prend garde, il tombera incessamment.

M. POINT-DU-TOUT.

Point du tout ; avec cela, cela & cela, il ne tombera jamais.

M. PILLIER.

Mais, Monsieur, vous ne prenez pas garde à une chose, sans doute ; pour que l’Opéra François se soutienne, il faut de belles voix.

M. POINT-DU-TOUT.

Point du tout ; de belles voix, de belles voix ! Pourquoi faire ? Il ne faut point de belles voix, il ne faut que cela, cela & cela.

M. SANGLIER.

J’entends bien ce que veut dire Monsieur, moi.

M. PILLIER.

Quoi donc ?

M. SANGLIER.

C’est trois choses.

M. PILLIER.

Mais encore ?

M. SANGLIER.

Un bon poëme, une bonne Musique, & des acteurs qui chantent bien et qui sachent bien débiter.

M. POINT-DU-TOUT.

Point du tout, on peut s’en passer très-bien.

M. PILLIER.

Vous ne voulez pas un bon Poëme ?

M. POINT-DU-TOUT.

Point du tout.

M. SANGLIER.

Pas de bonne Musique ?

M. POINT-DU-TOUT.

Point du tout.

M. PILLIER.

Pas de bons Chanteurs ?

M. POINT-DU-TOUT.

Point du tout.

M. SANGLIER.

Vous ne voulez donc que des Ariettes.

M. POINT-DU-TOUT.

Point du tout.

M. PILLIER.

Des Ballets ?

M. POINT-DU-TOUT.

Point du tout.

M. SANGLIER.

Des décorations ?

M. POINT-DU-TOUT.

Point du tout.

M. PILLIER.

Quoi ! pour avoir un Opéra, il ne faut pas avoir tout ce que nous venons de vous nommer ?

M. POINT-DU-TOUT.

Point du tout, je n’en ai que faire ; il n’y a rien de si difficile à réunir. D’abord que j’ai cela, cela & cela, je suis sûr d’avoir un Opéra toute la vie, & un Opéra excellent.

M. SANGLIER.

Vous conviendrez pourtant qu’il ne faut rien épargner pour avoir un Opéra.

M. POINT-DU-TOUT.

Point du tout, la dépense n’est pas nécessaire. On aime l’Opéra, à Paris ; & quel qu’il soit, je suis sûr avec cela, cela & cela, qu’il y aura toujours du monde.

M. PILLIER.

Je vous entends, à présent.

M. POINT-DU-TOUT.

Je ne le comprends pas, moi.

M. PILLIER.

Il n’y a pourtant rien de si aisé. Monsieur veut dire que les petites Loges soutiendront toujours l’Opéra.

M. POINT-DU-TOUT.

Point du tout, je n’ai que faire des petites Loges ; il n’y en auroit pas, qu’avec cela, cela & cela, je ne m’embarrasse de rien.

M. SANGLIER.

Oui, oui, Monsieur, vous avez raison, cela est clair à présent.

M. PILLIER, rêvant.

Je ne devine pas.

M. SANGLIER.

Comment ! vous ne voyez pas que Monsieur veut dire que le monde attire le monde, & que l’habitude d’aller à l’Opéra y fera toujours aller ?

M. POINT-DU-TOUT.

Point du tout, ce n’est point l’habitude qui y fera venir ; mais j’attirerai toujours tout Paris, avec cela, cela & cela.

M. PILLIER.

Ah ! oui, oui.

M. SANGLIER.

Comment ?

M. PILLIER.

Avec les Actrices, les Danseuses.

M. POINT-DU-TOUT.

Point du tout. Les Actrices, les Danseuses ne me font rien. Je ne veux pas autre chose que ce que je vous dis ; cela, cela & cela.

M. SANGLIER.

Pour moi, rien ne me rassure.

M. PILLIER.

Je n’ai que l’espoir des anciens Opéra.

M. SANGLIER.

Voilà ce qu’il faudroit persuader de donner, aux Directeurs.

M. POINT-DU-TOUT.

Point du tout.

M. PILLIER.

Comment, Monsieur, vous ne le croyez pas ?

M. SANGLIER.

C’est s’aveugler, je vous assure, que de penser autrement.

M. POINT-DU-TOUT.

Point du tout, je ne m’aveugle point, & vous en conviendrez bien.

M. PILLIER.

Quand on n’a pas d’autres ressources : car vous en conviendrez bien.

M. POINT-DU-TOUT.

Point du tout : songez donc que vous avez cela, cela & cela ; tranquillisez-vous. Je vous souhaite bien le bonsoir. (Il s’en va.) Écoutez, n’oubliez jamais que vous avez cela, cela & cela, & vous ne vous désespérerez pas.

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Scène VI.

M. PILLIER, M. SANGLIER.
M. SANGLIER.

Eh bien ! Monsieur Pillier ?

M. PILLIER.

Eh bien ! Monsieur Sanglier, que dites-vous ?

M. SANGLIER.

Je dis toujours qu’il n’y aura bientôt plus d’Opéra.

M. PILLIER.

Et moi aussi.

M. SANGLIER.

Nous sommes perdus !

M. PILLIER.

Je n’en puis plus douter. (Ils s’en vont.)


Fin du cinquante-quatrième Proverbe.
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54. Beaucoup de paroles & peu d’effets.



  1. Toutes les fois qu’il dit cela, cela & cela, il montre les mêmes doigts.