Proverbes dramatiques/Le Petit Poucet

Explication du Proverbe :

Proverbes dramatiquesLejaytome III (p. 69-107).


LE
PETIT-POUCET,

TRENTE-SEPTIEME PROVERBE.


PERSONNAGES.


GUILLAUME, Bucheron. Cheveux plats, mauvais chapeau noir, mauvaise veste, ceinture de cuir, où est passé une serpe, grosses guêtres.
PERRETTE, femme de Guillaume. Juste brun, jupon rouge, tablier à carreaux bleus, cornette plate.
Le PETIT-POUCET. Cheveux plats, chapeau noir déchiré, veste brune, gillet d’indienne, guêtres.
PIERROT. Cheveux plats, veste grise, chapeau noir, guêtres, gillet jaune.
JAVOTTE. Petit juste gris, tablier, jupon rayé de calmande, cornette plate.
JANNETTE, Petit juste maron, tablier, jupon bleu, cornette plate.
L’OGRE. Veste, bas, gands de toile, couleur de bois ; culotte rouge de matelot, bonnet de peau d’ours, d’où sort un carton, qui soutient un morceau de drap rouge, élevé d’un pied au-dessus de la peau d’ours, & pendant par derrière de trois pieds ; barbe, cheveux noirs, casaque de loup cervier, croisée par une écharpe de tigre, nouée à la ceinture.
La mere BONNETTE, Servante de l’Ogre. Un juste & un jupon d’étamine olive, tablier noir, bonnet rond noir, avec une dentelle noire, & un fichu noir.
BOURGUIGNON, Laquais du Seigneur. En livrée.
BEAUVAIS,
LA BRISÉE, Gardes-Chasse. Bandoulières à la livrée du Seigneur, en veste & en guêtres, chapeaux rabattus par-devant avec des carnassieres & des fusils.
LA RENTRÉE,


La Scène est dans une forêt.
La Scène représente une Forêt ; d’un côté est la maison de l’Ogre, & de l’autre, une Caverne. Dans le milieu, il y a deux Arbres, aux pieds desquels il y a une petite hauteur, où l’on peut s’asseoir.

Scène premiere.

GUILLAUME, PERRETTE, Le PETIT POUCET, PIERROT, JAVOTTE, JANNETTE, dans le fond.
GUILLAUME, consterné.

Hé bien ! Perrette, es-tu tout-à-fait déterminée à perdre encore une fois nos enfans ?

PERRETTE, pleurant assise sur une bourée.

Il le faut bien, Guillaume !

Le PETIT-POUCET, écoutant, aux petits enfants qui ramassent du bois.

Mon frere, mes sœurs, ne craignez rien ; faites toujours semblant de travailler.

GUILLAUME.

Quoi, abandonner comme cela le Petit-Poucet, & Javotte !

PERRETTE.

Pierrot & Jannette !

GUILLAUME.

C’est un grand malheur que la misere !

PERRETTE.

Veux-tu les voir mourir de faim ? auras-tu ce cœur-là ?

GUILLAUME.

Quatre enfans à nourrir, & pas un denier ! pas un morceau de pain !

PERRETTE.

Profitons du moment où ils ramassent des branches, pour nous en aller.

GUILLAUME.

J’espere qu’ils reviendront encore une fois à la maison.

PERRETTE.

Pour moi, je le crains & je le desire.

GUILLAUME.

Le Petit-Poucet a bien de l’esprit.

PERRETTE.

Pierrot est déjà fort.

GUILLAUME.

Javotte sera bien jolie.

PERRETTE.

Et Jannette ? quel dommage !

GUILLAUME.

Oui, mais d’ici au temps où ils seront grands, il y a bien loin ; que je les plains !

PERRETTE, se levant.

Allons, puisqu’il le faut.

GUILLAUME.

Aussi bien le jour tombe.

PERRETTE.

Ce que nous faisons-là est affreux !

GUILLAUME.

Pour moi, j’en mourrai de douleur ! (Il emporte la bourrée, sur laquelle Perrette étoit assise.)

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Scène II.

LE PETIT-POUCET, PIERROT, JAVOTTE, JANNETTE.
PIERROT.

Hé bien ! mon frere, les voilà en allés.

JAVOTTE.

Comment ferons-nous ?

JANNETTE.

Serons-nous perdus ?

Le PETIT-POUCET.

Non, non, laissez-moi faire. N’ayant point de petits cailloux blancs à semer cette fois-ci, pour reconnoître notre chemin ; j’ai semé de la mie de pain.

JANNETTE.

De la mie de pain ?

Le PETIT-POUCET.

Oui.

PIERROT.

Ah, c’est bon !

JAVOTTE.

Où est-elle ?

Le PETIT-POUCET.

Il faut regarder à terre.

PIERROT.

Cherchons, cherchons.

(Ils cherchent tous quatre à terre.)
JAVOTTE.

Mon frere, je n’en vois point.

JANNETTE.

Ni moi non plus.

PIERROT.

Je m’en vais voir par-ici.

Le PETIT-POUCET.

Et moi par là. Attendez-moi.

JAVOTTE.

Ma sœur, en voyez-vous ?

PIERROT.

Non, ma sœur.

JANNETTE.

Comment ferons-nous donc ?

JAVOTTE.

Le petit-Poucet nous le dira.

JANNETTE.

Le voilà qui vient.

PIERROT.

Hé bien ! mon frere ?

Le PETIT-POUCET.

Je ne trouve rien. Les oiseaux ont apparemment mangé ma mie de pain. Que je suis fâché de n’avoir pas eu mes petits cailloux blancs !

PIERROT.

Et voilà la nuit qui vient encore !

JAVOTTE.

Si nous allions être mangés des loups ?

JANNETTE.

Des loups ? Ah ! mon Dieu, que j’ai de peur !

PIERROT.

Oh, je les tuerai, moi, plutôt que de laisser manger mes petites sœurs.

Le PETIT-POUCET.

Oui, vous les tuerez. Attendez, attendez : je m’en vais monter sur un arbre. (Il monte sur un arbre.)

JANNETTE.

Pourquoi faire ?

JAVOTTE.

Est-ce pour passer la nuit ?

PIERROT.

J’y monterai bien aussi, moi.

JANNETTE.

Et nous, nous serons donc mangées ?

Le PETIT-POUCET, sur l’arbre.

Non, non, écoutez-moi. Nous sommes trop heureux ! je vois une petite, petite lumiere, qui est bien loin, bien loin, bien loin.

PIERROT.

Par où ?

Le PETIT-POUCET, sur l’arbre.

Par-là, tout droit ; devant moi.

JAVOTTE, avec joie.

Ah ! c’est bien bon cela !

PIERROT.

C’est sûrement une maison, il faut y aller.

Le PETIT-POUCET, descendant de l’arbre.

Je vais vous y mener.

PIERROT.

Allons, allons, marchons.

JANNETTE.

Et moi, mon frere ?

PIERROT.

Si vous ne pouvez pas marcher, nous vous porterons.

JAVOTTE.

Par où faut-il aller, mon frere le Petit-Poucet ?

Le PETIT-POUCET.

Je vais chercher pour voir où est la lumière. (Il regarde au travers des arbres.)

PIERROT.

Hé bien ?

Le PETIT-POUCET.

Je ne la trouve pas.

JAVOTTE.

Vous ne la trouvez pas ?

Le PETIT-POUCET.

Non ; mais je vais remonter sur l’arbre. (Il y remonte.)

JAVOTTE.

Si la lumiere étoit éteinte ?

Le PETIT-POUCET.

Non, non ; je la vois, & j’irai tout droit. (Il descend.)

PIERROT.

Ah ! c’est bon, c’est bon.

Le PETIT-POUCET.

Écoutez, Tenons-nous tous & suivez-moi ; oh ! c’est bien près, c’est ici : ne faites pas du bruit.

PIERROT, JAVOTTE, JANNETTE.

Non, non. (Ils marchent tous les quatre en se tenant par la main.)

Le PETIT-POUCET.

Me voilà contre une maison, & je vois la lumiere à travers une petite fente. (Il regarde par la fente.) Ah ! je vois une bonne femme qui file. (Il frappe à la porte.)

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Scène III.

La MERE BONNETTE, PIERROT, Le PETIT-POUCET, JAVOTTE, JANNETTE.
La MERE BONNETTE, dans la maison.

Qu’est-ce qui est là ?

Le PETIT-POUCET.

C’est nous ; ouvrez, ouvrez-nous ; nous sommes perdus.

La MERE BONNETTE, une lampe à la main.

Hé ! mon Dieu, les beaux petits enfans que voilà ! Eh ! mes amis, qu’est-ce que vous venez faire ici ?

Le PETIT-POUCET.

Nous vous prions de nous donner à souper & à coucher.

PIERROT.

Et de nous mettre dans notre chemin, demain matin.

La MERE BONNETTE.

Hé ! mes enfans, vous ne savez pas où vous êtes !

Le PETIT-POUCET.

Hé ! vraiment non, puisque nous sommes perdus.

La MERE BONNETTE.

Perdus ? Hé, mon Dieu, oui, vous êtes perdus ! Je tremble pour vous ! Ah, s’il revenoit ! Savez-vous que vous êtes chez un Ogre ?

PIERROT.

Un Ogre ; qu’est-ce que c’est que cela ?

JAVOTTE.

Un Ogre ?

JANNETTE.

Un Ogre, ma sœur !

La MERE BONNETTE.

Oui, Ogre.

Le PETIT-POUCET.

Et qu’est-ce qu’un Ogre, ma bonne Dame ?

La MERE BONNETTE.

C’est… c’est… je tremble à vous le dire ; c’est un homme qui mange les petits enfans.

Le PETIT-POUCET.

Qui mange les petits enfans !

PIERROT.

Où sommes-nous tombés !

JANNETTE.

Ah, ma sœur !

JAVOTTE.

Ah, mes freres !

La MERE BONNETTE.

Hé, mon Dieu, que ce seroit grand dommage ! qu’ils me font de peine !

PIERROT.

Vous nous effrayez !

Le PETIT-POUCET.

Et en mangez-vous aussi, vous, des petits enfans ?

La MERE BONNETTE.

Moi ? moi, en manger ! vous ne savez pas, mes amis, que c’est pour n’être pas mangée, que j’ai consenti à vivre ici avec lui, pour lui servir de servante.

PIERROT.

Comment, il a voulu vous manger ?

La MERE BONNETTE.

Oui, vraiment.

Le PETIT-POUCET.

Il falloit vous enfuir.

La MERE BONNETTE.

Oui, m’enfuir ; il a des bottes de sept lieues, avec quoi il m’auroit bientôt rattrapée.

JAVOTTE.

Comment ferons-nous donc ?

La MERE BONNETTE.

Il y a plus de cinquante ans que je vis comme cela ici ; j’étois aussi grande que le plus grand de vous tous ; oui, plus grande encore ; non, pas tout-à-fait ; tout de même. Hé bien ! le voilà qui me dit, comme cela, qu’il m’alloit manger, si je ne voulois pas rester avec lui, pour le servir.

JANNETTE.

Vous n’avez donc pas été mangée ?

La MERE BONNETTE.

Non, vraiment, & je suis toujours restée ici comme cela.

Le PETIT-POUCET.

Mais, s’il vouloit, nous le servirions aussi.

PIERROT.

Oui, nous irions chercher du bois à la forêt.

JANNETTE.

Moi, je soufflerois son feu.

JAVOTTE.

Moi, je mettrois la nappe.

JANNETTE.

Et nous serions tous quatre bien sages, bien sages.

JAVOTTE.

Pour cela, oui.

La MERE BONNETTE.

Oh, il aimera mieux vous manger. Que je vous plains !

JAVOTTE, JANNETTE, pleurant.

Nous manger !

PIERROT.

Mon frere, il faut le tuer à nous deux.

Le PETIT-POUCET.

Non, il vaut mieux nous cacher, & quand demain il sera sorti, cette bonne femme nous montrera notre chemin ; & si nous voulons rentrer chez nous, il ne faudra plus en sortir dutout, dutout.

PIERROT.

Vous avez raison, mon frere.

La MERE BONNETTE.

Hé bien ! je m’en vais vous cacher ; mais il ne faudra pas remuer.

Le PETIT-POUCET.

Oh ! pour cela non.

La MERE BONNETTE.

Ni parler.

Le PETIT-POUCET, PIERROT, JAVOTTE, JANNETTE.

Non, non.

Le PETIT-POUCET.

Entrons dans la maison.

La MERE BONNETTE.

Dans la maison ? L’Ogre vous trouveroit tout de suite.

PIERROT.

Où nous mettrons-nous donc ?

La MERE BONNETTE.

Tenez, derriere ce buisson. Ah ! je crois que je l’entends. Cachez-vous bien, & ne faites pas de bruit. (Les enfans se cachent, s’accroupissent, ont grande peur, & peu-à-peu ils se serrent les uns contre les autres, quand l’Ogre parle.)

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Scène IV.

L’Ogre, La MERE BONNETTE, Le PETIT-POUCET, PIERROT, JAVOTTE, JANNETTE.
L’OGRE.

Hé bien ! la mere Bonnette, le souper est-il prêt ?

LA MERE BONNETTE.

Oui, mon Maître ; le mouton vient d’être mis à la broche, & je vous attendois pour le retirer.

L’OGRE.

N’est-il venu personne ?

LA MERE BONNETTE.

Mon Dieu, non.

L’OGRE.

As-tu tiré du vin ?

LA MERE BONNETTE.

Oui, mon Maître.

L’OGRE.

Tu dis qu’il n’est venu personne ?

LA MERE BONNETTE.

Qui voulez-vous qui soit venu ?

L’OGRE.

Je sens pourtant la chair fraîche.

LA MERE BONNETTE.

Bon ! c’est ce veau que j’ai habillé pour votre dîné de demain.

L’OGRE.

Je la sens fraîche, te dis-je.

LA MERE BONNETTE.

Je ne sais pas d’où cela vient.

L’OGRE.

Donne-moi la lampe. (Il cherche & découvre les enfans qui meurent de peur.) Ah, maudite chienne ! voilà donc comme tu me trompois ? Je ne sais qui me tient que je ne te mange. Tu es bienheureuse d’être trop vieille, & de ce que je n’ai plus que quarante-neuf dents.

LA MERE BONNETTE.

Mais, mon Maître, je n’ai pas le nez si bon que vous, je ne savois pas que ces enfans étaient là, si près de notre maison.

L’OGRE.

Tu ne le savois pas, chienne ? je t’apprendrai à mentir. Voilà du gibier qui vient bien à propos pour régaler trois Ogres, de mes amis, qui viennent demain dîner avec moi.

LA MERE BONNETTE.

Les malheureux enfans ! comment les sauver ?

L’OGRE.

Qu’est-ce que tu marmottes là ?

LA MERE BONNETTE.

Moi ? je ne dis rien, je ne dis rien,

L’OGRE.

Tiens cette lampe. (Il tire les enfans, qui se tiennent tous ensemble, & se jettent à genoux.)

LES QUATRE ENFANTS.

Pardon, pardon.

Le PETIT-POUCET.

Monsieur l’Ogre, ne nous mangez pas, je vous en prie.

L’OGRE.

Voilà de friands morceaux. La mere Bonnette, donne-moi mon couteau & ma pierre pour le réguiser. Ah ! je les ai sur moi. (Il réguise son couteau.)

LA MERE BONNETTE.

Hé, mon Maître, que voulez-vous faire ? vous avez tant de viande de tuée !

L’OGRE.

Celle-ci sera plus mortifiée. (Il veut prendre Javotte.)

JAVOTTE, criant.

Ah, pardon, pardon !

LA MERE BONNETTE.

Vous avez un veau, deux moutons, trois cochons, tout cela se gâtera.

L’OGRE.

Tu as raison. Hé bien ! donne-leur donc à manger, pendant que je vas souper ; afin qu’ils ne maigrissent pas. (Il s’en va.)

LA MERE BONNETTE.

Oui, oui, j’en aurai bien soin.

L’OGRE, revenant.

J’aurois pourtant envie… Ah ! demain, il sera assez temps.

LA MERE BONNETTE.

Je vais leur chercher à manger. (Aux enfans.) Tenez-vous-là, mes pauvres petits, & n’ayez pas de peur. Quand l’Ogre sera endormi, nous verrons ce que nous ferons.

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Scène V.

Le PETIT-POUCET, PIERROT, JAVOTTE, JANNETTE.
JAVOTTE.

Ah, mon Dieu, que j’ai eu de peur !

JANNETTE.

Et moi, ma sœur ? je croyois toujours qu’il alloit nous manger.

PIERROT.

Mais comment ferons-nous ?

JAVOTTE, pleurant.

Oui, demain matin ?

Le PETIT-POUCET.

Paix, Javotte, ne pleure pas. J’entends quelqu’un.

JANNETTE.

S’il revenoit !

Le PETIT-POUCET.

Non ; c’est la mere Bonnette.

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Scène VI.

La MERE BONNETTE, PIERROT, Le PETIT-POUCET, JAVOTTE, JANNETTE.
LA MERE BONNETTE, rapportant une corbeille de fruits.

Tenez, mes enfans, je vous apporte de quoi manger.

JANNETTE.

Ah ! maman, nous n’avons pas faim.

Le PETIT-POUCET.

Que fait l’Ogre, la mere Bonnette ?

LA MERE BONNETTE.

Il boit & mange comme un affamé ; j’espere qu’après il s’endormira tout de suite. Je m’en vais, car il me gronderoit, si je restois plus long-temps. Je reviendrai bientôt.

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Scène VII.

Le PETIT-POUCET, PIERROT, JAVOTTE, JANNETTE.
Le PETIT-POUCET.

Allons, Javotte, Jannette, mangez, mangez.

JAVOTTE.

Ah ! mon frere, je ne pourrai jamais.

JANNETTE.

Pour moi, le cœur me bat trop fort.

Le PETIT-POUCET.

Il faut bien prendre des forces, si nous sommes obligés de nous enfuir.

JANNETTE.

Oui, & les loups ?

PIERROT.

Nous n’en trouverons peut-être pas. Allons, allons.

JAVOTTE.

Oui ; mais si l’Ogre nous poursuit avec ses bottes des sept lieues ?

Le PETIT-POUCET.

Hé bien ! nous nous cacherons.

JAVOTTE.

Oui ; mais il nous sentira, mon frere.

Le PETIT-POUCET.

C’est vrai ; si nous pouvions seulement sortir de la Forêt, ou bien trouver des Bucherons, ils nous défendroient !

PIERROT.

Le jour va bientôt venir.

Le PETIT-POUCET.

Oui, mettons tout cela dans nos poches, & allons-nous en sans faire de bruit.

PIERROT.

C’est bien dit.

JAVOTTE.

Hé bien ! mon frere, aidez-moi.

JANNETTE.

Et moi aussi.

Le PETIT-POUCET.

Prenez-en le plus que vous pourrez & venez. (Ils remplissent leurs poches.)

JAVOTTE.

C’est fait.

Le PETIT-POUCET.

Pierrot, marche devant, par-là ; je verrai derriere si l’Ogre ne vient pas après nous. (Ils s’en vont.)

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Scène VIII.

L’OGRE, La MERE BONNETTE.
La MERE BONNETTE.

Hé ! mon Maître, où allez-vous donc, au lieu de vous coucher ?

L’OGRE.

Mere Bonnette, apporte la lampe, je me ravise ; il vaut mieux tuer ces enfans à présent, les Ogres, mes amis aimeront mieux les manger que de manger du mouton, du veau, ou du cochon.

La MERE BONNETTE.

Mais mon Maître….

L’OGRE.

Encore ? je n’aime pas qu’on me contredise, tu le sais bien. Allons, obéis ; apporte la lampe.

La MERE BONNETTE, s’en allant.

Ah, les malheureux enfans !

L’OGRE.

Tu réponds, je crois ?

La MERE BONNETTE.

Je dis que vous l’aurez dans l’instant. (Elle va chercher la lampe.)

L’OGRE.

Qu’est-ce que ceci veut dire ? je ne les sens plus. (À la Mere Bonnette.) Veux-tu venir ?

La MERE BONNETTE, dans la maison.

C’est que la lampe est éteinte.

L’OGRE.

Comment, chienne !

La MERE BONNETTE.

Je suis tombée, pour m’être trop pressée.

L’OGRE.

Je t’irai chercher.

La MERE BONNETTE.

Notre feu est éteint, il faut que je batte le briquet.

L’OGRE.

Comment vieille sorciere ! je vais aller à toi ; attends, attends-moi.

La MERE BONNETTE.

Ah ! j’ai trouvé du feu.

L’OGRE.

Si je vas te chercher, tu t’en repentiras.

La MERE BONNETTE.

J’y suis tout-à-l’heure. (Elle paroît avec la lampe.)

L’OGRE.

Voyons, éclaire-moi. (Il cherche.) Éclaire donc bien. (En colere.) Ils n’y sont plus ; c’est toi, abominable bête, qui en es cause.

La MERE BONNETTE.

Moi ?

L’OGRE.

Oui, toi. Je ne sais qui me tient que je ne t’étrangle, oui…

La MERE BONNETTE, à genoux.

Ah ! mon cher Maître, miséricorde !

L’OGRE.

Leve-toi, & donne-moi mes bottes de sept lieues, tout-à-l’heure.

La MERE BONNETTE.

J’y vais. (En s’en allant.) Comment faire ?

L’OGRE.

Oui, sûrement, c’est elle. (À la Mere Bonnette.) Viendras-tu ?

La MERE BONNETTE, revenant avec les bottes.

Je les tiens.

L’OGRE.

Allons donc. (Il met ses bottes.) Si je ne les trouve pas, tu seras mangée à mon retour.

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Scène IX.

La MERE BONNETTE.

Ah ! mon Dieu, que je suis malheureuse ! Si je pouvois m’enfuir avec ces enfans ; mais s’il me rencontroit, il les feroit mourir encore plutôt, sûrement. Rentrons, rentrons.

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Scène X.

Le PETIT-POUCET, PIERROT, JAVOTTE, JANNETTE.
PIERROT.

Par ici, par ici.

JAVOTTE.

Ah, mon Dieu ! mon frere, que je suis lasse !

JANNETTE.

Et moi aussi.

Le PETIT-POUCET.

Paix donc, paix donc.

PIERROT.

Voilà le jour qui vient.

Le PETIT-POUCET.

Tant-mieux. Je crois voir une caverne, il faut y entrer & nous y cacher, en attendant qu’il soit jour tout-à-fait.

PIERROT.

Allons, je le veux bien.

Le PETIT-POUCET.

Entrez, mes sœurs, toi, Pierrot, après ; & moi je me tiendrai à la porte, pour voir s’il ne viendra rien : avec ces pierres à fusil, je ferai peur aux loups. (Ils entrent tous dans la caverne.) J’entends quelque chose. Ne remuez pas.

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Scène XI.

JANNETTE, Le PETIT-POUCET, PIERROT, JAVOTTE, dans la caverne, L’OGRE.
L’OGRE.

Où sont-ils, où sont-ils ? J’étranglerai cette chienne de vieille. J’ai fait plus de quatorze cent lieues, je n’en puis plus ! je meurs d’envie de dormir. Couchons-nous là, je trouverai toujours bien ces enfans. (Le Petit Poucet fait signe aux autres enfans de ne pas revenir. L’Ogre s’endort & ronfle.)

Le PETIT-POUCET, s’avançant.

Je le crois bien endormi.

PIERROT.

Oui, il ronfle bien fort.

Le PETIT-POUCET.

Pierrot, viens ; ôtons-lui ses bottes de sept lieues ; s’il ne s’éveille pas, nous les cacherons dans la caverne, & il ne pourra plus nous poursuivre.

PIERROT.

Je le veux bien.

Le PETIT-POUCET.

Mes sœurs, restez-là.

PIERROT.

Va bien doucement.

Le PETIT-POUCET.

Oui, oui.

PIERROT.

En voilà une.

Le PETIT-POUCET.

Et voilà l’autre.

PIERROT.

Cachons-les dans la caverne, nous nous en irons après, s’il dort toujours. (Ils portent les bottes dans la caverne.)

L’OGRE, s’éveillant.

Je ne saurois dormir. Allons, allons, il faut que je les cherche encore. (Il s’en va.)

Le PETIT-POUCET.

Le voilà parti. Il faut rester ici, & mettre des branches devant la caverne, pour qu’il ne la voie pas, s’il revient. (Ils mettent des branches.)

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Scène XII.

GUILLAUME, PERRETTE, Le PETIT-POUCET, PIERROT, JAVOTTE, JANNETTE, cachés dans la caverne.
PERRETTE.

Pour cela, Guillaume, nous avons eu grand tort de ne pas confier notre malheur au Seigneur.

GUILLAUME.

Oui, puisqu’il nous a envoyé de l’argent, dès qu’il l’a sçu.

PERRETTE.

Comment n’avions-nous pas pensé qu’il nous soulageroit ?

GUILLAUME.

Il est vrai que nous devions bien nous en douter, connoissant son bon cœur.

PERRETTE.

Va, nous ne serons plus à plaindre, si nous retrouvons nos enfans. C’est ici, je crois, que nous les avions laissés ?

GUILLAUME.

Oui ; mais j’ai bien peur qu’il ne leur soit arrivé quelque accident.

PERRETTE.

Pour moi, je jure de ne rien manger qu’avec eux, quand je les aurai retrouvés.

GUILLAUME.

Il m’a été impossible à moi, d’y penser à manger.

PERRETTE.

Hélas ! ils meurent peut-être de faim actuellement !

GUILLAUME.

Si les loups les avoient dévorés !

PERRETTE.

Comment as-tu pu consentir que nous les abandonnassions comme cela, dans le plus épais de la forêt ?

GUILLAUME.

N’est-ce pas toi qui l’as voulu ?

PERRETTE.

Mais, n’étois-tu pas le maître ? Il faut être bien inhumain, pour songer à exposer ainsi ses enfans !

GUILLAUME.

Dis donc toujours la même chose. Au lieu de les pleurer, continuons à les chercher.

PERRETTE.

Hélas, où sont mes pauvres enfans ! Mes pauvres enfans, où êtes-vous ?

LES QUATRE ENFANTS.

Nous voilà, nous voilà. (Ils sortent de la caverne.)

PERRETTE.

Hé ! mon Dieu, mes chers enfans, que je suis aise de vous voir ! (Elle embrasse Pierrot & Jannette.)

GUILLAUME.

N’êtes-vous pas bien las, n’avez-vous pas bien faim ? (Il embrasse le Petit-Poucet & Javotte.)

PERRETTE.

Comme te voilà fait, Pierrot ! & toi, Jannette !

GUILLAUME.

Petit Poucet, Javotte, n’avez-vous pas eu bien peur ?

Le PETIT-POUCET, JAVOTTE.

Oh, pour cela oui, mon Papa.

PIERROT.

Nous avons trouvé un Ogre, qui vouloit nous manger.

PERRETTE.

Je vous le disois bien. Les pauvres enfans !

GUILLAUME.

Allons, allons, venez-vous en chez nous.

Le PETIT-POUCET.

Vous ne nous perdrez plus ?

GUILLAUME.

Oh, pour cela non ; je vous en réponds.

PERRETTE.

Oui, j’ons eu trop d’inquiétudes & de regrets.

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Scène XIII.

LES ACTEURS PRÉCÉDENTS, La RENTRÉE, La BRISÉE.
La RENTRÉE.

Ah, ah ! vous voilà de bonne heure au bois, Guillaume ?

GUILLAUME.

Oui, & vous ? est-ce que vous chassez déjà à cause de la fête du Seigneur ; car on dit que vous avez bien du monde au Château, aujourd’hui.

La BRISÉE.

Il est vrai.

PERRETTE.

Oui, mais cela ne l’a pas empêché de penser à nous, le Seigneur.

La RENTRÉE.

Oh ! je croyons bien, il pense à tout lui.

La BRISÉE.

Oui, mais ce n’est pas cela ; c’est que j’ons enfin attrapé l’Ogre ; parce qu’il n’avoit pas ses bottes de sept lieues.

Le PETIT-POUCET, avec joie.

Quoi ! il est pris ?

La BRISÉE.

Enchaîné & en prison, où il demeurera toujours.

Le PETIT-POUCET.

Mon frere, nous avons bien fait de lui voler ses bottes.

La RENTRÉE.

Quoi ! c’est vous autres ?

PIERROT.

Oui, parce qu’il couroit après nous, pour nous manger.

La BRISÉE.

Ah ! le coquin ! & savez-vous où il demeuroit ?

Le PETIT-POUCET.

Oui ; tenez, voilà sa maison.

La RENTRÉE.

Allons ; c’est bon. (Il frappe à la porte.)

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Scène XIV.

LES ACTEURS PRÉCÉDENTS, La MERE BONNETTE, ouvrant la porte.
La RENTRÉE, à la mère Bonnette.

C’est vous justement que nous cherchons.

La MERE BONNETTE.

Hé ! Messieurs, pourquoi faire ?

La BRISÉE.

Pour aller en prison, pour avoir demeuré avec l’Ogre, qui est pris enfin.

La MERE BONNETTE, avec joie.

L’Ogre est pris ?

La RENTRÉE.

Oui, oui ; allons en prison.

La MERE BONNETTE, pleurant.

Moi, en prison ?

Le PETIT-POUCET.

Ah ! la Rentrée, il ne faut pas lui faire de mal.

La RENTRÉE.

Comment ! pourquoi cela ?

PIERROT.

C’est qu’elle a empêché l’Ogre de nous manger.

JAVOTTE.

Ah ! c’est bien vrai, cela.

JANNETTE.

Oui, c’est bien vrai, bien vrai.

La BRISÉE.

Oh ! mais, qu’elle vienne toujours avec nous ; car en ce cas-là le Seigneur la récompensera.

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Scène XV.

LES ACTEURS PRÉCÉDENTS, BOURGUIGNON, BEAUVAIS.
BEAUVAIS.

Eh ! dites donc, Guillaume & Perrette, vous vous faites bien chercher.

GUILLAUME.

Pourquoi faire ?

BOURGUIGNON.

Le Seigneur a appris que vous aviez perdu vos enfans ; il est bien en colere contre vous.

PERRETTE.

Et qu’est-ce qui lui a dit cela ?

BEAUVAIS.

Ce sont des paysans qui vous ont rencontrés, à qui vous avez demandé s’ils ne les avoient pas trouvés dans la forêt.

GUILLAUME.

Nous en avons bien été fâchés, Beauvais, vous pourrez bien lui dire.

PERRETTE.

Oui, Bourguignon ; je vous en prie, dites-lui que cela ne nous arrivera plus.

BOURGUIGNON.

Oh ! je le crois bien ; car il veut se charger de les faire élever, & puis après, de leur faire apprendre un métier à chacun.

GUILLAUME, PERRETTE.

Ah, le bon Seigneur ! Ah, le bon Seigneur !

La RENTRÉE.

On a bien raison de l’aimer dans le Village.

BEAUVAIS.

Dans le Village ? oh ! dis aussi à la Ville, par-tout, par-tout où on le connoît.

PERRETTE.

Allons, Guillaume, allons le remercier, & jouir du plaisir de lui devoir notre bonheur, & celui de nos enfans.


Fin du trente-septième Proverbe.
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37. Ce que Dieu garde est bien gardé.