Proverbes dramatiques/L’Aveugle avare

Explication du Proverbe :

Proverbes dramatiquestome VII (p. 161-185).


L’AVEUGLE
AVARE.

QUATRE-VINGT-HUITIEME PROVERBE.


PERSONNAGES.


M. SAVONEAU, Barbier.

JANNETON, fille de M. Savoneau.

TATONET, Aveugle demandant l’aumône.


La Scene est dans la rue & dans la boutique de M. Savoneau.

Scène premiere.

M. SAVONEAU, ouvrant sa boutique.

Il ne fait pas vilain, ce matin. Eh bien, on disoit hier au soir qu’il pleuvroit. Ah çà, voyons par où je commencerai : ah, par la perruque de notre voisin le Peintre des Boulevards. Où diable est-elle ? il me semble que je l’avois mise à un clou. Bon, la voilà à terre ; pourvu que les rats n’en aient rien mangé. Mettons-la un peu sur la tête. (Il la met sur une tête à perruque, & il l’examine.) Ah ! il n’y a guère que du toupet de dégarni ; il m’en coûtera seulement un peu plus de pommade. (Il peigne la perruque.) S’il avoit fallu en donner une autre, j’aurois été bien embarrassé ; car je n’ai, ma foi, pas le sol. (Il appelle.) Janneton, Janneton ? Elle dort encore, au lieu de se lever. Janneton, Janneton ? Voyez si elle répondra. Janneton ?

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Scène II.

M. SAVONEAU, JANNETON, sans paroître.
JANNETON.

Mon père.

M. SAVONEAU.

Eh bien, est-ce que tu n’es pas encore levée, vilaine paresseuse ?

JANNETON.

Tout-à-l’heure.

M. SAVONEAU.

Si je vas te chercher, je te donnerai un coup de peigne dont il te souviendra long-temps.

JANNETON.

Ah mon Dieu ! il ne faut pas tant vous fâcher, il n’est pas encore si tard, & la foire n’est pas sur le pont, apparemment.

M. SAVONEAU.

Ah ! je te ferai raisonner, il y a une heure que tu devrois être levée ; puisqu’il va sonner cinq heures dans un moment.

JANNETON.

Eh bien, ce n’est pas tant que six.

M. SAVONEAU.

Je sais bien pourquoi tu as tant d’envie de dormir, & que tu ne me réponds pas.

M. SAVONEAU.

Puisque vous le savez, je n’ai que faire de vous l’apprendre.

M. SAVONEAU.

Oui, oui, je le sais, je te le dirai ; mais je ne veux pas que tu dormes pendant ce temps-la.

JANNETON.

Mais qu’est-ce que cela vous fait que je dorme, ou non ?

M. SAVONEAU.

Et si tu dors, qu’est-ce qui racommodera ce linge à barbe, en cas qu’il me vienne des pratiques de bonne heure ?

JANNETON.

Ils n’auront qu’à vous prêter leur mouchoir.

M. SAVONEAU.

Veux-tu bien finir, & te lever ? Je perds patience à la fin.

JANNETON.

Eh bien, nous la ferons afficher.

M. SAVONEAU.

Je m’en vais monter là-haut, tu verras…

JANNETON.

Ah ! mon Dieu ! mon cher pere, ne vous donnez pas cette peine là.

M. SAVONEAU.

Parle moi par la fenêtre, je verrai bien si tu es levée.

JANNETON, à la fenêtre, s’habillant.

Me voilà, me voilà. Qu’avez-vous à me dire, voyons ?

M. SAVONEAU.

Que la conduite me déplaît premiérement, & d’un.

JANNETON.

Et qu’est-ce que c’est donc que je fais ?

M. SAVONEAU.

Je n’en sais rien ; mais…

JANNETON.

Est-ce que je ne suis pas une honnête fille ?

M. SAVONEAU.

Une honnête fille n’a pas un amoureux sans le consentement de son pere, & ne jase pas toute la nuit par la fenêtre avec un garçon.

JANNETON.

Eh ! qui est-ce qui vous a dit cela ?

M. SAVONEAU.

On n’a pas eu besoin de me le dire, je l’ai entendu, & j’ai bien reconnu sa voix,

JANNETON.

La voix de qui ?

M. SAVONEAU.

De Pierre Dumoulin.

JANNETON.

Eh bien, puisque vous le savez, vous ne savez pas tout ; car je vous dirai que je n’en aurai jamais d’autre pour mari.

M. SAVONEAU.

Cela est aisé à dire ; mais…

JANNETON.

Et pourquoi n’y consentiriez-vous pas ? il a du bon bien.

M. SAVONEAU.

C’est à cause de cela que je crois qu’il se moque de toi, puisque tu n’as rien.

JANNETON.

Quand on s’aime, on est toujours heureux.

M. SAVONEAU.

Ah ! oui, dis-moi cela à moi, qui avois enlevé ta mere à Vaugirard, & qui avons pensé mourir de faim à Meudon, parce que nous n’avions d’argent ni l’un ni l’autre.

JANNETON.

Mais vous convenez que Pierre Dumoulin en a ; il en aura pour nous deux.

M. SAVONEAU.

Et si la mère Dumoulin ne consent pas qu’il t’épouse, elle ne lui donnera pas le sol ; elle aime l’argent elle.

JANNETON.

Il dit que cela ne lui fait en rien.

M. SAVONEAU.

Oui ; mais cela me fait à moi, & je ne veux pas vous voir dans la misere le lendemain de votre mariage.

JANNETON.

Mais, mon pere…

M. SAVONEAU.

Si tu veux épouser Pierre Bumoulin, attends que nous soyons assez riches pour que sa mere y contente.

JANNETON.

Allons, je vois bien que vous voulez que je sois malheureuse.

M. SAVONEAU.

Ne pleure pas, habille-toi, & laisse-moi rêver à tout cela. (à lui-même, bas.) Je crains que ces enfants-là ne fassent quelque sottise ; comment faire ? Pauvreté n’est pas vice ; mais la mère Dumoulin n’entendra rien à tout cela. Si j’avois quelque ami à qui je pusse emprunter… Oui, mais il faut rendre ; il n’y a que les mendiants à qui on prête tous les jours, & qui ne rendent jamais. Je crois que j’entends un aveugle : cet homme-là est assurément plus heureux que moi.

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Scène III.

TATONET, M. SAVONEAU.
TATONET.

Je pense que j’arrive bientôt à la place que j’envie depuis long-temps. (Il tâte avec son bâton, Il s’assied sur une pierre.) M’y voilà. Je ne crois pas que je la rende aisément. Mais je n’entends rien : est-ce qu’il ne seroit pas jour ? Ecoutons, l’heure sonne : deux, trois, quatre. Il n’est que quatre heures ; je ne m’étonne pas, personne n’est levé ; en ce cas-là on ne me verra pas. J’ai envie de compter mon argent, & de le mettre, comme à l’ordinaire, dans la coëffe de mon chapeau.

M. SAVONEAU.

Ah ! ah ! voyons un peu cela.

TATONET.

J’avois, hier au soir, cent bons louis d’or, (il compte) dix, vingt, hum, hum ; les voilà bien tous. J’ai bien imaginé de les mettre dans mon chapeau ; parce que si l’on fouille dans ma poche, on n’y trouvera rien. (Il met son chapeau sur sa tête.)

M. SAVONEAU.

Et ce coquin-là demande l’aumône avec tout cet argent-là ! Je veux au moins en avoir ma part ; je ne lui ferai aucun tort, puisqu’il ne s’en sert pas.

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Scène IV.

TATONET, JANNETON, M. SAVONEAU.
JANNETON.

Mon pere, me voilà. Où est ce linge à barbe ?

M. SAVONEAU.

Ecoute-moi, n’as-tu pas là un jupon de laine ?

JANNETON.

Oui, pourquoi faire ?

M. SAVONEAU.

Donne-le moi.

JANNETON.

Il faut donc que je me déshabille.

M. SAVONEAU.

Qu’est ce que cela fait ? Un jupon de plus ou de moins : il ne fait pas froid.

JANNETON.

Non.

M. SAVONEAU.

Et puis, avec ton amour…

JANNETON.

Vous vous moquez de moi. (Elle lui donne son jupon.)

M. SAVONEAU.

Tu verras, tu verras. (Il passe ses bras dans les fentes des poches du jupon.)

JANNETON.

Qu’est-ce que vous faites donc ?

M. SAVONEAU.

Ne t’embarrasse pas. Donne-moi mon bâton d’épine.

JANNETON.

D’épine ? le voilà.

M. SAVONEAU.

Allons, regarde à présent. (Il sort de sa boutique, & prend un grand tour, en tâtant le pavé avec son bâton.)

TATONET.

J’entends quelqu’un : c’est un aveugle aussi ; s’il alloit vouloir me disputer ma place. Nous verrons, nous verrons.

M. SAVONEAU.

Il me semble qu’il y a plus loin aujourd’hui de chez nous à ma place, qu’à l’ordinaire.

TATONET.

Oui, oui, ta place.

M. SAVONEAU.

Je sens que m’y voilà bientôt. Oui, c’est ici. (Il s’assied sur Tatonet.) Qu’est-ce que c’est donc que cela ? Un chien ? allons, hou ; veux-tu bien t’en aller ?

TATONET.

Non, non, je ne suis pas un chien, & je ne m’en irai pas.

M. SAVONEAU.

Tu ne t’en iras pas ? Et qui es-tu donc ?

TATONET.

Un aveugle comme toi.

M. SAVONEAU.

Un aveugle comme moi ; je parie que non.

TATONET.

Je te dis que je suis aveugle ; & quand je ne le serois pas, je suis venu le premier, & la place est à moi.

M. SAVONEAU.

C’est ce que nous allons voir.

TATONET.

Je te donnerai de mon bâton.

M. SAVONEAU.

Et moi je te donnerai du mien par-tout où je pourrai, je t’en réponds.

TATONET.

Prends garde à toi, je te tiens. Voyons si tu pourras me donner de ton bâton.

M. SAVONEAU.

Je te ferai bien me lâcher. (Il jette son chapeau à terre, & Tatonet le lâche.)

TATONET.

Qu’est-ce que c’est donc que cela ? Où est mon chapeau ? (Il se baisse, & Savoneau lui donne un coup de bâton sur le dos. Tatonet s’écrie :) Ah ! coquin ! (Il le frappe ou croit le frapper, & attrape le mur, qui lui fait tomber son bâton de la main.)

SAVONEAU, ramassant le bâton, crie :

Ah je suis mort ! (& il rentre chez lui.)

TATONET.

Diantre ! l’aurais-je tué ? Où fuir, & comment sans bâton ? Allons le long du mur. Je n’entends rien ; il ne peut être mort entiérement du coup, & je l’entendrois se plaindre : il s’en est allé assurément. Cherchons mon chapeau & mon bâton. (Il cherche à quatre pattes.)

M. SAVONEAU, bas à Janneton.

Tu as bien entendu, fais ce que je t’ai dit.

JANNETON.

Oui, mon père.

TATONET, trouvant le chapeau de Monsieur Savoneau.

Ah ! voilà mon chapeau. (Il le met sur sa tête.) Eh, mon Dieu, non ; je suis volé, ruiné. (à genoux.) Messieurs, Mesdames, n’y a-t-il personne de vous assez charitable pour rendre à un pauvre aveugle son chapeau & son bâton qu’il a perdus ?

JANNETON.

Qu’est-ce que c’est donc que vous demandez ? Vous avez votre chapeau sur votre tête.

TATONET.

Eh non, ma chère Demoiselle.

JANNETON.

Mais croyez-moi, je ne suis pas aveugle, je le vois bien.

TATONET.

Oui, Mademoiselle, j’ai un chapeau ; mais ce n’est pas le mien.

JANNETON.

Qu’est-ce que cela fait ? il vaut peut-être le vôtre, & vous êtes sûr de ne pas aller nue tête.

TATONET.

Mais, Mademoiselle, c’est qu’il y avoit de l’argent dans mon chapeau.

JANNETON.

Quelques liards, sans doute ? On vous en donnera d’autres.

TATONET.

Eh non, Mademoiselle.

JANNETON.

Quoi ! il y avoit de l’argent blanc ?

TATONET.

Non ; mais…

JANNETON.

Des pièces de deux sols, de six liards, apparemment.

TATONET.

Eh non, Mademoiselle ; c’étoient des louis d’or.

JANNETON.

Des louis d’or ! Allons, vous vous moquez de moi ; vous imaginez-vous que je croirai que vous aviez des louis dans votre chapeau, pour engager les gens qui passent à vous faire la charité. Ah ! pardi, en voilà d’une bonne.

TATONET.

Mais on ne les voyoit pas, ils étoient dans une petite poche qui est dans le chapeau.

JANNETON.

Attendez donc, combien y en avoit-il ?

TATONET.

Cent. En auriez-vous connoissance ?

JANNETON.

Oui, vraiment.

TATONET.

Ah ! ma chère Demoiselle, que je vous aurai d’obligation, si vous vouliez me les faire rendre !

JANNETON.

Et que me donnerez-vous ?

TATONET.

Je dirai tous les jours une oraison pour vous.

JANNETON.

Cela ne suffit pas ; & si vous voulez me donner cinquante louis, je vous ferai rendre le reste.

TATONET.

Non, Mademoiselle, je veux tout avoir.

JANNETON.

Allons donc, un homme qui demande sa vie n’a pas besoin d’avoir tant d’argent ; c’est voler les pauvres.

M. SAVONEAU, dans sa boutique.

Oh le vilain avare ! Ne lui faites rien rendre, Mademoiselle.

TATONET.

Ah ! je vous y forcerai bien ; & je ne vous laisserai pas aller que je n’aie mes cent louis.

JANNETON.

Voulez-vous bien me laisser ; je vais crier au guet.

TATONET.

Je ne vous lâcherai point.

JANNETON, criant.

Au guet, au guet.

M. SAVONEAU, avec une petite voix.

Ah ! voilà Monsieur le Commissaire. (Il sort de sa boutique.)

TATONET.

Tant mieux. Je m’en vais lui faire ma plainte.

M. SAVONEAU, d’une voix de Commissaire.

Qu’est-ce que c’est donc que tout ce bruit-là ?

JANNETON.

Monsieur le Commissaire, c’est ce vilain aveugle qui veut me retenir de force.

M. SAVONEAU.

Comment, au milieu de la rue ! Allons, allons, je vais le faire mener en prison.

TATONET.

Mais, Monsieur le Commissaire, je vous prie de m’écouter.

M. SAVONEAU.

Allons, commencez par lâcher cette fille. (Il se retourne.) Songez, vous autres, à préparer vos menotes. (d’une autre voix.) Oui, Monsieur le Commissaire.

TATONET.

Mais, Monsieur le Commissaire…

M. SAVONEAU.

Qu’est-ce que vous avez à dire ? Est-ce qu’on prend comme cela quelqu’un de force ?

TATONET.

Mais, Monsieur, je suis volé.

M. SAVONEAU.

Vous avez volé cet aveugle, Mademoiselle ?

JANNETON.

Non, Monsieur. Il le sait bien.

TATONET.

Je ne dis pas que ce soit elle qui m’ait volé, Monsieur le Commissaire ; mais elle sait qui a mon chapeau, que j’ai perdu.

M. SAVONEAU.

Voilà bien du bruit pour un chapeau de perdu.

TATONET.

Il y avoit cent louis dedans ; & elle dit qu’elle me les fera rendre, si je veux lui en donner cinquante pour elle.

M. SAVONEAU.

Est-il vrai, Mademoiselle ?

JANNETON.

Oui, Monsieur, j’ai dit cela.

M. SAVONEAU.

Et pourquoi voulez-vous avoir ces cinquante louis ?

JANNETON.

Pour me marier, Monsieur le Commissaire. Je ne lui ferai point de tort ; il n’en a pas besoin, puisqu’il demande l’aumône.

TATONET.

Monsieur le Commissaire, je l’épouserai, si elle veut me rendre le tout.

M. SAVONEAU.

Qu’avez-vous à dire à cela, Mademoiselle ?

JANNETON.

Que je ne veux pas épouser un vilain trucheur comme celui-là.

M. SAVONEAU.

Si ce n’est que cela qui vous arrête, il ne demandera plus l’aumône.

TATONET.

Je ne demanderai plus l’aumône ?

M. SAVONEAU.

Non sûrement. Il n’y a que ceux qui ont un véritable besoin, à qui il est permis de la demander.

TATONET.

Ah ! Monsieur le Commissaire, je vous demande bien pardon ; mais, au nom de votre bienheureux patron, ce grand ami de Dieu, ne me faites pas ôter la permission de demander l’aumône.

M. SAVONEAU.

A quoi vous déterminez-vous ?

TATONET.

A faire tout ce que vous voudrez, pourvu qu’on me rende mon argent.

M. SAVONEAU.

Allons, cela est bon ; mais voilà mon clerc. Qu’est-ce qu’il y a, Monsieur Pinçon ? (d’une autre voix.) Monsieur le Commissaire, c’est un aveugle qui a été assassiné par un de ses camarades, & qui a dit que ce chapeau appartenoit à son assassin.

TATONET, à part.

Ah ! mon Dieu ! que je suis malheureux !

M. SAVONEAU, de la voix du clerc.

Et il y a cent louis dans ce chapeau. (reprenant la voix du Commissaire.) Qu’est-ce que cela veut dire ?

JANNETON.

Monsieur le Commissaire, ce n’est pas moi qui vous ai dit qu’il l’avoit tué.

M. SAVONEAU.

Un moment, un moment ; ceci devient sérieux. (à Tatonet) Comment vous appellez-vous, mon ami ?

TATONET.

George Tatonet, Monsieur.

M. SAVONEAU.

Ecrivez, mon clerc. Reconnoissez-vous ce chapeau-là pour avoir été à vous ?

TATONET.

Non, Monsieur.

M. SAVONEAU.

Ces cent louis ne vous appartiennent donc pas ?

TATONET.

Pardonnez-moi, Monsieur.

M. SAVONEAU.

Mais les cent louis ne vont point sans le chapeau ; & il faut que vous preniez le chapeau comme vous appartenant, si les cent louis sont à vous.

TATONET.

Eh bien, je prendrai aussi le chapeau, Monsieur le Commissaire.

M. SAVONEAU.

Puisque vous reconnoissez que le chapeau & les cent louis vous appartiennent, vous voilà convaincu du crime d’avoir assassiné l’homme qui vient de mourir.

TATONET.

Mais, Monsieur, ce n’est pas ma faute s’il est mort d’un coup de bâton que j’ai donné en l’air.

M. SAVONEAU.

Par le procès-verbal, il est dit que c’étoit pour avoir sa place dans cette rue.

TATONET.

Je ne savois pas que ce fût sa place.

M. SAVONEAU.

Vous n’en serez pas moins pendu.

TATONET, pleurant.

Je serai pendu !

M. SAVONEAU.

Sûrement.

TATONET, pleurant.

Ah ! Monsieur le Commissaire, ne pourriez-vous pas empêcher que ce malheur-là ne m’arrive ?

M. SAVONEAU.

Attendez. Eloignez-vous, vous autres. Ecoutez-moi : l’autre aveugle est mort ; abandonnez le chapeau & les cent louis, & l’on écrira dans la déposition qu’ils n’étoient pas à vous.

TATONET.

Mais qui les aura ?

M. SAVONEAU.

Cette fille, qui savoit que vous aviez tué cet aveugle, & qui n’a pas déposé contre vous.

TATONET.

Est-ce que sur sa déposition je serois pendu ?

M. SAVONEAU.

Assurément.

TATONET.

Mais si elle vouloit se contenter de cinquante louis.

M. SAVONEAU.

Elle ne pourroit pas se dispenser de dire que les cinquante autres & le chapeau sont à vous.

TATONET.

Elle ne le pourroit pas ?

M. SAVONEAU.

Non vraiment.

TATONET.

Mademoiselle, rendez-moi ce service-là, je vous en prie.

JANNETON.

Je ne sais pas les affaires, & je ne peux faire que ce que Monsieur le Commissaire dira.

TATONET.

Je vous en donnerai soixante.

M. SAVONEAU.

Cela ne suffit pas : il faut donner le tout.

TATONET, pleurant.

Le tout !

M. SAVONEAU.

Oui ; mais on vous rendra votre chapeau.

JANNETON.

Et même votre bâton.

TATONET, pleurant.

Mon chapeau & mon bâton !

M. SAVONEAU.

Oui.

TATONET.

C’est là tout ce que j’aurai ?

M. SAVONEAU.

Non, vous aurez encore la permission de demander toujours l’aumône.

TATONET.

Allons, ce n’est pas tout perdre.

M. SAVONEAU.

Vous donnez ces cent louis à Mademoiselle ?

TATONET.

Il le faut bien, puisque je ne peux pas les reprendre sans être pendu.

JANNETON.

Monsieur, je vous suis bien obligée.

M. SAVONEAU.

Adieu, mon ami ; une autre fois soyez plus sage.

TATONET.

Ou moins malheureux.

M. SAVONEAU à Janneton.

Nous, allons chez la mère Dumoulin ; je suis sûr à présent de son consentement pour que son fils t’épouse, en voyant quelle est ta dot. Ils s’en vont.

TATONET.

Maudite soit l’envie qui m’a pris d’avoir cette chienne de place ; je réponds bien de ne jamais passer par cette sorciere de rue tant que je vivrai.

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88. On obtient par adresse ce qu’on ne peut obtenir par force.