Proudhon - Du Principe fédératif/III,8

Du Principe fédératif
Troisième partie
Chapitre VIII.
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CHAPITRE VIII.


Du Serment politique.


La question du serment politique est une des plus délicates que puisse se proposer un publiciste.


Le serment a quelque chose de sacramentel qui le distingue essentiellement de toute autre promesse, obligation ou engagement, tacite ou formel. Ainsi, en mariage, le serment est requis des époux, parce que l’obligation qu’ils contractent en se dévouant l’un à l’autre ne résulte pas du seul fait de cohabitation et de la promesse d’amour mutuel, et que sans le serment, prêté devant le magistrat assisté de témoins, ni eux ni personne ne pourrait dire si le pacte qui les unit est vœu de mariage ou convention de concubinat. Quand même on abolirait la formalité de la comparution des fiancés par-devant l’officier civil, et qu’on déclarerait le serment suffisamment acquis par le contrat de mariage précédé des publications légales et suivi de cohabitation, le serment n’en existerait pas moins. Il serait censé avoir été prêté. La peine qu’on aurait prise de pourvoir au défaut de la cérémonie en prouverait l’essentialité. Ce serait comme le billet de banque, qui sert en guise de monnaie, mais qui ne fait que témoigner de l’importance même de la monnaie.


Dans les témoignages, les arbitrages et les expertises, le serment est également requis, et par une raison analogue. L’individu appelé comme expert, arbitre ou témoin, est censé n’avoir aucun intérêt personnel, direct ou indirect, à dire pas plus qu’à taire la vérité. Mais il peut être influencé par l’amitié, la haine, la crainte ; il peut être séduit ou intimidé ; et le serment a pour objet de le dévouer à la vérité, en l’élevant au-dessus des considérations vulgaires, en intéressant son honneur par la crainte du parjure, et l’affranchissant de toute crainte et respect humain.


Dans le mariage, en un mot, le serment est une consécration, sacramentum, qui rend les époux inaccessibles à tous autres ; dans les cas de témoignage, arbitrage, expertise, le serment est aussi une consécration qui met le témoin, arbitre ou expert, à l’abri de tout reproche de la part des parties. Hors de ces cas spéciaux et de quelques autres, on ne jure pas. La promesse, écrite ou verbale, suffit. On ne fait pas serment de payer ses dettes, d’acquitter un billet à ordre, de remplir ses devoirs de domestique, d’employé, d’associé, de mandataire ; cela semblerait, et à bon droit, inconvenant, ridicule. Cependant le serment peut être déféré au débiteur de mauvaise foi qui soutient avoir payé sa dette et vis-à-vis duquel il n’existe pas de titre, de même qu’au créancier qui nie avoir été remboursé et dont la quittance est perdue. Dans ces deux cas, le serment est une ex-sécration par laquelle celui qui le prête se dévoue à l’infamie, si son assertion est fausse.


Les mêmes principes régissent le serment exigé des fonctionnaires publics à leur entrée en fonctions, serment qu’il ne faut pas confondre avec le serment politique ou hommage féodal, bien que, par sa teneur, il ne paraisse pas en différer.


Le juge, l’administrateur, l’officier ministériel, les agents de la force publique, jusqu’au garde champêtre, prêtent serment. Cela ne signifie pas simplement qu’ils promettent de remplir avec honneur et probité leurs fonctions, ce qui va de soi et n’a pas plus besoin de serment que l’obligation du locataire de payer son terme ; cela veut dire encore que ces fonctionnaires, ne devant faire aucune acception de personnes, sont à l’abri de toute haine ou ressentiment en suite des actes de leur ministère. Celui qui, officieusement, dans un intérêt personnel, dénonce un délit, se rend bien souvent odieux ; mais le fonctionnaire juré, dont le mandat est de veiller à l’exécution de la loi et de déférer aux tribunaux les infracteurs, est honorable. À moins qu’il n’abuse de son pouvoir pour tourmenter les innocents, il ne soulève pas de haine. D’où vient cette différence ? du serment.


D’après cela, il est aisé de voir que le serment des fonctionnaires publics, pas plus que celui exigé des époux, témoins, arbitres, etc., ne peut être rapporté au souverain, quel qu’il soit. Le fonctionnaire, en ce qui concerne l’exercice de ses fonctions, jure sur sa conscience, rien de plus. Lui faire prêter serment au prince, voire même à la nation, c’est supposer que son devoir est subordonné à un ordre supérieur ; que la justice n’est pas sa loi suprême, mais la raison d’État : ce qui rentre dans la politique machiavélique et mazzinienne et change la nature du serment.


Ceci compris, nous pouvons nous faire une idée nette du serment fait au prince, de sa portée, et des cas où il peut être requis.


Le serment politique est aussi un contrat de dévouement, par conséquent unilatéral, qui a pour but de lier le citoyen qui le prête au prince qui le reçoit par une consécration personnelle, supérieure à toute considération de fait et de droit quelconque : le prince à qui le serment est prêté étant lui-même, pour celui qui lui rend hommage, le droit personnifié, mieux encore, la source même du droit.


Dans une monarchie absolue, dans une démocratie idéaliste et unitaire, où la raison d’État est quelque chose de supérieur au droit, il est tout simple que le serment soit requis, que de plus il soit prêté entre les mains de l’homme ou de l’assemblée qui représente l’autorité publique, la raison d’État. Sous l’ancien régime, par exemple, le gouvernement était personnel, autocratique, ce dont témoignait suffisamment l’indivision du pouvoir. Le système politique s’incarnait dans le prince, empereur ou roi, lequel, venant à mourir, était électivement ou héréditairement remplacé, mais hors duquel il n’y avait rien. Supposez que le fonctionnaire, que le soldat, que le citoyen eût pu dire à cet homme : « Je ne vous connais pas ; » voilà l’État renversé, la société dissoute. Sans doute, tous ceux qui faisaient partie de la société ne prêtaient pas le serment : est-ce que les enfants prêtent serment à leur père ? Mais tous le devaient, et le jour où le souverain appelait quelques-uns d’eux pour les constituer en dignité, la dette devenait, à l’égard de ces élus, exigible.


Dans une République fédérative, où l’autorité est subordonnée, le gouvernement impersonnel, l’État fondé sur un contrat, les choses ne peuvent plus se passer de la même manière. Le serment ne peut être prêté à qui que ce soit. Ce ne sera pas au prince : le prince, en la qualité qu’il existe, président, landamman, ou tout ce qu’il vous plaira, est un fonctionnaire infériorisé ; ce ne sera pas même à la nation ni à l’assemblée de la nation, puisque la nation n’existe elle-même qu’en vertu du pacte, qu’elle se compose d’États indépendants, égaux en dignité, qui ont fait entre eux un contrat d’assurance mutuelle, contrat synallagmatique et commutatif qui exclut toute idée de serment.


On m’opposera peut-être que les fondateurs de la liberté helvétique se lièrent par serment dans la plaine du Grutli, et que plus d’une fois, dans leurs guerres nationales, les Suisses l’ont renouvelé. Mais, sans compter qu’il ne faut voir dans cet acte initial qu’une forme verbale, solennelle et passionnée d’engagement synallagmatique, ne peut-on pas dire encore que le serment du Grutli fut, comme tous les serments prêtés en pareil cas, une sorte d’ab-juration ou d’ex-sécration par laquelle les confédérés se déclaraient eux-mêmes libres de tout hommage, et formaient entre eux une société politique de nouvelle espèce, fondée sur le libre contrat ? Ici le serment est l’adieu solennel à l’anthropomorphisme politique ; c’est la réprobation du serment. Jamais les Suisses n’ont été plus sublimes qu’en renouvelant d’âge en âge cette abjuration de leurs aïeux.


De toutes ces considérations, je conclus que le serment politique est essentiellement contraire à l’esprit républicain en général, mais surtout à l’esprit fédératif. En 1848, je fus vivement choqué, je l’avoue, de la manière dont fut abolie, au nom de la République, la formalité du serment. Cette abrogation était mal motivée ; elle contenait je ne sais quoi d’indécent, de peu sincère, d’injurieux à la nation et à la République. On avait l’air de dire que depuis 89 tous les serments avaient été des parjures, qu’il était inutile de l’imposer, qu’on ne pouvait se fier à personne, que la République n’avait pas même à compter sur la fidélité de ses constituants. Et comme si l’on eût voulu continuer, sous une autre forme, cette tradition du parjure, on criait de plus belle : Vive la République ! Que n’abolissait-on ce cri aussi bien que le serment !… Notez que, par une inconséquence qui ne fut que trop bien relevée, ce même serment, aboli pour tout le monde, était, par exception, exigé du Président de la République. La vérité était que la prestation du serment est un contre-sens dans une République ; malheureusement il y avait ici quelque chose qui faussait le principe et rendait tout le monde hypocrite. La République étant unitaire, repoussant, sous le nom de Droit au travail, la fédération industrielle, supportant impatiemment le flot démocratique, admettant des principes antérieurs et supérieurs que l’on ne définissait pas et qui ouvraient la porte à l’idéalisme, on n’avait pas le droit de se dire lié par la seule vertu du contrat, et devant l’abrogation prématurée du serment la conscience nationale protestait par le cri redoublé de : Vive la République !


Dans la monarchie constitutionnelle, système hybride, équivoque, fondé à la fois sur l’autorité et sur le contrat, le serment de fidélité au prince est exigé des fonctionnaires et des représentants ; mais il l’est en même temps du prince, obligé, à son avénement, de jurer fidélité à la constitution. Là, le pouvoir est divisé quant aux catégories ministérielles, mais l’administration est centralisée ; là, le gouvernement est impersonnel, en ce sens que toute ordonnance du roi doit être contre-signée par un ministre ; mais il redevient personnel en tant que c’est le roi qui choisit les ministres, et qu’il est bien difficile qu’il n’en trouve pas, au besoin, un qui signe pour lui. Tout cela, quand on y regarde de près, est assez hétéroclyte, et l’événement l’a prouvé. Mais enfin cela se peut comprendre : c’est plus raisonnable, après tout, que la monarchie absolue ; nous avons même reconnu que de toutes les fondations de l’empirisme ç’avait été jusqu’à présent la plus heureuse. On peut donc admettre que dans une société où la monarchie est reconnue partie intégrante du système politique, concurremment avec la souveraineté du peuple, le serment peut être requis par la couronne. Monarque et sujets sont liés les uns envers les autres, comme ils l’étaient au moyen âge, mais par un pacte ou serment différent de celui du moyen âge. C’est ce que les hommes de 89 exprimèrent par la formule : La Nation, la Loi, le Roi.


Revenons maintenant à Mazzini et à sa politique.


Mazzini est l’homme de l’unité, ce qui implique, sinon tout à fait la monarchie constitutionnelle, au moins la république unitaire, essence pure de monarchie. En vertu de son principe, non-seulement Mazzini pourrait exiger de ses adhérents le serment de fidélité à la République une et indivisible, supérieure au droit et à la liberté, et dont il a fait une idole ; il pourrait même le prêter et le faire prêter à tout représentant, individuel ou collectif, de cette République, à Victor-Emmanuel, par exemple, envers qui l’on peut dire qu’il s’est engagé de son côté par serment, quand il lui a offert son concours à la condition que Victor-Emmanuel se dévouerait de son côté à l’unité. C’est à peu près ainsi que les Jacobins de Robespierre prêtèrent en 1804 serment à Napoléon, et plus tard, en 1814, à Louis XVIII. Seul le républicain fédéraliste, pour qui le gouvernement est exclusivement le produit et l’expression d’un contrat, est fondé, en logique et en droit, à refuser le serment. Le pacte fédératif et l’hommage féodal ou impérial impliquent contradiction.


Nous aurons bientôt en France des élections. Naturellement M. Fr. Morin, jacobin, mazzinien, catholique romain, admettra, n’eût-il d’autre raison, qu’en vertu du principe d’unité qui est l’âme et la raison d’État de son parti, les candidats de la Démocratie peuvent parfaitement prêter serment à l’Empereur. Ils n’ont nul besoin pour cela d’être affectionnés à sa personne ou d’approuver sa politique, pas plus qu’autrefois le royaliste, en prêtant serment, n’avait besoin d’aimer et d’estimer son roi ; pas plus que M. Thiers, entrant au ministère et prêtant serment, n’avait besoin d’être l’âme damnée de Louis-Philippe. Il suffit, aujourd’hui comme alors, que le prince soit l’expression de la pensée générale à laquelle se rallie celui qui prête serment.


Ainsi, de l’aveu de la Démocratie et de M. Frédéric Morin lui-même, d’une part la constitution française, royaliste, impériale ou démocratique, le titre et la forme n’y font rien, étant une constitution fondée sur un contrat, mais dans laquelle il entre plus d’autorité que de liberté, qui par conséquent admet, dans une certaine mesure, la personnalité du gouvernement ; d’autre part Napoléon III ayant été créé par le suffrage universel premier représentant de la nation et chef de l’État, le serment, que rien ne le force d’exiger, a pu logiquement et légalement être par lui rendu obligatoire dans ce cas, il n’y a pas de doute que tout bon démocrate ne puisse en sûreté de conscience le prêter. Entre l’opposition démocratique et Napoléon III, ne perdons pas cela de vue, il n’y a pas plus de différence qu’entre Louis-Philippe et Lafayette, Victor-Emmanuel et Garibaldi. Le refus de serment, par lequel se signalèrent les élus de la Démocratie en 1852, s’adressait à la personne du souverain, mais ne touchait pas à sa dignité. Maintenant le serment n’est plus refusé, ce qui revient à dire que la Démocratie, si elle critique la politique impériale, reconnaît en définitive le droit de l’Empereur et la consanguinité qui les unit. Elle garde son attitude d’opposition ; mais cette opposition n’est rien de plus que ce qu’en Angleterre on appelle euphémiquement Opposition de Sa Majesté.


Afin que M. Fr. Morin comprenne mieux l’importance de la question, je lui ferai observer que Mazzini, après avoir prêté serment, possède, pour le cas où il serait mécontent du prince, et toujours en vertu de sa théorie, un moyen de se libérer. Si la maxime d’État n’est pas respectée ; si, par exemple, l’unité de l’Italie, but de la Démocratie mazzinienne, n’est pas faite ; si Victor-Emmanuel se montré incapable ou mal disposé ; s’il cède aux injonctions de l’étranger, Mazzini peut déclarer le prince infidèle à la raison d’État, traître à l’unité et à la patrie, et se proclamer lui-même quitte de son serment. C’est ainsi qu’au moyen âge, lorsqu’un roi se rendait coupable de quelque atteinte à la morale publique ou domestique, aux droits de la noblesse ou à l’autorité de l’Église, il était excommunié par le Souverain-Pontife et ses sujets déliés de leur serment. Mais cette théorie de la dissolution du serment, déjà fort douteuse quand la dissolution était prononcée au nom de la société chrétienne par le chef du spirituel, et qui a soulevé les plus vives réclamations contre les papes, est bien plus reprochable encore lorsque la décision à prendre dépend uniquement de la conscience de l’individu. Ce n’est plus autre chose alors que l’application de la maxime jésuitique : Jura, perjura, etc. Car, enfin, prêter serment sous réserve, se faire juge du cas où le serment devra être tenu et de celui où il ne le sera pas, ou traiter un acte aussi grave de simple formalité : c’est, en principe, méconnaître l’essence du serment ; dans l’espèce, c’est nier le droit du prince, salué d’abord comme partie intégrante de la constitution ; c’est, en un mot et sans nécessité, se parjurer.


M. Frédéric Morin admet-il cette théorie du parjure ? Pense-t-il, avec bon nombre de démocrates, que l’on puisse en sûreté de conscience, après avoir prêté serment de fidélité au chef de l’État, se déclarer aussitôt affranchi, sur ce motif que ledit Chef aurait manqué, par sa politique personnelle, aux conditions du pacte formé entre lui et le peuple ?


Ce n’est pas tout : délié de son serment envers Victor-Emmanuel, Mazzini peut conspirer contre le roi, le détrôner. Car Victor-Emmanuel, déclaré traître à l’unité, n’est plus le représentant de l’Italie une et indivisible ; c’est Mazzini et tous ceux qui avec Mazzini, jurant par l’unité et la nationalité, ont condamné la politique d’expectative de Victor-Emmanuel. De même que la théorie du parjure, la théorie du régicide découle de celle de l’excommunication ; elle en est une copie. En tout ceci, Mazzini et les Jacobins ne font qu’imiter les papes.


J’ai demandé à tous les Italiens de ma connaissance s’ils pensaient que Mazzini fût homme à poursuivre dans la pratique ces conséquences de sa théorie. Tous m’ont répondu que telle était leur opinion ; que c’était justement ce qui faisait le caractère, la moralité et la force de la politique de Mazzini, et que tel était le sens exact du mot jeté par lui en guise d’adieu au roi d’Italie : Nous conspirerons ! Peut-être, mais je me garderais de l’affirmer, peut-être, dis-je, la conspiration et l’assassinat politique se pourraient-ils concevoir, s’ils avaient pour but de sauver la justice, supérieure à toute raison d’État et à la patrie elle-même. Mais, sans compter que ces pratiques de la raison d’État répugnent à la justice, nous savons que la justice par elle-même n’est pas la maxime de Mazzini ; qu’elle n’était pas non plus celle d’Orsini, ni celle de l’assassin demeuré inconnu de Rossi[1]. M. Fr. Morin pense-t-il, avec tous ces sectaires, que ce qui pourrait à peine s’excuser par la nécessité de sauver la Justice, le plus grand intérêt de l’humanité, soit suffisamment légitimé par la considération d’un système, tel que par exemple l’unité mazzinienne ?


Observons que le républicain fédéraliste n’a point à se tourmenter de ces affreux cas de conscience. Pour lui, le système politique étant exclusivement contractuel, l’autorité subordonnée à la Liberté, le magistrat un être impersonnel en tant que fonctionnaire, et comme homme l’égal de tous les citoyens, il n’a de serment à prêter à personne, il manquerait à la fédération, à son droit et à son devoir, il se rendrait complice de la destruction des libertés publiques, s’il jurait. Et si les circonstances étaient telles qu’il fallût renoncer à la fédération, eh bien alors, ou il s’abstiendrait de toute participation aux affaires, dévorant ses regrets et cachant ses espérances ; ou, s’il croyait son concours nécessaire au prince et à la patrie, il tiendrait son serment.


Dernière conséquence du serment politique et de son corollaire la raison d’État. La raison d’État étant souveraine, ce n’est pas seulement contre un prince, un ministre, un écrivain, déclaré infidèle, qu’un citoyen vertueux tel que Mazzini peut se trouver investi d’une dictature vengeresse ; c’est contre les villes et les provinces, contre une population tout entière. En ce qui touche l’Italie, par exemple, telle que Mazzini a décidé qu’elle serait, l’unité est adéquate à la nationalité. Or la nationalité est au-dessus de la nation, comme l’idée est au-dessus de sa propre réalisation. De même donc que le dictateur romain, père de la patrie, seul en face de son armée coupable, avait le droit de la décimer comme parjure et la décimait en effet ; de même que les Jacobins en 93, soutenus par le peuple de Paris et les sociétés patriotiques d’une douzaine de départements, eurent le droit, en vertu de la Révolution interprétée par eux, de sévir contre la masse de la nation devenue réfractaire ; — de même Mazzini aurait le droit de traiter de rebelles tous ceux, fussent-ils vingt-cinq millions, qui résisteraient à la politique d’unité, et manqueraient au pacte mystique juré entre eux et Victor-Emmanuel ; il pourrait, en vertu de ce pacte, exterminer comme brigands les partisans de la fédération, brûler les villes, ravager les campagnes, décimer, épurer, amender tout un peuple, coupable, au dire de Mazzini, de lèse-majesté envers lui-même. N’est-ce pas ce que font depuis deux ans les Piémontais à Naples, dans les Calabres, partout où la souveraineté de Victor-Emmanuel est contestée ?


M. Frédéric Morin a-t-il quelque chose à objecter à cette déduction de la politique mazzinienne ? Qu’il pèse bien sa réponse. Je n’ai pas voulu le surprendre, et c’est pour cela que je ne déguise ni n’adoucis les propositions sur lesquelles je me permets de l’interpeller. Mais qu’il ne s’y trompe pas : cette politique unitaire que j’attribue à Mazzini, politique de raison d’État, de serment et de parjure, ne diffère absolument en rien de celle des jacobins de 93, proscrivant au nom du peuple français les six septièmes du peuple français ; c’est la même que celle du patriciat romain, s’arrogeant droit de vie et de mort sur la milice citoyenne comme sur ses enfants et ses esclaves, et déléguant ce droit au consul ; c’est celle de Moïse faisant massacrer les Israélites idolâtres dans le désert ; de l’inquisition romaine et espagnole, envoyant au bûcher tout individu coupable ou seulement soupçonné d’hérésie ; de Ferdinand et Isabelle, bannissant de leurs foyers les Juifs et les Maures ; de Catherine de Médicis exécutant la Saint-Barthélémy ; de la sainte Ligue et des Jésuites, faisant assassiner tour à tour Guillaume le Taciturne, Henri III, Henri IV, etc. C’est la politique de toute théocratie, de tout absolutisme et de toute démagogie. Seul le système fédératif, fondé sur le libre contrat, faisant en conséquence de la pure justice sa maxime souveraine, est opposé à cette politique d’incendie et de carnage.


  1. L’assassinat politique est indigène à l’Italie : on peut presque dire que ce malheureux pays n’a jamais eu d’autre manière de manifester son opposition et d’entendre la politique. L’Italie est machiavélique jusqu’au fond de l’âme. La Presse du 1er février dernier, dans un article signé A. Dumas, contenait sur ce sujet les détails les plus atroces. La justice française est parvenue à détruire dans la Corse les mœurs relativement généreuses de la vendetta ; mais qui saura détruire dans le royaume de Naples l’affreuse institution de la Camorra ? J’ose dire que le Droit fédéral peut seul triompher ici des habitudes sanguinaires d’un peuple en qui le despotisme et la superstition ont mortifié la conscience et détruit jusqu’au sens moral. À ce point de vue les fondateurs de l’Unité auront fait plus que retarder la régénération de l’Italie ; ils se seront faits les soutiens de ses plus abominables coutumes.