Proudhon - Du Principe fédératif/I,1

E. Dentu, libraire-éditeur (p. 19-24).


CHAPITRE PREMIER.


Dualisme politique. — Autorité et Liberté : opposition
et connexité de ces deux notions.


Avant de dire ce que l’on entend par fédération, il convient de rappeler en quelques pages l’origine et la filiation de l’idée. La théorie du système fédératif est toute nouvelle : je crois même pouvoir dire qu’elle n’a encore été présentée par personne. Mais elle est intimement liée à la théorie générale des gouvernements, parlons plus juste, elle en est la conclusion nécessaire.


Parmi tant de constitutions que la philosophie propose et que l’histoire montre à l’essai, une seule réunit les conditions de justice, d’ordre, de liberté et de durée hors desquelles la société et l’individu ne peuvent vivre. La vérité est une comme la nature : il serait étrange qu’il en fût autrement pour l’esprit et pour son œuvre la plus grandiose, la société. Tous les publicistes ont admis cette unité de la législation humaine, et, sans nier la variété des applications que la différence des temps et des lieux et le génie propre à chaque nation réclament ; sans méconnaître la part à faire, en tout système politique, à la liberté, tous se sont efforcés d’y conformer leurs doctrines. J’entreprends de faire voir que cette constitution unique, que le plus grand effort de la raison des peuples sera d’avoir enfin reconnue, n’est autre que le système fédératif. Toute forme de gouvernement qui s’en éloigne doit être considérée comme une création empirique, ébauche provisoire, plus ou moins commode, sous laquelle la société vient s’abriter un instant, et que, pareille à la tente de l’Arabe, on enlève le matin après l’avoir dressée le soir. Une analyse sévère est donc ici indispensable, et la première vérité dont il importe que le lecteur emporte de cette lecture la conviction, c’est que la politique, variable à l’infini comme art d’application, est, quant aux principes qui la régissent, une science de démonstration exacte, ni plus ni moins que la géométrie et l’algèbre.


L’ordre politique repose fondamentalement sur deux principes contraires, l’Autorité et la Liberté : le premier initiateur, le second déterminateur ; celui-ci ayant pour corollaire la raison libre, celui-là la foi qui obéit.


Contre cette première proposition, je ne pense pas qu’il s’élève une seule voix. L’Autorité et la Liberté sont aussi anciennes dans le monde que la race humaine : elles naissent avec nous, et se perpétuent en chacun de nous. Remarquons seulement une chose, à laquelle peu de lecteurs feraient d’eux-mêmes attention : ces deux principes forment, pour ainsi dire, un couple, dont les deux termes, indissolublement liés l’un à l’autre, sont néanmoins irréductibles l’un dans l’autre, et restent, quoi que nous fassions, en lutte perpétuelle. L’Autorité suppose invinciblement une Liberté qui la reconnaît ou la nie ; la Liberté à son tour, dans le sens politique du mot, suppose également une Autorité qui traite avec elle, la refrène ou la tolère. Supprimez l’une des deux, l’autre n’a plus de sens : l’Autorité, sans une Liberté qui discute, résiste ou se soumet, est un vain mot ; la Liberté, sans une Autorité qui lui fasse contre-poids, est un non-sens.


Le principe d’Autorité, principe familial, patriarcal, magistral, monarchique, théocratique, tendant à la hiérarchie, à la centralisation, à l’absorption, est donné par la Nature, donc essentiellement fatal ou divin, comme l’on voudra. Son action, combattue, entravée par le principe contraire, peut indéfiniment s’étendre ou se restreindre, mais sans pouvoir s’annihiler jamais.


Le principe de Liberté, personnel, individualiste, critique ; agent de division, d’élection, de transaction, est donné par l’Esprit. Principe essentiellement arbitral par conséquent, supérieur à la Nature dont il se sert, à la fatalité qu’il domine ; illimité dans ses aspirations ; susceptible, comme son contraire, d’extension et de restriction, mais tout aussi incapable que celui-ci de s’épuiser par le développement, comme de s’anéantir par la contrainte.


Il suit de là qu’en toute société, même la plus autoritaire, une part est nécessairement laissée à la Liberté ; pareillement en toute société, même la plus libérale, une part est réservée à l’Autorité. Cette condition est absolue ; aucune combinaison politique ne peut s’y soustraire. En dépit de l’entendement dont l’effort tend incessamment à résoudre la diversité dans l’unité, les deux principes restent en présence et toujours en opposition. Le mouvement politique résulte de leur tendance inéluctable et de leur réaction mutuelle.


Tout cela, je l’avoue, n’a peut-être rien de bien neuf, et plus d’un lecteur va me demander si c’est tout ce que j’ai à lui apprendre. Personne ne nie ni la Nature ni l’Esprit, quelque obscurité qui les enveloppe ; pas un publiciste qui songe à s’inscrire en faux contre l’Autorité ou la Liberté, bien que leur conciliation, leur séparation et leur élimination semblent également impossibles. Où donc me proposé-je d’en venir, en rebattant ce lieu commun ?


Je vais le dire : c’est que toutes les constitutions politiques, tous les systèmes de gouvernement, la fédération y comprise, peuvent se ramener à cette formule, le Balancement de l’Autorité par la Liberté, et vice versâ ; c’est en conséquence que les catégories adoptées depuis Aristote par la multitude des auteurs et à l’aide desquelles les gouvernements se classent, les États se différencient, les nations se distinguent, monarchie, aristocratie, démocratie, etc., ici la fédération exceptée, se réduisent à des constructions hypothétiques, empiriques, dans lesquelles la raison et la justice n’obtiennent qu’une satisfaction imparfaite ; c’est que tous ces établissements, fondés sur les mêmes données incomplètes, différents seulement par les intérêts, les préjugés, la routine, au fond se ressemblent et se valent ; qu’ainsi, n’était le mal-être causé par l’application de ces faux systèmes, et dont les passions irritées, les intérêts en souffrance, les amours-propres déçus s’accusent les uns les autres, nous serions, quant au fond des choses, très-près de nous entendre ; c’est enfin que toutes ces divisions de partis entre lesquels notre imagination creuse des abîmes, toutes ces contrariétés d’opinions qui nous paraissent insolubles, tous ces antagonismes de fortunes qui nous semblent sans remède, trouveront tout à l’heure leur équation définitive dans la théorie du gouvernement fédératif.


Que de choses, direz-vous, dans une opposition grammaticale : Autorité-Liberté !... — Eh bien ! oui. J’ai remarqué que les intelligences ordinaires, que les enfants saisissent mieux la vérité ramenée à une formule abstraite que grossie d’un volume de dissertations et de faits. J’ai voulu tout à la fois abréger cette étude pour ceux qui ne peuvent lire des livres, et la rendre plus péremptoire en opérant sur de simples notions. Autorité, Liberté, deux idées opposées l’une à l’autre, condamnées à vivre en lutte ou à périr ensemble : voilà certes, qui n’est pas bien difficile. Ayez seulement la patience de me lire, ami lecteur, et si vous avez compris ce premier et très-court chapitre, vous m’en direz après votre sentiment.