Proudhon, sa correspondance et son historien

Proudhon, sa correspondance et son historien
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 103 (p. 584-616).
P.-J. PROUDHON
SA CORRESPONDANC ET SON HISTORIEN

P.-J. Proudhon, sa vie et sa correspondance, par M. Sainte-Beuve, 1 vol. in-18, 1872.

Le public n’avait pu se défendre d’un peu de surprise en voyant, il y a quelques années, l’un des maîtres les plus éminens de la critique contemporaine, délicat entre tous, prendre pour sujet d’une série d’études empreintes de la plus visible sympathie celui de tous les représentans du socialisme qui s’était montré non-seulement le plus radical, mais le plus porté à l’invective et à la menace. Comment s’expliquer ce choix ? Avait-il été déterminé uniquement par le souvenir de quelques relations dont la littérature avait été l’occasion et comme l’intermédiaire ? M. Proudhon, à un certain moment, méditait un ouvrage de critique où il devait passer en revue tous les contemporains. Ce plan, il ne devait pas le réaliser ; mais certaines parties s’en trouvent exécutées ou esquissées, particulièrement dans un de ses derniers et plus considérables ouvrages, la Justice et la Révolution, livre qui fit scandale et encourut condamnation. Il avait voulu, en vue de ce travail littéraire et moral qui exigeait une sorte d’initiation particulière, être mis en rapport avec le critique de notre temps certainement le mieux en état de la lui donner. On sent, à la manière dont M. Sainte-Beuve nous parle de ces rapports, qu’il demeure touché de l’espèce de déférence dont l’écrivain révolutionnaire fit preuve à son égard. Il se trouva d’ailleurs par là mis à même d’étudier de plus près certains côtés généreux et vraiment humains de cette nature excessive, connue seulement du public par ses paradoxes à outrance et ses emportemens. Qui ne sait au surplus combien M. Sainte-Beuve avait peu d’effort à faire pour proclamer le talent ? Il le goûtait sous toutes les formes et au service de quelque cause que ce fût. N’avait-il pas aussi un faible pour les curiosités en tout genre ? Or Proudhon fut incontestablement une des curiosités de notre siècle, éclatante et provocante, avec une partie d’énigme restant à déchiffrer. Le critique qui n’avait pas dédaigné d’apprécier les mérites poétiques d’un Charles Baudelaire pouvait bien jeter un regard curieux sur les fleurs du mal du socialisme.

Cette explication, qui a sa part de vérité, ne serait pourtant pas suffisante sans d’autres motifs soit de circonstance, soit plus intimes encore. Avant tout, n’oublions pas la date de cette publication, qui, parue d’abord en fragmens, prend aujourd’hui la forme d’un volume avec des additions et des complémens nullement à dédaigner. C’était en 1865. On avait le sentiment de la sécurité, on répétait beaucoup que le socialisme avait désarmé. Les chefs ne comptaient plus, disait-on, que sur les lents moyens de la persuasion ; les ouvriers abandonnaient la doctrine de l’état-providence, pourvoyeur de travail et de salaires, pour mettre toute leur confiance dans la liberté économique. Ces idées devaient trouver crédit jusqu’à ce que la réouverture des clubs et les écluses de la presse lâchées vinssent faire voir combien il y avait dans cette sécurité d’illusion optimiste ; mais on n’en était pas là encore. Il y a presque toujours en France un moment où il semble qu’on rie d’avoir eu peur. On se familiarise avec les grands révolutionnaires, on leur trouve je ne sais quel charme, on leur sait gré de l’esprit qu’ils ont montré pour démolir, on les idéalise. Peu s’en fallait, aux yeux de bien des gens, que M. Proudhon ne fût un véritable titan ; c’était bien pour cela qu’il s’était donné et qu’il aimait qu’on le prît. M. Sainte-Beuve partageait ces dispositions bienveillantes à l’égard de ce qui ne lui paraissait plus redoutable ; il était redevenu libéral, et allait bientôt passer à l’opposition au moment même où le gouvernement sortait de la période autoritaire. Ainsi tout semblait tourner à l’apaisement, à cette date de 1865, en ce qui touche le socialisme, et M. Proudhon lui-même, bien près alors d’entrer dans l’éternel repos, paraissait s’être apaisé comme tout le reste. On eût dit que le vieux lion avait rentré ses griffes. Il vivait à Passy en bourgeois tranquille, marié, père de famille. Ceux qui l’approchaient disaient qu’il n’avait rien perdu de son ancienne flamme. Ses derniers écrits visent surtout à être des traités scientifiques : tels sont ses ouvrages sur la Guerre et la paix, sur le Principe du fédéralisme, sur les Majorats littéraires, sur la Théorie de l’impôt, sur la Théorie de la propriété, dont il donnait une seconde formule adoucie à quelques égards, admettant plus d’atermoiemens, quoique la même au fond dans ses élémens essentiels. On sent bien que la moindre étincelle eût remis le feu aux poudres.

Ce qui achève l’explication du livre de M. Sainte-Beuve, et ce qui en fait comme le caractère, c’est, on ne peut se le dissimuler, une sorte d’affinité sympathique qui s’étend de la personne aux idées ; non certes qu’il soit un disciple, un zélateur ; une telle pensée ne saurait venir à qui que ce soit ; mais, tout en répudiant les violences, les excès de langage, il s’intéresse à cette critique qui touche audacieusement à tant de choses, il l’approuve sur plus d’un point. Il donne raison théoriquement à la critique fondamentale de Proudhon, celle-là même qui porte sur le principe de propriété. Quelque étonnement que cette déclaration puisse causer, le célèbre écrivain n’a pas hésité à la faire. Il faut en prendre son parti : c’est un conservateur sceptique, n’attachant qu’une foi très relative à ce qui constitue la forme et le fond même de notre société, qu’il regarde comme une œuvre purement factice. Il ne reconnaît point ce qu’on nomme droit naturel. Il n’admet que l’utile, et je suis porté à croire qu’il s’exagère les conditions variables de cet utile même. Tout lui paraît pouvoir être fait ou défait soit au gré des législateurs ou du moins des idées et des passions qui dominent. Il semble que la société est pour lui un terrain mouvant où il ne s’élève que des tentes passagères.

Ce sont là, il faut l’avouer, de graves concessions, et qui le deviennent davantage si on ajoute que l’auteur de la Vie de Proudhon va jusqu’à déclarer qu’il croit le socialisme proudhonien destiné à triompher plus ou moins prochainement, non pas assurément dans son ensemble systématique, dans ses théories excessives, mais dans quelques-unes de ses lignes et dans son esprit général. Serait-il donc vrai que le socialisme, quelle qu’en soit la forme, eût en fin de compte raison ? S’il en était ainsi, à quoi ne faudrait-il pas s’attendre ? Quelle peut être aujourd’hui la durée de la résistance d’une société à laquelle manquerait la force morale, et qui serait ou se croirait dans son tort ?

M. Sainte-Beuve n’a point eu la douleur d’assister à nos cruelles épreuves. Il a disparu, laissant un vide regrettable dans la critique littéraire. Le succès de ses livres n’a pas disparu avec lui ; son influence ne s’est point affaiblie. Comment tenir pour inaperçu ce qui sort d’une telle plume malgré ce qu’on peut dire d’une compétence évidemment bien moindre en ces questions d’économie et de philosophie sociale qu’en matière littéraire ? Ce n’est pas que nous prétendions soumettre les questions soulevées par l’auteur de la Vie de Proudhon à un examen régulier ; nous préférons nous conformer à la marche même qu’a suivie M. Sainte-Beuve. La méthode du peintre des Portraits contemporains est avant tout, comme toujours, psychologique et morale. Peut-être pensera-t-on qu’elle s’applique moins naturellement à un de ces hommes d’action et de combat qui ne semblent guère faits pour être étudiés à cette tranquille lumière. Que sera-ce si l’action est d’hier, si le combat dure encore ! N’est-ce pas avoir l’air de se désintéresser un peu trop que de contempler avec ce sang-froid de savant ou cette curiosité d’artiste et armateur la lave qui n’a pas cessé d’être brûlante, le volcan qui reste en pleine éruption ? C’est une impression qu’on éprouve par instans en lisant cette biographie. Profitons cependant de ce que cette méthode d’analyse sereine qui vise à expliquer le dehors par le dedans porte en elle de vraie clarté, d’impartialité désirable. Elle jette en outre un jour saisissant sur l’esprit utopiste, dont Proudhon reste un des types les plus frappans. Cet esprit utopiste et révolutionnaire constitue une des parties caractéristiques de l’histoire morale de notre temps ; il se décèle dans cette vie, il se peint dans ces lettres, il se trahit plus d’une fois à son insu, par plus d’un trait, d’une confidence. La sévérité ne perd pas ses droits pour reconnaître certains côtés nobles et plus affectueux qu’on ne serait tenté de le croire. Voilà ce que nous voudrions mettre en relief. C’est en étudiant l’homme que nous parviendrons à comprendre ses idées et son rôle. Écoutons-le parler, écoutons aussi son bienveillant commentateur ; ne craignons pas, chemin faisant, de poser nos réserves.


I

Ce n’est pas sans raison que M. Sainte-Beuve rappelle, en y insistant un peu, les origines populaires de Pierre-Joseph Proudhon. Ces origines ont exercé sur sa destinée et sur son rôle une action que sa correspondance fera mieux apprécier. Il était né à Besançon le 15 juillet 1809. Son père était garçon brasseur ; plus tard il s’établit comme tonnelier ; il était cousin du célèbre professeur Proudhon, jurisconsulte de Dijon. Qu’on voie, si l’on veut, une influence de race et de nom dans ce mélange de rudesse qui sent le prolétaire et de subtilité juridique qui est un des traits de l’écrivain. Ce père, honnête homme, paraît avoir été une intelligence commune. C’est de sa mère, simple fille de campagne, femme héroïque, écrit un ancien ami de la famille, que l’enfant tenait ce qu’il y avait d’énergique dans son caractère. On n’a qu’à suivre ses débuts pour acquérir une nouvelle preuve que cette société, malgré ses imperfections et ses abus, n’est pas, tant s’en faut, aussi dure et fermée aux pauvres gens que Proudhon devait la représenter. Ce fut, il est vrai, une rude et laborieuse jeunesse, mais à laquelle le secours n’a jamais manqué. Dans sa première enfance, il gardait les vaches de la maison. Il a tiré de ces souvenirs une belle page où son enfance se mêle à cette nature jurassienne, page empreinte d’une sorte de poésie âpre et puissante. Il fit son apprentissage comme garçon de cave. Ces humbles circonstances n’empêchèrent pas qu’il n’ait trouvé, pour l’instruire, d’abord l’école, puis le collège, où il remportait toutes les couronnes, et pour encourager ses débuts, les récompenses et les secours d’une académie, l’académie de sa ville natale, qui, comme il le dit, lui « servit de marraine. » Avant quatorze ans, il avait lu, dévoré une quantité de livres. Il se rendait chaque jour à la bibliothèque de Besançon, et, guidé par sa curiosité, que chaque livre excitait, il demandait jusqu’à dix volumes dans une séance. L’excellent bibliothécaire, M. Weiss, lui en faisant l’observation, l’enfant, déjà peu maniable ! l’accueillit par une repartie brusque et mordante. Obligé de gagner sa vie à l’âge de dix-neuf ans, il devint ouvrier typographe ; il fit son tour de France, et bientôt devint correcteur d’imprimerie. Il a toujours gardé son livret d’ouvrier, chargé de bonnes notes, car il faisait toute besogne en conscience, détestant les fainéans et les lâches. Ce temps fut loin d’être perdu pour son éducation. « Il corrigeait, pour la maison Gauthier, les épreuves d’auteurs ecclésiastiques, de pères de l’église. Comme on imprimait une Bible, une Vulgate, il fut conduit à faire des comparaisons avec les traductions interlinéaires d’après l’hébreu. C’est ainsi qu’il apprit l’hébreu, seul, et, comme tout s’enchaînait dans son esprit, il fut amené de la sorte à des études de linguistique comparée. La maison Gauthier publiait quantité d’ouvrages de théologie ; il en vint également par ce besoin de tout approfondir, à se former des connaissances théologiques fort étendues, ce qui a fait croire ensuite à des gens mal informés qu’il avait été au séminaire. »

Cette variété d’études devait, en dehors de toute spécialité d’érudition, lui donner une certaine supériorité générale sur ses émules et sur ses adversaires. C’était à la fois la meilleure gymnastique que pût s’imposer cette intelligence acérée et comme un capital de connaissances peu communes qui devait profiter à l’examen et à la discussion. Quel qu’en ait été l’emploi ultérieur, c’était une force. Quelle nouveauté n’était-ce pas qu’un théoricien socialiste sachant du grec, de l’hébreu, de la théologie, croyant enfin que le monde ne date pas d’hier ! Il trouvera là les moyens de faire la revue historique des questions, au moins dans une certaine mesure et sous un certain point de vue systématique ; c’est plus que n’en avait fait aucun des chefs de ces écoles fondées sur le raisonnement pur étayé tout au plus de quelques réminiscences antiques. Nous n’attachons pas d’ailleurs plus d’importance qu’il ne faut à ce travail de début, à cet Essai de grammaire générale, à la fois remarquable et incomplet : il ne pouvait qu’être insuffisant ; l’auteur ne connaissait à cette date ni Eugène Burnouf, ni Guillaume de Humboldt, ni d’autres éminens linguistes qui avaient déjà produit leurs travaux. Plus tard, assidu aux cours de Burnouf et intimement lié avec M. Bergmann, le savant philologue de Strasbourg, il n’eut d’autre parti à prendre que d’oublier ce premier écrit, qu’on devait ressusciter contre lui en 1850 pour le traiter de renégat. Dans cet essai anonyme, annexé modestement à l’ouvrage de Bergier, il s’était placé au point de vue de l’auteur, c’est-à-dire au point de vue, de la tradition biblique. L’auteur de la Vie de Proudhon signale dans cet essai quelques accens et « cris étouffés » qui annoncent le futur écrivain révolutionnaire. Ainsi on remarque cette phrase que l’auteur semble jeter en passant ; après avoir dit que l’étude comparée des langues et la connaissance approfondie de leurs racines conduirait à des vues d’origine qui pourraient équivaloir, quant aux débuts de l’espèce et à ses développemens ultérieurs, à une sorte de révélation, il écrit : « Mais quand le hasard et la nécessité seraient les seuls dieux que dût reconnaître notre intelligence, il serait beau de témoigner que nous avons conscience de notre nuit, et, par le cri de notre pensée, de protester contre le destin. » On trouve aussi quelques particularités curieuses sur un second mémoire de linguistique envoyé par le jeune écrivain au concours de l’Institut pour le prix Volney. Ce mémoire avait pour titre : Recherches sur les catégories grammaticales et sur quelques origines de la langue française, et portait pour épigraphe ces mots grecs : τάζις άταζίαν διώχει, l’ordre poursuit le désordre. Le prix ne fut point donné, mais Proudhon obtint l’une des deux mentions, et le rapporteur parlait de son mémoire comme de l’œuvre d’un rare esprit.

Ne croirait-on pas assister aux débuts d’un futur membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres ? Peut-être, né dans des temps plus calmes, n’eût-il en effet révolutionné que l’érudition, comme un Beaufort ou un Niebuhr ; mais l’illusion dure peu. Même dans des travaux qui n’impliquaient par leur nature rien de tel, comme dans le mémoire sur la Célébration du dimanche, mis au concours par l’académie de Besançon, la vraie tendance commençait à se marquer plus nettement. Déjà Proudhon était pensionnaire de cette académie, qui, non sans difficultés, lui avait accordé la pension de 1,500 francs léguée par la veuve de l’académicien Suard. Ses opinions philosophiques, plus encore que ses idées politiques, moins en relief, avaient soulevé quelque objection. L’académie hésitait à couver un tel œuf. Cette pension fut pour l’homme d’études une ressource précieuse. Elle devait suffire à ses besoins matériels, d’ailleurs, on doit le dire, presque nuls ; elle remplit le vide que laissait la liquidation de son imprimerie, car il avait essayé d’une entreprise de ce genre avec un associé qui avait tristement fini par le suicide. Dans cette première période, on voit Proudhon en correspondance surtout avec M. Paul Ackermann, « grammairien et littérateur distingué, qui a laissé une noble veuve docte et poète. » On doit reconnaître avec M. Sainte-Beuve que cette correspondance privée, qui date de sa jeunesse, est à l’honneur de P.-J. Proudhon. Son désintéressement, ses sentimens élevés, sa recherche inquiète, douloureuse, des questions qui l’obsèdent, cette simplicité qui n’a pas été altérée encore par les nécessités du rôle poussant à l’exagération des effets, ces qualités mâles qu’accompagne un accent de franchise et qui n’excluent pas des mouvemens de gaîté et de verve presque joviale, se montrent dans les épanchemens de la plus intime confidence. Les côtés ironiques s’y dessinent aussi fortement, quelquefois avec cette amertume qui ne fera qu’aller croissant, mais souvent aussi avec un fonds de bonne humeur franc-comtoise. On n’en aperçoit pas moins dès le début ce qu’il y a de faussé radicalement et d’étroit dans le point de vue. Il se dit beaucoup, il répète à ses amis qu’il est du peuple. Il se croit le défenseur-né d’une classe spéciale par opposition aux autres. Il s’attribue une mission de tribun et d’apôtre. A propos de la pension, il écrit à Ackermann : « J’ai reçu les complimens de plus de deux cents personnes. De quoi croyez-vous qu’on me félicite ? De la presque certitude d’arriver aux honneurs, d’égaler, dit-on, peut-être de surpasser les Jouffroy, les Pouillet, etc. (il cite ses compatriotes du Jura). Personne ne vient me dire : — Proudhon, tu te dois avant tout à la cause des pauvres, à l’affranchissement des petits, à l’instruction du peuple ; tu seras peut-être en abomination aux riches et aux puissans ; poursuis ta route de réformateur à travers les persécutions, la calomnie, la douleur et la mort même. » Et plus loin, à la fin de cette lettre : « La foi est contagieuse ; or on n’attend plus aujourd’hui qu’un symbole avec un homme qui le prêche et qui le croie. » L’auteur de la Vie de Proudhon s’étend avec raison sur ce qu’il y a d’honorable dans ces sentimens. N’y a-t-il rien à dire pourtant sur cette illusion qui fait croire au jeune enthousiaste à la possibilité d’une sorte de révélation sociale tout à coup éclatant par la bouche d’un homme inspiré ? Quel nom donner à cette illusion lorsqu’on le voit se prendre et, presque sans hésiter, se présenter lui-même pour ce prophète prédestiné ? Nous en faisons la remarque avec d’autant plus d’insistance que personne, semble-t-il, moins que Proudhon ne devait tomber dans une pareille confusion des procédés qu’autorise la science avec ceux que met en jeu l’inspiration religieuse. Une révélation économique et sociale, presque avec éclairs et tonnerres, sur le sommet enveloppé de nuages de quelque Sinaï, une telle révélation au XIXe siècle, en plein examen, en pleine discussion, qu’est-ce que cela ? Vous figurez-vous un Adam Smith, ou, si vous voulez même, un génie bien supérieur, mais dans ces régions tout humaines, apparaissant sous les traits d’un Moïse ? Esprit sceptique et railleur, Proudhon le sentait bien quand il s’agissait des autres. Les allures de prophète en matière sociale lui étaient suspectes, antipathiques. Il s’est montré impitoyable pour les visées religieuses du saint-simonisme, pour les cosmogonies d’un Fourier ; sa propre méthode était toute critique et négative. Des deux grandes forces qui se partagent l’esprit humain, — le procédé synthétique, qui répond davantage à l’inspiration, aux conceptions d’ensemble, et le procédé analytique, qui décompose le tout en ses parties, n’aboutissant qu’à des vérités partielles dès lors, — il eut surtout le second. Il est même douteux que ses efforts de synthèse l’aient jamais mené à autre chose qu’à tout brouiller et à tout confondre. On peut excuser l’enthousiasme ; il est impossible de fermer les yeux sur ce qui s’y mêle ici d’orgueil incommensurable.

Ce serait le lieu de se demander si le langage que Proudhon tient dans sa correspondance n’exclut pas à d’autres titres encore le rôle auquel il prétend de philosophe social. Un vrai philosophe ne fait contre qui et quoi que ce soit de serment d’Annibal. C’est par un tel serment que Proudhon débute contre les riches. Un vrai philosophe, — tel du moins que nous le concevons, — ne s’occupe pas de savoir s’il est patricien ou plébéien ; né dans les rangs populaires, il s’en souvient pour être plus sympathique et plus secourable aux misères qu’il a connues, mais non pour bâtir des théories sur des ressentimens et sur un accident de naissance. La première condition pour qui veut se connaître et connaître le monde, c’est de garder son esprit libre. Malheur, je dis philosophiquement parlant, à celui qui ne sait faire de sa pensée qu’une arme de combat ! Et, puisque nous cherchons ce qu’est ou doit être un philosophe social, rappelons ce que dit là-dessus M. Sainte-Beuve ; il trace une sorte de portrait idéal d’un tel philosophe. Ce portrait est excellent dans tout ce qu’il renferme ; il n’en est pas moins sous d’autres rapports incomplet. Il nous explique l’excès des concessions auxquelles l’éminent critique paraît s’être abandonné en jugeant M. Proudhon et ses doctrines. Oui, sans doute, comme il le dit très exactement, un philosophe social doit, en dehors de tout esprit étroit de secte et de pays, étudier le monde, le vaste monde, « visiter et comparer les institutions, les mœurs variées des cités et des peuples. » Oui, il doit porter, dans ce qui fait l’objet du culte des uns et de l’exécration des autres, une impartialité clairvoyante et suprême, animée d’un souffle de sympathie. Des hommes d’un génie supérieur, un Montesquieu, un Aristote surtout, ont appliqué la méthode comparative avec une impartialité aussi féconde qu’élevée à l’ordre politique ; mais ils y ont joint quelque chose de plus, ils y ont joint la connaissance des vérités générales, permanentes, de ces lois d’une fixité qui échappe aux entreprises téméraires des esprits remuans ! Or de telles vérités, n’y en a-t-il pas aussi dans ce qui touche à la structure intime des sociétés, comme dans la constitution des gouvernemens ? L’auteur de la Vie de Proudhon semble méconnaître systématiquement que ces vérités forment comme un monde de recherches plus spéciales, le monde de l’économie sociale, que l’on réduit beaucoup trop dans une certaine opinion à des questions d’industrie et de statistique. Le travail, qui embrasse presque la totalité de la vie humaine, le travail a ses lois, comme la politique pure, lois dont la violation elle-même par les souffrances qu’elle entraîne confirme la réalité. Il y a sans doute des raisons qui expliquent que certaines sociétés se soient établies sur telle base, comme l’esclavage et la polygamie, sur le communisme ou sur d’oppressifs privilèges, sur l’absence de toute industrie et de tout commerce jouissant de quelque liberté ; mais comment ne pas remarquer que l’état de ces sociétés est fort inférieur, comparé à l’état des sociétés qui reposent sur les fondemens opposés, c’est-à-dire sur la reconnaissance de la liberté et de la responsabilité humaine, sur le travail libre, sur le mariage, sur la propriété, sur l’héritage ? Cette infériorité de fait n’est pas toujours la preuve d’une incapacité de race. Toutes les formes en un mot n’ont pas également pour effet de développer la nature humaine dans toute sa puissance, dans toutes ses ressources, de communiquer à la société ce déploiement d’industrie, de sciences, d’art, qui est le signe de la vitalité la plus grande et qui équivaut à la civilisation elle-même au point de vue moral, intellectuel et matériel. Il faut rechercher les causes durables et les principes généraux qui peuvent produire le maximum de liberté, d’ordre, de prospérité, étude qui a son point d’appui dans ces sciences morales, politiques, économiques, lesquelles prétendent se servir aussi de la méthode d’observation et d’expérience. Le physiologiste étudie les lois de la vie, les fonctions des organes du corps humain pris dans son type le plus général, à travers la diversité des organisations individuelles et des familles humaines. Le philosophe social a aussi à remplir une tâche analogue.

Sera-ce une raison pour tomber dans un autre extrême et, après avoir tout réduit au pur contingent, se jeter ensuite dans un absolu chimérique ? N’est-ce pas ce que fera M. Proudhon ? On va le voir à la fois s’exagérer ce que les choses humaines présentent dans le passé et dans le présent de confus et d’anarchique, et viser à trouver du premier coup une formule mathématique qui doit faire cesser ce désordre, formule uniforme, définitive, sous laquelle tout doit désormais se ranger. Est-il donc vrai que dans une société où règne la liberté du travail, pour ne parler que de celle-là, tout soit confus, comme il le dit ? L’économiste Frédéric Bastiat, qui n’a fait en cela que développer la principale idée des économistes, a établi d’une manière très conforme à ces exigences de la méthode expérimentale l’harmonie essentielle et fondamentale des intérêts en dépit de leurs conflits partiels et de leurs luttes fréquentes. Ne voir que ce qui les divise et non ce qui les unit, les force à se coordonner entre eux et à se mettre en rapport avec l’intérêt général, auquel les différens travaux doivent s’adapter, c’est une vue incomplète, très peu philosophique et en fait trop peu exacte ; mais qu’il y a loin de cette idée d’un certain ordre existant déjà, quoique imparfait et perfectible, à l’idée qu’on va trouver une panacée, une algèbre sociale, ou, si l’on veut, une astronomie qui coupera court aux perturbations, aux désordres, aux souffrances, et qui donnera à la société la régularité du monde planétaire ! Comment n’insisterait-on pas aujourd’hui surtout sur l’erreur et sur le péril de cette double thèse, la variabilité indéfinie des conditions sociales, résultant du caractère purement relatif qu’on leur suppose, et la recherche d’un absolu destiné à guérir ce mal miraculeusement ? Elle offre un danger tout particulier dans les sociétés démocratiques, dont elle favorise l’esprit inquiet et mobile et les rêves les plus chimériques. Tout devient, tout a chance d’exister à son tour ; voilà dès lors la vérité sociale comme la félicité publique mise au concours des rêveurs plus ou moins systématiques. Chacun produit sa recette, apporte sa panacée. C’est bien assez que la mobilité et l’espérance illimitée d’une perfection irréalisable soient la maladie de la démocratie ; n’élevons pas ces dispositions à la hauteur d’un système et ne leur prêtons pas les encouragemens d’une philosophie sociale décevante.

On se tromperait en s’imaginant que ces idées chez M. Proudhon se sont développées par un pur travail de l’esprit sans aucune influence venant des circonstances morales de sa destinée et de l’état de son âme. C’est une erreur que dissipe sa correspondance, et que laissait subsister le plus personnel de ses ouvrages, les Confessions d’un révolutionnaire, livre qui affecte de n’être que la confession d’une pure intelligence, enivrée, M. Proudhon va même jusqu’à dire abrutie de logique, mais à l’abri de tous les contre-coups de la sensibilité sur la nature des opinions. Sa biographie mieux connue et ses lettres ne permettent pas cette illusion.

Nous avons laissé M. Proudhon publiant son mémoire sur la Célébration du dimanche, un sujet bien inoffensif, où pourtant il a mis sa marque. On y trouve déjà sa langue saine, vigoureuse, avec une élégance qui n’exclut même pas ici certaines recherches de rhétorique. Peu importe d’ailleurs qu’il parle en style presque fleuri des plaisirs populaires ; méfions-nous, il y a toujours avec lui quelque serpent caché sous l’herbe. Telle cette phrase à la Rousseau : « dans les classes élevées, on ne connaît plus le dimanche ; les jours de la semaine se ressemblent tous ; le peuple renvoie quelquefois ses passions à huitaine, les vices des grands ne s’ajournent pas. » Il ira fort au-delà, en fait d’audace, dans la manière dont à propos du repos hebdomadaire il interprète les lois de Moïse ; il y cherche l’égalité, la démocratie, il l’y voit non-seulement dans le repos périodique, qui empêche que le peuple ne soit écrasé de travaux, mais dans la législation plus générale qui partage les terres entre les tribus. Il n’est pas jusqu’au mot : tu ne déroberas pas, qu’il ne tire à lui. Il le détourne dans un sens défavorable à ceux qui attirent et retiennent un gain, quel qu’il soit, sans l’acquiescement de la société et au détriment des autres. L’expression de dérober, à l’en croire, est générique comme l’idée même, et implique que toute infraction à l’égalité de partage, toute prime arbitrairement demandée et tyranniquement perçue dans l’échange ou sur le travail d’autrui est une violation de la justice commutative et une véritable concussion. Proudhon n’eut que la mention académique. Il montre par une lettre adressée à son ami Ackermann, le 9 septembre 1839, qu’il en prenait fièrement son parti. En lui accordant seulement la médaille de bronze, ne l’avait-on pas déclaré à part et hors ligne ? Mais le plus curieux, c’est qu’il persistait à dire qu’il avait fait une œuvre orthodoxe en se déclarant égalitaire à la façon de Moïse ; il ne paraît pas se douter que c’est lui qui dénaturait la pensée de la législation judaïque et aussi du christianisme. « On a trouvé dans mon mémoire, écrit-il, des digressions, c’était la partie confirmative, — des propositions malsonnantes, audacieuses, téméraires, inadmissibles, au moins pour le moment, — des théories de politique et de philosophie spéculatives, des systèmes d’égalité, etc., dangereux. Cependant on en a déclaré l’orthodoxie irréprochable, ce qui veut dire que chez mes juges la conscience du chrétien ne pouvait s’empêcher d’admettre ce que la prudence des fonctionnaires publics et des membres d’un corps constitué défendait de sanctionner, » — « Voir une vérité, c’est être obligé de la dire, » écrivait encore Proudhon, proposition qui est l’inverse de celle qu’on attribue à Fontenelle. Partant de cette maxime de franchise absolue, et plus encore sans doute cédant à sa fougue, il ira, on n’en peut douter dès lors, jusqu’au bout de sa logique et aux dernières extrémités de son humeur.

Tout le poussait dans cette voie extrême, et qui eût pu l’y retenir ? Ce n’était pas sans doute l’excellent et judicieux M. Droz, son compatriote, que l’académie de Besançon lui avait donné pour tuteur, car, — chose singulière et qui fait sourire, — le pensionnaire de cette académie avait un tuteur délégué par elle, et M. Droz avait reçu cette tâche, infiniment peu commode, de tenir Proudhon en laisse. Comment n’y aurait-il pas perdu ses frais de sagesse sermonneuse et ses remontrances un peu solennelles ? Loin de refréner le moins discipliné des pupilles, de telles exhortations ne pouvaient que l’impatienter, l’aiguillonner en sens contraire. Peut-être de bonnes âmes trouveront-elles pourtant que M. Sainte-Beuve y met plus de malice qu’on ne voudrait en se moquant un peu de cet homme honnête et de mérite, dont la figure, en entendant de telles énormités, « devenait encore plus longue qu’à l’ordinaire. » En vérité, de tels paradoxes pouvaient allonger bien d’autres figures, et ils produisirent le même effet sur le philosophe Jouffroy, que Proudhon cessa également de fréquenter. Le voilà donc à Paris, isolé, gêné, vivant d’une vie chaste et austère, éloignée de toute distraction et de tout plaisir, avec sa pensée qui fermente, livré comme une proie à ses études ardentes et aux réflexions qui en naissent, et ne tenant à la vie réelle que par les soucis que lui cause l’état embarrassé de son imprimerie. Il fréquentait des républicains, des adeptes du socialisme, qui était déjà fort en vue, surtout sous la forme phalanstérienne représentée par des journaux comme la Phalange, la Démocratie pacifique. Il n’avait plus même ce dernier frein modérateur que lui faisaient sentir des amis, eux-mêmes d’opinions avancées, mais allant moins loin et plus circonspects dans leur conduite. Ackermann était parti pour Berlin. Bergmann, à qui il portait une de ces fortes et tendres affections dont il faut faire honneur à sa nature morale, Bergmann, dont il disait qu’il « aurait voulu vivre et mourir avec lui, » était éloigné aussi. Et puis il était en ce moment si pauvre qu’il ménageait les lettres « à cause du prix du port. » Il y revient souvent à cette malheureuse réserve, même en écrivant à son père et à sa mère. Il s’exaltait, s’exaspérait dans ce Paris alors calme en apparence, mais où déjà bouillonnaient toutes les idées que nous avons vues éclore et éclater depuis lors. C’est de là que date le premier cri de guerre, non pas celui qu’il va pousser publiquement, préméditer en quelque sorte, mais ce cri qui lui échappe dans le secret et qui ne permet plus de se tromper sur les sentimens, sur les desseins du futur polémiste. Voici ce qu’il écrit à Ackermann : « Je rentrerai dans ma boutique l’année prochaine, armé contre la civilisation jusqu’aux dents, et je vais commencer dès maintenant une guerre qui ne finira qu’avec ma vie. » Ainsi voilà la lutte à outrance résolue, sinon déclarée. La manière même dont il annonce les hostilités ne part pas d’un esprit arrivé, comme il en a la prétention, à des conclusions radicales par la réflexion désintéressée et par l’étude, c’est le mot suprême d’un cœur troublé et ulcéré. Tout le froid appareil des syllogismes, toute l’ostentation d’une dialectique raffinée, n’y feront rien désormais : nous entendrons toujours retentir ce cri à notre oreille.

Il touchait à l’instant où il allait lancer son fameux manifeste contre la propriété. Ce mémoire, quoi qu’il en dise et quoi qu’en paraisse penser M. Sainte-Beuve, ne nous fait pas l’effet d’être une œuvre philosophique. C’est un pamphlet armé de textes savans empruntés aux philosophes, aux économistes, aux jurisconsultes, qu’il démolit les uns par les autres. Si nous avons affaire ici à un rêveur, à un révolté, nous n’avons pas affaire à une âme cupide ou sensuelle qui veut prendre sa part des joies de la vie. Le mal chez Proudhon n’est pas là, il est dans l’orgueil de l’esprit, mal plus noble sans doute, mais auquel nous voudrions que l’on conservât le nom de mal, au lieu de l’absoudre et d’avoir l’air presque de le glorifier. L’orgueil de l’esprit consiste-t-il donc à se confier dans la légitime portée de facultés faites pour travailler à la recherche de la vérité, à tirer gloire des conquêtes de la science qui nous a ouvert de si prodigieuses perspectives en donnant des résultats si féconds ? Non, autrement il faudrait renoncer à toute vivifiante chaleur et tomber dans le mépris de la vie et des œuvres ; cette disposition, chez ceux qui ne sont pas des saints, produit tout autre chose que des fruits de vertu et de sagesse. Non, l’orgueil de l’esprit consiste à s’exagérer démesurément ses forces et à identifier l’esprit humain lui-même avec sa propre et faible intelligence, devenue la mesure de toute vérité et s’arrogeant le droit de faire plier le monde entier à ses conceptions. Pourquoi ne porterait-on pas sur ce genre d’excès et, osons le dire, de folie un jugement sévère comme sur. de plus vulgaires ambitions ? Que sera-ce quand cet orgueil surhumain tourne à l’action violente ou y aboutit fatalement ? Suffira-t-il de voir dans cette humeur paradoxale un cas pathologique intéressant à étudier ? Ce serait, en vérité, abuser de la critique physiologique et médicale. Même en admettant qu’un penseur n’est pas absolument responsable de ses opinions réfléchies et de la suite d’idées qui constitue son système, est-ce qu’il ne l’est pas de certaines formules agressives, véritables appels aux passions, qui deviendront demain, sinon aujourd’hui même, des appels aux armes ? S’agit-il ici d’un Spinoza, d’un métaphysicien purement abstrait ? Pas le moins du monde. Quand on s’écrie au début d’une étude sociale : La propriété, c’est le vol, on sait ce qu’on fait, on encourt une responsabilité morale !

Qu’il faille plaindre Proudhon, qu’il ait souffert, que par momens l’état de son âme intéresse à lui, nous ne le nierons pas. De même qu’il n’a guère personnellement connu la haine dans ses colères les plus emportées, il ne saurait inspirer non plus ce sentiment, qu’il faut distinguer de l’irritation qu’on peut éprouver à l’égard d’un lutteur si provoquant et si méprisant. Cet homme expansif, chez qui on remarquait une certaine rondeur de manières et qui avait l’air très ouvert, assez jovial, il avait caché en lui-même bien des douleurs comprimées, dont sa correspondance donne le secret, et qui aident à expliquer, avec la tristesse sombre et passionnée de certains accens, l’amertume de ses sarcasmes. Il peint dans ses lettres à Ackermann son isolement moral. Ackermann, qui est un puriste et un amateur de style châtié, lui donnait quelques conseils relativement à la forme. Proudhon lui écrit le 12 février 1840 : « Je suis trop pauvre et trop mal dans mes affaires pour m’amuser à être gent de lettre, et je crois d’ailleurs que l’âge d’or de ce qu’on appelle purement littérature est passé pour jamais… Laissons là la littérature et les littérateurs : je suis fait pour l’atelier, d’où j’aurais dû ne jamais sortir, et où je rentrerai aussitôt que je le pourrai. Je suis épuisé, découragé, prosterné. J’ai été pauvre l’année dernière, je suis celle-ci indigent. Mon budget tout réglé, il me restera, à dater du 1er avril prochain, 200 francs pour vivre six mois à Paris… Je suis comme un lion ; si un homme avait le malheur de me nuire, je le plaindrais de tomber sous ma main. N’ayant point d’ennemi, je regarde quelquefois la Seine d’un œil sombre, et je me dis : Passons encore aujourd’hui. L’excès du chagrin m’ôte la vigueur de tête et paralyse mes facultés. » Dans d’autres lettres, remplies de la même fièvre, on remarque cette pensée trop persistante, qu’il va renouveler la face des sciences sociales et même du monde. « Sous le rapport philosophique, il n’existe rien de semblable à mon livre. Malheur à la propriété ! malédiction ! — Quand le lion a faim, il rugit. — Il faut que je tue dans un duel à outrance l’inégalité et la propriété. Ou je m’aveugle, ou elle ne se relèvera jamais du coup qui lui sera bientôt porté. » Les explications qu’il donne à ses amis ne font que nous confirmer le vice radical de sa méthode même. A travers des tâtonnement et après des transformations d’une fécondité douteuse, il en reviendra toujours à ce premier point de départ. Ce qu’il appelle sa méthode, c’est la détermination de l’idée du droit, de l’idée de justice distributive, dont la solution est par lui cherchée dans l’égalité absolue. Cette donnée ne paraît avoir rien d’original. C’est de la même idée que partait Platon dans cette République qu’on ne peut guère au surplus comparer aux utopies modernes sans tomber dans toute sorte de contre-sens philosophiques, car, avec des apparences parfois semblables, rien dans le fond ne diffère davantage. D’autres utopistes avaient aussi fondé leurs systèmes sociaux sur la justice distributive aboutissant à l’égalité. Proudhon se proposait de renouveler cette vieille idée de l’égalité absolue en s’aidant du dernier état des sciences sociales. Il prétendait prouver que toutes les théories imaginées par les philosophes et les légistes supposent implicitement cette égalité. A l’aide de cette donnée, il entendait faire de l’économie politique une science mathématique, pouvant déterminer, « par une simple règle de société, » la part revenant à chacun selon l’équité, a Pour la première fois, écrit-il à un de ses correspondans, une vraie méthode aura été employée en philosophie et aura véritablement démontré par une analyse propre ce qui, par voie d’intuition et de tâtonnement, resterait à jamais caché, parce que l’intuition et le tâtonnement ne prouvent rien… Je crée une méthode d’investigation pour les problèmes sociaux et psychologiques, comme les géomètres en créent pour les problèmes des mathématiques. » On remarquera ce mot de psychologiques, qui vient s’ajouter aux problèmes sociaux. C’est la science universelle de l’homme et de l’humanité qu’entrevoit Proudhon. Il ne doute pas qu’il n’accomplisse une œuvre utile, méritoire. « Au feu de l’épreuve, mon âme s’épure, et je me détache de tout esprit de propriété scientifique et littéraire ; savoir avec certitude, le dire avec force, clarté et précision, c’est le seul bien où j’aspire. » À ces élans de confiance revient se mêler pourtant l’angoisse. « Voir et savoir est la vie des êtres pensans ; mais que cette vie est dure ! Depuis le jour où Jean-Jacques Rousseau écrivit la profession de foi du vicaire savoyard, aucun homme peut-être n’a eu une conscience plus forte de la vérité de ses écrits, aucun n’a été livré à une tristesse plus profonde que la mienne. »

On a bien des fois apprécié la portée de ce livre de la Propriété au point de vue des idées de droit et d’économie politique ; mais en dehors des purs disciples il n’avait pas encore eu peut-être de juge aussi favorable que M. Sainte-Beuve. Il ne s’agit plus ici de cette pénétration bienveillante, presque affectueuse, qui le porte à sympathiser avec les épreuves de l’homme ; il s’agit d’un certificat d’absolution quant aux idées et d’une explication tout à fait atténuante quant aux excès de langage. Il déclare que ce livre n’a pas été réfuté, il dit qu’il n’aurait pas lui-même parlé de Proudhon dans les termes où il le fait, s’il avait cru que ce soit là un ouvrage « fatal, funeste, sans valeur philosophique, » et il ajoute : « Il était loin sans doute d’avoir abattu les murailles et d’avoir pris la place d’assaut. mais il y avait pratiqué à coups de bélier de larges brèches difficilement réparables. » Puis cette explication tout indulgente du terrible mot sur la propriété : « le Jurassien Proudhon avait naturellement en lui, et il tenait peut-être de son pays natal, une veine de crânerie provocante. » Nous le croyons volontiers ; mais enfin voici des propriétaires que Proudhon pousse l’épée dans les reins et qu’il veut forcer à restituer ! Voici des économistes, des publicistes qu’il harcèle sans pitié, dont il se moque autant que Molière de Pancrace et de Marphurius, et qu’il prétend convaincre de n’avoir débité que des pauvretés, et on leur dit : Que voulez-vous ? c’est un Jurassien ! — Vous êtes des spoliateurs. — Jurassien ! — Vous êtes des sophistes, des complices du capital. — Jurassien ! — Qui eût jamais cru que cette qualité conférât tant de privilèges ? Et si des intérêts lésés, inquiétés, si des amours-propres offensés ont peine à se contenter de l’explication, croit-on qu’elle paraîtra plus satisfaisante à une intelligence plus froide et plus rassise ? Et sera-t-elle aussi bien édifiée par cette autre explication, « qu’il avait à se faire écouter, à se faire jour, à soulever, comme Encelade, son Etna ? » — Eh ! nous nous soucions bien qu’il se fasse écouter et qu’il soulève son Etna ! diront ceux qui sont placés sous la montagne près de s’écrouler et qui ont la crainte d’être écrasés sur place. Tout cela est fort bourgeois, nous en convenons ; mais après tout on conçoit que les gens regardent à deux fois avant de servir de cible aux crâneries provocantes des nouveaux Encelades socialistes, fussent-ils nés dans le Jura !

Et Proudhon le savait bien. En lançant au milieu de cet amas de matières combustibles un projectile terrible, il n’en ignorait pas les effets incendiaires. Il n’avait pas ce calme, cette parfaite sécurité qu’on paraît croire. Que signifie en effet cette phrase que nous trouvons dans une des lettres avant la publication du célèbre mémoire ? « Je ne puis y penser sans un frémissement da terreur… J’éprouve les mêmes palpitations qu’un Fieschi à la veille de faire partir une machine infernale. » Est-ce que ces lignes-là ne méritaient pas autant que bien d’autres d’être soulignées et commentées ?

II

Le mémoire, paru en juin 1840, fut loin d’obtenir ce succès populaire que Proudhon prédisait, qu’il espérait en en redoutant presque l’éclat, quand il se faisait à lui-même l’effet de dresser une machine infernale intellectuelle. L’ouvrage fut connu d’un certain nombre d’esprits sérieux. Les uns le lurent avec colère, n’y virent qu’un brandon de communisme ; d’autres furent surtout frappés du talent, de l’habileté de la discussion, et tinrent compte à l’auteur du probe et viril accent de quelques-unes de ces pages. Parmi ceux-ci se trouvaient des économistes distingués, — qu’on ne s’en étonne pas ; les savans aiment mieux être discutés et malmenés que passés sous silence. Proudhon relevait l’importance de l’économie politique par la vivacité même de ses attaques. Quant à l’académie de Besançon, « sa marraine, » elle se fâcha, elle menaça de retirer la pension. Proudhon, selon sa manière habituelle, montra les dents ; il n’était pas homme à ne pas se défendre, ayant raison ou tort. Il visita plusieurs de ses juges, ridiculisa ceux qui se montraient les plus mal disposés, eut l’art de mettre le préfet lui-même dans son parti sous prétexte que ce qu’on lui reprochait ne dépassait pas la mesure d’une discussion purement scientifique. Sur un point d’ailleurs, il pouvait plaider sa cause avec une entière vérité ; il ne demandait pas la chute du gouvernement. Il attendait peu de la république immédiate. Il détestait cordialement le National, qui le lui rendait ; il faisait peu de cas de M. de Lamennais comme penseur, et ne voyait que déclamation dans sa rhétorique démagogique. Sans doute il fit valoir ce point de contact qu’il avait avec les conservateurs. Bref, il réussit à persuader à ceux qui voteraient contre lui qu’ils passeraient pour des sots ; la pension fut maintenue. D’ailleurs il ne rétracta rien ; sa défense fut encore plus outrage use pour la propriété que son mémoire. Cette affaire tient une assez grande place dans sa correspondance. Proudhon attache, à ses 1,500 francs, sa ressource unique pendant longtemps, une importance suprême. C’est son pain qu’il défend. Il s’étonnait au reste de trouver des amis même dans le camp des intérêts qu’il avait particulièrement attaqués. « En général, écrit-il (19 août 1840), les dévots, les avocats et les littérateurs purs m’en veulent ; les commerçans, banquiers, usuriers, gens de négoce et de commerce, m’applaudissent ; l’aurais-tu deviné ? Déjà au temps de Jésus-Christ les publicains se trouvaient plus près du royaume de Dieu que les pharisiens et les docteurs. » Très préoccupé d’un second mémoire, il ne songe pas à s’assurer quelque situation qui lui donne les moyens de vivre. Il part de Besançon pour Paris uniquement pour voir son ami M. Bergmann, causer à fond sur ce qui lui tient au cœur, et, faute d’argent, il fait le voyage à pied. « C’est pour toi, lui écrit-il, que je pars un mois plus tôt que je n’eusse voulu, c’est pour toi que je vais me briser les jambes. » Il a besoin, dit-il, de causeries et aussi de conseils, — et il fait ses quatre-vingts lieues en six jours.

Revenu à Paris, il s’occupa d’un second travail sur la propriété. On lui recommandait d’être moins agressif et brutal dans la forme, et il répondait à ses amis qu’il ferait de son mieux. Ses lettres à ce moment nous le montrent persévérant de plus en plus dans cette idée, que les misères de l’humanité dépendent d’une erreur de compte, d’une mauvaise comptabilité. Cette erreur de compte repose sur l’inégalité de répartition d’après l’inégalité des facultés, sur l’appropriation du produit collectif par un seul individu : pure question d’arithmétique sociale. Aussi se propose-t-il de réparer le vice d’exposition de son premier mémoire en commençant au lieu de finir par la détermination morale de l’idée du juste. Il suivait en cela le conseil que lui donnait un de ses correspondans. A partir de ce moment, il s’occupe plus spécialement de philosophie ; il étudie Kant. Il voudrait, écrit-il, « travailler à une métaphysique nouvelle, » mais la question sociale lui offre « une si riche matière à traiter qu’il ne peut renoncer à un sujet où il voit l’occasion de déployer toutes les ressources du style et toutes les forces de l’éloquence. » Aveu précieux à recueillir ; il a beau mépriser les hommes de lettres, lui-même en est un. Il vise à la renommée littéraire. Ce talent d’écrivain se forma du reste assez vite ; il devait éclater surtout dans la polémique. « Proudhon, dit M. Sainte-Beuve, a de lui-même une bonne langue, forte et saine, puisée aux meilleures sources ; il sait bien le latin ; il écrit avec analogie et propriété dans le sens direct de l’étymologie et de la racine. Toutes ses acceptions de mots sont exactes et justes. Il est peu original quand il veut faire de l’éloquence proprement dite et des apostrophes ou allocutions à la Jean-Jacques, mais dans le corps-à-corps de la lutte et de la polémique il a des expressions trouvées et de la plus neuve vigueur… Sa familiarité première avec la Bible, qui a été son principal livre classique, lui suggère plus qu’à aucun autre écrivain laïque de notre pays, où on lit si peu la Bible, des allusions, des images fréquentes, qu’il applique à notre temps en toute énergie et franchise. » Ce jugement s’applique aux écrits antérieurs à 1848 ; mais pourquoi ne pas ajouter, ce qui ne serait que vrai rigoureusement, qu’il n’est pas un seul des ouvrages du célèbre socialiste qui supporte la lecture d’un bout à l’autre ? Si on rencontre de belles pages, quelquefois des chapitres entiers écrits avec une verve correcte et une facilité brillante, combien d’obscurités, de lourdeurs de pensée et de forme se continuant dans des séries entières de chapitres indigestes ! Sauf dans quelques articles de journaux où il est toujours clair, jamais Proudhon n’a été un écrivain populaire, et il n’est pas à croire que jamais il le devienne. Il n’est réellement intéressant, entraînant, que quand il reste dans son rôle de pamphlétaire et de critique ; pour tout lire, il faut être un adepte ou un de ces adversaires attentifs qui lisent en conscience les ouvrages qu’ils contredisent et réfutent autrement que sur fragmens isolés.

On peut juger de son goût littéraire par quelques passages de sa correspondance. Il manifeste contre la littérature de notre temps une antipathie qu’il ne fera plus tard que motiver plus fortement dans un travail spécial sur l’art et dans des considérations mêlées à ses œuvres. Dès 1841, il nous juge malades, très malades, littérairement et moralement ; nous mêlons à dessein ces deux choses que lui déjà enveloppe dans une même appréciation, et dont il entrevoit les secrets rapports. Il écrit à M. Bergmann le 24 avril 1841 : « La jeunesse est épicurienne et immorale, toute la nation insouciante et lâche, j’ignore vraiment ce qui en arrivera. Un ouragan passera-t-il encore sur la France ? Je ne sais, mais je ne le souhaite pas. » Et le 16 mai de la même année : « La littérature ne produit plus rien : la France dégringole à tire-d’aile. Plus de vertu, plus d’esprit public ! Il y en a peut-être encore pour bien des années. J’en souffre et j’en pleure. »

La vie humble et presque misérable de Proudhon à ce moment (1841) fait un singulier contraste avec l’espèce de renommée dont il commençait à être entouré dans un public plus restreint qu’il ne l’eût désiré. Il en était réduit à se charger des plus modestes besognes. Un juge qui désirait se faire un nom comme auteur et arriver à la députation se l’attacha, c’est-à-dire s’assura sa collaboration pour les recherches et pour la rédaction de certaines parties de son œuvre, moyennant une somme annuelle de 1,800 francs. Il s’agissait d’un ouvrage sur le droit criminel. Le brave juge voulait bien un peu de paradoxe, mais pas trop. Proudhon mettait une véritable malice à introduire dans son travail dès propositions terribles, mais cela en douceur, en les dissimulant habilement à son collaborateur lui-même, et il riait sous cape. Tout examen fait de son ouvrage, cet excellent homme, qui n’était pas un grand radical, renonça à le publier, et Proudhon n’eut pas la satisfaction de voir l’effet stupéfiant de la publication, dont il se réjouissait à l’avance. — Que le procédé ne fût pas précisément des plus délicats envers un homme qui se confiait à lui trop naïvement et dont il recevait un salaire, ou que ce fût là seulement, comme l’insinue son biographe, une vengeance assez naturelle et de bonne guerre de son état de servage intellectuel, c’est un détail que nous n’apprécierons pas, mais où se montre bien le côté narquois de cette nature gauloise qui apparaît dans une vive saillie en plus d’un endroit de la correspondance. Proudhon est furieux, il n’en rit pas moins, il s’amuse lui-même de ses épigrammes et de ses portraits, il prend plaisir à ses invectives ; il emporte la pièce. Un jour il écrira d’un de ses adversaires qui a laissé une juste renommée d’honnête homme et d’homme de valeur « qu’il a trouvé moyen d’être plus méchant que sa réputation et plus laid que sa caricature. » Ces aménités de polémique ne partaient pas chez lui de sentimens haineux ; il s’amusait ! Il mettait de l’art à fabriquer ses flèches, à les rendre piquantes, acérées. Il voyait d’avance l’impression produite sur le public, il était heureux d’étonner, d’effrayer les badauds. Ses colères de polémiste, et il en avait de sérieuses, de violentes, n’excluaient pas le calcul et le plaisir savant qu’il trouvait à les épancher dans un style travaillé pour l’effet, où l’exagération même était de parti-pris.

Nous ne recueillerons, dans les circonstances qui signalent la vie laborieuse de Proudhon jusqu’en 1848, limite à laquelle s’est arrêté M. Sainte-Beuve, que ce qui achève de le peindre, et certains détails qui n’étaient pas bien connus : aussi n’insisterons-nous pas sur le second mémoire relatif à la propriété. C’est un travail écrit avec beaucoup de soin ; mais où sont les belles résolutions de ne plus être agressif ? Les pages véhémentes n’y manquent pas, et ne sont pas des moins bien frappées. Il dédiait ce mémoire à l’économiste Blanqui ; c’était faire acte de reconnaissance. M. Blanqui avait apprécié un des premiers la valeur de l’écrivain, et lui avait fait un accueil d’où devaient naître des relations plus suivies. Il avait parlé du premier ouvrage, tout en le combattant avec force, en termes fort honorables, dans un rapport fait devant l’Académie des sciences morales. Proudhon dut à ses démarches actives de se voir épargner des poursuites. Il lui garda de ces bons procédés une gratitude qui ne s’est pas démentie dans les plus vives polémiques. Plus que jamais d’ailleurs à ce moment il excluait la politique de ses écrits ; il cherchait même des appuis dans le pouvoir, notamment auprès de M. Duchâtel, alors ministre, qu’il connaissait pour un esprit ouvert et au courant des questions économiques. Il entretenait plus que jamais aussi, à cette date de 1841, son rêve favori d’être un grand philosophe, il méditait son livre de la Création de l’ordre dans l’humanité, un de ses ouvrages les plus défectueux malgré des pages vraiment éclatantes ; jusque-là il n’avait pas fait un pareil effort pour tout embrasser dans une vue synthétique. De nul autre de ses livres, il ne parle avec plus de tendresse ; lui-même en devait rabattre plus tard.

Cette ambition philosophique de Proudhon ne serait pas connue dans ce qu’elle eut d’intense et de fiévreux sans la publication des fragmens de correspondance. Elle se fait jour dans les lettres à Bergmann. Il veut, lui écrit-il, expliquer les lois universelles de l’organisation sociale ; il croit être arrivé à la pleine lumière. « Nous étudions quelquefois longtemps sans que le progrès soit sensible, puis tout à coup les voiles tombent ; après un long travail de réflexion, l’intuition arrive, — ce moment est divin. Quand un homme a beaucoup appris, que son érudition est suffisante, il ne faut plus que lui poser des problèmes et soulever devant lui des difficultés. Pour peu qu’il ait de génie, il s’élancera comme le soleil et répandra des flots de lumière. Mon ouvrage aura pour titre : De la Création de l’ordre dans l’humanité. Ce sera de l’économie humaine transcendante. » En attendant, il lançait (10 janvier 1842) son troisième mémoire sur la propriété, bien moins mêlé d’idées métaphysiques, quoique la philosophie sociale y tienne une grande place. C’était l’Avertissement aux propriétaires, sous forme de lettre à M. V. Considérant. Cet écrivain fouriériste était alors un des chefs socialistes qui avaient le plus de notoriété. Nulle part Proudhon n’avait exposé plus crûment son idéal d’une égalité absolue de rémunération ; il va jusqu’à mettre sur le même pied le salaire de Phidias et celui du dernier maçon. Nous ne pensons pas qu’on puisse appeler cette chimère une thèse originale ; elle avait été soutenue par d’autres, et elle venait de l’être tout récemment par M. Louis Blanc. L’originalité, comme il arrive avec Proudhon, n’était guère que dans la manière, dans la forme. Le talent et le génie sont dans ce mémoire traités comme des monstruosités qui se développent au préjudice de l’équilibre général des facultés, et qui méritent peu d’être encouragées. Partout il est revenu sur cette idée avec force duretés à l’adresse des artistes, dans lesquels il voit de véritables anomalies, des monomanes, offrant le type incomplet et presque toujours dégradé de la nature humaine. On verra plus tard son horreur pour le roman, pour la littérature languissante et passionnée ; il n’y aperçoit qu’ignominie mal déguisée sous un tissu de phrases mystiques et exaltées. Sous des formes rudes, excessives, il y a là tout un côté d’observations vraies à recueillir ; c’est là peut-être, c’est dans ses appréciations sur la littérature et la morale de notre temps, appréciations d’une austérité qui rappelle souvent l’esprit monacal, qu’on trouverait la part la plus vraie d’originalité et d’humour. Il a donné de ce genre de critique, disons plutôt de censure et d’exécution, de terribles spécimens dans un de ses derniers et plus fameux ouvrages, la Justice et la Révolution.

Les poursuites dont l’Avertissement aux propriétaires fut l’objet de la part du parquet, et dont l’auteur devait se tirer par un acquittement, donnent lieu à plusieurs lettres d’un tour vif, piquant, épigrammatique, d’une gaîté et d’une réalité de détails qui touchent à la caricature. « C’est du Daumier, et du meilleur, dit M. Sainte-Beuve ; c’est la comédie à la cour d’assises ; plusieurs passages, par leur belle humeur, rappellent Beaumarchais. » Il est certain que Proudhon s’y moque avec beaucoup d’esprit des juges, et non-seulement en paroles, mais en action, car il lut une défense qui ne fut qu’une longue ironie. Il était accusé d’avoir excité à la haine de certaines classes. Il fit une sorte de revue de ces différentes classes, et parla des prêtres, des académiciens, des journalistes, des philosophes, des magistrats, des députés. « Cette critique, écrit-il, lue avec un grand sérieux, une grande simplicité d’intonation, qui contrastait singulièrement avec le sel, la vivacité, l’énergie, la justesse des sarcasmes, toute pleine d’allusions personnelles dont quelques sujets se trouvaient précisément à l’audience, produisit un effet merveilleux. Les jurés se regardaient et se pinçaient pour ne pas rire, les juges baissaient la tête pour sauver leur gravité, et le public riait. Ce qu’on me reprochait d’avoir écrit n’approchait plus de ce qu’on me laissait dire, et ma recette homœopathique produisit le résultat que j’en attendais. Je fus acquitté avec applaudissemens du public, poignées de mains des jurés et félicitations des juges ! » Tout cela est fort bien ; mais nous qui avons souvenir de ces temps, nous nous disons : « Et voilà l’autorité qu’une presse acharnée chaque jour contre elle voulait faire passer pour tyrannique, oppressive ! » Nous pourrions ajouter à cette remarque bien d’autres observations chagrines, mais fondées, sur les avantages que donne en France l’opposition, à quoi qu’elle s’adresse, comparés au rôle ingrat de défenseur d’une société qui n’est au fond sévère que pour ceux qui la défendent. Avait-on raison ou tort de faire un procès à Proudhon ? Nous ne savons ; c’est surtout quand il s’agit de livres que l’autorité ne doit pas se montrer seulement libérale, mais qu’elle doit être circonspecte dans son propre intérêt. Proudhon disait qu’il n’avait entendu faire que de la science, riait de ses juges, et trouvait de son vivant et après sa mort d’indulgens et aimables conservateurs pour en rire avec lui. Quelle morale et quel enseignement !

Il résolut pourtant de ne point s’attirer de nouvelles affaires. « Il faut, disait-il, que je songe à endormir le dragon et à amorcer le requin. » Il désignait ainsi le gouvernement. « Je vais travailler à me rendre acceptable, même au pouvoir. » L’année 1842 se passa presque dans l’étude et dans le travail de son imprimerie. Il avait une ambition un peu singulière chez un réformateur aussi armé en guerre, c’était d’obtenir une petite place à la mairie de Besançon. Si modeste que fût ce désir, il était, il devait être irréalisable. Proudhon, secrétaire de mairie et foudroyant de cet humble poste officiel, non pas, il est vrai, le gouvernement de juillet, mais la classe moyenne qui le soutenait, et la propriété et le capital, le conçoit-on ? Ses lettres au savant professeur de philosophie M. Tissot montrent quelque apaisement momentané, toutefois avec la perspective d’une lutte à reprendre bientôt.

Au commencement de 1843, il vendait son imprimerie, qu’il quittait avec 7,000 francs de déficit à prélever sur son travail futur a repoussé de la préfecture et de la mairie, écrit-il, suspect au parquet, hostile au clergé, redouté de la bourgeoisie, sans profession, sans avoir et sans crédit, voilà où je suis arrivé à trente-quatre ans. Je n’ai plus rien à faire à Besançon. » Et il rentre dans son rôle de pur prolétaire et de révolté. Franchement pouvait-il en jouer un autre ? Et croit-on qu’on l’eût retenu soit par le fragile lacet d’une petite place, soit par des concessions à ses idées, que nous avouons ne pas même concevoir, ses idées étant de celles dont la devise est tout ou rien ? Est-ce qu’il y avait transaction possible entre la société et les systèmes de M. Proudhon ? La vérité veut qu’on le dise : M. Proudhon a joué constamment le rôle d’agresseur. La société ne s’est défendue que tard, dans des temps de guerre civile. Les faits eux-mêmes sont intervertis, présentés inexactement, lorsque M. Sainte-Beuve s’écrie : « On ne lui tend pas la main. On lui répond par une fin de non-recevoir absolue, il y a hourra et chorus. Étonnez-vous après cela si, le tempérament y aidant, la patience lui échappe. Vous voulez la guerre, mes amis ; vous l’aurez ! Vous voulez de la contradiction, on vous en servira, tous êtes des Français routiniers et légers, on sera un montagnard du Jura, un paysan du Doubs, un Franc-Comtois intraitable. Et alors, comme on ne lui accorde rien, il demandera tout. Il fait feu sur toute la ligne… Il se plaît à l’effroi qu’il inspire, aux tempêtes qu’il soulève. Il joue de sa logique, de sa massue d’Hercule, et la promène sur les têtes comme quelqu’un qui n’a rien à ménager. » Peinture éloquente, mais justification impossible ! Pour ramener, se concilier Proudhon, la société n’avait qu’un moyen : se livrer entièrement à lui. Le pouvait elle ?

La lutte, à peine ajournée, allait le reprendre bientôt tout entier. Il fit un séjour à Lyon. MM. Gauthier frères, qui avaient établi un service de bateaux à vapeur, eurent l’idée de mettre à profit sa capacité pour les affaires contentieuses. L’un des deux frères était lié avec lui dès l’enfance. Cette situation lui permettait de venir souvent à Paris, où MM. Gauthier lui confiaient des affaires. Il en profitait pour ses études et ses relations, et préparait son ouvrage capital des Contradictions économiques, qu’il devait publier en octobre 1846. Il était déjà depuis trois ans en rapport avec plusieurs groupes de savans et avec quelques amis nouveaux qu’il s’était faits. Il eut aussi ses amis socialistes, ayant couleur de disciples, tels que MM. Darimon, Chaudey, Duchêne, Langlois et d’autres. Il fit enfin la connaissance des économistes ses adversaires et que dans une lettre il appelle « de bons garçons, hommes instruits, de bon sens, de bon goût, avec lesquels il y a plaisir à se rencontrer. » Ces douceurs ne devaient pas se soutenir pourtant, et quoiqu’il ait assisté au dîner où se réunissent les économistes, qu’il y ait été traité en confrère plus qu’en adversaire, il devait se retourner bientôt après contre la « secte, » comme il l’appelle, avec force coups de boutoir. Quand viendront les temps de lutte, il ne reculera pas toujours devant l’injure.

Les relations allemandes de Proudhon à Paris, celles qu’il eut avec Charles Grun en 1844, sont connues[1]. L’influence de Hegel et de sa méthode lui arriva par le jeune Allemand, à la fois son admirateur enthousiaste et son initiateur ; elle allait être sensible, jusqu’à un certain point, dans son prochain livre, le Système des contradictions économiques. Il avoue dans une lettre qu’il n’avait jamais lu Hegel, et on pouvait s’en douter. Tout ce qu’il apprit de la philosophie allemande, on le devine, se réduit, avec l’idée des antinomies qu’il avait puisée plus directement dans la lecture de Kant, à ce jeu de la thèse et de l’antithèse, qu’il applique à sa manière. C’est cette espèce de jeu contradictoire qui devait faire de ce livre un perpétuel plaidoyer pour et contre toutes les propositions de la science économique relativement à la division du travail, aux machines, au commerce, à l’impôt, au crédit, etc. En somme, cette influence hégélienne, toute de seconde main, d’autant plus que Grün paraît lui avoir fait connaître plus encore les disciples de Hegel, comme Feuerbach, que Hegel lui-même, laisse en bien et en mal subsister la part d’originalité qu’on peut attribuer à M. Proudhon ; il n’y a guère pris qu’un certain arrangement de ses idées, des cadres, et comme une sophistique qu’il transforme singulièrement. Il avait beau s’écrier que pour lui l’économie politique n’est que « la métaphysique en action, » le second titre même de son livre, Philosophie de la misère, atteste combien ses tendances restent pratiques, même dans la spéculation. C’est dans le ton animé de la discussion, dans le sentiment très vif de l’importance des questions sociales et dans les éloquens hors-d’œuvre que consiste le mérite de cet ouvrage. A l’économie politique proprement dite, il n’a en réalité rien ajouté, et il s’applique à la battre en brèche sans parvenir et presque sans viser encore à remplacer ce qu’il détruit. Nulle devise n’est moins justifiée que celle qu’il met en tête de l’ouvrage : Destruam et œdificabo. Ce livre ressemble véritablement à un champ de carnage. Le pour y détruit le contre, et le contre y détruit le pour. On est étonné, étourdi, déconcerté, la pensée a besoin de se ressaisir elle-même pour se retrouver après une telle lecture. Voilà l’impression d’ensemble, voilà ce qui résulte de cette revue impitoyable de toutes les idées économiques, de tous les principes sociaux. Proudhon ne laisse pas subsister même le socialisme. « Le socialisme, au lieu d’élever l’homme vers le ciel, s’écrie-t-il, l’incline toujours vers la boue. » Et il le convainc d’impuissance et de folie, comme il en accuse l’économie politique et la société elle-même. On n’aurait qu’à extraire telle ou telle page admirable de bon sens et de talent pour la mettre sur le compte d’un écrivain conservateur, l’illusion serait complète.

La correspondance, sans faire disparaître ce qu’il y a de contradictoire dans le procédé de M. Proudhon, bien plus que dans les idées dont il prétend critiquer les antinomies, donne jusqu’à un certain point la clé de cette méthode. Quand il publiait ce livre, il se croyait très avancé dans la découverte de la synthèse, qui, succédant à la thèse et à l’antithèse, devait combler tous les vides à l’aide d’une formule intermédiaire et supérieure. C’est là sa perpétuelle illusion. Il se prend pour un génie créateur en voie de devenir un Newton du monde social ; au fond, il est et il reste partout un pur révolutionnaire incapable de conclure.

Nulle part l’idée divine n’avait été plus violemment prise à partie que dans un chapitre resté fameux sur la Providence. On a bien des fois cité ces pages de scandale dans lesquelles il interpelle Dieu, qu’il nomme « le jaloux d’Adam, le tyran de Prométhée,… un être essentiellement anti-civilisateur, anti-libéral et anti-humain. » Faut-il ne voir là que des blasphèmes, une sorte d’accès de fureur, une rage d’impiété sans réflexion et sans portée ? C’est ainsi que la foule des lecteurs a paru le comprendre. Doit-on réduire cette injurieuse apostrophe à n’être qu’une critique sanglante, comme le prétendent quelques disciples peu contredits par l’auteur de la Vie de Proudhon, de ce qu’ils appellent « le dieu des théologiens ? » Cette explication ne. nous paraît pas plus exacte que la première. Il y a dans tout cela plus de système qu’on ne veut bien dire. Nous ne pouvons que renvoyer aux explications de Proudhon lui-même. Il appelle divine toute la partie passive, instinctive de notre nature. Il y rapporte les préjugés, les superstitions, les aveugles prestiges, le culte et les œuvres de la force, la passion et tout son misérable cortège. Tout le mal en vient, d’où cette formule : Dieu, c’est le mal ! L’élément actif et réfléchi constitue l’homme par opposition. A lui de vaincre le mal et l’erreur ; c’est l’œuvre de la science et de la civilisation. De quelque façon qu’on traite une telle aberration, on ne peut pas l’omettre ; elle ôte le caractère de simple fantaisie à ses attaques contre l’idée divine. C’est plus et pis que cela. Il faut voir ici une date dans l’histoire du socialisme. Il apparaissait presque toujours jusqu’alors enveloppé d’un nuage de religiosité ; Proudhon lui imprime un caractère résolument impie, il en fait une déclaration de guerre à l’essence même de l’esprit religieux, qu’il regarde comme une erreur fondamentale et monstrueuse, au fond comme la principale cause de presque toutes les autres erreurs qu’elle consacre. Si une si étrange conception méritait qu’on lui opposât les grands noms de la métaphysique, nous remarquerions qu’elle est l’antipode de celle d’Aristote faisant graviter le monde vers Dieu, centre immobile, intelligence qui se pense elle-même, et, par l’attraction qu’il exerce sur l’univers, auteur de tous les progrès. C’est non moins visiblement le contraire de la théorie platonicienne, qui fait de la ressemblance à Dieu le type de toute perfection. Ici Dieu, s’il existe, ajoute Proudhon, est donné comme l’obstacle même au développement des facultés et puissances humaines. On prétendrait en vain que de tels rêves n’ont après tout qu’un caractère spéculatif. Ils exercent sur les âmes une influence désastreuse, et, avidement saisis par les passions les plus grossières et les plus violentes, qui leur donnent la moins raffinée des interprétations, ils se traduisent dans la pratique d’une manière brutale et sanglante.

La vie de Proudhon, dans la biographie que lui a consacrée M. Sainte-Beuve, s’arrête en 1848. L’illustre critique en méditait une seconde partie. Eût-il appliqué le même degré d’indulgence au journaliste du Représentant du peuple ? Se fût-il engagé dans l’appréciation des questions sociales et économiques, traitées alors par Proudhon sous la forme d’une assidue et brûlante polémique ? Il cite dans le livre publié des lettres d’une date postérieure à 1848, et on voit au commentaire que le ton du critique n’a pas cessé d’être bienveillant, même affectueux. Une de ces lettres, adressée à M. Bergmann et datée de 1854, est par lui qualifiée « d’admirable ; » on peut la trouver telle par le côté moral et domestique, par un excellent passage sur la paternité et le mariage. Proudhon était entré en relation à l’assemblée constituante avec le prince Napoléon. Les lettres qu’il lui adresse (1853 et 1854.) sont tout à fait importantes. Elles achèvent de montrer à quel point il subordonnait la question politique à la question sociale. Il reproche vivement à l’empire de s’appuyer sur la bourgeoisie et le clergé, qui, dit-il, lui en savent peu de gré, tout en l’acceptant comme sauveur, mais qui le boudent et le lâcheront. La conclusion assez remarquable qu’il tire de ce caractère réactionnaire et clérical qu’il attribue à l’empire est que ce gouvernement ne serait qu’une contrefaçon et une préparation de la légitimité. En conséquence, dit-il, « Henri V est seul logique, et, comme ce qui est logique tôt ou tard se réalise, Henri V reviendra. » Voilà une prophétie faite en termes clairs. Il soutient aussi que, si la forme monarchique dure, l’empire ne peut se maintenir qu’en marchant dans les voies du prolétariat et de la révolution. Une lettre plus curieuse peut-être est celle que M. Sainte-Beuve lui-même adresse au prince Napoléon en lui faisant restitution des lettres de Proudhon que le prince lui avait communiquées. Dans sa mesure, cette lettre de M. Sainte-Beuve, datée de 1865, ne s’écarte pas de la ligne tracée par Proudhon. On trouve le même reproche de marcher dans des voies rétrogrades, exclusivement bourgeoises et cléricales. M. Sainte-Beuve va jusqu’à indiquer un remède pratiqué ; nous le signalons sans commentaires. Il voudrait que le gouvernement impérial fît pénétrer dans le sénat et dans les conseils de l’état l’élément socialiste et révolutionnaire. Il allègue l’exemple du premier Napoléon, qui avait dans ses conseils « des régicides et des royalistes, d’anciens conventionnels et des ralliés du côté droit, les tenant en échec les uns par les autres, se servant de tous, donnant des garanties à tous. « Il est dit dans cette même lettre : « Sous l’empire présent, cet équilibre n’existe pas. Le côté révolutionnaire, socialiste, qui voudrait se rattacher, ne trouve pas un appui suffisant, une garantie… La reculade est frappante… Le gouvernement a tort de voir par la société des salons… Le blanc domine, il n’y a de rouge que celui des cardinaux. » Jour curieux jeté sur la pensée de M. Sainte-Beuve en ces années finales de l’empire et de sa propre vie, qui achève de marquer avec Proudhon, à travers tant et de si grandes différences, ces affinités et sympathies sur plusieurs points qui nous ont paru expliquer cette biographie !


III

La pensée tantôt exprimée, tantôt sous-entendue par M. Sainte-Beuve, c’est l’avenir, du moins jusqu’à un certain point, des théories proudhouiennes ; il ne s’agirait, il le dit expressément, que d’en éliminer les exagérations. Beaucoup d’esprits parmi les conservateurs nous paraissent accepter un tel point de vue avec une facilité qui étonne. Ils croient le socialisme à certains égards applicable, n’en redoutent que le radicalisme destructeur et l’impatience révolutionnaire, et l’ajournent en se bornant à le tempérer. Il y a là une confusion singulière entre le socialisme et l’esprit de perfectionnement social, entre des chimères irréalisables et les formes à quelques égards nouvelles que peut prendre la société sans cesse en voie de transformation. On peut croire, sans adopter pour cela le point de départ et les conclusions de ces théories, que la société, qui a tant changé depuis deux ou trois siècles, ne se modifiera pas moins à l’avenir dans un même intervalle ; il est à supposer même, avec les moyens plus puissans et plus rapides dont elle dispose, qu’elle se modifiera davantage encore. La différence, c’est qu’il n’y a plus matière à révolution économique violente, les monopoles légaux ayant été détruits. Il n’est guère douteux enfin que cette modification ne se fasse dans le sens d’une égalité plus grande et d’un plus grand bien-être populaire. Non, il n’y a point de socialisme à le prétendre : le niveau de la masse, peut s’élever. La richesse sociale n’est pas en effet, non plus que l’instruction, une sorte de quantité immobile et fixe. Il n’est pas nécessaire qu’il y ait des idiots pour qu’il existe des hommes de génie, et des misérables qui meurent de faim pour qu’il y ait des fortunes élevées. L’industrie humaine, dont les fruits vont en croissant, et une répartition qui s’opère sous l’empire de libres transactions rendent cette élévation générale de la moyenne sinon certaine, au moins possible. Est-ce là ce que croient seulement bien des esprits trop prompts à beaucoup accorder au socialisme ? Serait-ce tout ce qu’il y a au fond de la pensée de l’auteur de la Vie de Proudhon ? Il va plus loin. Il attribue la fécondité, une vertu positive, aux idées proudhoniennes ; il tient pour acquis que Proudhon a légué des résultats théoriques et des conceptions en partie réalisables à la science et au monde. C’est cette affirmation qui doit être réfutée rapidement.

Le système de Proudhon, — et nous ne savons si ceux qui se portent aujourd’hui ses disciples s’en sont rendu compte, — n’est pas de ceux qui se peuvent scinder. Si l’appropriation du revenu du sol, si l’intérêt, tout intérêt du capital, sont illégitimes et doivent disparaître, presque tout disparaît dans l’ordre social et économique. L’élément de l’intérêt du capital se retrouve partout. On ne peut le détruire sans aboutir à un régime de gratuité universelle : c’est la négation de toute propriété ; c’est l’équivalent, à quelque échappatoire qu’on ait recours, d’un véritable communisme. L’intérêt, sous le nom de profit, de bénéfice, reparaît en effet dans le prix des choses non moins que dans le prêt ; il est dans tout loyer, rente, d’un immeuble comme d’un bien meuble. Nous demandons « quelle part » on peut faire à un tel système ; nous demandons aussi de quels côtés de l’horizon on en voit poindre l’avènement. Serait-ce dans une baisse réelle, qu’on suppose devoir être constante, de l’intérêt ? Mais si l’intérêt, qui dans le cours du temps a baissé, doit baisser encore, en vérité les idées de Proudhon n’y sont et n’y seront pour rien. L’économiste Frédéric Bastiat, que nous citons de préférence parce qu’il a combattu les idées de Proudhon après 1848, notamment sur la gratuité du crédit et la fameuse banque d’échange, cette combinaison qui donne une faible idée des facultés pratiques de Proudhon, Bastiat croyait aussi à cette baisse constante, qu’il s’exagérait peut-être un peu. Il n’admettait pourtant pas qu’elle pût tomber à zéro. Il se servait à ce sujet d’une comparaison assez plaisante. Parlant de certains moutons dont les éleveurs ont pu réduire la tête à des proportions de plus en plus exiguës, il demandait ce qu’il faudrait penser du logicien qui en conclurait qu’un moment viendra où les moutons pourront vivre sans tête. Vivre sans intérêt ne paraissait pas à l’ingénieux économiste un problème qui fût plus soluble. N’était-ce pas dire que Proudhon avait, en économie sociale, cherché la quadrature du cercle ?

Il est facile de même au biographe de Proudhon de déclarer qu’en théorie, en droit, sa réfutation des défenseurs de la propriété est « victorieuse et décisive ; » nous n’en croyons rien pour notre compte. Il ne suffit pas qu’il ait dévoilé certaines faiblesses et contradictions des théoriciens. Sans doute Pascal, cité par M. Sainte-Beuve, prononçait, lui aussi, un des premiers le mot d’usurpation à propos de l’occupation de la terre ; il n’est guère à croire que Pascal persisterait dans ce mot, jeté en passant sur un sujet auquel, disons-le, ce vaste et puissant esprit n’avait pas consacré de bien longues méditations. Il vaudrait la peine de tenir quelque compte des explications où sont entrés des économistes comme Quesnay, des philosophes comme Locke, et beaucoup d’autres, sur la propriété foncière, avant de trancher la question. Enfin, ce qui est plus concluant même que les autorités, les faits ont prononcé. Ceux qui voient-dans l’appropriation primitive une usurpation faite sur le genre humain peuvent aujourd’hui s’assurer de ce que vaut le sol avant d’avoir été approprié. Les exemples ne manquent pas ; il est loisible de les chercher dans les terres de l’Amérique, dans les colonies, en Algérie si l’on veut. Et encore, lorsqu’on dit qu’aux États-Unis la terre disponible s’est vendue au faible prix de 1 dollar l’acre, cette valeur signifie beaucoup moins celle du sol même que le prix de la protection sociale. Il est bien temps que la question sorte du domaine des apparences et de la déclamation. On comprendra alors que les premiers qui occupent le sol et le cultivent à leurs risques et périls méritent plutôt d’être bénis, ou, pour parler un langage plus réel et plus positif, excitas par des primes que découragés par les anathèmes assez mal venus des Rousseau et des Proudhon. Serviteurs de l’humanité, à leur insu peut-être, ils mettent en valeur un instrument ingrat et rebelle, ils en augmentent la puissance productrice, ils le créent en très grande partie. Les peines, les frais d’entretien qu’exige ensuite cet instrument, dont la fertilité naturelle n’est presque rien à côté de la fertilité acquise, ne se renouvellent-ils pas incessamment en pleine civilisation ? La terre n’est-elle pas pour ainsi dire rachetée indéfiniment par ce qu’elle coûte ? Pourquoi faut-il être forcé de rappeler de telles vérités, et non-seulement de les rappeler, mais de les défendre ? — Il n’importe que Proudhon ait surtout attaqué comme injuste cette part de la rente du sol donnée, selon la plupart des économistes, à titre gratuit, c’est-à-dire sans correspondance exacte avec la quantité du travail et du capital engagé ! Il ne voulait pas admettre que la fertilité extraordinaire d’un sol pût constituer une prime à son détenteur, pas plus qu’il n’admettait que le talent, à égalité de travail, pût conférer un avantage quelconque à l’heureux possesseur de facultés exceptionnelles. C’est là particulièrement ce qu’il appelait un vol, et c’est là-dessus que des esprits sages, éminens, en condamnant le mot comme excessif et brutal, lui donnent gain de cause quant au fond de l’idée ! Un vol de ce qui n’a pas de valeur et de ce qui n’appartient à personne ! De quel droit appeler spoliation ce qui a été un service rendu à la masse, aux générations à venir, qui eussent trouvé la terre dans ce misérable état, si admirablement décrit par Buffon, non défrichée, non cultivée, sans routes ?

L’idée que l’avenir, un avenir assez prochain, assure-t-on, fera sa part à ces idées de Proudhon sur la propriété nous paraît de tout point inacceptable ; elle est combattue par la marche même que suit la société moderne. Le moment était après tout mal choisi de venir contester que la propriété trouvât un de ses fondemens les plus habituels dans le travail et dans l’épargne, alors que la propriété rurale, divisée entre des millions de mains, en est la preuve palpable, alors que le capital mobilier, indéfiniment partagé en actions, titres de rente, etc., fournit la preuve évidente du même fait. Établissez la part de la spéculation, qui est loin au reste d’être un ressort inutile, faites celle des moyens d’acquisition condamnables ; faut-il pour cela continuer à parler de la propriété comme d’un fait né de la complète ? N’est-il pas vrai qu’elle se rapproche de la justice ? N’est-il pas vrai que les argumens, d’ailleurs peu nouveaux, auxquels on semble adhérer, perdent de leur force au lieu d’en gagner ? Pour clore ces remarques, n’est-il pas vrai de dire aussi que le caractère de la propriété comme condition permanente de l’ordre et de la prospérité des sociétés modernes semble acquérir encore plus de relief, et s’impose à ceux qui, comme l’auteur de la Vie de Proudhon, repoussent l’idée du droit naturel ? L’éminent écrivain déclarait un jour devant le sénat qu’en fait de philosophie et de morale « Bentham lui suffisait. » Bentham, c’est-à-dire pour l’individu l’intérêt bien entendu, pour la société l’utilité générale. C’est précisément au nom de l’intérêt général que s’est élevé le célèbre publiciste anglais pour établir les avantages de la propriété, non-seulement pour ceux qui la détiennent, sauf à la rendre le lendemain à la circulation, mais pour le grand nombre par l’augmentation de la quantité des produits. La propriété est le ressort que rien ne remplace. Détendre ce ressort, c’est donner le coup de mort à la prospérité publique. C’est l’énerver singulièrement que de changer la propriété en simple possession, comme Proudhon semble l’avoir voulu. Le nombre de ceux qui ont personnellement intérêt à la propriété s’est accru et s’accroît encore. On ne saurait dire ce que la société doit aux efforts incessans qu’elle sollicite et obtient d’une telle masse laborieuse qui se la propose comme perspective ou qui la trouve comme auxiliaire. Ce qu’on nomme aujourd’hui le collectivisme, fût-il autre chose que la plus odieuse des confiscations, n’aurait-il pas pour effet immédiat d’affaiblir de la manière la plus dommageable ces féconds et indispensables mobiles ? Plus la propriété s’est individualisée, plus aussi on a vu que ce n’est pas d’une manière seulement passagère, qu’il faut en chercher la raison d’être dans la nature humaine, dans ses instincts, dans sa liberté, dans son besoin de stimulant pour se déterminer à l’action.

A quelle autre idée de Proudhon faudra-t-il promettre l’avenir ? Sera-ce à l’association ? M. Sainte-Beuve l’affirme. « L’idée pratique, dit-il, était et elle est dans l’association ouvrière, telle qu’il la concevait et qu’il la définissait, dans cette combinaison d’économie industrielle, démontrée, retournée en tout sens, prêchée sur les toits. » Il n’y a point lieu de faire honneur à M. Proudhon de l’idée de l’association, idée qu’entourent d’ailleurs tant de difficultés dans la pratique lorsqu’elle s’applique à la production. Elle avait été préconisée par les économistes les plus orthodoxes, notamment par M. Rossi ; toutes les écoles socialistes l’avaient mise en avant. Quant à la forme spéciale que M. Proudhon donnait à l’association ouvrière, elle nous paraît au contraire fort mal définie. Elle est intimement mêlée à ses idées de gratuité » de papier-monnaie, et les efforts qu’ont faits ses disciples pour l’élucider et la rapprocher des conditions de la pratique ne semblent guère l’avoir rendue plus applicable.

On fait un mérite à M. Proudhon d’avoir combattu les théories d’accaparement universel par l’état, d’avoir eu le sentiment très vif des droits de l’individu et de les avoir revendiqués avec éclat. Nous ne le nions pas ; mais en quoi s’est-il montré inventeur là plus qu’ailleurs ? En quoi peut-on dire qu’il ait légué aux générations une idée quelconque ? Une nombreuse école de publicistes et d’économistes avait avant lui enseigné l’individualisme. Que lui appartient-il en propre ? La négation même des droits et des attributions de l’état, la fameuse an-archie, c’est-à-dire le plus chimérique des paradoxes. Est-ce là l’idée qu’on croit pouvoir rendre praticable ? Nos sociétés démocratiques n’auraient-elles pas fait, en matière d’initiative individuelle, plus peut-être qu’il n’est raisonnable d’en attendre, si elles s’en tenaient à réaliser le programme de ce minimum de gouvernement recommandé par les Adam Smith, les Jean-Baptiste Say, les Benjamin Constant ?

On ne prétendra pas enfin que M. Proudhon ait inventé davantage l’idée de la suppression de la misère. Tout se réduit encore ici à une exagération. Il a prétendu chasser de ce monde toutes les contradictions avec les souffrances qui en résultent. C’était, en méconnaissant la nécessité du mal mêlé à l’humanité, dépasser le but, et le manquer par là même ; c’était jeter un ferment de plus de trouble et de désunion en présentant aux imaginations aigries et surexcitées un idéal chimérique.

A prendre l’œuvre dans son ensemble, elle, appelle un jugement sévère. Loin de porter dans les sciences économiques un principe supérieur et moral, comme il s’en est flatté, il les matérialise par l’application d’une égalité absolue et brutale. Nous ne calomnions pas le. socialisme proudhonien ; nous reconnaissons, avec l’écrivain qui en a retracé les principaux traits, rattachés à la vie et à la correspondance de l’homme, ce qu’il a de dignité relative, nous dirons même de sévère pureté. C’est l’honneur incontestable de M. Proudhon. Au milieu de tant d’écoles relâchées, il admet l’innéité du sentiment du bien et du mal, il ne réduit pas le devoir à une vague sympathie ou aux calculs de l’égoïsme ; mais il lui refuse toute origine, comme toute sanction ultérieure, dans l’idée divine. Il doit être considéré comme un des inventeurs de cette morale qui veut être indépendante de toute métaphysique spiritualiste. Le monde tel qu’il le conçoit et l’organise est sec et triste : c’est le monde du doit et de l’avoir ; chacun touche régulièrement sa part, et tout est dit. On y trouve nombre d’honnêtes familles, du moins dans l’intention du réformateur. Reste à savoir si cette médiocrité terre à terre peut satisfaire tous les instincts de l’humanité. Ce qu’a fait M. Proudhon, il est facile de le dire : il a transporté le réalisme dans l’utopie. C’est au réalisme qu’il ramène tout. C’est là qu’il aboutit dans l’art comme dans la société. M. Courbet est son Raphaël. C’est en s’inspirant du réalisme que ce peintre nous a transmis la personne du réformateur dans la moins idéalisée des images.

Ce qui a survécu de M. Proudhon, c’est son esprit destructeur. Son langage violent a fait école ; son nom préside ou se mêle à l’organisation de sociétés redoutables. Il n’est que trop vrai : les tendances, les formules proudhoniennes, ont gagné du terrain ; elles travaillent, elles agitent tout un peuple de prolétaires. On peut dire dès à présent si c’est pour la paix et pour le bonheur du monde.

Sous un seul rapport, nous pouvons le concéder, le passage de M. Proudhon n’aura pas été inutile et funeste. Il a forcé les sciences sociales à mettre plus d’exactitude dans leurs raisonnemens, plus de rigueur dans leur logique. Il ne leur permet plus de se contenter d’armes parfois un peu vieillies ; il les contraint de tenir leur arsenal en bon état, de le renouveler au besoin. Le sphinx posait aux esprits perplexes des questions embarrassantes, sous peine de dévorer ceux qui ne pourraient les résoudre : cela lui donne sans doute peu de titres à la reconnaissance ; il n’est pas moins vrai qu’il mettait en éveil et suscitait la sagacité des Œdipe. Les problèmes posés par le sphinx socialiste sont d’une nature moins oiseuse, mais non moins pressante. Nous ne prétendons pas que la science seule puisse les résoudre, sans le concours d’autres forces sociales, du moins elle y a sa part ; elle peut contribuer à donner à la société la perception claire et le sentiment ferme de son droit. Ce droit, il faut que cette société, trop hésitante dans ses convictions, non-seulement n’en doute pas, il faut qu’elle ne paraisse pas en douter. C’est à ce prix quelle trouvera l’énergique sagesse dont elle a besoin pour se maintenir et pour continuer à se développer dans les conditions d’une vie régulière.


HENRI BAUDRILLART.

  1. Voyez dans la Revue du 15 octobre 1848 l’intéressante étude de M. Saint-René Taillandier.