Prostitués/XI/Lucien Arréat

(p. 348-351).

La France est le pays le moins libre, celui où il est le plus dangereux de n’être pas un écho. Les plus grands et les plus originaux des philosophes allemands furent professeurs en quelque université ; en France, connaissez-vous un professeur qui ait la puissance de penser ou le courage de ne point répéter ? Chez nous, le professeur de philosophie, prêtre de traditions que souvent il ne comprend même plus, est exactement le contraire du philosophe. Et nul professeur ne devrait trouver place en ce chapitre. Voici pourtant un critique — dont j’ignore la vie extérieure et s’il parle du haut d’une chaire — qui débute quelquefois par de la pensée ; mais il continue toujours par de la prudence et de la naïveté professorales.

Aux premières pages du moins mauvais de ses livres, — Dix années de philosophie, études critiques sur les principaux travaux publiés de 1891 à 1900, — M. Lucien Arréat constate que la philosophie est « tout le savoir, sans être spécialement aucun savoir. » Elle « s’applique à toutes les branches de la science, parce qu’elle est une fonction de l’esprit : elle embrasse toute la science, parce qu’elle est une manière de penser le monde. » Elle « peut être considérée comme une fonction première de notre intelligence et signifie, en quelque sorte, notre effort même vers la généralisation abstraite, qui est le moyen et l’objet de tout savoir. »

Par malheur, tout le long du volume, il oublie ces larges déclarations. Il étudie uniquement les pauvres petits faits recueillis par la sociologie « scientifique », par la psychologie « scientifique », par l’esthétique et la morale « scientifiques ». Lorsqu’un des misérables ouvriers dont il nous dit l’effort infinitésimal quitte la loupe et oublie sa minuscule besogne bien « contemporaine » pour regarder un peu autour de lui et penser un peu le monde, M. Arréat refuse de le suivre « dans cette région philosophique, où les sciences particulières trouvent leurs points de rencontre, où les définitions deviennent explicatives, quoique avec un inégal succès, et plus larges aussi que les événements positifs qui ont servi à les construire. » Chaque fois, il rappelle l’étourdi à sa petite tâche précise et lui répète, inflexible : « La méthode constante des sciences est de comparer des faits et des séries de faits l’une avec l’autre, afin de dégager la loi de leurs variations simultanées ou successives, aussi souvent qu’il est possible de le faire avec quelque sûreté. »

Ainsi il étudie la philosophie, poème des poèmes, avec un vil esprit scientifique, dans la préoccupation utilitaire de la solidité précise des découvertes et non pour la joie de voir l’esprit marcher d’une allure noble. Il fait en commerçant le bilan des acquisitions. Il est puni justement de philosopher en industriel qui touche à la science divine avec des mains lourdes et avides, propres seulement aux grossiers labeurs terrestres : les entreprises qu’il étudie aboutissent toutes à l’inévitable faillite. Écrasé par la tristesse de savoir que tout à l’heure elle va crever, il ne jouit pas des couleurs célestes de la bulle de savon et ne soupçonne pas le soleil lointain qui l’irise.

Cet amoureux des résultats se désole du néant des résultats : « La dramatique histoire des luttes philosophiques n’est pas sans laisser une impression pénible : on croirait voir des ouvriers battant à coups redoublés une muraille, dont aucune parcelle ne se détache, et qui ne rend que du bruit sous le marteau. » Les pauvres ouvriers, en effet, qui attachent à leurs membres naturellement si lourds l’écrasement du plomb baconien et qui essaient de « penser le monde » suivant des méthodes faites pour saisir de tout petits détails indifférents ! Ils ne savent pas que Platon, Plotin et Malebranche sont les plus hardis des poètes et que toute synthèse est nécessairement faite d’autant de rêve que de pensée ou, s’ils le savent, ils ne parviennent point à se consoler de cette beauté inéluctable.

Ô mon âme, laisse dans la vallée étroite les ouvriers penchés qui nient le ciel. Méprise leurs outils gauches et le plomb dont ils s’alourdissent de peur que quelque vent d’extase ne les enlève trop haut. Même d’une cire qui fondra, attache-toi les nobles ailes et vole, enivrée, dans la beauté immensément monotone de l’azur. Qu’importent les ricanements dont les prudents immobiles accompagneront ta chute, puisque, un instant du moins, tu auras plané et tu auras vu…