Prostitués/VII/Paul Redonnel

(p. 197-205).

Paul Redonnel est un des talents les plus personnels et les plus complets que je connaisse : personnel souvent jusqu’à l’étrangeté ; complet et complexe parfois jusqu’à la complication.

Je salue en deux sortes de poèmes une sincérité égale : dans les uns, le poète, ému de sa merveilleuse diversité, exprime avec fougue ou en souriant chacun de ses aspects, chacun de ses moments, se réjouissant surtout à ce qu’il y a d’extrême en lui. Dans les autres, conscient du centre de lui-même, il se dessine d’une ligne nette et simple. Malgré leur beauté de composition, c’est parmi les premières œuvres qu’on doit classer les Chansons Éternelles.

Les Chansons Éternelles forment une ligne parabolique dont les deux côtés vont se perdre dans l’infini. Paul Redonnel croit à la multiplicité des existences. Directement, il ne dit qu’un fragment d’une vie. Mais aux premiers pas quelques éclairs illuminent brusques les ombres antérieures, et bien des cris d’espoir ou d’effroi nous avertiront que le point d’arrêt de l’artiste n’est pas à l’homme un but final et que, pour lointain, l’horizon aperçu n’est qu’une limite illusoire.

Le livre se divise en trois parties que j’appellerais volontiers — les destinées sont des comètes — la sortie de l’ombre interstellaire, le passage dans la lumière, la rentrée dans l’ombre.

Jadis, à première lecture, je préférai le centre du livre, tout de précision et de vie pleine. Aujourd’hui, mieux regardée et mieux comprise, c’est l’œuvre entière que j’aime en sa beauté diverse et savante, en la haute signification de son ensemble.

Étrange et admirable conception où s’expriment à la fois les besoins latins de clarté et les inquiétudes orientales ou hercyniennes d’infini : ici, c’est d’en bas que vient la lumière. Le centre de l’œuvre est un abîme, l’abîme de la matière. Et les lueurs intenses, diales et jolies par endroits, brutalement infernales ailleurs, grimpent étranges, clairs-obscurs et pénombres, songes et cauchemars, au tournant de deux escaliers ténébreux et qui n’ont point de sommet : celui par lequel on dévale à l’actuelle existence, celui qui en remonte.

La première partie nous montre l’enfant descendant de là-haut, puis dégringolant les bas degrés, tombant homme. Je ne dirai pas quels angles durs des marches accrochent la lumière et brutalisent la chute. Or l’enfant qui tombe est un sensible, un poète, un de ceux que le choc de la vie risque de tuer ou d’affolir. Et, en effet, c’est tout meurtri, fou et mourant qu’il arrive.

Sa folie est un étourdissement peu durable. Il se réveille, se relève et, comme tous les convalescents, voici que joyeux il consent à la vie. La matière sourit bienveillante à sa jeunesse et à sa force. Il croit retrouver en elle, plus gaie, plus superficielle, moins dangereuse aussi, la promesse d’amour, l’illusion naïve et chantante à laquelle il tendit les bras en sa prime venue et qui, suivie par son regard, suivie par tout son corps oublieux de l’équilibre, fut pour beaucoup dans les brutalités de la chute. Et voici, parmi les gros plaisirs bruyants d’une kermesse, des flirts subtils et griffants. Et voici des joies sensuelles relevées de sourires ironiques et de fines paroles.

Pour délicat que soit le bouquet et pétillante la coupe, le vin enivre et l’ivresse cause l’écœurement. De l’abîme qu’il aima, admirant « la vastitude de l’image céleste réfléchie », le poète maintenant s’évade, le cœur soulevé. Il monte l’escalier ardu qui conduit à la vie solitaire et consciente, l’escalier qui promet l’éternel. Il monte, lent et las, souvent hurlant d’ennui, se retournant avec des regrets vers les lueurs infernales ou terrestres. Mais il ne peut revenir en arrière et son effort deviendra enfin vaillant jusqu’au calme, car devant lui il apercevra, se confondant, s’unifiant, prometteuse d’il ne sait quelles joies pour les futures destinées : l’enfançonne dont le sourire précipita sa marche jusqu’à la chute ; la femme qui l’arrêta quelques jours et l’attarda des années.

L’itinéraire platonicien du poème pourrait faire supposer une œuvre de noblesse hautaine et un peu froide. Le livre est, au contraire, d’intensités, et, par je ne sais quelle magie, son harmonie est faite de contrastes inattendus, de brusqueries soudaines.

Car le poète est complexe, savant, fougueux, amoureux du détail. S’il est platonicien, c’est comme on le fut à Alexandrie ; mais beaucoup de ses paroles et de ses gestes et de ses rires scandaliseraient les jardins d’Académus.

J’ai pu tracer la carte du voyage auquel nous invitent les Chansons Éternelles. À qui n’a point visité le pays il est impossible de faire même entrevoir la multiplicité des incidents, la diversité des points de vue et comment la route se peuple de rencontres, de sourires et de cauchemars. Impossible aussi de dire les ressources verbales, syntaxiques, rythmiques, du poète. Ses moyens d’expression — de l’alexandrin au vers de deux syllabes, de l’hexamètre latin à la prose française roide en son armure ou souple et jupes troussées — sont aussi innombrables que les merveilles à exprimer. Le lyrisme, le calme épique, la tendresse de l’idylle, le drame et ses violences, la brutalité satirique, réveillent à chaque pas l’attention, nous étonnent à la fois par l’inattendu et l’à-propos. Comme la science de la vie est universelle, le poète se manifeste observateur, mathématicien, théologien, mage. Et sa langue s’enrichit des apports de toutes les sciences, et de la naïveté bleue des archaïsmes, et de la rouge noblesse des latinismes, et de la lumière blanche des occitanismes. Et saphirs, rubis ou diamants s’enchâssent dans l’or d’un français solide, encore qu’aux imprévues ciselures.

Ce ne sont pas les fleurs du bord de la route qui font la beauté du voyage et les rares que je vais montrer ne peuvent guère aider à juger une œuvre aussi considérable. En vérité, je crois que si je les fais voir c’est pour les regarder et parce que, toutes petites, elles éveillent, en moi qui eus la joie des paysages, de vastes souvenirs. Je ne les classe même pas : l’ordre de la cueillette, plus évocateur, me plaît mieux.

Dès les premiers pas, comme une rose épineuse et hautaine j’ai aimé ce mot de satirique méprisant adressé aux inintellectuels : « Un certain bétail à pain… » — Voici, bientôt après, une liane jolie, souple et solide et qui devrait lier mes fleurs, si j’essayais un bouquet, « Ce livre est un document humain transporté dans le Rêve. » — Et nous sourient, en effet, de rêveuses corolles : « Les voix blanches qui parlent une langue invertébrée, dont aucun vocable ne s’efforce vers la réalité dure. » — « Quand tu parles, c’est tout bas, afin que le silence assourdissant se taise et ne décoordonne pas la moire des souhaits naissants. » — « J’ai permis que mes sentiments luttassent d’analogie avec les nuages dont me plaisent les bornes imprécises et l’indécision des formes. »

Voulez-vous des beautés de précision ?

Les rayons du ponant accrochent au passage
Les nuages en haut, en bas les hautes branches.

« Les oliviers au tronc busqué doivent à l’inclinaison du sol de paraître des êtres prêts à se mettre à genoux ou qui s’en relèvent lentement. »

De crainte de m’attarder, je tourne cent pages et je rencontre cette définition à laquelle semblent avoir collaboré un mathématicien puissant et un profond théologien : « Dieu est un point minéral dont la densité est le cube de l’unité. »

Je me fais violence pour ne point jeter ici à pleines mains l’or sonore des vers bien frappés et de poids. Le poète, par exemple, dit de son âme élancée vers la matière :

Ce fut la nef que nul récif ne désempare,

Et dont on adorna la coque de métal.
Un par un j’enrôlai, du traînard au captal,

Les blasphèmes très doux et les baisers sans tare.

Et la comparaison continue, ferme, solide, sans une hésitation ni une bavure.

Un symbole plus souriant. Une coquette parle :

« Je me promène parfois rien que pour le plaisir de voir, selon le contour des sentes, mon ombre rôder à mon entour pour s’unir à moi ou me fuir, puis disparaître à gauche et, un pas plus loin, renaître à droite ; ici me précéder, tel un héraut, et là me suivre, tel un page. Et je pense alors, poète, que c’est votre âme qui tourne ainsi autour de moi, jouant à cache-cache, ayant de lancinants regrets de s’éloigner et de vifs désirs, aussitôt exaucés, de revenir vite… » Je voudrais bien aussi vous faire admirer — mais on n’enferme pas un chêne dans un herbier — le morceau merveilleux :

C’était « un de ces fols », n’ayant pas de demeure

Et faisant peine à voir comme un pauvre qui pleure.
Il s’en allait des jours entiers à travers champs,

Le cœur en peine et la pensée à l’aventure.

J’ai eu doublement tort de citer. De ce livre il faut tout lire et relire. Il faut s’intéresser à chaque détail, beau ou étrange, toujours caractéristique. Le poème terminé, il faut s’arrêter longuement, comme au sommet d’une montagne et, en une joie puissante, tourné vers le chemin parcouru, contempler la largeur et l’harmonie du paysage où nous sourirent l’un après l’autre tant de grands arbres et tant de fleurettes.