Prostitués/IV/Albert Boissière

(p. 81-85).

La main, lourde, gauche, ne déplairait pas en plein air, au rythme des besognes rurales ; elle amuserait quand, à la veillée, son geste franc et qui s’ignore accompagnerait quelques massives plaisanteries ballotées aux vagues du rire. Hélas ! toute chargée de bagues prétentieuses, elle trace, dans un salon précieux et ridicule, des sinuosités mièvres.

Cet Albert Boissière est composé de bonne grosse sottise, de malice grossière, de sentiments bas. Mais il a de l’ambition. Paysan parvenu cabotin, il s’écoute parler et, sans doute, se regarde écrire, ébloui, dans « la confidence de la glace. » C’est le pitre forain excellent à faire la parade, à recevoir les gifles sur une joue trop rouge pour rougir et à espérer courbé les coups de pied au cul : pourquoi faut-il qu’il rêve des élégances du jeune premier et qu’il s’acharne à parler avec une recherche plus comique que ses lazzis ?…

Il pourrait avoir de la malice champêtre et faire au guignol Flammarion un passable « auteur gai. » Vraiment oui, dès qu’il condescend à quelque simplicité, sa sottise est amusante de naturel. Mais le plus souvent il se laisse éblouir aux lumières fumeuses de la baraque devant quoi il bonimente ; il prend les planches branlantes qui le supportent pour le Parnasse ; il est un nigaud réjoui qui croit utile de ne pas rire, un ahuri qui fait l’informé.

Poète !… Il veut être poète ! Et il veut être délicat ! Il fabrique — ne riez pas — des Aquarelles d’âmes. Ça croit avoir une âme, l’auteur des Chiens de faïence, et que son âme c’est de l’eau. J’y suis allé voir : l’auteur des Chiens de faïence a raison et il a pour âme quelque chose qui ressemble assez à la mare aux canards.

Nulle sensibilité chez lui ; les reflets ne frémissent point dans sa bourbe épaisse. De l’imagination ? Oui, celle d’une boule de jardin ou d’un miroir à élargir le rire des passants.

Il remplit ses livres d’analyses mille fois lues. Ses réminiscences les lui apportent d’abord déformées en énormités amusantes. Le malheureux les veut subtiles et fortes. Il amenuise ces vieilleries et les brise au poids de mots dont la précision abstraite et la netteté pédante lui semblent rares. Il est — ne serait-ce point la caractéristique du pitre qui se déguise en mondain ? — un précieux brutal. Ses aquarelles d’âmes sont des eaux-fortes manquées et indéchiffrables ou d’énormes caricatures involontaires.

Il pose les trois fleurons de la couronne sur sa large tête de rigolade. Sa grosse gaieté se retient, se mord les lèvres, s’ingénie à paraître l’esprit le plus fin, la pensée la plus profonde, la poésie la plus parfumée. Dans « la confidence de la glace », la maritorne, qui ne trompera personne, se trompe elle-même, se voit princesse, et, avec des grâces et des respects, elle se salue.

Les livres sérieux d’Albert Boissière sont conceptions d’une ingéniosité toute factice et alignements au cordeau. Ses personnages sont des marionnettes réussies bouffonnes, mais que le montreur croit élégantes ou terribles. À travers la pratique dont il pense ennoblir sa voix, il dit pour elles des paroles voulues profondes ou somptueuses et qui sont sottises laborieusement alambiquées. Il leur fait toujours parler le vocabulaire écrit et la syntaxe écrite d’un élève en concettis.

Aux Chiens de faïence et dans Monsieur Duplessis veuf, Albert Boissière consent à être le pitre imbécile et rigolard. Ici on peut s’arrêter quelques instants sans trop d’ennui : Boissière cesse d’être ridicule et reste presque aussi drôle. Il a dépouillé ses oripeaux de théâtre, il s’est regardé dans sa nudité risible et, avec sous les yeux ce modèle excellent, il a tracé, d’un pinceau exact jusqu’à la caricature, des âmes basses, des prétentions têtues, des conceptions étroites. Sans doute, il ne parvient jamais à rejeter toutes ses précieuses abstractions. Des restes de loques pendent, feuilles de vigne bizarres, en divers endroits des statuettes grotesques, cachant un doigt ou habillant un nez.

J’ai vu souvent, même dans ceux de ses livres qui se prétendent sans prétentions, un personnage qui « risquait l’incertitude du parquet glissant, » ou qui, au lieu de s’appeler Suin, « s’autorisait du nom de Suin. » J’en sais un qui tient à la main « l’inexpérience d’un petit instrument. »

Mais souvent le naturel premier, malgré le poids des lourdes habitudes, remonte et éclate. Boissière, par exemple, se fait le parrain d’une fille publique pour la doter du surnom de Victoria. Voyez-le ensuite s’égayer, l’œil grivois et la lippe grasse, de ce « pseudonyme à deux places » et pousser du coude une camarade rosse, pour qu’elle appelle Victoria : « Sacrée omnibus. »

Cette drôlerie grossière n’est pas sans amuser une minute. Car M. Boissière, si gêné dans le monde et si emprunté dans la poésie, est à son aise, comme chez lui, dès qu’il rince, hilare et reniflant, les cuvettes d’un bordel.