Proses philosophiques/Les Déluges

Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 465-467).

LES DÉLUGES.

Qu’est-ce que la mer ? C’est la réserve des déluges. Les déluges sont donc utiles ? Ils sont plus qu’utiles ; ils sont nécessaires. Les continents à sec hors de l’océan s’épuisent. Les sols jadis les plus fertiles sont stériles aujourd’hui. Un peu par la faute de l’homme, beaucoup par la fatalité des choses. La campagne de Rome, le plateau ibérique, le Tell, la Judée, l’Egypte, l’Asie mineure, toutes ces étendues jadis vertes et vivantes, sont maintenant nues et impuissantes. Telle plaine, qui a nourri le monde, est une mamelle tarie. Tel coin de l’Asie, jadis grenier de Rome, est fini. Il n’y a plus rien à faire, l’anémie est irrémédiable. Où fut la forêt, est le sable ; où fut la ville est le désert. Le sauvagisme reparaît où fut la civilisation, comme la ronce où fut la fleur. L’Afrique est une immense jachère. Sans doute la civilisation peut et doit revenir ; sans doute l’homme fait beaucoup ; mais il ne fait pas tout. Il a pour limite la résistance absolue de l’impossible. La surface cultivable est une sorte de peau de la terre ; là où cette peau manque sur de très grands espaces, nulle guérison à espérer ; plus de culture possible. Dans un temps donné, la terre hors de l’eau meurt. Que faire ? Il faut l’y replonger. Comment ? Ici éclate l’impuissance de l’homme, et apparaît le prodige. Le prodige immanent, c’est là ce que nous nommons Dieu. Il est la Nature pour ceux qui n’y trouvent qu’un mécanisme, et il est Dieu pour ceux qui y découvrent une volonté. La volonté du prodige se laisse entrevoir dans de certaines irrégularités étranges et fécondes que le mécanisme pur exclurait. Dieu, — ou le Prodige, si vous préférez ce mot, — n’est pas un géomètre exact. Dans la machine monde, l’abstrait, que l’homme appelle volontiers le parfait, n’existe point ; pas un globe n’est une sphère, pas une orbite n’est un cercle. La révolution lunaire autour de la terre, qui fait le mois, n’est pas un quotient de la révolution terrestre autour du soleil, qui fait l’année. L’année est en porte-à-faux ; elle est incorrecte ; elle est ou trop courte ou trop longue ; il faut la rapiécer. De là les années bissextiles, les jours complémentaires, les mois inégaux. La précession des équinoxes, voilà la grande surprise de l’homme, voilà le grand moyen divin. Qu’est-ce que la précession des équinoxes ? C’est la périodicité des déluges. Qu’est-ce que la périodicité des déluges ? C’est le rajeunissement de la terre. La terre replongée dans l’eau, tel est le phénomène nécessaire. La précession des équinoxes, cette irrégularité qui est l’ordre même, a pour résultat d’exposer inégalement les deux pôles au rayon solaire, plus oblique sur l’un que sur l’autre. La glace s’épaissit sur l’un et fond sur l’autre ; en d’autres termes, un pôle devient plus lourd pendant que l’autre devient plus léger. Dans une quantité de milliers d’années, rigoureusement calculable, la fonte ayant crû d’un côté et la glace de l’autre, l’équilibre se rompt, et les deux pôles basculent. Le bas devient le haut ; le Nord devient le Sud. Dans cette interversion énorme, la mer se déplace. C’est là ce qu’on nomme Déluge. La vieille terre entre sous l’eau, et une terre nouvelle en sort. À cette heure, les insectes du corail, les foraminifères et les polycistinées, dont un milliard couvre une pièce de cinq francs, font, sous l’eau, les continents futurs. A l’heure venue, ces continents émergeront au soleil et feront leur fonction de support de l’humanité à venir. Sera-ce une autre humanité ? Non. L’humanité actuelle ne peut plus périr. Puisqu’elle sait d’avance le déluge, elle le vaincra. L’imprévu seul est indomptable. Une catastrophe calculée est une catastrophe dominée. Dans des milliers d’ans, l’homme se préparera au déluge. Le déluge ne sera pas une embûche comme pour les premiers hommes. Sa brusquerie fit son succès, succès terrible dont l’épouvante dure encore. L’homme futur attendra l’effrayant phénomène, comptera sur lui, le mesurera, et surnagera. La civilisation trouvera le moyen de parer le déluge. Des points inaccessibles seront constatés, de vastes refuges seront établis, d’immenses procédés scientifiques, entrevus dès à présent, centupleront les forces et les ressources de l’homme. Tous les germes de civilisation seront abrités ; tous les testaments de l’esprit humain seront mis en sûreté. L’antiquité n’a pu sauver Orphée, l’avenir sauvera Homère.