Prose et Vers/Poèmes royaux

Prose et VersAlbert Messein (p. 51-60).

POÈMES ROYAUX

LE JOUR DES JOURS

Avant ce jour des jours, la vie de mon ami était comparable à celle d’un paisible village dont les habitants partent sagement, à chaque aurore, pour l’œuvre des champs et des jardins, et en reviennent à chaque crépuscule pour danser et chanter dans la salle noire du cabaret ou sur la place verte de l’église. Tout au long de l’année, on y voyait s’élever de l’âtre des chaumières, vers le ciel plein d’hirondelles ou de corbeaux, la légère fumée qui annonce aux mendiants la cène familiale. Et on y entendait, à l’heure des lampes, le murmure humble et bas des prières où la voix des petits enfants se mêle à celle des vieillards.

Depuis ce jour des jours, la vie de mon ami est comparable à celle d’un village saccagé par les barbares. Les trompettes de guerre y hurlent dès l’aube dont la rouge lueur semble se prolonger jusqu’à celle du crépuscule, les lourds chevaux aux caparaçons d’or écrasent dans les champs, les blés et dans les jardins, les roses, la flamme des incendies s’élance vers le soleil parmi les lances qui défient Dieu et les étendards où sont peints d’étranges monstres. Les prières, je les ai oubliées. Je ne puis plus que hurler d’épouvante dans le fracas des maisons qui s’écroulent et parmi les râles des vieillards et des enfants qu’on tue.

UN ROI PLEURE

Je suis le roi d’une ténébreuse vallée. Je suis assis sur un trône de fer, la tête entre les mains. Mon manteau n’est qu’une loque, mon épée s’est rouillée sous les pluies, et j’ai jeté mon sceptre dans le fleuve d’un lointain pays.

Je ne possède plus de palais où abriter ma vieillesse. Le vent de la nuit éternelle souffle dans ma chevelure, et je n’ai de force que pour chanter l’appel aux morts. Des larmes intarissables coulent entre mes doigts.

J’ai oublié le nom de la reine qui me consolait, et j’ai repoussé le petit enfant qui me demandait pourquoi je lui cachais mes yeux. Je n’entends au loin que le hurlement de mes meutes qui pourchassent des fantômes.

J’attends inlassablement la Mort sur mon trône de fer. Mais elle ne viendra pas, car je suis immortel comme ma douleur, et je ne puis que pleurer à jamais, la tête entre les mains, dans la ténébreuse vallée dont je suis le roi.

MA DOULEUR

Ma douleur ne se revêtira pas d’un lourd manteau de deuil, et ne se couvrira pas la tête de cendres et de poussière. Ma douleur se parera de sa plus belle robe de fête et se couronnera de roses et de violettes.

Ma douleur ne se fera pas précéder sur les places publiques par un cortège de pleureuses et de vocératrices. Ma douleur ira dans les rues entourée de chanteurs et de musiciens chantant des airs joyeux.

Ma douleur ne sera pas la prostituée qui mendie, la main tendue et les paupières rouges, la pitié du passant. Ma douleur sera la reine qui sourit au peuple et qui ferme parfois les yeux pour qu’on ne voie pas qu’elle pleure.

LE ROI FOU

Le roi dément dont le palais, vide à jamais de danses et de musiques, s’érige, sous sa lourde bannière de soie fleuronnée de lys d’or, au plus haut de la terrasse d’où divergent vers l’horizon des allées infinies comme l’histoire des gloires du règne, pleure tel un petit enfant, parce que l’inexorable hiver a étreint les eaux et tué les roses de ses jardins.

Sur la glace terne des bassins où sont pris par la croupe, leurs ailes de bronze convulsées par le ciel, cent monstres imaginés par des sculpteurs qui sont tous morts, et sur la neige mate des boulingrins où se tordent frileusement, sous la serpentine étreinte des lierres, des statues qui furent des dieux et des déesses, palpite le pâle crépuscule du soir.

Et dans cette solitude que nul n’a violée depuis que le roi proféra, une nuit de lune, son premier cri de folie, le vent soulève des tourbillons vagues comme des rêves de vieillard ; et dans ce silence qu’aucun bruit n’a troublé depuis la chute furtive des dernières feuilles, murmure une fanfare lointaine comme un souvenir de batailles livrées en une autre vie.

Soudain, du fond de la pénombre colorée de rose et de sinople, le roi voit venir vers lui la défunte reine qu’il aima, dont le regard est plus terne que la glace des bassins et le teint plus mat que la neige des boulingrins ; ses mules d’or en cette solitude n’impriment aucune trace, pas plus que sa robe de pourpre ne répand aucun frisson dans ce silence.

Immatérielle en son manteau royal à ramages d’argent, elle se penche parfois pour cueillir, d’une main où flamboient des gemmes magiques, les fleurs imaginaires, amaranthes et asphodèles, qu’elle croit voir jaillir de la nappe glaciale de la neige ; puis, grave, elle les tend vers le ciel comme pour emplir leurs corolles de la dernière lumière du crépuscule.

Et lorsque, fantôme elle-même, elle a les bras lourds de ces fleurs qui ne furent jamais, elle va vers les boulingrins où frémit l’éternelle jeunesse des statues et vers les bassins où s’est figé l’élan désespéré des monstres ; mais aux paroles d’incantation qu’elle leur souffle en tressant des guirlandes de rêves, les images restent sourdes ; et la reine retourne, pleurant, vers l’ombre d’où elle est issue.

Ce que voyant, le roi qui se souvient que cette reine fut son âme, essaie de comprendre le mystère de son passé ; mais il ne sait plus même penser, et, s’agenouillant dans la neige devant les dieux et les monstres, il se prend à murmurer, à la tombée des ténèbres, des prières de petit enfant qui aurait peur. Là-bas meurt une fanfare lointaine comme un souvenir de batailles livrées en une autre vie…

HÉCATOMBES

I

Du haut des degrés d’or du trône, le roi dévastateur de ces siècles étendit sur la horde des captifs aux fronts cerclés de couronnes de fer le glaive fulgurant de la Loi.

Les harpes consacrées aux idoles, sous les doigts gemmés d’émeraude des vierges noires, tintaient en strophes de triomphe au plus profond des tabernacles d’ébène.

Et les esclaves vêtus de dalmatiques écarlates déferlaient, sous l’azur où palpitaient des vols de colombes, les plis de pourpre des étendards brodés d’héraldiques chimères.

II

Pourtant en le cœur du Roi chantait le souvenir de la conquête, et de barbares ballades, apprises en les ruées et les chevauchées, lui bouillonnaient en écume aux lèvres.

Une brume de sang obscurcit ses glauques prunelles, et sous son casque où s’éployait l’essor d’une tarasque, éclata tout à coup la foudre des cavalcades de bataille.

Et d’un geste de despote sous lequel s’inclinèrent fastueusement les étendards, il fit proclamer par le fracas de mille fanfares la mort des captifs et l’incendie des tabernacles.

III

Affolés par le sonore tonnerre des cymbales de guerre, les vautours, ailes noires et serres sanglantes, tournoient parmi les acres rafales des flammes et des massacres.

Sous la menace des glaives, les vierges noires, prosternées au pied des autels où bâillent les formidables idoles, emmêlent leurs lourdes toisons aux cordes détendues des harpes.

Et la lune rouge, au-dessus du trône d’or où se crispe, sous la pourpre flasque des étendards, le cadavre dominateur du Roi, défie l’immobile élan des héraldiques chimères.

LES NOYÉES

Blonde en sa simarre violette chamarrée de licornes d’or, la Princesse est venue, par cet augural crépuscule dont s’ensanglantent les bannières de toutes les tours, s’accouder au parapet du pont qui relie d’une arche de marbre, par-dessus le Fleuve des Pleurs, la cour des bêtes fabuleuses à la prison des captifs de son amour.

Et tandis qu’à gestes hiératiques elle avive du sang du soleil les gemmes magiques de ses bagues, voici qu’éclatent du fond des cours semées d’ossements le hurlement des chimères dont ses dompteurs arrachèrent les ailes, et de l’ombre des lucarnes où se tendent des faces vertes, la lamentation à mille voix de ceux que la trop charmante enchanta.

Mais elle, impassible sous le poids des joyaux d’Asie et d’Afrique qui furent le tribut de sa redoutable beauté, se mire, ailée d’un éventail dont les plumes en essor frôlèrent jadis les astres, au fleuve où semblent incessamment passer, indécis en le tremblement de l’onde, des cadavres de princesses aux simarres violettes chamarrées de licornes d’or.

LA PRINCESSE QUI ATTEND

I

En robe verte aux ramages de pâle argent, la princesse, laissant ruisseler hors du filet de perles les boucles rousses de sa lourde chevelure, entoure de ses bras plus blancs que les plus purs lilas de tout ce printemps le socle du cadran solaire où imperceptiblement s’allonge l’ombre des heures.

Et tandis que ses yeux céruléens guettent la fuite du temps, ses lèvres qui semblent avoir humé le sang des grenades blessées, murmurent une très ancienne ritournelle où revient, enguirlandé des mots du doux langage d’amour, le nom d’un prince qui partit jadis à la croisade.

Au fond des bosquets où tintent d’éternelles fontaines, mille oiseaux, s’égosillant en leurs derniers gazouillis, pleurent le crépuscule qui saigne, telle une mourante passion, entre les pilastres des cèdres, et chantent la lune qui pâlit comme d’un chaste regret les nénufars des vasques.

Et tandis que les nues couveuses de ténèbres s’appesantissent peu à peu sur le crépuscule du soleil et l’aurore de la lune, la princesse, sinueuse en sa robe verte aux ramages de pâle argent, baise le cadran dont elle ne peut plus voir les chiffres de cuivre. Car du côté de la lune, une trompette a sonné sous de triomphales bannières.

II

Une trompette a sonné sous de triomphales bannières. Et par les noires vallées qui mènent à la solitude où la Princesse, haletant d’une indicible espérance, attend l’advenue de celui qu’elle a pleuré tant de longues années, c’est le piaffement de gigantesques chevaux sur la pierraille des routes et un tonnerre d’épées heurtant les cuissards des cavaliers de l’ombre.

Soudain la Princesse qui s’est reprise à chanter la très ancienne ritournelle où revient un nom enguirlandé des mots du doux langage d’amour, a vu se dresser parmi les fleurs, roses et lys, quelqu’un dont l’armure d’or bossuée d’escarboucle reluit même en la nuit. Et elle sait que son Prince est revenu de la croisade.

Les bras noués en ceinture autour de son torse, les lèvres tendues en corolle à ses baisers et les seins appuyés contre la froide armure, elle écoute la voix du Revenu qui, grave, lui dit ses victoires et ses défaites aux fabuleux pays où les barbares chevauchent d’étranges monstres caparaçonnés d’écailles d’argent.

Mais ayant levé ses doigts tâtonnants vers le visage de celui qu’elle connut juvénile, elle y sent les hideuses balafres de mille batailles. Et voici qu’en le calme jardin où elle guetta tant de longues années la fuite quotidienne du soleil, elle se met à pleurer, ne sachant pas si elle doit aimer ou haïr l’homme pour qui elle a perdu ses années et sa gloire.

Les clairons se sont tus sous les bannières.