Prose et Vers/Poèmes inédits et poèmes inachevés

POÈMES INÉDITS ET POÈMES INACHEVÉS

1

Elle m’a donné son baiser une nuit où la lune était bleue sur les bois noirs. Et mes lèvres brûlent du désir de dire ce secret aux enfants qui dansent sur le chemin, aux fleurs qui embellissent nos jardins, à l’onde qui coule dans la prairie.

Elle m’a donné son baiser. Mais je ne dirai pas mon secret aux enfants, qui me feraient des grimaces et me lanceraient des cailloux, puis iraient raconter au village qu’ils ont rencontré un fou qui prisait plus un baiser qu’une poupée neuve ou un sac de billes.

Elle m’a donné son baiser. Je n’irai pas raconter mon secret aux fleurs qui, jalouses du parfum de ses lèvres…

Mais je connais un très vieux puits sur la margelle moussue duquel, quand la lune bleue se mire dans son eau immobile et glacée, une très vieille grenouille verte se pose et coasse à la solitude. Et je me pencherai vers la très vieille grenouille verte et je lui confierai mon secret.

2

C’était une bien jolie petite fille qui passait par les chemins portant dans ses bras maigres un pot de terre cuite d’où jaillissait un lys. Ses yeux étaient comme lumineux, sa chevelure jaune comme l’or et sa robe était verte comme l’espérance.

Et elle s’arrêtait à toutes les fontaines pour y puiser l’eau dont avait besoin son lys. Mais les fontaines étaient taries par suite de la chaleur, et nulle pluie ne s’égrenait du ciel, et le lys se flétrissait.

La jolie petite fille s’arrêta donc à toutes les auberges du chemin pour y mendier un peu d’eau. Mais les puits étaient secs, et on ne lui donnait que du vin qu’elle payait par un baiser quand une légère ivresse ternissait son regard.

Le lys n’était plus qu’une tige sans fleur, la petite fille avait parcouru toute la contrée à la recherche d’une goutte d’eau. Elle avait goûté à tous les vins, elle avait payé par tous les baisers. Un soir, elle comprit que le lys allait mourir.

Alors elle s’arrêta au bord du chemin, posa le pot de grès rouge dans la poussière brûlante, s’agenouilla penchée sur la fleur mystique qui n’était plus qu’un [lacune][1] et l’arrosa malgré elle de ses larmes.

3

Mon âme est une pauvre salle de bal comme on en voit dans les carrefours éclatants de drapeaux les jours de fête.

Il y entre des filles en sueur, qui tortillent des hanches et de la croupe, et qui boivent du vin bleu…

De maigres garçons y dansent aussi, aux cravates roses magenta et vert de gris, et leurs talons tapent sur le plancher.

Des chiens ahuris, se flairant le cul, y viennent hâtivement ; puis épouvantés par un coup de grosse caisse, s’enfuient dans la poussière ensoleillée de la route, la queue entre les jambes.

Tous les cuivres de l’orchestre tonnent de travers, et les musiciens ressemblent à des Éoles cramoisis gonflant l’outre des vents. Et il m’est doux d’entendre vomir les valses douces à la crapule.

Les drapeaux ! Il est des drapeaux à la porte. Des drapeaux pour lesquels des millions d’hommes sont morts de siècle en siècle, dans des pays où la neige est plus silencieuse que l’oubli ; et dans d’autres où le soleil éclate comme la mort dans des creux blancs de chaleur.

Crachons, gueulons, vomissons, et merde pour les drapeaux ! Du vin bleu dans le ventre, une fille blanche entre les cuisses, et le rouge tonnerre de Dieu dans les oreilles ! Plus vite la valse !

Plus haut, le tintamarre des pistons ! Qu’il est doux de ne plus penser que par ses pieds !

Ô ignoble, ô lamentable, ô désespéré danseur ! Tu blasphèmes comme le dernier des fous parce que, dans la foule hoquetante et suante, deux yeux sublimes de pitié et de pardon te suivent implacablement…

Sont-ce les yeux de celle qui te donna la vie ? Sont-ce les yeux de celle qui te donna l’amour ? Tu n’en sais rien ! Tu repousses l’amour comme un enfant qui n’a plus faim, la vie comme un don qui ne fait pas plaisir.

Et la femme, là-bas, mère ou amante, à la porte de la salle de bal sous les drapeaux, murmure avec un sourire triste : « Ô mon Dieu, ayez pitié de lui ! Ce n’est qu’un poète ! »

Et demain matin, sous une table, je ne sais où, quelque part, quand tout le monde sera parti et que l’aube chaude fera fermenter parmi le vol des mouches bleues les relents de sueur, d’ivresse et de vomissure, on retrouvera — ô Dieu, vous venez de m’apparaître parmi les drapeaux — une violette odorante et fraîche !…

4

J’étais jadis le mendiant vieillissant qui lorsque le charitable crépuscule consent à cacher la douleur des yeux, s’en va de maison en maison mendier, non pas le peu de pain qu’il faut à sa vie, ni le peu de vin dont a besoin son rêve, mais l’amour, l’aumône de l’amour, l’amour auquel a droit le plus misérable des hommes, comme à l’air de la terre et à la lumière du ciel.

J’ai frappé à bien des portes, et je mentirais si je disais qu’une femme ne m’a pas donné sans compter l’amour que je quémandais. Mais je suis avili comme les mendiants, et je suis allé chercher l’aumône ailleurs. Et voici que tu m’as accueilli sur ton seuil, et que tu m’as donné les baisers de ta bouche et les secrets de ton cœur.

Mais j’ai peur. Pour avoir demandé et accepté ce double amour, j’ai peut-être créé une double haine. Et lorsque je retourne, au plus noir de la nuit, vers le carrefour obscur où mon âme habite, après avoir quitté l’une ou l’autre bien-aimée, je veux que deux femmes de la terre se haïssent, et que leurs âmes cherchent à se tuer dans les ténèbres. Car les dieux ont voulu que la haine s’accouplât à l’amour, comme la douleur à la joie et l’ombre à la lumière. Et je pleure, mendiant ingrat.

5

Je veux que toute ma souffrance fleurisse en bonheur pour toi. La rose naît du fumier et la mort féconde la vie. Tout a son contraire dans le monde : la lumière traîne l’ombre après elle, et rien ne peut empêcher le Malheur de suivre pas à pas le Bonheur.

Je veux donc que ces larmes qui me brûlent les paupières créent des sourires fleuris sur tes lèvres. Je veux que ma vieillesse commençante soit pour toi la jeunesse renaissante. Je veux que tout le mal que tu m’as fait soit pour toi le bien.

Je croise les mains, je ferme les yeux, et je soupire tout doucement : ainsi soit-il !

6

J’ai tué l’Amour. Il fallait que je le tuasse ou qu’il me tuât. Je l’ai donc tué.

Front contre front, les yeux dans les yeux, bouche contre bouche, nos haleines confondues, nos membres entrelacés et nos chevelures mêlées, nous avons lutté huit jours et huit nuits. Car l’Amour est le dieu terrible de la force et de la flamme, qui se fait grâce et charme avec les amants futiles, mais qui se révèle dans toute sa terreur à ceux qui sont dignes de lui.

7

Je ne croyais pas à Dieu. Mais je l’ai senti aujourd’hui qui battait dans mes veines, alors que j’avais glissé mon bras autour de ta taille ronde.

Je doutais de Dieu. Mais il est venu chanter dans ta voix, il s’est exhalé en parfum de tes lèvres, il s’est saisi de moi par tes mains et il est mon vainqueur.

Je crois à Dieu. Il s’est révélé à moi dans tes sanglots de volupté, alors que je te tenais nue sous mon désir. Qu’est-ce que Dieu ? C’est comme une musique triomphale dans de la flamme !

8

Il était une fois, je ne sais où, un roi barbare au casque d’argent empenné de plumes d’or. C’était, de tout son royaume, celui qui maniait les plus lourdes épées, et qui domptait les chevaux les plus sauvages. Il régnait sur plus de contrées qu’on n’en pourrait dénombrer, et sa capitale, dressant vers le ciel les tours de mille palais et les dômes de mille temples, était si vaste que les plus rapides des coureurs n’en pouvait faire le tour qu’au bout de trois jours et de trois nuits.

Et il advint que ce roi tomba en amour. Et la femme qu’il aima devint reine sans qu’elle lui rendît son amour. Et si le roi resta le maître de ses peuples il devint l’esclave d’une femme. Et lorsque, suivi de ses hordes qui sonnaient dans les trompes ou faisaient gronder les tambours, il chevauchait dans les batailles, ce n’est pas lui qui commandait aux forces déchaînées de la guerre, mais la reine couchée, brune et nue, sur des coussins de pourpre, au fond du plus secret palais de la capitale.

Or, il advint que le roi mourut. Et la reine, qui le haïssait, fit venir l’Édificateur des Tombeaux et lui dit : « Tu creuseras pour le cadavre du roi, avec l’aide des esclaves, la tombe la plus profonde de la terre ; que le caveau soit d’airain et d’adamant ; puis accumule par dessus la plus haute pyramide que les hommes aient jamais bâtie, pierre sur pierre, étage sur étage, jusqu’à ce que tu sois arrêté par le soleil et les astres. » Et elle pensait : « Ainsi les hommes seront-ils à jamais débarrassés de sa mémoire. »

Ce qu’elle avait ordonné fut accompli : Le cadavre du roi fut enfoui dans le plus profond des tombeaux sous les plus hautes pyramides. Les années passèrent. La reine mourut à son tour. Puis avec les siècles, tous les peuples de ce temps disparurent, enfin tous les palais et les temples de la capitale s’écroulèrent. Tout était mort, sauf une plante miraculeuse qui avait jailli en fleur du cœur du roi, et qui, sans eau ni soleil, emplissait de parfum le caveau d’airain et d’adamant.

9

D’autres amants ont pu vous donner, pour vous remercier d’un sourire, les fleurs royales qui tremblent, encore lourdes de rosée, sur leur tige.

Et ceux-ci ont pu, contre un baiser, orner vos doigts de bagues…

Mais moi, pour avoir baisé la trace de vos pas, je vous offre un sacrifice qui est plus précieux que les fleurs les plus rares et les joyaux,… ma gloire !

Et vous ne saurez jamais quel poète chante et sanglote en ces strophes, ni vers quelle femme aspirent mon âme et ma chair. Mais écoutez : vous avez un signe secret au-dessous du cœur, où les baisers sont les meilleurs. Comprenez-vous ?

10

Ne demande pas, ô bien-aimée, à tous les poètes, d’aimer de la même façon. Dante vit la face de Béatrice dans les flammes blanches du Paradis, et l’adora comme on adore les saintes qui sont mortes à jamais. Pétrarque, au bord de la fontaine de Vaucluse, pleura sa Laure comme on pleure un rêve que les mains mortelles ne peuvent réaliser. Henri Heine sanglota de tendresse et de rage dans le sang et les roses, et les hommes ne savent pas s’il haïssait plus son amour qu’il n’aima sa haine.

Ô bien aimée, les poètes n’aiment pas tous de la même façon. Et ne souris pas parce que j’évoque ici les noms des chantres sublimes de l’amour. Je sais que mon nom est si peu de chose que je ne l’écrirai même pas au bas de ces poèmes. Mais, crois-moi, je voudrais avoir la gloire de Dante, de Pétrarque et de Heine et de tous les poètes de toutes les contrées et de tous les temps, pour t’en faire simplement, ô bien aimée, le sacrifice secret et pour me taire avant d’être devenu immortel.

11

Te souviens-tu du jour où tu me donnas tes lèvres, et tes yeux et tes mains ?

Nous étions au centre de la grande cité, la foule s’agitait et bruissait autour de nous. Mais en vérité nous étions seuls au monde.

Celui-ci vaquait à ses affaires, celle-là courait à ses emplettes, et tous les passants croyaient qu’ils existaient devant la face de Dieu. — Mais non ! il n’existait ce jour-là que tes lèvres, et tes yeux et tes mains.

Tes mains étaient tremblantes dans les miennes comme des oiseaux captifs, tes yeux étaient tout le soleil pour moi, et tes lèvres sous les miennes avaient le goût des fruits qu’on cueille au verger des rêves.

Il n’était rien au monde, ce jour-là, que toi et moi. Nous étions au centre de la grande cité. Celle-là courait à ses emplettes. Celui-ci à ses affaires. Mais c’étaient des ombres. Il n’existait ce jour là, que tes lèvres, et tes yeux et tes mains.

12

Quand nos corps furent unis dans le spasme suprême et que nous eûmes accompli l’acte d’amour qui nous fait les égaux des dieux, il me sembla que mon âme tombait de la plus lointaine des étoiles.

Et quand je sortis, après le dernier et le meilleur baiser, dans la ville fourmillante de lumières et sonore de voix, de pas et de roues, je me demandai, étourdi encore de la chute de mon âme : Quel est donc le nom de l’astre où je suis ?

13

Les belles dames m’ont dit : « Mais, Monsieur le poète, vous êtes fou d’aimer cette femme ! Elle n’a ni grâce ni élégance et ses toilettes viennent du mauvais faiseur. Où va-t-elle acheter ses corsets ? Et vit-on jamais d’aussi déplorables chapeaux ? »

Je ferme les yeux et je souris, car je connais la secrète splendeur de ta beauté, et je revois soudain ton corps à la peau dorée, et je sens autour de moi l’étreinte de tes bras ronds, et je respire le parfum poivré de tes lèvres. Tu es de celles qui sont dignes de marcher nues au bord des grèves où naquit Aphrodite !

14

Il vient par les chemins nocturnes, Celui aux yeux rouges. Il me cherche, les chiens aboient après lui.

Que faire ? Me jeter sur lui avec des poignards nus aux mains, ou bien, vêtu de blanc, exorciser sa haine par l’amour ?

Mais non, je l’appellerai dans le silence et la nuit, j’allumerai des lampes à toutes mes fenêtres pour guider ses pas par les chemins de l’ombre.

Je n’ai pas peur. Mais il aura peur, et j’entendrai décroître le bruit de ses pas et les hurlements des chiens sous l’aube.

  1. Mot en blanc dans le texte.