Propos sur le Bonheur/Savoir-vivre

Gallimard (p. 242-244).

LXXXIII

SAVOIR-VIVRE

Il y a une politesse de courtisan, qui n’est pas belle. Mais aussi ce n’est point de la politesse. Et il me semble que tout ce qui est voulu est hors de la politesse. Par exemple un homme réellement poli pourra traiter durement et jusqu’à la violence un homme méprisable ou méchant ; ce n’est point de l’impolitesse. La bienveillance délibérée n’est pas non plus de la politesse ; la flatterie calculée n’est pas de la politesse. La politesse se rapporte seulement aux actions que l’on fait sans y penser et qui expriment quelque chose que nous n’avons pas l’intention d’exprimer.

Un homme de premier mouvement, qui dit tout ce qui lui vient, qui s’abandonne au premier sentiment, qui marque sans retenue de l’étonnement, du dégoût, du plaisir, avant même de savoir ce qu’il éprouve, est un homme impoli ; il aura toujours à s’excuser, parce qu’il aura troublé et inquiété les autres sans intention, contre son intention.

Il est pénible de blesser quelqu’un sans l’avoir voulu, par un récit à l’étourdie ; l’homme poli est celui qui sent la gêne avant que le mal soit sans remède, et qui change de route élégamment ; mais il y a plus de politesse encore à deviner d’avance ce qu’il faut dire et ce qu’il ne faut pas dire, et, dans le doute, à laisser au maître de la maison la direction des propos. Tout cela pour éviter de nuire sans l’avoir voulu ; car, s’il juge nécessaire de piquer un dangereux personnage au bon endroit, libre à lui ; son acte relève alors de la morale à proprement parler, et non plus de la politesse.

Impolitesse est toujours maladresse. Il est méchant defaire sentir à quelqu’un l’âge qu’il a ; mais si on le fait sans le vouloir, par geste ou physionomie, ou parole trop peu méditée, on est impoli. Marcher sur le pied de quelqu’un est violence si on le fait volontairement ; si c’est involontairement, c’est impolitesse. Les impolitesses sont des ricochets imprévus ; un homme poli les évite et ne touche qu’où il veut toucher ; il n’en touche que mieux. Poli ne veut pas dire flatteur nécessairement.

La politesse est donc une habitude et une aisance. L’impoli, c’est celui qui fait autre chose que ce qu’il veut faire, comme s’il accroche des vaisselles ou des bibelots ; c’est celui qui dit autre chose que ce qu’il veut dire, ou qui signifie, par le ton brusque, par la voix forte inutilement, par l’hésitation, par le bredouillement, autre chose que ce qu’il veut signifier. La politesse peut donc s’apprendre, comme l’escrime. Un fat est un homme qui signifie sans savoir quoi, par extravagance voulue. Un timide est un homme qui voudrait bien ne pas être fat, mais qui ne sait comment faire, parce qu’il aperçoit l’importance des actes et des paroles ; aussi le voyez-vous se resserrer et se contracter, afin de s’empêcher d’agir et de parler ; effort prodigieux sur lui-même, qui le rend tremblant, suant et rouge, et encore plus maladroit qu’il ne serait au naturel. La grâce, au contraire, est un bonheur d’expression et de mouvement qui n’inquiète et ne blesse personne. Et les qualités de ce genre importent beaucoup pour le bonheur. Un art de vivre ne doit point les négliger.

21 mars 1911.