Propos sur le Bonheur/Prières

Gallimard (p. 58-60).

XVIII

PRIÈRES

On ne peut pas du tout penser le son i en ouvrant la bouche. Essayez, et vous constaterez que votre i silencieux, et seulement imaginé, deviendra une espèce d’a. Cet exemple fait voir que l’imagination ne va pas loin si les organes moteurs du corps exécutent des mouvements qui la contrarient. Le geste vérifie cette relation par l’épreuve directe, puisqu’il dessine tous les mouvements imaginés ; si je suis en colère, il faut que je ferme les poings. Cela est bien connu, mais on n’en tire pas communément une méthode pour régler les passions.

Toute religion enferme une prodigieuse sagesse pratique ; par exemple, contre les mouvements de révolte d’un malheureux, qui veut nier le fait, et qui s’use et redouble son malheur par ce travail inutile, le mettre à genoux et la tête dans ses mains, cela vaut mieux qu’un raisonnement ; car par cette gymnastique, c’est le mot, vous contrariez l’état violent de l’imagination, et vous suspendez un moment l’effet du désespoir ou de la fureur.

Mais les hommes, dès qu’ils sont livrés aux passions, sont d’une naïveté étonnante. Ils croiront difficilement à des remèdes aussi simples. Un homme à qui on a manqué fera mille raisonnements d’abord pour confirmer l’offense ; il cherchera des circonstances aggravantes, et il en trouvera ; des précédents, et il en trouvera. Voilà, dira-t-il, les causes de ma juste colère ; et je ne veux point du tout me désarmer et me délier. Tel est le premier moment. Ensuite viendra la raison, car les hommes sont des philosophes étonnants ; et ce qui les étonne le plus, c’est que la raison ne puisse rien contre les passions, « La raison me le dit chaque jour… » Cette remarque est de tous ; et il manquerait quelque chose au tragique, si le héros monologuant n’épuisait tout ce qui se plaide. Et cette situation, mise au net par les sceptiques, est ce qui donne force à l’idée d’une fatalité invincible ; car le sceptique n’a rien inventé. La plus ancienne idée de Dieu, comme la plus raffinée, vient toujours de ce que les hommes se sentent jugés et condamnés. Ils ont cru, pendant la longue enfance de l’humanité, que leurs passions venaient des dieux, comme aussi leurs rêves. Et toutes les fois qu’ils se sont trouvés soulagés et comme délivrés, ils ont vu là un miracle de grâce. Un homme bien irrité se met à genoux pour demander la douceur, et naturellement il l’obtient, s’il se met bien à genoux ; entendez s’il prend l’attitude qui exclut la colère. Il dit alors qu’il a senti une puissance bienfaisante qui l’a délivré du mal. Et voyez comme la théologie se développe naturellement. S’il n’obtient rien, quelque conseiller lui montrera aisément que c’est parce qu’il n’a pas bien demandé, parce qu’il n’a pas su se mettre à genoux, enfin parce qu’il aimait trop sa colère ; ce qui prouve bien, dira le théologien, que les dieux sont justes et qu’ils lisent dans les cœurs. Et le prêtre n’était pas moins naïf que le fidèle. Les hommes ont subi longtemps les passions avant de soupçonner que les mouvements du corps humain en étaient la cause, et qu’ainsi une gymnastique convenable en était le remède. Et comme ils ont remarqué les puissants effets de l’attitude, du rite, disons de la politesse, ces soudains changements d’humeur, que l’on appelle conversions, furent longtemps des miracles. Et la superstition consiste toujours, sans doute, à expliquer des effets véritables par des causes surnaturelles. Et encore maintenant, dans le feu des passions, même les plus instruits ne croient pas aisément ce qu’ils savent le mieux.

24 décembre 1913.