Propos sur le Bonheur/La fatalité

Gallimard (p. 70-72).

XXII

LA FATALITÉ

Nous ne savons rien commencer, je dis même pour allonger le bras ; nul ne commence par donner ordre aux nerfs ni aux muscles ; mais le mouvement commence de lui-même ; notre affaire est de le suivre et de l’achever pour le mieux. Ainsi, ne décidant jamais, nous dirigeons toujours ; comme un cocher, qui ramène le cheval emporté ; mais il ne peut ramener que le cheval qui s’emporte ; et voilà ce qu’on appelle partir ; le cheval se réveille et s’enfuit ; le cocher oriente ce sursaut. De même un navire, s’il n’a point d’impulsion, il n’obéit point au gouvernail. Bref, il faut partir n’importe comment ; il est temps alors de se demander où l’on ira.

Qui est-ce qui a choisi ? Je le demande. Personne n’a choisi, puisque nous sommes tous d’abord des enfants. Personne n’a choisi, mais tous ont fait d’abord ; ainsi les vocations résultent de la nature et des circonstances. C’est pourquoi ceux qui délibèrent ne décident jamais ; et il n’est rien de plus ridicule que les analyses de l’école, où l’on pèse les motifs et mobiles ; c’est ainsi qu’une légende abstraite, et qui sent le grammairien, nous représente Hercule choisissant entre le vice et la vertu. Nul ne choisit ; tous sont en marche et tous les chemins sont bons. L’art de vivre consiste d’abord, il me semble, à ne se point quereller soi-même sur le parti qu’on a pris ni sur le métier qu’on fait. Non pas, mais le faire bien. Nous voudrions voir une fatalité dans ces choix que nous trouvons faits et que nous n’avons pas faits ; mais ces choix ne nous engagent point, car il n’y a point de mauvais lot ; tout lot est bon si l’on veut le rendre bon. Il n’y a rien qui marque mieux la faiblesse que de discuter sur sa propre nature ; nul n’a le choix ; mais une nature est assez riche pour contenter le plus ambitieux. Faire de nécessité vertu est le beau et grand travail.

« Las, que n’ai-je estudié ? » C’est l’excuse du paresseux. Étudie donc. Je ne crois pas qu’avoir étudié soit une si grande chose, si l’on n’étudie plus. Compter sur le passé est justement aussi fou que se plaindre du passé. De ce qui est fait, rien n’est si beau qu’on puisse s’y reposer, rien n’est si laid qu’on ne le puisse sauver. J’inclinerais même à croire que les belles chances sont plus difficiles à suivre que les mauvaises. Si les fées ont orné votre berceau, méfiez-vous. Ce que je vois de beau dans un Michel-Ange, c’est ce vouloir fougueux qui reprend en main les dons naturels, et fait d’une vie facile une vie difficile. Cet homme sans complaisance avait les cheveux tout blancs quand il allait, disait-il, à l’école, afin d’essayer d’apprendre quelque chose. Cela montre aux irrésolus qu’il est toujours temps de vouloir. Et le marin ne rirait-il pas de vous si vous lui disiez que toute la traversée dépend du premier coup de barre ? C’est pourtant ce que l’on voudrait faire croire aux enfants ; mais heureusement ils n’écoutent guère ; encore trop pourtant, s’ils viennent à former l’idée métaphysique d’après laquelle ils jouent toute leur existence sur b a ba.

Cette funeste idée ne les change guère dans l’enfance et leur nuit plus tard, car c’est l’excuse des faibles qui fait les faibles. La fatalité est la tête de Méduse.

12 décembre 1922.