Imprimerie franciscaine missionnaire (p. 171-186).

L’ÎLE DE KARAFUTO
(SAGHALIEN)


Grâce à sa victoire sur la Russie, dans la guerre de 1904-1905, le Japon, entre autres territoires, a obtenu la partie méridionale de l’île Saghalien.

À propos de son nom, cette île en a tant reçu, qu’on se demande vraiment lequel lui appartient en propre. Les indigènes de l’île lui en ont donné de toutes couleurs : les Aïnos : Tarakai, Repun, Anomisowi ; les Orocks : Tchoka ; à leur tour les Chinois l’ont appelée Khuge, et les Japonais : Kitashima et Karafuto (nom actuel).

Cependant, le nom sous lequel elle était généralement connue jusqu’à ces derniers temps est celui de Saghalien ou Sakhaline. Ce nom lui vient des Mandchoux qui l’auraient décrite de la façon suivante : « Saghalien onla anga hata, c’est-à-dire, le rocher à l’embouchure de la rivière noire. »

Par le nom même, on reconnaît donc déjà la situation géographique de l’île à l’entrée de l’Amour (rivière noire). Plus exactement, elle s’étend au nord du Hokkaido, le long de la Tartarie, entre les 45e et 54e de longitude puis les 54 et 24 de latitude ; elle a environ 900 kilomètres de longueur et sa largeur varie entre 25 et 150.

Cette île mérite qu’on l’étudie, car elle offre un triple intérêt topographique, historique et ethnologique.

Le climat du Saghalien, est plus ou moins intéressant : en hiver du moins, il est très rigoureux, surtout au nord de l’île. En janvier, on compte parfois jusqu’à 40° F. et en août, le thermomètre ne s’élève guère plus haut que 91° F. L’été est donc relativement frais ; mais en tout temps le climat est très sain et bien rarement humide. Ceci est dû au grand vent qui vient de la presqu’île de Kamtchatka et qui, couvrant l’île entière, en écarte les brouillards de la mer du Japon. La neige y tombe aussi en abondance, déjà en octobre, et il en reste encore au mois de mai. L’hiver y est donc très long.

En revanche l’aspect géographique de l’île est magnifique. Grâce à une longue chaîne de montagnes, qui forme son ossature, et à d’autres mamelons qui bordent son rivage, le pays offre des vallées très spacieuses et puissamment encadrées. Les rivières aussi sont assez nombreuses ; mais elles sont pour la plupart des torrents impétueux, qui causent de fréquentes et terribles inondations.

Dans les vallées, le sol est fertile, mais non pas partout ; en maints endroits, surtout dans le nord, il y a des marais immenses, couverts de grandes herbes et de roseaux, et aussi des « toundras », comme en Sibérie : espèces de marécages dont le fond est formé de glaces éternelles.

Quant à la végétation, elle est nulle sur le sommet des montagnes : la température à cette hauteur étant très rigoureuse, le sol, bien qu’il ne soit pas rocheux, reste stérile et dénudé. Le flanc des montagnes, au contraire, offre une riche variété d’arbres de toute sorte, parmi lesquels on trouve surtout le cèdre, le bouleau, le mélèze, le frêne, l’érable, le peuplier, l’orme et le sapin. Les vallées présentent assez souvent des régions luxuriantes, où de longues herbes sont émaillées de marguerites bleues et pervenches roses. On trouve encore beaucoup d’autres fleurs ou fruits sauvages tels que les baies, les roses, les camarines et les airelles ou myrtilles qui poussent dans la mousse. Ces solitudes sont égayées par le bruit des torrents et des ruisseaux qui bondissent et murmurent de tous côtés, et aussi par le chant d’une grande variété d’oiseaux, dont un des plus remarquables est le pinson à longue queue et aux couleurs sanguinolentes.

Les richesses de l’île proviennent surtout de la chasse, de la pêche et des mines.

Dans les profondeurs mystérieuses des forêts se cachent, en grand nombre, des ours, des gloutons, des renards et des cerfs musqués. Au bord des rivières habitent des loutres, des zibelines et des hermines. Parmi les herbes et les mousses des « toundras », paissent des troupeaux de rennes sauvages. Enfin, les bords des lacs et des marécages sont peuplés d’oies, de canards, de sarcelles et de bécasses. Un gibier aussi abondant doit être assurément une fort bonne aubaine pour les habitants de l’île. De fait, il leur fournit en grande partie, et la nourriture, et le vêtement. Les fourrures que rapporte cette chasse, en particulier celles des zibelines et des loutres, sont superbes et se vendent à des prix très élevés.

Le poisson des côtes de l’île est encore plus abondant que le gibier de ses forêts. Le hareng et le saumon surtout s’y trouvent en quantité incroyable.

Les harengs, au printemps et à l’été, viennent passer un mois environ dans les nombreuses petites baies de Saghalien. Ils sont en bancs très serrés, et parfois ils viennent si près du bord, au moment du flux, qu’un grand nombre, lorsque la mer se retire, se voient surpris et restent en tas sur le rivage. Alors les pêcheurs n’ont qu’à les ramasser à la pelle et à en remplir des voitures.

Les saumons entrent aussi en foule dans les rivières de l’île. Ils y viennent pour déposer leurs œufs dans le ruisseau même où ils sont nés. Ils sont alors si nombreux qu’on peut parfois les prendre avec la main. Cependant, ils diminuent rapidement, paraît-il, parce que les pêcheurs les prennent avant qu’ils aient déposé leur frai.

Au Kamtchatka, ils sont moins inquiétés ; aussi y nagent-ils en rangs si serrés qu’ils peuvent, dit-on, renverser un bateau de pêche.

Il y a encore beaucoup d’autres poissons, soit dans les rivières, soit près des côtes de l’île ; mais on les dédaigne. Parmi la faune marine, les indigènes tuent surtout le phoque, dont la peau leur sert à se confectionner des vêtements et des bottes.

Quant aux mines, on en a découvert, paraît-il, toute une variété. Les montagnes de l’île recèleraient du cuivre, de l’or, de l’argent, du marbre. Mais ces mines étant encore inexploitées, on ne peut se faire une idée juste de leur richesse.

En revanche, on recueille, en assez grande quantité, l’ambre, qui se trouve sur le bord de la baie de Patience. De même, on croit pouvoir tirer grand profit des lacs de pétrole découverts au nord, sur la rivière Nutow. Pour le moment, la grande exploitation minérale de l’île est celle du charbon, dont les montagnes contiennent beaucoup de gisements. Cependant, ce charbon est de qualité inférieure à celui de l’étranger ; il est très inflammable et susceptible de causer de graves incendies ; il ne semble pas être arrivé encore à complète transformation.

L’histoire connue de Saghalien, jusqu’à sa division entre la Russie et le Japon, comprend deux époques : celle de sa découverte et celle de l’occupation russe.

Chose étrange ! on a mis deux siècles et demi à découvrir exactement cette île. La première expédition qui fut faite dans ces parages est signalée dans les Annales chinoises. Elle a été conduite par les Japonais en 1613. Mais ces derniers n’ont exploré que la partie méridionale de l’île, comme l’atteste la carte qu’ils en ont dressée à leur retour.

Le premier européen qui parut à Saghalien fut le capitaine hollandais Martin Vries, envoyé trente ans plus tard par le célèbre gouverneur général des Indes Orientales, Antonio van Diemen, à la découverte de l’île « féconde en or et en argent. Gout en sylveryche eylant. » Mais lui aussi n’explora qu’une partie de l’île : la côte orientale jusqu’au cap, auquel il a donné le nom de Cap de Patience.

En 1645, le Russe Vasili Poyarkov descend l’Amour, puis retourne en son pays où il rapporte, qu’à l’embouchure de l’Amour se trouve une grande île habitée par des éleveurs de chiens et d’ours.

Outre ce rapport, qui au fond était exact, il en existe encore un autre : celui de trois Jésuites envoyés de Chine en 1709, par l’empereur Kang-hi, pour étudier la géographie de la Mandchourie et de la Tartarie orientale. Ils vinrent jusqu’à Dundun, non loin de l’entrée de l’Amour ; et, sans passer dans l’île elle-même, ils rapportèrent en leur pays de nombreux détails sur le climat de cette île et sur ses habitants.

Cependant, les explorateurs persistent à croire que Saghalien est une péninsule. C’est ce dont témoigne la carte faite en 1737 par le géographe français, D’Anville. C’est ce que crut aussi le célèbre La Pérouse, qui vint dans ces parages en 1787. Il longea la côte de Tartarie jusqu’au 51e de latitude. À cet endroit, qu’il nomma Baie de Castries ; le détroit étant peu profond, il craignit de s’échouer ; et doublant, vers le sud, le cap, qu’il appela Cap Crillon, il s’engagea au nord de Yéso, dans un autre détroit auquel il laissa son nom.

Le Japonais Mamia Rinzo fut plus heureux, en 1808. Il traversa tout le détroit de Tartarie ; et à son retour, il en dressa des cartes détaillées. Mais ces cartes ayant été enfermées dans les archives de Tôkyô, personne à l’étranger, n’eut vent de la découverte.

Quarante ans plus tard, les Russes eurent la même ruse. Le capitaine Nivelsky reconnut que Saghalien était une île, mais l’heureuse nouvelle ne fut pas ébruitée. Ce silence devait leur profiter. En 1855, durant la guerre de Crimée, six de leurs vaisseaux furent découverts dans la Baie de Castries, par une flottille anglaise, qui descendit aussitôt vers le sud, pour enfermer les issues et y attendre du renfort, pensant emprisonner les Russes dans un cul-de-sac ; mais ceux-ci, pendant ce temps, s’esquivèrent rapidement par le détroit, connu d’eux seuls, et se réfugièrent dans l’Amour.

Cette fois, on ne douta plus que Saghalien ne fût réellement une île : le fait était reconnu par tous indubitablement. De sérieux motifs pourtant avaient ainsi retardé la reconnaissance de ce lieu : c’étaient d’abord les brouillards et les tempêtes presque continuels des mers orientales ; ensuite, à l’endroit le plus resserré du passage, c’est-à-dire entre les caps Lazarec et Pogobi le détroit est peu profond et bordé de bancs de sable, sur lesquels plusieurs navires avaient déjà échoué. On comprend dès lors que la crainte de trouver le même sort ait retenu longtemps les explorateurs.

L’occupation de l’île entière par les Russes a été stipulée officiellement en 1875. Mais les premières relations de la Russie avec Saghalien remontent à 1852. À cette époque, elle y arbore son drapeau et l’y défend durant la guerre de Crimée. Cependant, l’île était alors possession chinoise. Par une convention passée avec le Japon en 1856, l’île est divisée en deux et partagée entre les parties contractantes, au détriment des Chinois. En 1875, nouvel arrangement. Cette fois, c’est le Japon qui est dupé : il cède à la Russie la partie méridionale et reçoit en échange les Kouréles, qui ne produisent presque rien.

Possession russe, Saghalien devint une colonie pénitentiaire. Depuis lors, deux fois par an, on vit arriver à Saghalien le sinistre bateau Yaroslav transportant chaque fois d’Odessa, des centaines de forçats.

L’île fut organisée militairement. On la répartit en trois districts, appelés Alexandrovsk, Timovsk et Korsakovsk. Alexandrovsk et Korsakovsk sont aussi les noms de deux villes : Alexandrovsk est un port dans le détroit de Tartarie, au delà du 50e de latitude, et Korsakovsk, aujourd’hui Odomari, un autre port au sud de l’île, dans la baie d’Aniva. Ces trois districts étaient gouvernés par des surintendants auxquels présidait un gouverneur général militaire, résidant à Alexandrovsk. L’île comptait quatre prisons : une à Alexandrovsk, la plus grande, une à Korsakovsk, et les deux autres à Derbensk et à Rikovsk, dans le district de Timovsk.

Les forçats devaient d’abord faire quelques années de prison. Au bout de ce temps, on leur permettait de vivre en liberté dans l’intérieur de l’île, d’y bâtir une maison et d’y cultiver un champ. Ils recevaient pour ce travail une scie, une hache et des cordes ; on leur fournissait aussi une provision de farine, chaque mois, pendant une couple d’années.

Forts de cette organisation, les Russes ont tenté la colonisation de Saghalien. Ils ont prétendu fonder une société nouvelle avec des gens dangereux pour la société. Assurément le projet était audacieux sinon téméraire. Encore, s’ils eussent eu recours aux ressources de la morale ! Mais hélas ! celle-ci fut négligée. La plupart des fonctionnaires ne furent que des joueurs, des buveurs et des débauchés. Beaucoup spéculaient largement sur le prix des provisions qu’ils étaient chargés de distribuer aux forçats. Les popes eux-mêmes, censément venus à Saghalien pour y être les gardiens de la religion et de la morale, y tenaient au contraire, paraît-il, une conduite fort scandaleuse.

Avec de tels exemples, on comprend qu’il est difficile de morigéner des voleurs et des assassins, fût-ce même en employant les mesures de rigueur, telles que le port des chaînes, le séjour du cachot noir ou même la flagellation par le terrible knout : châtiments qui ne furent jamais épargnés à Saghalien. Aussi les forçats, colons pour la plupart, ne devinrent que de pires bandits. N’ayant d’intérêt pour aucun travail, au fond rongés par une noire mélancolie qui faisait d’eux des caractères désespérés et haineux, ils ne pensaient qu’à commettre de nouveaux crimes. Comme moyen de subsistance pour eux, il n’y avait guère que le vol, dont, en un seul jour, on enregistrait sept ou huit cas, dans un même village. Les femmes se prêtaient, se vendaient pour de l’eau-de-vie, et même se donnaient pour rien du tout ; l’assassinat n’apparaissait que comme un moyen radical pour se débarrasser d’un importun.

En somme, cet essai de colonisation aboutit simplement à un échec. La Russie a dépensé pour cette entreprise des sommes considérables ; et le résultat en fut à peu près nul. Quant aux forçats, ils devinrent plus abrutis qu’ils ne l’avaient été en leur pays.

La situation en était là quand éclata la guerre de 1904-1905. Ce fut pour les forçats l’heure de la délivrance. Dès que l’armée japonaise parut dans l’île, les Russes rendirent la liberté à leurs détenus, et le premier acte de ces derniers, enfin libérés, fut de brûler, à Korsakovsk, la prison et l’église orthodoxe. La plupart d’entre eux aussi, surtout ceux qui habitaient au sud de l’île, profitèrent de cette guerre pour retourner en Sibérie ou en Russie. De 85 000 qu’ils étaient auparavant, il n’en reste plus actuellement que 25 000, vivant surtout au nord de l’île.

Cependant, à côté des Russes et avant eux, vivaient à Saghalien des peuples indigènes. Ils subsistent encore aujourd’hui, refoulés un peu vers le nord de l’île. La variété et les mœurs de cette population ne sont pas non plus sans intérêt.

On y compte généralement quatre peuplades distinctes : les Ainos, les Guiliaks, les Orocks, et les Tomgouses. Les Ainos, les mêmes que ceux du Hokkaido, sont probablement les plus anciens parmi les indigènes de l’île. D’où viennent-ils ? Il est difficile de le savoir ; on en est réduit sur ce point à de simples conjectures. En tout cas, ils ne sont pas de race jaune. Ils sont plutôt bruns. Le front, les yeux, le nez, sont tout à fait comme chez les blancs. Ils ont la barbe très abondante et généralement noire. Les femmes se tatouent la lèvre supérieure d’une formidable moustache avec des crocs relevés d’une façon fantaisiste. Les Ainos sont assez intelligents et très industrieux. Ils fabriquent de la toile en fils d’orties et l’ornent de dessins assez originaux ; ils pratiquent aussi le dessin sur bois, et les résultats qu’ils obtiennent ne sont pas sans mérite artistique.

Différents sont les Guiliaks. Ceux-ci appartiennent à la famille des Mandchoux et sont originaires de la région de l’Amour. Ils sont, par conséquent, de race jaune ; tête ronde, visage plat, yeux très foncés, cheveux noirs et luisants, mais peu de barbe. Hommes et femmes portent des costumes semblables, de sorte qu’ils sont, au premier abord, assez difficiles à distinguer. Les hommes cependant portent la natte (couette) ; les femmes au contraire, laissent leurs cheveux en liberté. Les Guiliaks s’exercent aussi au dessin sur bois, mais leur travail est plus grossier. En revanche, ils aiment et cultivent le chant, et parfois l’expression de leurs sentiments touche réellement à la poésie. Quant à la toile, ils ne savent pas la tisser ; ils se font des habits avec des peaux de poisson.

Les Orocks et les Tongouses ne diffèrent guère que de nom, et même, ces deux tribus sont très apparentées aux Guiliaks, car elles aussi appartiennent à la race mongole, et sont également originaires de la région de l’Amour. Leur langue n’est pas très différente non plus. Ces indigènes portent les cheveux coupés et ils s’habillent de peaux de cerfs. Tous fument, jusqu’aux plus petites filles, qui font cela le plus gravement du monde.

Les mœurs de ces diverses peuplades sont douces et pacifiques. Leur genre de vie est simple, mais leurs croyances sont déplorables.

Les Ainos et les Guiliaks vivent sous des huttes à peu près semblables et élèvent beaucoup de chiens, qu’ils tiennent attachés à une perche, près de la maison. Les maisons des Ainos sont plus grandes, mieux éclairées et mieux montées à l’intérieur. Chez les Guiliaks, il y a la maison d’hiver, enfoncée dans les neiges de la montagne, et la maison d’été, placée sur le bord des rivières. Celle-ci est installée sur pilotis, et ainsi, isolée de terre à une hauteur de plusieurs pieds, de sorte que, pour y monter, on se sert d’un tronc d’arbre en guise d’escalier. La société chez les deux peuples n’est pas exempte de désordres, surtout dans la vie conjugale, qui présente ordinairement des cas de concubinage, de polygamie et même de polyandrie ; cependant, le vol n’est pas très fréquent, encore moins le meurtre. Ce dernier est puni très cruellement chez les Ainos, qui enterrent vivant le meurtrier avec sa victime.

Les Orocks et les Tongouses sont éleveurs de rennes, qui leur fournissent en grande partie leur nourriture, leurs vêtements et beaucoup d’articles domestiques. En été, ils demeurent aussi sur le bord des rivières, sous des huttes un peu différentes de celles des Guiliaks. En hiver, ils s’enfoncent dans la forêt pour la chasse et habitent sous des tentes de peaux, qu’ils transportent de-ci de-là, sur la piste du gibier. Au printemps, ils s’en vont vendre aux Russes les produits de leur chasse. Ils sont plus intelligents que les Guiliaks et parlent en général deux langues : la leur propre et puis la russe ; ils sont aussi plus habiles marchands.

Au point de vue religieux, les Orocks et les Tongouses appartiennent à l’Église grecque orthodoxe. Leurs voyages fréquents, pour vendre leurs fourrures, les ont mis en relations avec les popes russes, qui se sont empressés de les baptiser, mais sans les convaincre ni même les instruire.

M. Paul Labbé, qui a visité Saghalien, et qui a raconté son voyage dans un livre intitulé « Un bagne russe », a rapporté l’entrevue qu’il eut un jour avec un Tongouse. Il lui demandait s’il était chrétien : « Oui, dit l’indigène, le pope est venu me voir, il m’a mis de l’eau sur la tête et du sel dans la bouche ; ensuite il m’a donné un dieu ».

« Ce que le Tongouse appelait un dieu, c’était l’icône qu’il avait reçue.

— Qu’as-tu fait de ton dieu ?

— Je l’ai mis dans ma cabane. J’avais très peur qu’il ne se querellât avec mes dieux à moi, mais il a été très bon et est resté tranquille. Tu penses bien que je n’avais pas confiance ; somme toute, c’est le dieu des popes, c’est-à-dire, c’est le dieu des forçats.

— Les Tongouses, poursuit l’étranger, pensent qu’il y a des dieux dans le feu, dans l’air et dans les eaux. — Où crois-tu que le dieu des popes habite ? Le Tongouse eut alors un grand éclat de rire, puis il montra une bouteille d’eau de vie :

« Là-dedans, s’écria-t-il, c’est là-dedans qu’il habite, et c’est pourquoi les Russes (forçats, popes et fonctionnaires) boivent si souvent de l’eau-de-vie. »

Les Ainos et les Guiliaks, au contraire, se sont toujours montrés réfractaires au zèle des popes.

L’idée que les Ainos ont de leurs dieux est une idée de terreur. Aussi pensent-ils toujours à eux et cherchent-ils à tout moment à les apaiser par quelque offrande. De là une profonde mélancolie dans leur vie. Ils sont sombres et rêveurs.

Les Guiliaks sont beaucoup plus gais ; il aiment à rire et à plaisanter. Cependant, ils sont aussi très superstitieux ; ils voient des dieux partout : dans les eaux, dans les bois, dans le vent, dans le feu, dans toutes les forces de la nature. Le foyer de la famille est un dieu, et c’est un péché de le laisser éteindre ; c’est pourquoi, en été comme en hiver, il y a toujours du feu dans une maison guiliake.

Une coutume commune aux Ainos et aux Guiliaks est le sacrifice de l’ours. Chaque année, ils s’emparent d’un ourson et l’élèvent dans une cage en bois construite près de leur maison. On le nourrit, non seulement avec les plus grands soins, mais encore avec les marques de la plus grande tendresse : dans les premiers mois, une femme est chargée de nourrir l’animal de son propre lait.

Lorsque l’ours a atteint l’âge de deux ans, le propriétaire invite ses amis et prépare la fête. Il y a d’abord un festin. Puis un discours est prononcé par un vieillard, devant la cage de l’ours. L’orateur s’adresse à la bête ; lui annonce qu’on va l’immoler et se répand en excuses d’avoir à lui donner la mort. L’heure venue, on conduit l’ours au lieu du sacrifice, où le coup de mort est donné, en présence de tous, par le plus habile tireur de l’endroit. On dépouille aussitôt la victime de sa fourrure, et on organise un nouveau festin pour consommer la viande de l’ours. La tête seulement est conservée ; on la porte ensuite respectueusement dans la forêt, sur un tas d’autres crânes, en offrande au dieu qui est censé y habiter.

Ce court aperçu topographique, historique et ethnologique de l’île Saghalien, suffira, je crois, à en donner une idée générale. Telle fut Saghalien : les anciens explorateurs se la figuraient comme « l’île de l’or et de l’argent » ; les Russes en ont fait l’île du crime ; mais de tout temps, les indigènes l’ont reconnue comme la terre de leurs superstitions.

Aujourd’hui les Japonais en possèdent une moitié de droit et l’autre de fait ; de sorte que, pratiquement, à l’heure actuelle, ils sont maîtres de l’île entière. Dernièrement, ils ont construit d’immenses casernes à Alexandrowsk, pour affirmer et maintenir dans le nord de l’île le fait de leur prise de possession.

Il est évident que les Japonais vont, au moins immédiatement, tirer grand profit de l’acquisition de cette île. Déjà, dans la partie méridionale, tout est transformé : les colons y ont construit des villes et des villages et établi beaucoup d’industries. L’exploitation des forêts surtout se fait sur une grande échelle. On y travaille avec beaucoup d’activité. Mais l’île elle-même profitera-t-elle d’une pareille exploitation ! Il est permis d’en douter. À cause de la rigueur du climat, les Japonais n’aiment pas à se fixer à Saghalien ; ils reviennent toujours à leur région natale. De fait, depuis quatre ou cinq ans, la population change continuellement, sans beaucoup se multiplier. Il semble bien, par conséquent, que les Japonais feront plutôt de Saghalien une terre de pillage qu’une terre de rendement continuel.

Au point de vue religieux, le sud de l’île est le district du missionnaire franciscain de Toyohara, ville appelée autrefois Vladimirovska. Ce père est un Polonais de Sélésie : il peut ainsi procurer les secours de la religion, non seulement aux quelques Japonais chrétiens de la colonie, mais aussi aux anciens forçats polonais qui ont conservé malgré tout un peu de foi catholique.

Quant à la partie nord, elle relève du diocèse catholique de Moscou, et, jusqu’à la guerre, elle recevait la visite d’un missionnaire venant de Vladivostock. Il y avait aussi des popes résidant au nord et au sud de l’île. Mais depuis, il n’y a plus ni popes, ni missionnaires russes à Saghalien. Un nouveau champ y est donc ouvert aux ouvriers apostoliques.

Cf. Paul Labbé, Un bagne russe.
Cf. C. H. Hawes, In the uttermost East.
Cf. Y. Takenobu, The Japon year book, pp. 718-720.