Imprimerie franciscaine missionnaire (p. 109-116).

FÊTE SHINTOÏSTE


J’ai vu dernièrement la plus grande fête shintoïste d’Asahigawa. C’est une fête qu’on célèbre en l’honneur du dieu protecteur de la circonscription dite de Kamikawa. Il y a en effet en ce pays, à part celle de Sapporo qui comprend tout le Hokkaido, de telles circonscriptions auxquelles sont censés présider des dieux protecteurs.

Or ces fêtes sont très solennelles. Elles durent trois jours. On vient en foule à l’endroit où elles se célèbrent, on vient de tous côtés, des villages circonvoisins et de la campagne environnante. Y vient-on par pur esprit religieux ? J’en doute fort. En tout cas, tout y attire en ces trois jours de fête : la splendeur du décor, le vague mystère des cérémonies religieuses, mais surtout le grand tintamarre des divertissements.

Le décor de la fête est sans contredit de tous points admirable. Les Japonais possèdent vraiment le talent du décor. Ils savent orner avec beaucoup de goût, de précision et de symétrie. Tout démonstratifs qu’ils sont, ils savent cependant garder l’éclat de leurs parures contre toute profusion exagérée et superflue. L’usage des antiques lanternes de papier, dont il existe des variétés ravissantes par leur forme, leurs dessins et leurs enluminures, combiné actuellement avec celui des lampes électriques renfermées à l’intérieur, produit un effet des plus merveilleux.

Or, durant la fête d’Asahigawa, toutes les rues de la cité étaient partout garnies de ces lanternes, disposées en forme de guirlandes voûtées au-dessus de la rue. De loin, on eût dit des fleuves de lumière. C’était réellement splendide.

Ce décor a encore un mérite de plus : il est le fruit des seules initiatives privées, l’autorité municipale ne se chargeant pas encore elle-même, en cette ville, de ces sortes d’entreprises. On se concerte entre voisins, et, grâce à une souscription commune, on réquisitionne des hommes du métier qui, largement payés, déploient volontiers les ressources de leur talent. Il ne faut pas croire cependant que le zèle décoratif du Japonais shintoïste moderne soit uniquement inspiré par la piété religieuse. Celle-ci est souvent moins un motif qu’un moyen facile et opportun. Le véritable motif n’est autre que l’intérêt personnel. Ces décorations ne sont, pour la plupart, autre chose que des annonces et de la réclame. Elles portent même, en caractères très lisibles, les noms des gros bourgeois, soucieux de clientèle et avides de gain, qui en ont assumé la forte dépense. Que voulez-vous ? Le shintoïsme, plus encore que le bouddhisme, est une religion vide et sans âme. Aussi, il faut voir combien est insignifiante la partie religieuse de la fête.

Elle ne compte guère que deux cérémonies principales : le transport des dieux dans la cité et une procession par les rues.

Le transport des dieux dans la ville se fait ordinairement le premier soir de la fête. Il peut paraître étrange qu’il faille ainsi apporter les dieux dans la ville. Il en est cependant ainsi. Les temples shintoïstes, aussi bien que les temples bouddhistes, sont toujours construits en dehors des villes ou des villages auxquels ils sont destinés. De plus, les temples shintoïstes sont souvent tout à fait solitaires : leurs prêtres, appelés kannushi, n’habitent jamais tout à côté, comme font les bonzes.

Il faut donc aller là, chercher les dieux, pour les conduire ensuite en procession. La foule se rend au temple, et là, a lieu une cérémonie des plus étranges : les kannushi, déjà arrivés avant le peuple, y reçoivent les offrandes des fidèles, en échange desquelles ils distribuent le sake, ainsi que des mochi qui, prétend-on, en cette circonstance, ont la vertu de guérir de toutes sortes de maux. Cette cérémonie s’appelle le yomyâ, c’est-à-dire la cérémonie du temple nocturne.

Après avoir ainsi fait boire et manger ceux qui veulent les payer, les prêtres organisent le départ des dieux pour la cité. Les dieux shintoïstes sont les esprits des ancêtres qu’on croit enfermés dans une grande châsse portative, appelée mikoshi. Ce mikoshi ne contient pas autre chose, sauf les papiers superstitieux dont il est orné à l’intérieur comme à l’extérieur.

À Tôkyô cependant, on place aussi dans le mikoshi les trois objets sacrés du shintoïsme : un miroir (Yata no kagami), une épée (ama no murakumo no tsurugi) et une pierre précieuse (yasakani no magatana). Ces objets auraient, d’après la légende, été donnés par le premier ancêtre impérial, la « grande déesse du soleil », appelée Amaterasu ômikamî, à son petit fils, le dieu Amatsuhikohikoho no Ninigi no Mikoto, lorsqu’elle l’envoya du ciel reprendre possession du Japon, au nom de sa divine lignée. Le miroir, conservé à Tôkyô dans le Kashiko dokoro, ou sanctuaire impérial, n’est cependant qu’un fac-simile. Le véritable miroir — autant que peut le permettre un récit légendaire — est conservé à Isé dans le Dayingu, le temple le plus ancien et le plus vénéré du Japon. Ces trois objets, considérés encore aujourd’hui comme les symboles de la puissance impériale, se transmettent de génération en génération, et, aux principales fêtes shintoïstes, on les porte en procession, renfermés dans le mikoshi.

Le mikoshi est donc porté en procession jusqu’à cet endroit de la ville, où l’on a élevé tout exprès un abri pour le recevoir, et c’est de cette espèce de reposoir que partira ensuite la grande procession.

Dans les petites villes et dans les endroits où le cercle des habitations atteint l’emplacement du temple, on ne fait pas cette cérémonie du transport du mikoshi dans la ville, mais les prêtres ont bien garde de laisser oublier le yomya, tant il est vrai que pour eux, plus encore que pour les autres, cette religion n’est qu’un moyen comme un autre de s’enrichir, fût-ce aux dépens même des âmes de ceux qu’ils exploitent !

Quant à la grande procession, elle a lieu l’un des deux jours suivants. Le mikoshi y est porté à dos d’hommes, bien qu’il soit très grand et très lourd. On comprend dès lors qu’il faille un bon nombre de porteurs : il y en a une cinquantaine.

Presque partout également, à l’aide d’hommes seulement — au moins en principe, car parfois on emploie aussi les chevaux — on tire les dashi. Les dashi sont des chars magnifiques, tout couverts de dessins sculptés, de dorures et d’ornements de toutes sortes. Ils portent à leur sommet des représentations grotesques qui n’ont, paraît-il, aucun sens religieux ni historique, et à l’avant sont installés des gens, dont les uns frappent du tambour pendant que d’autres dansent.

Ce qu’il y a de remarquable encore, ce sont les kânnushi, revêtus de leurs plus beaux habits, décorés de leurs grands colliers superstitieux et tenant en main leur célèbre shakujô, sorte de longue canne de fer, au haut de laquelle sont attachés des anneaux de métal, et qu’ils frappent en cadence contre terre à chaque pas qu’ils font.

Tous ceux qui prennent part à la procession portent aussi des vêtements d’un grand prix et d’une rare beauté. Les couleurs en sont vives et chatoyantes, et, comme le costume japonais prête au port la plus noble distinction, le spectacle est des plus ravissants. Prendre part à cette procession est un grand honneur aux yeux de ces païens, un honneur même qui ne s’obtient qu’à prix d’argent.

La musique de la procession est plutôt rudimentaire : deux instruments seulement, la flûte et le tambour. Jamais en cette fête, on ne fait entendre le son d’autres instruments, C’est une tradition sacrée, semble-t-il, à laquelle on reste pieusement attaché.

Le principal attrait de la fête, si paradoxal soit-il de le dire, est celui des divertissements publics qu’on y donne avec fracas, durant ces trois jours. Il y a des spectacles payants et des spectacles gratuits.

Les spectacles payants ne semblent pas différer beaucoup de ceux de l’étranger ; on y admire, paraît-il, les prouesses d’habiles acrobates, les forces et les tours de rusés prestidigitateurs, des ménageries curieuses et mille autres choses semblables, que l’on montre dans de petits cirques installés dans certaines rues. Ces baraques ne sont fermées à leur façade que par un large rideau qu’on lève de temps en temps, découvrant ainsi à la foule avide, ce qui se passe à l’intérieur, mais qu’on rabaisse aussitôt, dès que quelque chose de sensationnel doit avoir lieu. Ainsi attirée, la foule se presse en ces endroits pour contenter sa curiosité.

Les spectacles gratuits se donnent sur de petits théâtres improvisés, dus à l’initiative de gens de moyenne fortune, comme certains marchands et certains banquiers, qui les font installer devant leurs propres établissements. Les représentations qu’on y donne sont essentiellement japonaises d’ordinaire. Il y a parfois de petites pièces comiques, mais la plupart du temps ce sont des danses et des joutes simulées.

Peut-on appeler les danses japonaises de véritables danses ? Le mouvement des pieds n’est qu’une gambade ridicule. Tout consiste dans le mouvement des mains, marqué en cadence par le son du tambour. D’ordinaire, la main droite tient un éventail qu’elle ouvre et ferme de temps à autre, et qu’elle fait jouer entre ses doigts, avec une dextérité merveilleuse. Parmi les danseurs il y a des hommes et des femmes. Les uns et les autres sont revêtus d’habits magnifiques ; pour les hommes, ce sont souvent les habits de l’ancien Japon ; quant aux femmes, elles sont vêtues avec la plus grande modestie. En un mot, il n’y a de séduisant que l’art incomparable avec lequel ces danses sont exécutées.

Plus admirables encore sont les joutes simulées. Les jouteurs, le plus souvent des garçons, parfois aussi des jeunes filles, portant les uns comme les autres un habit uniforme, tiennent en main un grand sabre nu, auquel ils impriment des mouvements aussi souples et aussi agiles que ceux des danseurs avec leurs éventails. On dirait réellement un combat acharné. Les sabres se croisent, se touchent ; les joueurs font le geste de se percer les uns les autres ; ils se mêlent, se poursuivent ; mais jamais ils ne s’atteignent ni ne se heurtent, tant leurs mouvements ont de mesure et de précision.

Assurément, c’est dans ces sortes de jeux que l’on peut admirer à loisir l’adresse prodigieuse de ce peuple, surtout lorsqu’on sait que ces jouteurs ou ces danseurs ne sont pas toujours des professionnels ; très souvent ce sont des gens de condition ordinaire qui se sont tout simplement exercés pour la circonstance. Ce n’est donc pas en vain que l’on vante les ressources physiques merveilleuses du peuple japonais.